Chronique de la quinzaine - 14 février 1864

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Chronique n° 764
14 février 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1864.

Qu’y a-t-il dans l’émotion universelle excitée par le conflit qui a éclaté soudainement entre l’Allemagne et le Danemark, si ce n’est le sentiment profond de la fragilité de la paix européenne ? En effet, cette crise met à nu l’impuissance des précautions qui avaient été jusqu’à présent considérées comme les plus sûres garanties du maintien de la paix de l’Europe. Il était reconnu par toutes les grandes puissances que la conservation de l’intégrité de la monarchie danoise était un intérêt de premier ordre pour l’équilibre général. Cette conviction des grandes puissances s’était exprimée dans un acte solennel, dans une des plus récentes conventions de notre droit diplomatique, dans le traité de 1852, qui réglait la succession de la monarchie danoise. L’Allemagne était intéressée dans les arrangemens relatifs au Danemark. Or la constitution actuelle de l’Allemagne a été organisée de telle façon qu’il semble que l’on ait voulu ôter à ce grand pays la possibilité de prendre l’initiative d’une entreprise belliqueuse. Cette organisation met pour ainsi dire la confédération germanique à l’écart du débat des affairés internationales de l’Europe. Dans la pratique, pour simplifier l’expédition : de ces affaires, pour assurer l’effet des décisions auxquelles elles donnent lieu, les deux grandes puissances allemandes, la Prusse et l’Autriche, étaient considérées comme les organes naturels de la confédération : on croyait avoir l’Allemagne quand on avait la pensée et l’aveu de l’Autriche et de la Prusse, et si la confédération, par son organisation, paraissait vouée à la paix, la Prusse et l’Autriche ne semblaient pas moins liées par leurs intérêts à une politique conservatrice. La Prusse et l’Autriche avaient signé le traité de 1852 comme l’Angleterre, la France et la Russie. Il se trouve cependant aujourd’hui qu’aucune des garanties que l’on croyait avoir données à la paix dans l’arrangement des affaires du Danemark ne tient plus. On découvre tout à coup que, dans la transaction des affaires générales de l’Europe, l’Autriche et la Prusse n’ont plus exclusivement qualité pour répondre de l’Allemagne ; malgré les difficultés de son organisation, peut-être à cause de ces difficultés, la confédération germanique s’abandonne tumultueusement à des passions d’envahissement et de violence ; l’Autriche et la Prusse, qui semblent avoir à redouter les conséquences du moindre ébranlement imprimé à la situation de l’Europe, n’hésitent point à faire appel à la force, à tenter des coups de main, lorsqu’avec la moindre patience, à la faveur d’un délai insignifiant, elles eussent pu obtenir le redressement de leurs griefs en évitant l’effusion du sang. Sans recourir à aucun essai de médiation et d’arbitrage, l’Allemagne se fait sommairement justice, en n’admettant personne à l’appréciation de la justice, qu’elle interprète à sa guise. Un petit peuple, un état faible est menacé et au même moment frappé de spoliation par des forces qui fondent sur lui avec une supériorité écrasante, et ce qui ajoute le dernier trait à ce triste et inquiétant spectacle, cette oppression du faible par le fort, cette tentative d’agrandissement de l’Allemagne, cette entreprise engagée pour changer une condition importante de l’équilibre européen s’accomplissent sous les yeux de l’Angleterre, de la France, de la Russie : l’union de deux de ces puissances eût été une force morale suffisante pour contenir l’intempérance germanique et prévenir cette déplorable guerre ; mais, séparées l’une de l’autre, elles sont condamnées par leur isolement ou à une inaction humiliante ou à des témérités périlleuses, et, en proférant de vaines paroles ou eh roulant des pensées sourdes, elles laissent remplacer en Europe le droit des gens par l’état de nature.

En réfléchissant à cette situation de l’Europe, dont la querelle des duchés nous montre encore une fois les tristes réalités, on ne peut se soustraire à une pensée qui jaillit pour ainsi dire de l’expérience que nous faisons depuis quelques années : la paix est une œuvre bien difficile et bien laborieuse. Pour conserver cette bienfaisante sécurité des esprits et des intérêts, combien ne faut-il pas dans les gouvernemens d’honnêteté, de sagesse, de prévoyance, de vigilance, de suite et de fermeté ! Il faut voir de loin, il faut surveiller ses fantaisies, il faut cultiver les alliances, il faut apporter dans les affaires un tour d’esprit à la fois sincère et conciliant, il faut accoutumer les peuples à l’idée de chercher le progrès dans la liberté, et les encourager à persister dans cette voie en leur donnant avec opportunité des satisfactions légitimes, il faut créer une sorte d’atmosphère morale qui contienne par son influence les intérêts rebelles. Le vulgaire a été habitué à n’admirer le génie politique que dans les coups de théâtre de la guerre : la politique de la paix a aussi son génie, génie moins tapageur sans doute, moins orgueilleux, moins égoïste, et parce que son plus grand art est de cacher avec une modeste adresse les moyens par lesquels il obtient ses succès, il ne serait ni juste ni sage d’en méconnaître la précieuse valeur. Sans doute les grands, politiques de la paix comme les grands politiques de la guerre ont commis des fautes et ont eu des revers ; mais malgré les infirmités qui les ont trahis, malgré leurs échecs, ils ont droit à la reconnaissance et à l’admiration de l’humanité. Nous ne sommes point de ceux qui ont la nostalgie du passé ; toutefois dans un temps où les questions de paix ou de guerre sont à la merci des incidens, c’est-à-dire du hasard, nous avouerons qu’il nous est impossible de songer sans un sentiment d’estime à cette génération d’hommes politiques qui dans la première moitié de ce siècle, et durant de longues années, avaient réussi à donner à l’Europe non-seulement la paix, mais la confiance dans la paix.

La question dano-allemande, à la considérer dans les faits déjà accomplis, est assurément très compromise. Les armées de l’Autriche et de la Prusse sont entrées dans le Slesvig ; la petite armée danoise n’a pas pu défendre le Dannewirke et sera inévitablement rejetée dans le Jutland. Avant peu, le Slesvig sera entièrement occupé par les Austro-Prussiens. Cette invasion du Slesvig, quelles que soient les intentions ultérieures de l’Autriche et de la Prusse, est à elle seule un fait très grave. Lors même que les motifs allégués contre le Danemark seraient fondés, la conduite des deux puissances allemandes n’en serait pas moins empreinte d’un caractère révoltant de brutalité. L’on demandait en effet au Danemark de rapporter la constitution de novembre dernier, sous le prétexte que, contrairement aux engagemens de 1851-52, cette constitution incorporait le Slesvig à la monarchie. Or cette constitution ne pouvait être révisée que par le rigsraad, lequel ne pouvait être réuni qu’après les élections. Le Danemark ne pouvait donner légalement la satisfaction qui lui était demandée qu’après un délai de quelques semaines. Que pouvaient perdre les prétendus droits de l’Allemagne durant ce délai ? N’est-il pas évident que le rigsraad danois eût pu céder plus honorablement à une pression morale qu’à une pression militaire ? En refusant le délai que l’on sollicitait d’elles et en s’emparant du Slesvig, la Prusse et l’Autriche ont-mis aux abois l’honneur du Danemark. En même temps, en recourant à l’agression militaire, en provoquant gratuitement l’effusion du sang, la Prusse et l’Autriche se sont créé à elles-mêmes, aux yeux de leurs peuples et de l’Allemagne, l’obligation d’imposer au Danemark des conditions plus dures encore que celles qu’elles prétendaient tirer des engagemens diplomatiques de 1851. Une fois l’occupation violente du Slesvig accomplie, on se demande quelle sera la conduite des deux puissances allemandes, et les questions qui se posent sont celles-ci. — L’Autriche et la Prusse resteront-elles dans les termes des engagemens de 1852 ? Respecteront-elles l’ordre de succession établi pour les duchés comme pour le Danemark proprement dit, en se contentant d’obtenir pour le Slesvig et le Holstein des administrations distinctes et séparées ? Iront-elles plus loin ? Pour essayer de donner une satisfaction partielle aux passions germaniques, tout en reconnaissant l’ordre de succession, exigeront-elles que le Slesvig entre dans la confédération, soit annexé à l’Allemagne ? Ou bien, épousant la politique allemande tout entière, répudieront-elles, le traité de 1862 ? Admettront-elles les prétentions du duc d’Augustenbourg sur les duchés, et sépareront-elles définitivement de la monarchie danoise le Slesvig et le Holstein ? — C’est dans ce cercle que se renferment les conjectures que l’on peut former sur la conduite future des puissances allemandes. Nous allons examiner ces diverses hypothèses au point de vue des principes qui nous paraissent devoir être ceux de la politique française.

Nous l’avouerons, nous n’espérons guère, après le sang versé, que l’Autriche et la Prusse s’en tiennent vis-à-vis du Danemark aux véritables engagemens de 1851-52. Sans doute la brutalité de leur agression n’a conféré aux puissances allemandes aucun droit nouveau, et lord Palmerston a eu raison de flétrir cette politique odieuse qui, pour se soustraire à d’anciens engagemens et s’exciter à des prétentions nouvelles, voudrait qu’il pût lui suffire d’attaquer par la force ouverte l’objet de ses convoitises. La protestation de lord Palmerston est celle de la morale même ; malheureusement la nature humaine est ainsi faite qu’il n’est guère probable que l’Autriche et la Prusse, après avoir tiré le sabre, veuillent ou puissent rentrer purement et simplement dans les limites des anciennes conventions diplomatiques. Les polémiques allemandes ont répandu d’ailleurs une telle confusion sur la question des duchés, qu’il n’est pas permis d’espérer que la Prusse et l’Autriche veuillent reconnaître la seule interprétation légitime des engagemens de 1851-52. Voyons en effet quels étaient ces engagemens, et comment la chicane allemande les a rendus impraticables pour le Danemark.

Les stipulations que l’on appelle les engagemens de 1851-52 sont contenues dans trois dépêches échangées entre les cabinets de Copenhague et de Vienne. Dans la première de ces dépêches, le ministre danois, M. Bluhme, exposait ses vues sur le gouvernement du Slesvig et du Holstein ; dans la seconde, le prince Schwarzenberg, alors premier ministre d’Autriche ; interprétait au nom de l’Allemagne les explications données par M. Bluhme ; dans la troisième, celui-ci acquiesçait purement et simplement à l’interprétation du prince Schwarzenberg. Voici les points, se rapportant au débat actuel, qui sont à relever dans ces trois dépêches. Le ministre de Danemark disait dans son exposé que le roi était prêt à renouveler la déclaration faite par son père, à savoir qu’il n’incorporerait point le Slesvig au Danemark, et qu’il ne prendrait aucune mesure pour amener ce résultat Il voulait bien conserver quelques liens sociaux entre la noblesse du Slesvig et celle du Holstein, tels que des facilités de crédit et l’admission réciproque aux institutions conventuelles des deux duchés ; mais le roi de Danemark repoussait nettement toute union ou assimilation politique du Slesvig et du Holstein ; il annonçait l’abolition des tribunaux d’appel et du ministère commun qui avaient été octroyés aux duchés en 1836. Enfin il se déclarait prêt a donner à l’ensemble de la monarchie danoise des institutions représentatives auxquelles les duchés participeraient par des délégués de leurs assemblées locales. La réponse du prince Schwarzenberg à l’exposé danois est remarquable. Le ministre autrichien voulut que les promesses du cabinet danois prissent le caractère d’un engagement contractuel sous la forme d’une déclaration faite au nom du roi par son ministre. Du reste, l’interprétation autrichienne s’accordait avec l’exposé danois. Le prince Schwarzenberg, après avoir pris acte de la promesse que le Slesvig ne serait point incorporé au Danemark proprement dit, admettait que la connexion établie depuis 1834 entre le Slesvig et le Holstein par l’unité des tribunaux d’appel et du ministère fût abolie désormais. « La cour impériale, disait-il à propos de cette séparation administrative des duchés, admet que les déclarations antérieures faites à la diète présupposaient les conditions existantes de la monarchie danoise, et n’avaient point pour résultat légal de subordonner au consentement de la confédération les résolutions que conformément à son droit souverain, et suivant la variation des circonstances, le roi pourrait prendre en dehors de la compétence légale de la confédération. La cour impériale, pour son compte, ne s’opposera point à l’abolition de la connexion des duchés, » Relativement à l’intention exprimée par le roi de Danemark d’introduire entre les diverses parties de la monarchie a une connexion constitutionnelle organique et homogène » (qu’on nous pardonne de reproduire ici ce baragouin diplomatique, nous n’en donnons d’ailleurs que le plus strict nécessaire), la cour impériale reconnaissait que « cette intention avait pour objet l’accomplissement d’un devoir qui ne pouvait être décliné, » L’empereur d’Autriche exprimait à cet égard la confiance que le roi de Danemark, dans la future organisation de la monarchie, « saurait avec une égale sollicitude pour tous assurer par des arrangemens appropriés aux diverses parties du pays la position qui leur appartient comme membres d’un tout dans lequel aucune des parties n’est subordonnée à une autre. » L’Autriche semblait définir cette réserve par l’explication suivante : « le maintien d’institutions administratives constitutionnelles et indépendantes dans les diverses parties du pays, sans préjudice porté au gouvernement combiné de leurs affaires communes au centre, est, dans notre conviction, la condition indispensable de l’établissement de la tranquillité intérieure de la monarchie. » Le prince Schwarzenberg ajoutait à ces assurances la manifestation d’un désir que peut seul expliquer la prépondérance qui, à cette époque (fin décembre 1851), appartenait en Europe aux idées réactionnaires. La nation danoise jouissait par elle-même des institutions libérales les plus larges. L’Autriche du prince Schwarzenberg redoutait pour les portions allemandes de la monarchie danoise et pour l’Allemagne elle-même la contagion du libéralisme de Copenhague. C’est ce danger que le prince Schwarzenberg. voulait conjurer par la curieuse insinuation qu’on va lire : « Sa majesté l’empereur, désirant voir la paix et la prospérité de la monarchie danoise établies aussitôt que possible par une organisation définitive adaptée à ses besoins, se livre à l’espoir que le gouvernement danois, dans les efforts qu’il fera vers ce but, ne donnera peut-être pas une préférence exclusive aux institutions qui ont été accordées dans les années récentes au royaume de Danemark proprement dit, mais qu’il aura devant les yeux comme le seul guide sûr les relations permanentes à établir entre les parties de la monarchie collective et l’objet qu’il doit se proposer de fortifier l’union de ces parties dans un tout. Une fois rassurée sur ce point, sa majesté ne tardera pas, conjointement avec les autres puissances amies, à faire ses efforts afin d’assurer cette union par la garantie internationale d’une succession commune. » Tels étaient les points importans de son commentaire auxquels l’Autriche voulait que le Danemark se liât par un consentement obligatoire. Ce consentement fut donné le 29 janvier 1852 dans les termes suivans d’une dépêche de M. Bluhme. « Dans ces circonstances, disait le ministre danois, c’est avec une satisfaction particulière que, conformément à l’autorisation qui m’a été donnée par le roi, je fais ici cette déclaration : le roi, notre très gracieux maître, reconnaît comme conforme à la sienne l’interprétation de ses intentions communiquées aux cours de Vienne et de Berlin qui est contenue dans la dépêche du cabinet autrichien du 21 décembre 1851 et son annexe, — à la fois dans sa teneur générale et en particulier sur le point relatif à la non-incorporation du Slesvig au royaume. » Quelques mois après, la Prusse et l’Autriche signaient le traité de Londres réglant la succession pour l’ensemble de la monarchie danoise.

Nous venons de résumer tout ce qu’il y a d’essentiel dans ce que l’on appelle les engagement de 1851-1852. On voit en quoi ces engagemens consistent : pas d’incorporation du Slesvig au Danemark proprement dit, mais pas d’union constitutionnelle administrative entre le Slesvig, sur lequel la confédération germanique, de l’aveu de l’Autriche, n’a jamais eu de compétence légale, et le Holstein, qui fait partie de la confédération ; promesse d’institutions locales distinctes pour les duchés, mais en même temps droit invoqué par le Danemark et reconnu par l’Autriche de relier les diverses parties de la monarchie au centre commun par une connexion constitutionnelle homogène ; réserve faite par l’Autriche, au nom de l’Allemagne, pour que dans le tout aucune partie ne soit subordonnée à l’autre ; en même temps conseil insinué par l’Autriche ultra-réactionnaire de cette époque de ne point conformer l’institution commune aux institutions si profondément libérales dont jouissait la nation danoise proprement dite. — Voilà les engagemens de 1851-1852. L’Allemagne en soumettant le Holstein à l’exécution fédérale, l’Autriche et la Prusse en se saisissant du Slesvig comme gage, prétendent que le Danemark n’a point exécuté ces engagemens ; la confédération infère de la non-exécution de ces stipulations par le Danemark la déchéance du traité de succession, auquel d’ailleurs la diète n’avait point adhéré. Les puissances allemandes, la Prusse surtout, donnent à entendre que la résistance opposée par le Danemark à l’invasion du Slesvig met en question la validité du traité de 1852 ; mais, lors même que ces deux puissances n’iraient point jusqu’à répudier les signatures qu’elles ont apposées à ce traité, il resterait à savoir comment elles entendent la fidèle exécution des engagemens de 1851. Si l’on en juge par les efforts persévérans que le Danemark a faits pour exécuter ces engagemens et par l’opposition opiniâtre de l’Allemagne, contre laquelle ces efforts ont constamment échoué, il est difficile d’imaginer comment l’exécution des engagemens de 1851 pourrait jamais être praticable.

Sans rentrer ici dans les broussailles de la controverse dano-allemande qui dure depuis 1852, on peut ramener à quelques points simples les élémens de cette lutte. Le problème que le Danemark avait à résoudre était l’organisation de ces institutions centrales qui devaient fondre dans un tout les quatre parties de la monarchie, à savoir : le Danemark proprement dit, le Slesvig, et les deux duchés compris dans la confédération germanique, le Holstein et le Lauenbourg. Depuis que le Danemark s’est appliqué à remplir cette difficile tâche, l’Allemagne s’est obstinément appliquée de son côté à entendre l’exécution des engagemens de 1851 dans un sens contraire aux libérales institutions danoises. Pendant que le cabinet de Copenhague préparait son premier plan en 1853, les états de Holstein votaient cette curieuse déclaration : « qu’une coexistence avantageuse des diverses parties de l’état ne pouvait être obtenue que par le rétablissement d’un gouvernement absolu, avec des assemblées consultatives dans toutes les parties de la monarchie. » On peut voir dans cette instructive résolution des états holsteinois l’écho du conseil réactionnaire du prince Schwarzenberg. Avec un roi absolu à Copenhague, avec un roi qui aurait retiré aux Danois leurs libertés parlementaires, l’œuvre de l’union organique de la monarchie devenait facile ; la chose allait toute seule, et c’étaient les hobereaux du Holstein, soufflés par les cabinets allemands de 1853, qui en faisaient le naïf aveu. Ce qui était tout d’abord en question pour le Danemark, c’était sa liberté politique intérieure. Les libéraux européens ne doivent point oublier ce point de départ de la lutte. Le Danemark n’a pas voulu faire le sacrifice de sa liberté. Cette résolution généreuse, qui lui vaut ses malheurs actuels, est son titre éclatant à la sympathie des esprits libéraux de l’Europe.

La résolution des états du Holstein n’était point de la part de l’Allemagne une protestation de circonstance. Même en 1858, la diète de Francfort persévérait dans cette pensée. « L’état de choses (le gouvernement parlementaire établi en Danemark), qui est de date récente, écrivait en janvier 1858 un comité de la diète, implique pour le gouvernement royal-ducal une limitation de liberté d’action qui n’est pas compatible avec les principes de la confédération. » Le Danemark essaya d’organiser l’union par la liberté. Il donna, pour chaque partie de la monarchie, à des assemblées délibérantes la gestion des affaires locales, et remit à un parlement élu la conduite des affaires communes à la monarchie entière. L’assemblée holsteinoise et la confédération se révoltèrent contre cette loyale transaction. Ce fut alors que l’Allemagne accusa le Danemark de manquer à la stipulation de la dépêche du prince Schwarzenberg, qui disait que les diverses parties de la monarchie danoise seraient « les membres d’un tout dans lequel aucune partie ne devait être subordonnée à une autre. » Les procéduriers de Francfort soutenaient que dans la représentation centrale, pour qu’aucune partie ne fût subordonnée aux autres, chaque partie devait avoir un nombre égal de représentans. Une conséquence de cette prétention était que le duché de Lauenbourg, qui n’a que cinquante mille habitans, eût dans le parlement central autant de voix que le Danemark proprement dit. La conséquence la plus choquante eût été que les Danois n’eussent plus eu dans l’assemblée appelée à diriger les affaires générales du royaume que le quart des voix, et que l’élément germanique, si inférieur par le nombre, fût devenu en réalité le maître de la politique danoise. En parlant en 1851 de donner aux diverses parties de la monarchie une égalité qui empêchât que les unes fussent subordonnées aux autres, on ne pouvait avoir eu loyalement en vue un résultat semblable à celui que réclamait la bizarre interprétation de la diète ; il n’avait été question évidemment que d’égalité de traitement, d’égalité de charges, et de cette égalité dans la représentation qui s’établit proportionnellement aux groupes de population représentés. Le cabinet de Copenhague ne voulut point céder à une prétention non moins absurde qu’injuste. La diète somma le Danemark, sous peine d’exécution, d’abroger la constitution de 1855 dans les territoires fédéraux. Le Danemark résista encore ; mais, cédant aux conseils des grandes puissances, qui voulaient prévenir un conflit, il finit, en novembre 1858, par révoquer la constitution en tant qu’elle s’appliquait au Holstein et au Lauenbourg. L’Allemagne ne tarda point à trouver cette concession insuffisante ; elle pressa le Danemark de travailler à une nouvelle constitution commune qui serait applicable au Holstein et au Lauenbourg. les Danois se mirent encore une fois de bon cœur à l’œuvre ; ils essayèrent à maintes reprises d’obtenir l’adhésion dés états holsteinois à une constitution représentative normale de la monarchie ; ils leur offrirent la charte la plus libérale du monde, avec les libertés illimitées de la presse et d’association, avec les garanties les plus absolues pour la liberté individuelle, avec la responsabilité des fonctionnaires devant les tribunaux ordinaires : toutes ces offres échouèrent contre l’invincible entêtement germanique. On venait toujours se heurter contre cette exigence absolue que l’on retrouve encore en 1861 dans les dépêches du ministre de Prusse, M. de Bernstorf : « il faut que le principe existant de la représentation proportionnellement à la population soit aboli ; il faut que les quatre portions de la monarchie, à savoir le royaume, le duché de Slesvig, le Holstein et le Lauenbourg, soient sur le pied d’une parfaite égalité. » En d’autres termes, il faut que deux millions de Danois soient gouvernés par huit cent mille Allemands. Fatigués de cette opiniâtreté et d’une bizarrerie d’argumentation qui avait l’air d’une mauvaise foi systématique, les Danois à la fin s’écrièrent : Puisque le Holstein et le Lauenbourg ne veulent point se gouverner conjointement avec nous, qu’ils se gouvernent tout seuls ! qu’ils fassent ce qu’ils voudront et nous laissent tranquilles ! — C’est ce que disait, dans les formes techniques du langage officiel, la patente du 30 mars 1863 ; mais en renonçant à englober le Holstein dans ce fameux tout dont parlait la lourde dépêche du prince Schwarzenberg, les Danois avaient à reprendre et à terminer pour leur propre compte l’ouvrage de la constitution, que les chicanes allemandes les avaient contraints de tenir si longtemps inachevé. C’est ce qu’ils ont fait dans la constitution de novembre 1863. C’est ici que se dresse contre eux le plus grave reproche que l’Allemagne leur envoie, c’est ici que la confédération croit les prendre en flagrant délit de violation des engagemens de 1851. Ils ont incorporé le Slesvig. L’incorporation ! si l’on avait affaire à des contradicteurs de sang-froid, on pourrait les prier de presser le sens politique d’un mot aussi vague ; on leur demanderait, en insistant sur les formules du prince Schwarzenberg, que l’on impose au Danemark par les armes, si « le lien organique constitutionnel et homogène » que le prince admettait dans sa dépêche équivaut à l’incorporation. Le ministre autrichien n’avait évidemment point cette pensée. À ses yeux, pour qu’il n’y eût pas incorporation, il suffisait qu’au-dessous du « lien constitutionnel homogène et organique » il subsistât pour les diverses parties de la monarchie des a institutions administratives constitutionnelles et indépendantes. Évidemment, s’il avait plu à la confédération que les duchés sur lesquels s’étend sa compétence légale, le Holstein et le Lauenbourg, participassent à la constitution danoise, ces duchés, investis « d’institutions administratives » et rattachés à la monarchie par le « lien organique, » n’eussent point été par elle considérés comme incorporés. Or c’est là précisément ce qui est arrivé pour le Slesvig dans la constitution de novembre 1863. Si le Slesvig a l’apparence d’être incorporé au Danemark par cette constitution, c’est parce que le Holstein et le Lauenbourg, grâce aux chicanes allemandes, sont demeurés à l’écart de cette constitution. Le Slesvig étant, de l’aveu des négociateurs allemands de 1851, en dehors de la compétence légale de la confédération, le Slesvig, de l’aveu du prince Schwarzenberg, n’étant point attaché au Holstein par une solidarité politique légale, le Slesvig conservant « ses institutions administratives » et n’étant uni au Danemark que par « le lien constitutionnel homogène, » il n’y a pas plus d’incorporation pour lui qu’il n’y en aurait eu pour le Holstein et le Lauenbourg, si ces duchés avaient voulu accepter « un lien homogène » quelconque. Certes si les stipulations de 1851 eussent été écrites en français, j’entends dans un français qui se respecte, dans un français clair et correct, ce long et diffus procès eût été impossible, car la confusion des mots n’eût point pu jeter la confusion dans les idées ; mais quand on a le courage de percer le fourré d’expressions vagues et de périphrases entortillées dont la diplomatie allemande a couvert à plaisir cette question comme pour la rendre inintelligible à notre esprit et répugnante au goût français, on arrive au même résultat ; on demeure convaincu de deux choses : la première, c’est que, si les stipulations de 1851 sont interprétées logiquement et loyalement, il est faux que le Danemark les ait violées ; la seconde, c’est que, s’il faut accepter sur le sens de ces stipulations l’interprétation allemande, on ne voit pas comment il eût été possible au Danemark de les exécuter, comment, après l’invasion du Slesvig, il sera possible à la Prusse et à l’Autriche elles-mêmes de les réaliser.

L’on arriverait tout de suite à une nouvelle phase diplomatique de la question danoise, — à cette phase où la Prusse et l’Autriche seraient obligées de dire ce qu’elles comptent faire, si la proposition annoncée hier à la chambre des communes par lord Palmerston obtenait l’adhésion de la Prusse. L’Angleterre, de concert avec la France, la Russie et la Suède, aurait proposé un arrangement pour l’évacuation du Slesvig par les Danois, : l’île d’Alsen exceptée. On dit que ce projet d’arrangement a déjà l’approbation de l’Autriche ; mais l’on ignore encore comment il sera accueilli par la Prusse. Un arrangement semblable ne peut avoir été mis en avant par les grandes puissances que pour prévenir une nouvelle et inutile effusion de sang. Il équivaudrait à un armistice, et la suspension des hostilités serait sans doute mise à profit par la diplomatie. Il est évident que les puissances qui auraient décidé le Danemark à évacuer le Slesvig auraient contracté envers lui une responsabilité morale, et ne pourraient tarder à interroger la Prusse et l’Autriche sur leurs intentions ultérieures. Si les deux puissances germaniques entendent demeurer fidèles aux engagemens de 1851-52, au nom desquels elles ont pris les armes, si elles respectent la succession dans la maison de Glucksbourg, on ne voit pas, nous le répétons, comment elles pourront concilier les exigences de l’Allemagne avec l’indépendance de la nation danoise. Dans ce cercle, le plus loin qu’elles puissent aller, c’est de ne reconnaître d’autre attache entre la couronne de Danemark et les duchés que le lien personnel du souverain, et de demander un gouvernement commun pour le Slesvig et le Holstein ; mais un pareil résultat, quoiqu’il dût être pour le Danemark un affaiblissement, serait une déception pour l’Allemagne. Ce que l’Allemagne a demandé depuis 1855, ce n’est pas que les duchés fussent séparés de la monarchie danoise, c’est au contraire qu’ils y entrassent en y pesant du poids de trois contre un. Or, si l’on admet que les puissances occidentales, dans leurs incertitudes et leurs timidités, pussent tolérer qu’il n’y eût plus qu’un lien personnel entre la couronne de Danemark et les duchés, on ne comprendrait pas qu’elles pussent consentir à livrer le Danemark à la prépondérance des élémens germaniques. De toute façon, les arrangemens possibles dans l’observation littérale des engagemens de 1851-52 n’auront que la vertu d’expédiens temporaires, et ne seront point des solutions définitives.

La Prusse et l’Autriche iront-elles plus loin ? Après avoir pris les armes pour empêcher la prétendue incorporation du Slesvig au Danemark, voudront-elles accomplir l’incorporation du Slesvig à l’Allemagne ? voudront-elles annexer ce duché à la confédération germanique ? Il serait possible que cette usurpation parût petite au moment où elle s’accomplirait, il serait possible que l’Angleterre et la France, ne sentant point leur force et leur sécurité accrues par une commune alliance, ne voulussent point regarder un fait matériellement si petit comme valant une grande guerre. Dans ce cas, la paix matérielle ne serait point troublée pour le moment ; mais ce fait de l’agrandissement de la confédération germanique par la violence et par la conquête laisserait dans la politique de l’Europe un précédent dont les conséquences apparaîtraient à la première occasion. Un nouveau désordre moral serait porté au compte de l’avenir, où s’accumulent l’influence des mauvais exemples, la réaction inévitable des représailles, les redressemens attendus et les ambitions refoulées.

Nous redoutons moins la dernière hypothèse, celle qui admettrait les prétendus titres du duc d’Augustenbourg à la succession des duchés. Ici nous avons pour garantie les rivalités naturelles qui divisent la confédération. Le duc Frédéric d’Augustenbourg est le candidat des petits états. L’Autriche et la Prusse, qui se sont engagées en 1852 contre le premier prétendant de cette maison, M. de Bismark, qui se chargea comme intermédiaire de négocier la renonciation du duc d’Augustenbourg, le père du prétendant actuel, à ses droits moyennant une indemnité de 10 millions de francs, ne voudront pas, suivant toute apparence, recevoir la loi des petits états ; mais si dans cette question des duchés les aspirations des petits états et du parti national sont déjouées par la politique des grandes cours, l’avortement de tant d’espérances et de tant d’intrigues laissera au sein de la confédération des ressentimens, des discordes, des troubles, parmi lesquels l’Autriche et la Prusse rencontreront peut-être la première punition de la politique querelleuse, aventureuse et violente qu’elles ont suivie contre le faible Danemark.

Où faut-il chercher la fin de la crise dano-allemande ? A quel principe, faut-il demander la solution de ce nouveau problème ? Des esprits naïfs pensent que l’on peut régler au moyen du principe des nationalités ce conflit, où ils ne voient en présence que des Allemands et des Scandinaves, qu’il s’agit de partager sous la sanction du suffrage universel. Le principe des nationalités n’est point d’une application aussi simple qu’on se le figure de nos jours. Ici la question de nationalité n’est en jeu que sur un terrain bien limité. La question n’est point applicable au Holstein et au Lauenbourg, qui, appartenant à la confédération, n’ont rien à souffrir dans leurs droits de races. La question est plus compliquée dans le Slesvig : elle est dominée par un droit de possession immémoriale, le Slesvig ayant toujours été au moyen âge un fief relevant du Danemark ; elle est contre-balancée par un intérêt qui a, lui aussi, une importance vitale dans la configuration, l’indépendance, et la sécurité des états, — l’intérêt d’une frontière naturelle. D’ailleurs la séparation du groupe danois et du groupe allemand n’est point aussi nettement indiquée qu’on se l’imagine ; le tiers à peu près des paroisses du Slesvig contient une population mixte : comment en faire le partage ? Croit-on que l’autorité du suffrage universel comme indication toujours réelle des vœux des populations n’est pas déjà bien usée depuis qu’on voit le vote arriver comme une sanction docile de faits accomplis antérieurement par la force militaire ? Enfin comment croire que l’annexion du Danemark au royaume Scandinave pût consoler les Danois de la perte d’une province dont ils se considèrent comme injustement dépouillés ? L’union du Danemark et de la Suède rencontrerait de la part de la Russie et peut-être de l’Angleterre une résistance insurmontable ; mais, sans insister sur les obstacles extérieurs qui s’opposeraient à cette union, comment ne voit-on pas que la fusion des Scandinaves, au lieu de pacifier le différend actuel, ne ferait qu’envenimer et prolonger une lutte de races ? Si les Danois se donnaient aux Scandinaves, la première condition du pacte serait évidemment que Danois et Scandinaves réunis s’élanceraient ensemble sur le Slesvig pour le reprendre à l’envahisseur allemand.

Est-ce à dire que la France doive assister dans une inaction résignée à l’agression oppressive que subit le Danemark, et qu’il n’y ait pour nous aucun moyen de réagir contre le désordre qui règne au nord de l’Europe ? Nous savons que le traité de 1852 ne crée point à la France l’obligation de défendre le Danemark par les armes, nous pensons aussi que dans l’état actuel de nos alliances nous commettrions une imprudence dangereuse, si pour des résultats incertains nous allions susciter contre nous les animosités égarées de l’Allemagne. Nous croyons cependant que l’intérêt français est blessé par ce qui se passe sur les bords de l’Eider, et que les échecs éprouvés par la diplomatie anglaise dans la question danoise ne guérissent point cette blessure. Le traité de 1852, qui devait donner au Danemark la sécurité, porte la signature de la France ; nous ne pouvons voir en aucun cas de sang-froid la signature de la France exposée à être frappée de nullité par une entreprise violente. La tradition de notre pays a toujours été de protéger sur le continent les états faibles ; sa considération ne peut grandir, si aujourd’hui le démembrement injuste d’un petit royaume peut impunément s’accomplir sous ses yeux. L’existence de la monarchie danoise a toujours compté parmi les intérêts de la France ; quand nous avons eu à soutenir contre l’Angleterre les droits des neutres et la liberté des mers, toujours nous avons eu à côté de nous la brave marine danoise. La fidélité du Danemark à la cause française lui a coûté en 1815 la Norvège ; la France du second empire ne pourrait assister sans émotion à une nouvelle décomposition de ce peuple énergique et honnête qui a souffert de nos malheurs. Quant aux échecs éprouvés par la diplomatie anglaise dans la question danoise, ils sont cruels sans doute, et nous ne dirons pas qu’ils sont immérités. On vient de voir où aboutit l’autorité diplomatique d’un grand peuple, lorsque le gouvernement de ce peuple pousse à l’excès le système pacifique, et compromet la paix par l’affectation avec laquelle il déclare à tout propos qu’il ne prêtera la force de ses armes à aucune dés causes dont il a lui-même proclamé la justice. Privé de l’alliance de la France, — l’Angleterre vient de le voir avec une humiliation qu’elle ressent profondément, — le gouvernement anglais ne peut rien sur le continent pour une cause juste. Nous espérons que l’Angleterre comprendra la leçon que lui donnent les événemens actuels ; mais cet enseignement ne produirait pas toutes les heureuses conséquences qu’on en peut attendre, si la France, pour son compte aussi, n’en savait point faire son profit ; Si l’action de l’Angleterre est bien embarrassée quand l’assistance de la France lui manque, sachons convenir à notre tour que nous nous trouvons fort empêchés dans la conduite des grandes affaires que nous avons à cœur lorsque le concours anglais nous fait défaut. Sachons reconnaître des deux côtés du détroit que l’alliance sincère des deux nations aide au prestige : de chacune d’elles, et peut seule leur permettre de préserver l’Europe des troubles qui la menacent et des excès qui l’affligent et l’inquiètent. L’occasion et le devoir de rétablir l’active alliance de la France et de l’Angleterre s’imposent aux gouvernemens des deux pays. Qu’on se hâte, et il sera peut-être temps encore de prévenir la catastrophe qui menace le Danemark et de contenir les injustes prétentions de la confédération germanique par la seule influence morale de l’alliance occidentale.

Les affaires du Danemark ont été depuis quinze jours la préoccupation exclusive du public. L’invasion du Slesvig a donné une teinte morne au début de la session anglaise. Rarement l’ouverture du parlement a été aussi sombre. L’échec visible éprouvé par la politique anglaise a répandu une sorte d’embarras sur l’opposition aussi bien que sur le parti du gouvernement. Dans une telle situation, le tour ironique et les sarcasmes qu’aime l’éloquence anglaise étaient déplacés ; ceux que se sont permis quelques orateurs paraissaient atteindre et blesser l’honneur britannique, et produisaient une sensation douloureuse. Les Anglais ont trop répété depuis quelque temps, en les variant à leur mode, les vieilles formules : la paix quand même, la paix partout et toujours ! Ils sentent que cette exagération leur a coûté cher, et ils se trouvent un peu aujourd’hui dans la situation d’un homme du monde qui aurait besoin, pour reprendre son aplomb dans l’opinion, d’avoir une affaire. Nous serions surpris, s’ils ne saisissaient pas la première occasion venue pour montrer qu’ils ne sont point pacifiques jusqu’à l’impénitence finale.

En Belgique, l’imbroglio de la crise ministérielle a eu un dénoûment aussi singulier que la crise elle-même : Le parti catholique a décidément refusé le pouvoir qui lui était offert. D’un autre côté, le roi n’a pu réussir à former un cabinet simplement administratif. Le roi a été obligé de s’adresser aux ministres démissionnaires pour les prier de rester au pouvoir. C’est bien contre leur gré que les ministres se sont rendus au vœu du roi ; mais enfin on ne pouvait pas mettre la clé sous la porte des hôtels ministériels et laisser le pays sans gouvernement. L’heureux pays que celui où personne ne veut être ministre ! Le cabinet reste donc, mais à la condition expresse que sa démission n’est point retirée, qu’elle persiste, qu’elle est permanente. On assure que cette transaction coûte beaucoup à un homme tel que M. Frère-Orban, qui voulait se retirer à tout prix, et pour lequel le pouvoir ne saurait avoir d’attrait que s’il est une force et un moyen d’agir. Cette position doit être attribuée à l’équilibre singulier où sont arrivées dans la chambre des représentons les voix catholiques et les voix libérales. Chez nous, ces deux partis ne se balancent guère avec une exactitude approchante qu’à l’Académie française ; mais catholiques et libéraux ne se mesurent dans notre académie qu’à armes courtoises. Il est même bon pour l’intérêt de nos séances de réception qu’un directeur voltairien ait à répondre à un récipiendaire catholique, comme on l’a pu voir le jour où notre excellent collaborateur M. de Carné a pris son fauteuil et a fourni à ce vieillard si vert et si vivant qui se nomme M. Viennet l’occasion non-seulement d’adresser à la Revue des Deux Mondes un compliment dont nous le remercions de bon cœur, mais de soutenir avec un sens très ferme et un esprit très alerte les doctrines qui ont fait l’unité de son honorable et originale carrière. e. forcade.



ESSAIS ET NOTICES.




LES ELECTIONS DE 1789.


le Génie de la Révolution, par M. Ch.-L. Chassin ; tome Ier. Les Elections de 1789, d’après les brochures, les cahiers et les procès-verbaux manuscrits.. 1 vol. in-8o. Pagnerre.

On n’étudiera jamais trop 1789. Les dramatiques péripéties de notre histoire révolutionnaire frappent davantage l’imagination, mais c’est en 1789 et surtout dans les premiers mois de cette année mémorable qu’il faut rechercher les véritables titres de la société moderne. Un volume vient de paraître sur ce sujet, fruit de longues et patientes recherches. Je partage fort peu les opinions de l’auteur, qui est trop révolutionnaire pour moi ; mais je rends volontiers hommage à son travail. Il a, dit-il, examiné un à un, aux archives nationales, les cent soixante-seize registres in-folio qui contiennent la copie authentique de toutes les pièces relatives aux élections de 1789. C’est assurément là une œuvre méritoire. Je regrette seulement que M. Chassin ait porté dans ces études un esprit prévenu, et, tout en reconnaissant la peine qu’il a prise, son application, sa sincérité, je ne puis m’empêcher de croire qu’il n’a pas donné aux élections de 1789 leur véritable caractère. En acceptant la plupart de ses faits, je conteste ses jugemens.

Passons sur les trois premiers chapitres, qui traitent des préliminaires des élections. Ce n’est pas en une centaine de pages qu’il est possible de faire bien connaître le prodigieux mouvement qui a rempli les six derniers mois de 1788. Il n’y aurait pas trop d’un volume tout entier pour apprécier sommairement cette multitude de brochures écloses tout à coup de la fermentation générale. La période électorale proprement dite commence à la fin de décembre 1788 et se termine à la fin de mai 1789. Elle s’ouvre, par le rapport au roi de Necker et le fameux résultat du conseil du roi du 27 décembre 1788, qui résolurent les principales questions soulevées par l’organisation des états-généraux. Sur le rapport de son ministre, le roi en son conseil avait décidé : 1° que les députés aux états-généraux seraient au moins au nombre de mille ; 2° que ce nombre serait formé, autant que possible, en raison composée de la population et des contributions de chaque bailliage ; 3° que le nombre des députés du tiers-état serait égal à celui des deux autres ordres réunis. M. Chassin avoue que cet acte excita dans toute la France un véritable enthousiasme, et pourtant il le blâme comme insuffisant. La royauté, dit-il, fut absurde autant, que perfide ; elle aurait dû décréter la réunion des ordres et le vote en commun.

Admettons un moment qu’il eût en effet mieux valu pousser jusqu’au bout les concessions. Dans cette hypothèse, la royauté se serait trompée, elle aurait commis une faute ; l’accuser d’absurdité et de perfidie, c’est beaucoup trop fort. Les excellentes intentions du roi et de son ministre ne sauraient être mises en doute ; ils ont cru l’un et l’autre faire tout ce qui était possible pour donner satisfaction, au tiers-état, et il faut bien que la plus grande partie de la nation ait partagé leur sentiment, puisque la reconnaissance fut générale. Allons plus loin, et demandons-nous si réellement Louis XVI aurait pu et dû faire davantage. Nous nous convaincrons sans peine que ce prince épuisa au contraire la mesure des concessions raisonnables, et que l’immense majorité nationale avait bien raison de s’en contenter.

M. Chassin, comme toute son école, part de deux points qui sont pour lui des articles de foi : la négation absolue du droit historique et le principe d’une seule assemblée. Je ne suis pas le prôneur exclusif du droit historique ; je reconnais sans difficulté que, dans la lutte des droits nouveaux et des droits anciens, les droits nouveaux doivent finir par l’emporter. L’unique question gît dans le mode de transformation. Ne tenir aucun compte des droits anciens quand les droits nouveaux se dégagent pour la première fois, c’est courir soi-même au-devant d’un échec certain. Les droits anciens ont, quoi qu’on fasse, une grande puissance ; ils se défendent avec d’autant plus de force qu’on les attaque avec moins de ménagement. La révolution a eu beau faire, elle a cru noyer dans le sang la royauté, la noblesse et le clergé, ces élémens constitutifs de la vieille France : royauté, noblesse et clergé ont survécu, du moins dans leurs caractères généraux, et sauf les modifications que le temps leur aurait fait subir dans tous les cas. On n’a réussi qu’à les rendre hostiles aux droits nouveaux. Le triomphe de ces droits n’eût pas été seulement plus doux et plus irréprochable, mais plus rapide et plus sûr, s’ils avaient mieux respecté à l’origine les traditions nationales.

Depuis cinq cents ans, la monarchie française reposait sur les trois ordres. En accordant que le nombre des députés du tiers-état serait égal à celui des deux autres ordres réunis, le roi allait au-devant de l’avenir sans se séparer complètement du passé. Cette concession avait contre elle la majorité de l’assemblée des notables, une partie de la noblesse et du clergé, l’opinion déclarée de cinq princes du sang, l’exemple des états de Bretagne, de Bourgogne et d’Artois, le sentiment connu d’un grand nombre de membres du conseil d’état et des cours souveraines. En cédant au vœu unanime du tiers-état et à ce bruit sourd de l’Europe entière dont parlait Necker, qui favorisait confusément toutes les idées d’équité général le roi pouvait s’appuyer sur la minorité des notables, sur l’opinion de trois princes du sang, sur les membres les plus éclairés de la noblesse et du clergé, sur l’exemple des états du Languedoc et le vote récent des trois ordres du Dauphiné. La balance pouvait donc être considérée comme à peu près égale, et le poids de la couronne suffisait pour la faire pencher ; les états-généraux eux-mêmes pouvaient seuls aller au-delà.

La double représentation du tiers entraînait dans un avenir peu éloigné la séparation des états-généraux en deux chambres. Dans sa prédilection pour une chambre unique, M. Chassin a contre lui l’exemple de tous les pays constitutionnels. Je ne lui citerai pas l’Angleterre, quoique l’histoire politique de ce pays ne soit pas tout à fait à dédaigner ; je ne lui parlerai pas non plus de la Belgique, de l’Espagne, des Pays-Bas, de la Prusse, du nouveau royaume d’Italie, parce que ce sont des monarchies. Je me bornerai à lui rappeler que toutes les constitutions des États-Unis d’Amérique admettent le principe des deux chambres ; les républiques ont pris modèle à cet égard sur les monarchies parlementaires. Nous avons fait à deux reprises l’expérience d’une chambre unique, en 1789 et en 1848. La première fois elle a duré six ans, et au prix de quelles convulsions, le monde le sait. La seconde épreuve a duré moins encore. La constitution de l’an ni est revenue la première aux deux, chambres, et depuis ce moment toutes les constitutions de la France, sauf une, ont reconnu cette nécessité.

On trouve dans le rapport de Necker des passages comme celui-ci : « l’ancienne délibération par ordre ne pouvant être changée que par le concours des trois ordres et par l’approbation du roi, le nombre des députés du tiers-état n’est jusque-là qu’un moyen de rassembler toutes les connaissances utiles au bien de l’état, et l’on ne peut contester que cette variété de connaissances appartient surtout à l’ordre du tiers-état, puisqu’il est une multitude d’affaires publiques dont lui seul a l’instruction, » Quand on ne saurait pas par d’autres documens que Necker voulait arriver aux deux chambres du consentement des trois ordres, sa pensée percerait ici. On la voit encore mieux dans le passage suivant : « on peut supposer que, d’un commun accord et sollicités par l’intérêt public, les trois ordres désirent de délibérer en commun. Une telle disposition, ou toute autre du même genre, quoique nécessitée pour le bien de l’état, serait peut-être sans effet, si les représentans des communes ne composaient pas la moitié de la représentation nationale. »

Les représentans des communes, la moitié de la représentation nationale, ces mots contiennent toute la théorie des deux chambres. M. Chassin vante beaucoup, et non sans raison, l’attitude prise en 1788 par les états du Dauphiné ; mais le Dauphiné, qui pratiquait dans ses propres états la réunion des ordres et les vote par tête, suivant l’exemple donné par le roi dans la constitution des assemblées provinciales[1], ne demanda pas qu’il en fût de même dans les états-généraux. Le principal auteur des délibérations de Vizille et de Romans, Mounier, était au contraire un des partisans les plus déclarés du système des deux chambres ; il le développa dans un écrit qui parut avant l’ouverture des états-généraux.

Le reste du rapport de Necker n’est pas moins remarquable en ce qu’il annonce l’abandon par les deux premiers ordres de tout privilège pécuniaire et le retour périodique des états-généraux. « On ne peut douter, y est-il dit, qu’à l’époque où la répartition sera égale entre tous les ordres, à l’époque où seront abolies ces dénominations de tributs qui rappellent à chaque instant au tiers-état son infériorité et l’insultent inutilement, à cette heureuse époque enfin, si juste et si désirable, il n’y aura plus qu’un vœu commun entre tous les habitant de la France. » Et un peu plus loin : « non-seulement, sire ; vous voulez ratifier : la promesse que vous avez faite de ne mettre aucun nouvel impôt sans le consentement des états-généraux de votre royaume, mais vous voulez encore n’en proroger aucun sans cette condition. Vous voulez de plus assurer le retour successif des états-génénéraux, en les consultant sur l’intervalle qu’il faudrait mettre entre les époques de leur convocation, et en écoutant favorablement les représentations qui vous seront faites pour donner de la stabilité à ces dispositions… Vptre majesté se propose d’aller au-devant du vœu bien légitime de ses sujets en invitant les états-généraux à examiner eux-mêmes la grande question qui s’est élevée sur les lettres de cachet. C’est par ce même principe que votre majesté est impatiente de recevoir les avis des états-généraux sur la mesure de liberté qu’il convient d’accorder à la presse. »

Toutes les réformes légitimes se trouvaient dans ce programme. Il m’est donc impossible d’admettre que si la royauté avait ordonné la réunion des ordres et le vote en commun, elle eût prévenu la révolution. Elle l’aurait au contraire précipitée, car cette minorité violente, qui ne pouvait se satisfaire que par la république, y aurait puisé de nouvelles forces. Puisque cette sage transaction n’a pas réussi, rien ne pouvait réussir.

Après le rapport au roi et le résultat du conseil du 27 décembre 1788 vinrent les lettres royales de convocation et le règlement général pour les élections du 24 janvier 1789. M. Chassin rend hommage aux lettres royales, et il faudrait être en effet bien injuste pour rester insensible à ce noble et touchant langage. « Nous avons besoin, disait le roi, du concours de nos sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons relativement à l’état de nos finances, et pour établir, suivant nos vœux, un ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de notre royaume. Ces grands motifs nous ont déterminé à convoquer l’assemblée des états de toutes les provinces de notre obéissance, tant pour nous conseiller et nous assister dans toutes les choses qui seront mises sous ses yeux que pour nous faire connaître les souhaits et les doléances de nos peuples, de manière que, par une mutuelle confiance et par un amour réciproque entre le souverain et les sujets, il soit apporté le plus promptement possible un remède aux maux de l’état, et que les abus de tout genre soient réformés et prévenus par de bons et solides moyens qui assurent la félicité publique, et qui nous rendent, à nous particulièrement, le calme et la tranquillité dont nous sommes privé depuis si longtemps. »

Louis XVI régnait depuis près de quinze ans, et à part les succès de la guerre d’Amérique il n’avait eu que des embarras et des chagrins. « Vous êtes plus heureux que moi, disait-il à un de ses ministres, vous pouvez abdiquer. » Le ton de ces lettres était presque celui d’une abdication ; le mot de constitution n’y était pas prononcé, mais l’idée paraissait à toutes les lignes. L’héritier de Louis XIV se mettait entre les mains des états-généraux, « les assurant que, de notre part, ils trouveront toute bonne volonté et affection pour maintenir et faire exécuter tout ce qui aura été convenu entre nous et lesdits états, soit relativement aux impôts qu’ils auraient consentis, soit pour l’établissement d’une règle constante dans toutes les parties de l’administration, leur promettant de demander et d’écouter favorablement leur avis sur tout ce qui peut intéresser le bien de nos peuples et de pourvoir sur les doléances et propositions qu’ils auront faites, de telle manière que notre royaume et tous nos sujets en particulier ressentent pour toujours les effets salutaires qu’ils doivent attendre d’une telle et si noble assemblée. »

La critique de M. Chassin s’exerce principalement sur le règlement pour les élections. Ce document n’a pas moins de cinquante-deux articles, et ce n’était pas trop pour régler une matière aussi difficile dans un royaume de 27 millions d’âmes, qui n’avait pas eu d’états-généraux depuis cent soixante-quinze ans. On se serait trompé sur quelques points qu’il n’y aurait rien d’extraordinaire. Ce qui importe, c’est l’ensemble des dispositions prises. Or il est impossible de n’être pas frappé de l’esprit général d’équité, de bonne foi, de justice distributive, de libéralisme éclairé, qui anime ce grand travail. On y trouve sans doute des complications inévitables dans l’état de la France, mais on y voit aussi un effort sincère pour tout simplifier autant que possible.

Comment le territoire devait-il être divisé pour les élections ? Telle était la première question à résoudre. Aux états de 1614, on avait voté par bailliages et sénéchaussées, et précisément parce qu’il voulait beaucoup changer aux anciennes formes, Necker commença par adopter sur ce point la solution conforme à l’histoire. On appelait communément bailliage dans le nord et sénéchaussée dans le midi l’étendue de la juridiction d’un bailli ou sénéchal. Le ministre échappait ainsi à la division administrative en généralités, que repoussait le sentiment public à cause des souvenirs d’arbitraire et de fiscalité qui s’y rattachaient ; il évitait de faire jouer aucun rôle dans les élections aux Intendans et à leurs subdélégués, officiers publics autrefois tout-puissans et devenus fort impopulaires. Ensuite, l’étendue moyenne d’un bailliage ou d’une sénéchaussée étant égale à la moitié environ d’un département d’aujourd’hui, on pouvait réunir au chef-lieu les représentons des différens ordres pour procéder aux élections, sans leur imposer des déplacemens trop pénibles et sans former des assemblées trop nombreuses. — M. Chassin n’approuve pas cette division. Qu’aurait-il voulu qu’on mît à la place ? Sa grande objection porte sur l’extrême inégalité que présentaient, selon lui, les bailliages et les sénéchaussées. Cette inégalité était réelle, mais il l’exagère. Il cite le fameux exemple qui se trouve partout, la comparaison entre le bailliage de Vermandois, qui comptait 674,504 habitans, et le bailliage de Dourdan, qui n’en avait que 7,462, entre le bailliage de Poitiers, qui avait 692,810 âmes, et le bailliage de Gex, qui n’en comptait que 13,052. Si de pareilles inégalités s’étaient présentées entre toutes les circonscriptions, l’objection aurait une assez grande valeur ; mais ces exemples n’étaient que des exceptions. Sait-on où ils se trouvent pour la première fois, et où tous les détracteurs de Necker ont été les chercher ? Dans le rapport adressé au roi par Necker lui-même. Puisque cette considération ne l’a pas arrêté, c’est qu’elle n’avait pas sa portée apparente. En réalité, le plus grand nombre des bailliages et des sénéchaussées offrait de grandes analogies de territoire et de population. Que dirait-on si, pour marquer l’inégalité actuelle entre les départemens, on se bornait à mettre en présence le département du Nord, qui a 1,300,000 habitans, et le département des Hautes-Alpes, qui en a 125,000, celui de la Seine et celui de la Lozère ? En Suisse, le canton de Berne a 450,000 habitans, et le canton d’Uri 14,000. Est-ce une raison suffisante pour tout bouleverser ?

Quelles que fussent d’ailleurs ces différences, elles disparaissaient devant ces termes de l’édit de 1788 : le nombre des députés de chaque bailliage sera formé, autant que possible, en raison composée de la population et des contributions du bailliage. En exécution de l’édit, le règlement général fixait le nombre des députés à élire par chaque circonscription. Sur cette liste, le bailliage de Poitiers, le plus grand de tous, avait vingt-huit députés à nommer ; la sénéchaussée de Riom, qui comprenait la plus grande partie de l’Auvergne en avait vingt, d’autres seize, d’autres douze, d’autres huit, les plus petites quatre seulement. Malgré cette proportion, on n’avait pu obtenir tout à fait l’égalité mathématique à cause des anciens droits qu’on avait voulu respecter, mais on s’en était rapproché le plus possible. De bien plus grandes inégalités se maintiennent encore en Angleterre et dans tous les pays électifs.

Une moitié seulement de la France avait voté par bailliage en 1614, et pouvait par conséquent recourir à son ancienne division. Cette moitié, qui a formé plus tard quarante-cinq de nos départemens, se divisait en quatre-vingt-huit bailliages ou sénéchaussées. L’autre moitié comprenait les pays d’états, comme le Languedoc, la Bretagne, la Bourgogne, etc., et les pays conquis ou annexés depuis 1614, comme le Roussillon, la Franche-Comté, la Lorraine et l’Alsace. Le Dauphiné, qui était pays d’états en 1614 et qui avait cessé de l’être, formait une catégorie à part. Il fallut pourvoir par des règlemens particuliers aux élections de ces diverses provinces. Encore une complication ; pouvait-il en être autrement ? Pour se rapprocher de l’uniformité, le gouvernement n’hésita point à violer les privilèges des pays d’états, ce qui devrait au moins avoir l’approbation de l’école révolutionnaire. Au lieu de laisser aux états provinciaux, suivant l’ancien usage, la nomination des députés, il divisa ces provinces en bailliages ou sénéchaussées sur le modèle des autres, et leur donna l’élection directe.

C’est ainsi que le Languedoc, par exemple, qui a formé depuis sept départemens, fut divisé en douze sénéchaussées ; la Bretagne, qui avait moins d’étendue, mais plus de population, en treize, et ainsi de suite. Pour ces nouvelles circonscriptions comme pour les anciennes, on distribua les députés à élire d’après la population et la richesse. On prit pour unité ce qu’on appela une députation, qui se composait d’un membre du clergé, d’un membre de la noblesse et de deux membres du tiers-état. Cent cinquante-six députations ou six cent vingt-quatre députés furent accordés à la moitié du territoire qui avait voté par bailliages en 1614, et un nombre à peu près égal à l’autre moitié, de telle sorte, qu’il y eut en moyenne une députation pour une population de quatre-vingt à cent mille âmes. On fut amené ainsi à élever le nombre indiqué par le résultat du conseil du 27 décembre ; au lieu de mille députés en tout, on dut en appeler douze cent quarante, dont un quart pour le clergé, un quart pour la noblesse et la moitié pour le tiers-état. Ce nombre ne fut pas tout à fait atteint dans les élections à cause de l’abstention de la noblesse de Bretagne, mais les députés élus dépassèrent douze cents.

Voyons maintenant le système adopté pour mettre en mouvement cette immense machine. Le règlement portait que le vote pour l’élection des députés se ferait au chef-lieu du bailliage ou de la sénéchaussée ; les trois ordres y étaient convoqués pour le même jour. La noblesse, la moins nombreuse, devait comparaître tout entière, chacun de ses membres ayant à exercer un droit personnel. Le clergé, plus nombreux, comparaissait en partie en personne et en partie par délégués, les évêques et les autres bénéficiers devant voter eux-mêmes ou par procureur, les membres des chapitres et des communautés religieuses et les curés non pourvus de bénéfices par des représentans élus. Enfin le tiers-état, le plus nombreux de beaucoup, ne devait envoyer que des délégués, et même des délégués de délégués.

Pour faciliter les opérations, on établit dans les bailliages et sénéchaussées qui avaient trop d’étendue des subdivisions destinées à former une sorte de premier degré : on les appela bailliages ou sénéchaussées secondaires. Ces subdivisions ne devaient servir que pour le tiers-état. Était électeur pour le tiers-état tout Français âgé de vingt-cinq ans, domicilié et inscrit au rôle des contributions. C’était à peu près, comme on voit, le suffrage universel. Le nombre des électeurs atteignit de cinq à six millions, ou le cinquième environ de la population totale ; il est aujourd’hui du quart. Les électeurs étaient convoqués dans les campagnes par paroisses et dans les villes par corporations, afin d’élire un délégué sur cent. Les délégués devaient se réunir au chef-lieu du bailliage ou de la sénéchaussée secondaire pour se réduire au quart d’entre eux. Ces réductions successives avaient paru nécessaires pour éviter des déplacemens plus difficiles alors qu’aujourd’hui. Nous avons eu depuis 1789 bien des systèmes électoraux ; celui-là est resté un des meilleurs, abstraction faite de la distinction des ordres, qui n’était pas donnée par le règlement, mais par l’histoire.

Les formalités préliminaires terminées, les trois ordres se réunissaient au chef-lieu du bailliage ou de la sénéchaussée pour procéder à l’élection des députés. Ce fut un spectacle imposant que ces assemblées des trois ordres dans les villes désignées pour servir de théâtre à l’élection ; il y en eut en tout 175, sans compter le Dauphiné, qui refusa de se laisser fractionner, et sans tenir compte des bailliages et sénéchaussées secondaires. Sur un petit nombre de points, les trois ordres se réunirent pour voter ensemble ; en général, chaque ordre nomma ses députés à part. Il s’éleva sans doute bien des difficultés de détail, bien des réclamations plus ou moins justifiées ; mais en définitive toute la France vota, à l’exception de la noblesse de Bretagne, et il en sortit une assemblée de 1,214 membres, 308 pour le clergé, 286 pour la noblesse et 620 pour le tiers-état.

Ces élections durèrent près de quatre mois. La première des lettres royales de convocation est datée du 7 février 1789 et adressée au grand-bailli d’Alsace ; la dernière, au magistrat principal du pays des quatre vallées, ne partit que le 3 mai. Les élections de Paris se prolongèrent jusqu’à la fin de mai, après l’ouverture des états-généraux. Quel immense travail pour le ministère que de pourvoir à tout, de répondre à toutes les questions, de calmer autant que possible toutes les luttes, dans un pays où dominait sans doute l’esprit d’unité, mais où régnait encore une si grande diversité d’institutions ! M. Chassin insiste sur quelques détails qui indiquent en effet de la confusion ; mais il passe trop sous silence le fait dominant, qui fut l’ordre et la bonne harmonie. Si un peu de désordre se fit jour, à qui la faute ? Au parti des impatiens et des novateurs à outrance, qui déjà commençait à se montrer. À côté des élections troublées et tumultueuses, comme il y en a toujours, il faut placer le spectacle admirable que donnèrent les trois quarts des bailliages. Les trois ordres s’y confondirent dans une noble émulation pour le bien public, dans un élan de patriotique reconnaissance pour le roi, et de cette ancienne rivalité de classes et de provinces on vit se dégager presque sans effort la grande figure de la France nouvelle. Je n’en veux citer qu’un exemple, l’élection de Langres, où les trois ordres né firent qu’un seul corps, sous les auspices de l’évêque, M. de La Luzerne, un des hommes les plus respectés de son temps.

Presque partout les deux premiers ordres renoncèrent à leurs privilèges pécuniaires. « Les procès-verbaux des assemblées de bailliages sont remplis de discours de la noblesse et du clergé allant annoncer au tiers-état leur sacrifice, et de réponses de celui-ci, enthousiastes jusqu’à l’absurde. » Qui parle ainsi ? L’auteur même du Génie de la Révolution. « La noblesse, ajoute-t-il, s’évertue à égaler, à dépasser le tiers en libéralisme théorique, proclamant les droits de la nation, de l’homme et du citoyen, opposant la souveraineté du peuple au despotisme ministériel, voire à l’autorité royale : folies qui mériteraient l’admiration de l’histoire, s’il fallait se fier à leur sincérité. » Et qui vous dit qu’elles n’étaient pas sincères ? Ne voyez-vous pas, par le nom des élus et la nature de leur mandat, que tout était franc et vrai dans ces folies ? Et le clergé ? M. Chassin a un singulier moyen de réduire à néant les déclarations de cet ordre en faveur de la liberté ; elles étaient contraires, dit-il, au véritable esprit de la religion catholique. Il me permettra de croire que le clergé lui-même savait aussi bien que personne à quoi s’en tenir sur ce point. Il cite des extraits d’un mandement de l’archevêque de Lyon, M. de Marbeuf, qui prévoyait des révolutions prochaines ; mais on peut lui opposer en même temps un autre mandement de l’archevêque de Bordeaux, M. de Cicé, qui voyait s’ouvrir un monde nouveau de justice et de paix : tous deux avaient tort et raison à la fois. Et qu’est-ce donc que la liberté, si ce n’est le droit pour tout le monde de dire ce qu’on pense ? La grande majorité du clergé partageait. les opinions de M. de Cicé ; c’est l’essentiel. Les inquiétudes et les avertissemens des autres avaient aussi leur part de vérité, et on n’aurait pas eu si grand tort de les écouter un peu.

L’honneur de ce beau moment appartient avant tout à la nation elle-même ; mais il en revient une bonne part au gouvernement. Tous les historiens de la révolution ont rendu justice à la liberté absolue qui régna dans les élections. Après avoir tout préparé, tout organisé, au prix de peines infinies, le gouvernement s’arrêta. Nulle part on ne vit son influence s’exercer sur les choix. Les baillis et les sénéchaux, dont l’autorité n’était guère plus que nominale, présidèrent avec une impartialité scrupuleuse. Intendans et gouverneurs se tinrent à l’écart. M. Louis Blanc lui-même admire l’attitude que garda le ministre. « Necker attendait, dit-il, le visage impassible, mais le cœur ému ; il avait voulu retirer sa main de ces urnes redoutables. » On n’avait pas encore inventé la théorie des candidatures officielles.

Je regrette que M. Chassin n’ait pas donné la liste complète des bailliages et sénéchaussées avec l’indication au moins approximative de leur population et de leurs contributions, le nombre et le nom de leurs députés, en y ajoutant sur chacun d’eux quelques détails biographiques. Alors seulement nous aurions eu le tableau fidèle du mouvement national. Nous possédons déjà un excellent livre, l’Angoumois en 1789, par M. Charles de Chancel. Ce que M. de Chancel a fait pour une seule province, il eût été bon de le faire pour toute la France, avec moins de détail sans doute, mais en insistant sur les points les plus importans. L’Almanach royal de 1790 contient la liste des députés par bailliages ; il ne s’agissait que de la compléter et de la développer. M. Chassin raconte à part les élections de Lyon et de Paris : c’est beaucoup sans doute, puisque Paris eut quarante députés à nommer et Lyon seize ; mais ce n’est pas tout. Même en ce qui concerne ces deux villes, le récit n’est pas complet, car le nom des élus y manque. Il eût été curieux de voir, par exemple, comment Sieyès fut nommé le dernier sur vingt par le tiers-état de Paris, et au moyen d’un véritable tour d’escamotage.

Le plus bel éloge des formes suivies pour les élections de 1789, c’est l’assemblée qu’elles produisirent. Jamais plus magnifique réunion d’hommes ne fit l’honneur d’un peuple libre. Le clergé comptait cinquante prélats dont huit archevêques, l’ancien évêque de Senez, M. de Beauvais, ce courageux prédicateur qui avait osé dire la vérité en chaire à Louis XV, et ces abbés, ces prieurs, ces simples curés, qui partageaient alors toutes les aspirations nationales, et qui devaient bientôt préférer l’exil et la mort à un serment contraire à leur conscience. Dans la noblesse, à côté d’un prince du sang, le duc d’Orléans, venaient vingt ducs ou princes, la plupart pairs de France ou destinés à le devenir, qui avaient déposé l’orgueil de leur rang pour briguer les chances de l’élection, et cette élite de jeunes gentilshommes des premières familles de France qu’animait la passion généreuse de la liberté. Dans le tiers-état, déjà supérieur par le nombre, plus de cent hommes éminens dans tous les genres, des avocats, des juges, des officiers municipaux, des commerçans, des propriétaires, des fermiers, de simples laboureurs, des protestans qui se relevaient pour la première fois d’une longue oppression. On comprend sans peine les sentimens dont furent saisis nos pères à l’aspect de cette majestueuse procession du 4 mai 1789 à Versailles, où les représentans des trois ordres défilèrent avec le roi et la reine, sous les acclamations populaires, pour se rendre à l’église Saint-Louis. La France tout entière était là avec ses souvenirs et ses espérances. Qui aurait pu croire que cette famille, alors si unie, allait se diviser et se déchirer ?

Outre les noms des élus, les élections de 1789 se caractérisent par la rédaction des cahiers. M. Chassin annonce, pour une publication ultérieure, une analyse détaillée des cahiers, et il a bien raison d’y consacrer une étude approfondie, car c’est le plus beau sujet historique et politique qui se puisse traiter. Je n’ai pas lu, comme lui, tous les cahiers de 1789, mais j’en ai lu beaucoup. J’y ai vu, sauf un bien petit nombre d’exceptions, un élan général des trois ordres vers la monarchie constitutionnelle et parlementaire, l’égalité civile, la liberté politique et religieuse, la décentralisation administrative, l’économie des finances, la bonne organisation de la justice, tout ce que voulait le roi lui-même sans bouleversement et sans désordre. L’immense majorité des états-généraux arrivait pénétrée de cet esprit, et si l’assemblée nationale a glissé si vite, sur une autre pente, c’est qu’elle a bientôt cessé d’être libre. L’assemblée de 1790 et de 1791 n’est plus la même que celle de 1789 ; il suffit de compter le nombre des votans pour voir que la moitié des députés ne prend plus part aux délibérations. À partir des derniers mois de 1789, ce n’est plus la majorité, c’est la minorité qui gouverne, et sous la pression violente des clubs et des émeutes.

Au nombre des fatalités qui précipitèrent cette funeste transformation, il faut ranger sans doute la disette de 1789 ; mais si le peuple avait faim, comme dit M. Chassin, ce n’était pas la faute du roi, qui avait fait au contraire tout ce qu’il avait pu pour activer les progrès de l’agriculture et pour améliorer la condition des classes pauvres. Ce n’était pas dans tous les cas la révolution qui pouvait y porter remède, et elle l’a bien prouvé, car elle a institué la disette en permanence. J’aurais encore bien des réserves à faire sur les doctrines que renferme ce livre ; j’aime mieux m’arrêter là. On ne peut voir sans un sentiment de joie et d’espérance, toute une école de jeunes publicistes revenir à l’étude sérieuse de 1789. Quelle que soit la passion qu’ils y apportent, ils ne peuvent manquer de se laisser gagner tôt ou tard par le véritable esprit de ce temps, et il serait hors de propos de trop marquer des dissidences qui probablement iront en s’effaçant.


LOUIS DE LAVERGNE.


V. DE MARS.

  1. M. Chassin n’attache pas la même importance que moi à l’essai des assemblée provinciales. Cela devait être, et je n’en sois nullement surpris ; mais il ajoute que l’immense majorité des Français, ecclésiastiques, nobles et plébéiens, protesta dans les cahiers de 1789 contre cette institution insuffisante et même nuisible. Je ne veux répondre à cette assertion que par M. Chassin lui-même. Après ce qu’il vient de dire page 19, voici ce qu’il dit page 91 : « Les délibérations des ordres et des villes et les cahiers prouvent que l’immense, majorité du peuple français aurait accepté avec la plus vive reconnaissance des états provinciaux sur le modèle des états dauphinois. » Or le Dauphiné n’avait apporté à l’institution des assemblées provinciales que des modifications sans gravité réelle et qui avaient été approuvées par le roi.