Chronique de la quinzaine - 14 février 1868

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Chronique no 860
14 février 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1868.

La France vient de traverser une scène émouvante de sa vie politique intérieure. Le régime qui soumettait la création des journaux à l’autorisation du pouvoir exécutif est définitivement abandonné. Le vote de l’article premier de la nouvelle loi sur la presse a tranché la question entre la servitude et la liberté, et c’est la liberté qui l’emporte. La résolution a été prise par le gouvernement et par la chambre au milieu de circonstances qui, durant quelques jours, avaient tenu les esprits dans une anxiété pénible et haletante.

Le discours décisif prononcé par M. Rouher à la séance du 4 février a mis le public dans la confidence des perplexités suprêmes qui ont agité les conseils du gouvernement au moment où le sort de l’article premier et par conséquent de la loi allait être mis en jeu. Toutes les forces de résistance de l’esprit réactionnaire s’étaient donné rendez-vous à la dernière heure pour fermer l’issue à la liberté. Une portion de la majorité du corps législatif paraissait solliciter avec ardeur le retrait de la loi. Ce qu’il y a toujours dans les hautes sphères du pouvoir de gens timides et indécis ou d’esprits étroits et têtus s’efforçait de faire avorter la plus considérable des promesses contenues dans le programme du 19 janvier. Les idées et les intérêts rétrogrades ont lutté pendant ces heures ardentes pour étouffer la franche initiative de l’opinion publique par la presse, qui était depuis un an devant la France une espérance sortie de la parole impériale. Ces dernières et violentes résistances ont par bonheur été vaincues ; M. Rouher, très remué lui-même par ces débats intimes qui pouvaient affecter défavorablement la situation générale et) (sa propre situation personnelle, a été enfin autorisé à maintenir l’article premier et la loi, à déclarer que le gouvernement, au lieu de reculer, voulait marcher loyalement et courageusement en avant. Ce n’est point une flatterie de dire que jamais M. Rouher n’a parlé avec plus d’élévation et de puissance. Ceux qui suivent avec sympathie les acteurs laborieux de la vie publique se féliciteront de voir M. Rouher lié désormais par ce pacte solennel avec la cause libérale.

C’est le trait caractéristique de l’œuvre législative poursuivie en ce moment que le seul élément libéral qu’elle ait en elle soit contenu dans l’article premier, et que les autres dispositions de la loi semblent avoir été conçues et dirigées contre le développement naturel et logique de la liberté établie par cet article premier. La presse, devenue libre, est resserrée et menacée de tous côtés. On lui impose des charges fiscales, on la soumet à des pénalités spéciales exceptionnelles, qui ne sont point conformes à l’équité, et accumulées avec une exagération qui n’est point conforme à l’esprit de nos lois ; ces pénalités sont encourues pour des délits dont il est impossible de donner une définition précise et qui enchaîne le juge à l’application de la loi : ces délits, auxquels sont attachées des pénalités énormes, restent livrés à l’appréciation arbitraire du juge. Les délits politiques de la presse ayant le caractère de ne point se prêter à des définitions exactes, constantes, invariables, étant par conséquent destinés à être interprétés diversement suivant les variations de l’opinion, toute la doctrine libérale prononce que le seul juge équitable et légitime de ces délits ne peut être que le jury, véritable expression de la pensée publique. La loi, contrairement aux enseignemens de la philosophie et de l’expérience politiques, donne à la magistrature la juridiction sur les délits de presse, et interdit la publicité des débats dans les procès intentés aux journaux.

Si l’on passe en revue les flagrantes inconséquences de la législation qui s’élabore sous nos yeux, on est frappé des contradictions et des imprudences qui s’y rencontrent. C’est d’une part à la démocratie qu’un régime tel que le nôtre doit rapporter les franchises de la presse, c’est d’un autre côté le principe démocratique de la liberté qu’il doit observer dans les mesures de fiscalité appliquées aux journaux. À notre époque, chez tous les peuples imbus d’esprit moderne, les journaux sont considérés comme un produit qu’il faut porter au niveau de la consommation la plus étendue ; les journaux sont un des plus puissans instrumens d’information, d’éducation continue pour les masses et de rapprochement entre les hommes. Chez les peuples qui ont le sens commun et qui ont profité des leçons de l’expérience, on considère le journal comme un agent d’une utilité semblable à celle des chemins de fer, de la télégraphie électrique, du libre échange des produits. Il en est ainsi en Angleterre, où la suppression du timbre sur les journaux et la diffusion d’instruction qui en est résultée pour la nation entière est une de ces réformes dont M. Gladstone tire à juste titre une de ses plus grandes gloires. Il en est ainsi aux États-Unis, en Belgique, en Suisse, en Italie. Il va en être ainsi l’an prochain en Prusse et dans la confédération du nord. Les auteurs de la loi sur la presse, trop minutieux et trop rétrogrades, ne veulent point encore qu’il en soit ainsi en France. Le timbre des journaux ne rapporte à l’état qu’une misère, et représente cependant pour leurs abonnés une lourde taxe qui empêche la diffusion de ces produits d’information si nécessaire à notre époque. L’intérêt du trésor est si mince dans cet impôt du timbre, l’intérêt du public en est si évidemment contrarié, que l’abolition de cet ancien système fiscal eût dû être un des premiers objets de la nouvelle loi. Les auteurs de la mesure n’ont pas eu la générosité de sacrifier très peu de millions à la satisfaction d’un intérêt public d’un ordre à la fois pratiquent élevé. Sans souci de notre renommée dans le monde, ils maintiennent une taxe qui n’est plus regardée chez les peuples éclairés que comme un impôt prohibitif sur la lecture, ils ne commettent pas seulement cette atteinte à l’intérêt public, ils appliquent au timbre des inégalités qui ne sont point compatibles avec l’esprit de nos lois. Ils veulent une taxe différente sur les journaux de Paris et les journaux de province ; ils veulent frapper les journaux politiques et non les feuilles prétendues littéraires, élevant des distinctions subtiles qui méconnaissent le principe d’égalité. Comment descendent-ils à un pareil marchandage sous le regard moqueur des peuples étrangers, surpris qu’on en soit encore en France à ces petitesses outrageantes pour l’esprit humain ? Pourquoi ne suppriment-ils pas le timbre purement et simplement ?

Les pénalités dont on se propose de tenir la menace suspendue sur les journaux sont une erreur plus grave encore. Quoi ! le programme du 19 janvier nous avait été présenté comme une avance de paix et de conciliation faite aux intérêts libéraux, et c’est ce code draconien qu’on prépare à la presse ! Est-ce sage, est-ce juste, est-ce généreux ? Ne craint-on point d’offenser la presse française et l’élite intellectuelle de la nation ? Quand la liberté de la presse pourrait être exploitée par des écrivains indignes et malintentionnés, ne suffirait-il point, pour les réduire à l’impuissance, du droit commun et de la défaveur publique ? Croit-on que les honnêtes gens de la presse, ceux qu’élèvent les convictions sérieuses et la préoccupation constante des grands intérêts et des grandes affaires du pays, ceux qui ont à répondre devant leurs contemporains et devant l’histoire de la conservation et de l’honneur des principes de la révolution française, puissent prendre la plume sans frémir en face d’une législation qui outragerait par l’intimidation la noble profession où les appellent leur patriotisme et leur talent ? Si la qualité et l’accumulation des mesures répressives préparées avec raffinement contre les travailleurs de la presse par des légistes épris de la méditation du code pénal, comme les anciens magistrats grisés du spectacle de la torture, demeurent dans la loi, si on veut traiter la presse par l’intimidation, comment pourrait-on attendre de l’influence d’un code draconien l’apaisement qu’on a eu l’apparence, de rechercher ?

L’obstination avec laquelle on refuse aux journaux leur juridiction naturelle, le jury, et la publicité des débats des procès de presse fournit matière à des regrets et à des critiques semblables. On n’aura jamais terminé la législation définitive de la presse tant qu’on ne l’aura pas ramenée sous l’autorité du jury, toujours acceptée par elle, tant qu’on aura la prétention de la juger dans le silence et l’ombre. Les délits ou les soi-disant délits de presse ne peuvent avoir pour juge que l’opinion publique et par conséquent les jurés, qui en sont les interprètes naturels. Tous les peuples libres et tous nos maîtres de doctrines constitutionnelles en France envoient la presse devant le jury et lui donnent la défense publique. Quel est l’homme qui a répandu en ce siècle le plus de lustre sur la magistrature française, d’où il était sorti pour entrer dans la représentation nationale et prendre les sceaux ? C’est assurément M. de Serre. « La monarchie constitutionnelle, disait cette intelligence profonde et pure, comme tout gouvernement libre, doit présenter un état de lutte permanent. La liberté consiste dans la perpétuité de la lutte. Il ne faut jamais que la victoire de l’un soit trop complète, trop absolue : une telle victoire serait l’oppression. Les lois elles-mêmes ont donné aux combattans les armes légitimes du combat : ils ne peuvent, sans devenir criminels, en employer d’autres ; mais les lois ont aussi pourvu à leur défaite : elles leur ont assuré un refuge, un asile. Ce refuge, cet impénétrable boulevard, c’est le jugement par le jury. Honneur, immortel honneur au parti généreux qui l’aura respecté dans sa victoire ! Il aura fondé l’honneur de son pays ; que la reconnaissance nationale, qu’une longue durée de pouvoir soit alors son partage ! » M. de Serre connaissait l’Angleterre, « Les grands juges de Westminster sont investis d’une immense considération, ils la doivent à la science, au talent, à l’intégrité ; ils n’est pas un Anglais qui ne les honore au fond de l’âme, mais il n’en est pas non plus qui ne frémirait à l’idée de voir arracher les délits politiques au jugement par jury pour les attribuer aux juges de Westminster. » Si honorable que soit notre magistrature, nous n’avons point ces grands juges de Westminster, dans lesquels sont couronnées les illustres carrières du barreau britannique ; mais une magistrature, pour être plus modeste, n’est pas moins respectable. Ce n’est point par crainte de la sévérité des tribunaux que nous voudrions les conserver en dehors des responsabilités de la justice politique. Partout où existe et a existé l’institution du jury, c’est une erreur et une faute, c’est accomplir une confusion de pouvoirs, que d’appeler la magistrature sur le terrain changeant et agité de la politique. Au fond, nous sommes convaincus de l’impartialité que la masse des magistrats français apportera dans le jugement des procès de presse. Nos magistrats ne sont point isolés de la société, ils participent comme une classe éclairée au mouvement des esprits, et si les écrivains libéraux qui se respectent sont conduits devant eux comme accusés de délits de presse, nous sommes bien sûrs qu’ils trouveront chez les juges français la justice indépendante et impartiale ; mais pourquoi immiscer la magistrature dans les complications et les entraînemens du débat politique ? Le gouvernement, prenant un journal à partie, a peu à souffrir d’un verdict de jury qui donne tort à la poursuite. L’acquittement prononcé par une cour d’appel atteindrait le pouvoir d’une façon plus grave. Si l’intervention du pouvoir judiciaire dans la lutte politique était fréquente, nous croyons que l’échec pourrait avoir lieu, se répéter, et serait bien plus sensible et bien plus grave pour le pouvoir exécutif. La société ne verrait pas sans trouble ces incidens,’qui auraient l’apparence de conflits entre les deux pouvoirs. En France, il ne faut jurer de rien. Les impressions, dans l’ère où nous sommes entrés, peuvent être très mobiles au sein des classes les plus éclairées et les plus conservatrices. Les corporations comme les assemblées sont peuple. Nous croyons que les sentimens dont s’anime l’écrivain qui veut être l’interprète fidèle de l’opinion du pays battent aussi dans le cœur du fonctionnaire, du soldat et du magistrat. Puisqu’il décline le jury, le gouvernement agira sagement, s’il ne multiplie point les procès de pressé, et s’il évite d’appeler trop souvent la magistrature sereine dans la mêlée des luttes politiques.

Le plus court pour nous tous Français serait de ne point avoir peur les uns des autres, et de ne point chercher à nous intimider entre nous. Il y a dans les appareils de répression politique auxquels nous avons trop souvent recours une sorte de cuistrerie dont nous devrions rougir, et qui nous fait faire une sotte figure devant l’étranger. Nous ne sommes pas seuls dans le monde ; nous regardons et nous écoutons fort peu les autres, mais on nous épie beaucoup. Les autres peuples nous jugent d’après les opinions qu’ils voient dominer dans notre législature, et leurs jugemens sont peu flatteurs, il vaudrait mieux, pour notre ascendant et notre gloire, être de fiers citoyens, fermes, mais modérés, patiens, mais persévérans, prenant pour arbitres les garanties de la liberté publique, que d’aller porter nos querelles devant Brid’oison. On peut l’estimer d’après les impressions générales produites par la discussion de la loi sur la presse. À qui cette discussion a-t-elle fait honneur ? Nous le demandons : est-ce aux réactionnaires ou aux libéraux ? Quand on tirera de ces longs débats pour l’étude de l’époque contemporaine les harangues qui mériteront la renommée historique, où ira-t-on chercher les documens glorieux ? Le parti réactionnaire ne peut mettre en avant que la hardie et énergique protestation de M. Granier de Cassagnac ; sa résistance, son effarement, les ruses de légistes à l’aide desquelles il a tant travaillé à éluder la liberté, paraîtront dans l’avenir des rabâchages bien maussades que n’est venu percer aucun éclair de talent. L’éclat du présent, qui sera l’admiration de l’avenir, est tout dans les discours de l’opposition. Celle-ci vient d’écrire une lumineuse page de l’histoire parlementaire ; elle éclaire l’intérieur, elle nous fait honneur devant les nations étrangères. Elle a été infatigable, et, quoique bien peu forte par le nombre, elle a été souveraine par le talent. MM. Jules Simon, Picard, Pelletan, ont été à chaque instant sur la brèche. M. Thiers s’est lancé dans la mêlée avec son art ordinaire et une impétuosité de jeune homme. M. Émile Ollivier a rendu témoignage des promesses du 19 janvier, dont il avait été le premier confident. M. Jules Favre a grandi de discours en discours. Haut et sévère dans les idées, empruntant aux principes leur inflexibilité et leur calme, conciliant et poli envers les personnes, jamais las de la discussion, il s’est surpassé lui-même dans l’atticisme de son harmonieux langage. Les membres de la majorité ou du tiers-parti, tels que M. Segris et M. Latour-Dumoulin, qui ont fait effort pour améliorer la loi, ont mérité d’être remarqués. Du côté du pouvoir, M. Baroche a montré ses talens de juriste et s’est tenu sur le ton de la conciliation ; mais le premier est M. Rouher, qui, par son discours ému et nerveux, a mis fin à la crise réactionnaire, a proclamé la marche en avant, et a eu l’honneur de réunir, ce qui était sans exemple sous ce règne, la majorité et l’opposition dans le même vote.

L’espace, quoique très vivement contesté, va donc, selon toute vraisemblance, s’élargir dans la politique intérieure. Nous espérons que les personnes qui ont en France la responsabilité et le pouvoir ne tarderont point à s’apercevoir qu’il est nécessaire d’établir dans les institutions un équilibre plus parfait, un système plus harmonique. On ne saurait pour le moment hasarder sur ce sujet que de vagues insinuations. Il est cependant manifeste que, depuis que les ministres vont tous aux chambres, la position du pouvoir exécutif vis-à-vis du pouvoir législatif n’est plus ce qu’elle était lorsque ce pouvoir n’était représenté dans la chambre que par le conseil d’état ou même par les simples ministres de la parole. Au point de vue pratique, la constitution a donc marché depuis 1852, et le moment approche où les théories devront être mises d’accord avec les réalités. Ce qui est singulier, c’est que l’obstacle au progrès constitutionnel est indiqué par l’influence même qu’a acquise la majorité parlementaire, mise en contact plus direct et plus fréquent avec le pouvoir ministériel. Cette majorité paraît être moins libérale que le gouvernement, et l’on a pu redouter, il y a quinze jours, d’être placé devant une nouvelle chambre introuvable. Il y a de curieuses analogies de situation et de noms propres. Au moment où la majorité actuelle était en train de prendre des allures semblables à celles de la chambre de 1815, qui fatiguèrent le sage Louis XVIII et lui firent rendre, sur le conseil de M. Decazes, l’ordonnance du 5 septembre, où le roi en appelait de sa chambre au pays, nous rencontrons, dans une brochure qui vient de paraître, le nom et l’esprit sagace et modéré du duc Decazes. La Liberté et les conservateurs, tel est le titre de l’excellent écrit que publie le duc actuel. M. Decazes juge la situation présente avec la prudence et la justesse décidées que montra son père au 5 septembre. Il n’est point en son pouvoir assurément de dissoudre, comme fit son père, une chambre introuvable ; mais c’est aux conservateurs qu’il s’adresse, et il leur donne des avertissements confirmés par toutes les analogies de l’expérience historique accomplie depuis quatre-vingts ans. Il démontre aux ultras de la conservation, aux partisans opiniâtres de la résistance, qu’il n’est point vrai que les gouvernemens successivement dévorés par la révolution se soient trouvés en présence d’événemens que la sagesse humaine ne pouvait ni prévoir ni conjurer. Il proteste, l’histoire à la main, contre cette fatalité historique commode à la paresse, à la vanité humaines, et prouve que les rois et les peuples sont maîtres de leur destins. Presque toutes les catastrophes doivent être imputées au système de résistance des ultra-conservateurs fermant volontairement les yeux au présent et à l’avenir. Il presse de ces leçons historiques les conservateurs du présent, leur signale toutes les lacunes qui rendent la situation périlleuse, énumère les réformes réclamées par les nécessités les plus impérieuses et les plus urgentes, et leur déclare que jamais les circonstances ne les ont appelés à exercer sur les destinées du pays une influence plus considérable et plus décisive. Nous recommandons à tous ceux qui prennent intérêt au prochain avenir de la France la méditation de cette remarquable étude d’histoire et de politique que M. le duc Decazes a écrite avec tant d’à-propos.

Les questions étrangères sommeillent, et les intérêts pacifiques des peuples ne se plaignent point de ce repos. À notre époque, on étudie surtout les mouvemens des hommes qui se sont montrés capables de créer des événemens européens. M. de Bismarck, à ce titre, a le don aujourd’hui d’attirer tous les regards. Après quelques propos de mauvaise humeur tenus par lui dans la chambre des députés de Prusse, M. de Bismarck prend un congé illimité et laisse s’achever la session en son absence. Il a échangé de brusques paroles avec les libéraux avancés et avec les conservateurs de la seconde chambre. Ce sont les indemnités accordées au roi de Hanovre et demandées pour les populations hanovriennes qui ont causé cette double fâcherie. Les ultra-libéraux voulaient que le parlement refusât de sanctionner le paiement de 16 millions de thalers effectué par le roi de Prusse au roi de Hanovre en compensation du trône. Le roi de Hanovre, même détrôné, a conservé une fortune considérable, et les libéraux de Berlin se plaignent qu’on augmente ses richesses avec l’or de la Prusse, à laquelle il fait faire de tous côtés une guerre de plume incessante. M. de Bismarck est le seul ministre qui ait répondu à l’opposition libérale : « Un ex-souverain qui accepte une indemnité supérieure à son revenu antérieur abdique par ce fait même sa couronne. Il a vendu ses droits et en conséquence il y a mis fin, bien qu’il n’aime point à se l’entendre dire. S’il veut jouer le rôle de prétendant, je l’aime mieux riche que pauvre. Le roi de Prusse a voulu que les souverains qu’il a été malheureusement contraint de déposer continuassent à jouir de la totalité de leurs anciens revenus, et le cabinet, sachant que quelques cours étrangères, jalouses des succès de la Prusse, seraient conciliées par cette générosité, le cabinet a dû prêter son concours au décret royal. On doit supposer que le cabinet s’entend mieux à ces affaires que ceux qui, ayant commencé par pousser des clameurs contre la guerre, cherchent maintenant à en compromettre les résultats. Si la chambre n’est pas de cette opinion, il ne me restera qu’à donner ma démission et à voir si d’autres feront mieux que moi. » Voilà la bourrade adressée aux libéraux par l’illustre ministre ; voici celle qu’ont reçue les conservateurs. M. de Bismarck voulait prélever 12 millions de thalers sur le domaine hanovrien et les répartir entre les assemblées provinciales, qui les eussent appliqués aux besoins des localités. Les conservateurs, craignant que cette subvention ne réveillât les forces du parti autonome en Hanovre, résolurent de repousser la proposition du ministère. M. de Bismarck, invité à ménager les intérêts du parti conservateur, répondit que sans lui ce parti aurait disparu, et qu’il lui devait son appui. « Qui a été assez courageux pour occuper le ministère à l’époque de la lutte constitutionnelle, si ce n’est moi et mes collègues ? Que serait-il advenu de l’opinion conservatrice, si j’avais décliné l’offre de sa majesté ? C’est pourquoi, comme je crois nécessaire de nous concilier le Hanovre sans offenser aucune doctrine conservatrice, le gouvernement a droit à l’aide de ceux qui lui sont redevables de si grands services. Nous sommes des ministres constitutionnels, et si les conservateurs nous abandonnent, nous devrons nous appuyer sur le parti libéral. » La bonne intelligence a-t-elle été troublée entre M. de Bismarck et le roi de Prusse à la suite de ces tiraillemens parlementaires ? Malgré certaines rumeurs, nous ne le pensons point. Nous croyons que M. de Bismarck quitte les chambres et prend un congé pour des raisons de santé. Il ne semble guère possible qu’une nature humaine résiste sans lassitude aux travaux que M. de Bismarck a soutenus dans ces dernières années, aux émotions terribles qu’il a si intrépidement bravées. Le repos lui est nécessaire. On assure que ce lutteur, qui a donné tant d’insomnies aux autres, a perdu le sommeil lui-même. Ses admirateurs doivent donc faire des vœux pour que M. de Bismarck recommence bientôt à dormir.

Les Italiens patriotes nous demandent que l’on soit sévère envers leur pays au nom même de la sympathie qu’on lui porte. Il est certain que de bonnes résolutions sont prises par ceux qui veulent tirer l’Italie de l’impasse où elle est depuis six mois. Nous sommes de ceux qui pensent que les malheurs de l’Italie seraient fâcheux pour la France, que l’avortement d’une œuvre à laquelle nous avons tant contribué porterait atteinte au bon renom de la politique française en Europe. Le dernier écrit du général La Marmora, plein de courage moral, de franchise et de cordialité pour la France, est la preuve que les modérés italiens méritent d’être encouragés par les bonnes influences françaises. Des observations très senties de M. Matteucci, publiées par un journal français de Florence, confirment cette impression. La question financière est en ce moment la plus pressante. Il faut opérer de fortes économies sur les dépenses et augmenter les impôts. Les réductions des dépenses militaires, par le temps de préparatifs universels où nous vivons, ne semblent guère praticables ; mais on nous écrit que sur d’autres branches on pourrait opérer des réductions importantes. Il y a, par exemple, dans le royaume italien cinq cours de cassation ; pourquoi ne se contenterait-on point d’une seule comme en France ? Il y a 18 universités, ne suffirait-il point à l’Italie d’en posséder 5 ou 6 comme l’Angleterre ? Le nombre des lycées s’élève à 88 ; il y en aurait bien assez de 30. On compte 67 chefs-lieux de préfecture et Dieu sait combien de sous-préfets et de conseillers de préfectures. Le service irait mieux, si ce personnel de fonctionnaires était diminué. Sur les branches de dépenses que nous venons d’indiquer, on pourrait réaliser de 20 à 25 millions d’économie. On pourrait aussi diminuer le nombre des ministères et s’affranchir du système qui fait des cabinets une représentation de l’Italie géographique. On a parlé d’une taxe de 10 pour 100 sur le revenu des fonds publics. Qu’un peuple gêné, mais qui a opéré chez lui-même le classement de tous ses fonds publics, impose ses rentes, il n’y a rien à dire. Ce n’est point le cas de l’Italie. Nous n’exagérons pas en disant que le tiers au moins de sa rente est placé en France. Les créanciers étrangers, les Français, ne doivent point payer à l’Italie un impôt qui serait une conversion forcée et une violation du contrat primitif. Peut-être, pour faire valoir les droits des porteurs français, faudrait-il que leurs titres fussent marqués d’un timbre spécial. Ce qui serait d’un grand secours pour le crédit et l’ordre en Italie, ce serait quelque manifestation de franche sympathie donnée par le gouvernement français. On ne peut pas assurer la tranquillité de l’Italie, si l’on n’obtient pas de la cour de Rome des choses raisonnables qui permettraient d’utiles et paisibles relations entre la petite enclave et le grand état. Pourquoi ne permettrait-on pas aux Romains de profiter individuellement des avantages de la nationalité italienne ? Pourquoi des douanes entre les deux territoires ? Où est maintenant la nécessité pour la France de maintenir encore une brigade à Rome ? La capitale de l’église ne regorge-t-elle pas de volontaires catholiques venus de tous les coins du monde ? Faut-il sanctionner par notre présence la formation d’une armée de la foi recrutée d’hommes étrangers à l’Italie ? Obtenons-nous du pape de suffisans ménagemens ? Que dire de la lettre adressée par sa sainteté à M. Dupanloup, de cette intervention empressée dans un dissentiment que le zèle de M. l’évêque d’Orléans vient de faire éclater chez nous entre l’épiscopat et le ministère de l’instruction publique, entre le trône et l’autel, à propos des efforts tentés par l’université pour offrir aux femmes et aux jeunes filles les avantages d’un enseignement supérieur donné par des professeurs laïques ? Ces empiétemens ecclésiastiques sur les principes de l’enseignement de l’état, qui nous paraîtraient ou légitimes ou indifférons, si l’église libre vivait dans l’état libre, devraient-ils venir d’un pouvoir religieux dont nos baïonnettes protègent l’établissement temporel ? La politique française, si elle ne consent point à répudier ses œuvres, doit à l’Italie quelque marque d’alliance qui fasse au moins compensation et contre-poids aux services que nous rendons à la papauté temporelle.

L’Autriche avec son livre rouge a fait connaître agréablement à l’Europe la modestie et la réserve de sa présente politique étrangère. L’Autriche en a fini avec la phase des déchiremens au dehors et au dedans, de l’unité inflexible et oppressive, des rivalités militaires poussées et soutenues à outrance. Séparée de l’Allemagne, l’Autriche a pris les airs d’un état oriental, et s’attache à la paix pour mettre en valeur et les qualités morales des races diverses dont elle est formée et les abondantes ressources de ses territoires. Elle ne se détourne pas seulement des préoccupations belliqueuses, elle ajourne encore la période des alliances intimes et actives. Dans cette phase, les allures de l’Autriche sont loin de déplaire à la France, qui a de grands intérêts financiers et industriels engagés dans cet empire. C’est en effet le seul pays étranger où les capitaux français n’ont point cessé d’obtenir une rémunération légitime. Le succès récent de l’emprunt hongrois a été l’effet naturel de cette sympathie qui devient plus sensible, lorsqu’il s’agit du royaume des Maggyars et le fruit aussi des soins intelligens du commissaire que le gouvernement hongrois avait chargé à Paris de la représentation de ses intérêts. A mesure qu’elle s’efforce de rendre la vie à ses provinces orientales, la cour de Vienne rencontre, vers ses limites à l’est et vers les populations chrétiennes attachées par un lien nominal à l’empire ottoman, l’active propagande panslaviste, les manœuvres ostensibles ou secrètes de la Russie. Il y a là pour l’Autriche une pierre d’achoppement où elle se heurte à sa frontière orientale. Récemment le panslavisme s’est traduit à Prague par des manifestations désordonnées de la population tchèque. Du côté des principautés, on a parlé de bandes rassemblées pour envahir la Bulgarie. On signalait la présence d’un agent russe fort connu et qui a disparu sans qu’on sache ce qu’il est devenu. On assure que le prince Charles, qui appartient à la branche catholique de la maison de Hohenzollern, s’oppose aux efforts de la propagande russe. D’ailleurs les conseils de la prudence l’ont emporté à Pétersbourg. Le chef du parti d’action, le général Ignatief, n’a point supplanté le prince Gortchakof ; on assure même qu’il ne retournera point à Constantinople, qui ne peut lui servir en ce moment de champ de lutte et de victoire. Il faut espérer que les troubles qui paraissent menacer la Turquie seront détournés par la prévoyance des grandes puissances.

Le parlement britannique a repris hier ses travaux. On croit que lord Derby, retenu par la goutte, ne pourra point assister aux débuts de cette session. La grosse affaire du parlement sera cette année l’état de l’Irlande. Il ne paraît pas possible que des mesures ne soient étudiées pour apporter quelque amélioration à la situation de ce malheureux pays. M. Bright, il y a quelques jours, a prononcé un discours sur la question irlandaise devant un meeting à Birmingham. Les conclusions de l’orateur radical ont été d’une fermeté toute britannique. Il s’est déclaré contre le rappel de l’union, qui est resté depuis O’Connell le cri de guerre usé des agitations irlandaises. M. Bright « ne consentira point au rappel, ce sont ses expressions, tant qu’on n’aura point prouvé que l’art de gouverner (statemanship) est absolument mort en Angleterre, et tant qu’on n’aura point prouvé que le sentiment du droit et de la justice a cessé d’agir en Irlande sur la nature humaine. » On annonçait que la question irlandaise serait abordée par l’opposition et que M. Gladstone présenterait une déclaration de principe au vote de laquelle serait attachée l’existence ou la chute du ministère tory. Ce bruit n’est guère croyable. L’état de l’Irlande n’est point un terrain convenable pour la lutte des portefeuilles ; il est aussi embarrassant pour l’opposition que pour le cabinet. e. forcade.



THÉÂTRES.

GYMNASE : Le Comte Jacques, comédie en trois actes, en vers, par M. Edmond Gondinet.

L’innocente idylle dont M. E. Gondinet a fait une comédie aurait pu tout aussi bien devenir un drame, pour peu que l’auteur eût voulu en développer les données, prêter à ses héros un autre langage et modifier la clé de leurs sentimens. Rien n’y manque de ce qui entre d’ordinaire dans les pièces les plus sinistres du boulevard, naissances mystérieuses, aventures lointaines, fortune tombée entre des mains qui ne sont pas celles du vrai propriétaire, retours imprévus, papiers révélateurs cachés dans des tiroirs à secret. Heureusement M. E. Gondinet n’a point l’humeur sombre qui convient à ces sortes de compositions. Tout s’adoucit sous sa plume aimable et tourne volontiers en gaîté ; son vers, ami du soleil, n’est pas fait pour pratiquer les souterrains du drame. Malgré le romanesque du sujet, on écoute ces trois actes sans éprouver le moindre frisson ni l’ennui habituel des constructions laborieuses, mais sans avoir non plus à supporter la fatigue d’émotions bien vives.

On demandera pourquoi M. E. Gondinet est allé se jeter, contre son humeur, au milieu de combinaisons qui ne sont pas précisément de mise dans la comédie. La raison n’en est pas difficile à deviner. Au lieu d’imaginer des caractères dont le développement amenât d’une façon naturelle les incidens de la pièce, il a conçu d’abord une situation qu’il a fallu tirer de fort loin, pour laquelle il a dû inventer tout exprès des caractères et forger après coup une histoire. Cette situation est celle d’un jeune homme, le comte Jacques, et d’une jeune fille, remplis tous deux de sentimens élevés et fiers, tous deux se croyant également les légitimes héritiers du marquis de Prignon, et montrant, lorsque le conflit éclate, le même empressement généreux à renoncer à cet héritage. La jeune fille, déjà en possession de la fortune, se trouve être une enfant recueillie par le marquis de Prignon, qu’elle a toujours regardé comme son père. Le comte Jacques, propre neveu de celui-ci, est un chercheur d’aventures chevaleresques, courant en Pologne, en Amérique, partout où il y a des dangers à braver et une noble cause à défendre. Celle qui se croit sa cousine ne l’a pas encore vu depuis une heure qu’elle le devine, et qu’elle lui fait à lui-même son portrait d’une ressemblance parfaite :

 « Vous étiez à vingt ans plus jeune qu’il ne faut,
Gai, bruyant, un peu fou, — ce n’est pas un défaut,
Et sans savoir très bien comment cela se nomme,
J’admets tous les péchés qu’avoue un gentilhomme.
Vous avez combattu comme ont fait nos aïeux,
Vaillamment, je le sais. Est-ce un crime à mes yeux ?
Quand pour la bonne cause une épée est tirée,
J’applaudis. — Je conviens que je suis arriérée
Comme mon père. On dit que j’ai le cœur hautain.
J’ai l’orgueil de mon nom, du nôtre, mon cousin. »

Le moyen de déposséder une si charmante châtelaine et une cousine qui plaide si bien la cause de vos mérites ? Quoique le comte Jacques soit revenu avec cette intention, appelé par un fidèle domestique qui aie secret de l’affaire, nous ne sommes pas inquiets sur l’issue du litige ; il n’y aura pas de procès. M. E. Gondinet a compris que, dans un pays où l’état civil est aussi bien tenu et les lois sur l’hérédité aussi claires qu’en France, pareille histoire n’était pas très vraisemblable. Il s’est donné une peine infinie pour échafauder son petit roman. C’est pour cela qu’il a inventé l’histoire d’un vieux noble entêté qui se brouille avec son frère parce qu’il est libéral, ne veut pas entendre parler de son neveu, promène sa gentilhommerie mécontente de l’Irlande en Afrique, où il perd sa femme et recueille dans la rue une petite fille. C’est pour la même raison qu’il imagine un vieil intendant taillé sur le patron de son maître, qui a le fétichisme des grandes maisons, l’adoration du nom de Prignon de Laubany, et parle de vassaux ni plus ni moins que si nous étions au temps de Louis XIII. Notez, je vous prie, que tout ce monde vit après 1860. M. E. Gondinet a eu beau y jeter, pour le rajeunir, un banquier, un beau fils ruiné, une élégante, qui ont le ton et les idées du jour ; il n’en est pas moins passé de mode. Ces gens-là, effacés et jaunis comme des figures de tapisseries, sont ensevelis depuis longtemps et jusqu’au dernier dans les romans de Balzac, la province n’en a plus un seul exemplaire ; le comique qu’on a pu en tirer autrefois serait entièrement éventé, si la gaîté naturelle de l’auteur ne le rafraîchissait un peu.

M. E. Gondinet dispose d’un instrument de grand prix, une langue alerte, facile et soupïéi qui se tire avec désinvolture et bonheur de toutes les difficultés du dialogue, et dont les qualités ont été appréciées dans quelques jolies bluettes. Il serait temps, s’il veut s’essayer dans des cadres plus larges, qu’après s’être abandonné librement à l’imagination il s’appliquât à développer dans un sujet vrai des caractères mûris par une méditation sérieuse. Qu’il ne s’y méprenne pas, les jeux d’esprit qui lui ont réussi jusqu’à présent ne constituent pas l’invention dramatique. Nous ne lui demanderons pas un ouvrage d’une haute portée philosophique, mais nous voudrions qu’il entreprît à l’aide de l’observation quelque peinture exacte, sinon profonde, de la vie actuelle. Son esprit, trop porté peut-être à s’ébattre dans le domaine de la fantaisie, est de ceux qui ne peuvent que gagner à se charger du lest salutaire de la réalité.


P. CHALLEMEL-LACOUR.


L. BULOZ.