Chronique de la quinzaine - 14 février 1869

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Chronique n° 884
14 février 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1869.

Nous n’en sommes plus, pour le moment, à l’émotion enfiévrée des coups de théâtre, toujours menaçans dans la politique. On les a longtemps attendus, on ne les attend plus, on cesse un peu de les craindre. Tandis qu’un vent favorable nous rapporte à travers la Méditerranée la réponse pacifique et résignée de la Grèce qui viendra clore un incident européen, nos affaires intérieures de leur côté entrent visiblement dans cette phase où tout reste indécis en présence d’une prochaine et solennelle manifestation du pays. Notre session législative marche avec une prudente et silencieuse lenteur. Elle a de la peine à se débrouiller et à s’animer jusqu’ici ; on dirait qu’elle se ressent de la fatigue ou de l’incertitude d’une assemblée qui s’achemine mélancoliquement vers sa fin. Elle est ouverte depuis près d’un mois déjà, cette session appelée à être pour le corps législatif actuel une dernière occasion de faire son testament devant la France ; qu’a-t-elle produit ? Des travaux intérieurs nécessaires sans doute, méritoires assurément, mais toujours obscurs, et deux interpellations, deux journées de discussion publique, dont l’une pourrait bien s’appeler une petite journée des dupes, tant elle a ressemblé à une déconvenue parlementaire, à une fuite universelle terminant un combat mal engagé. Deux discussions rapides, incomplètes, peu décisives, caractéristiques encore cependant par ce qu’elles ont laissé entrevoir ou par ce qui leur a manqué, c’est donc le bulletin assez peu triomphant de cette campagne qui commence devant le pays, et sur laquelle le pays à son tour aura son mot à dire d’ici à quelques mois.

Les interpellations, comme toutes les choses de ce monde, ont leur destin. Les unes réussissent parce qu’elles viennent à propos, parce qu’elles répondent à une vive préoccupation d’opinion, parce qu’enfin, à défaut d’un autre intérêt, elles excitent tout au moins une certaine curiosité ; les autres n’ont qu’un médiocre succès, elles ne répondent à rien et ne conduisent à rien, elles passent sans résultat et sans bruit, comme des dialogues inutiles qui s’épuisent faute d’aliment, ou qui s’arrêtent toutes les fois qu’ils touchent au point intéressant. Par une contradiction bizarre, c’est l’interpellation du corps législatif sur les réunions publiques qui a le moins réussi, qui a été évasive, écourtée, pleine de banalité et de froideur, sauf une intervention incidente de M. Émile Olivier, qui a vainement essayé de la relever et de l’animer ; c’est au contraire l’interpellation du sénat sur la presse qui a eu de la vivacité, même de l’imprévu, et qui a eu en définitive le plus de retentissement. Le sujet était pourtant à peu près le même. Des deux côtés, il s’agissait de la politique du 19 janvier, des lois nouvelles qui en sont la réalisation, en un mot de cette expérience d’une semi-liberté laborieuse et précaire qui se poursuit aujourd’hui.

D’où vient cette différence de fortune entre les deux discussions ? C’est que dans le corps législatif le débat était évidemment mal engagé. Puisque personne, parmi ceux qui interpellaient Le gouvernement dans un intérêt conservateur, n’avouait la pensée de mettre en cause la loi nouvelle sur les réunions, et que d’un autre côté personne, pas plus l’opposition que tout autre parti, n’avait à défendre ce qui se dit dans ces réunions, la question tombait d’elle-même, ou, pour mieux dire, il n’y avait plus de question, il n’y avait que de l’embarras ; pour tout le monde, pour ceux qui interpellaient sans rien demander, pour le gouvernement, qui avait à répondre sans savoir à qui parler, pour l’opposition elle-même, qui aurait pu se porter à la défense d’un droit, s’il eût été attaqué, mais qui n’avait pas à se faire la patronne des excentricités oratoires des clubs, — et le combat a fini faute de combattans. On n’en sait pas plus après qu’avant, sur ces réunions populaires, sur leur rôle moral ou politique, sur ce qui leur est permis ou leur est défendu, si ce n’est que le gouvernement, armé d’une loi pour laquelle il professe un amour tout paternel, est parfaitement décidé à s’en servir, surtout quand il y trouvera son intérêt, ce dont on se doutait un peu. Ce dialogue entre l’honorable M. de Benoist, un député qui a des succès d’agriculteur dans la politique, et l’honorable garde des sceaux, M. Baroche, a manqué manifestement son but ; il n’a pas même offert au gouvernement l’occasion de se poser en médiateur tout puissant, promettant aux âmes craintives de continuer à les sauver des déchaînemens anarchiques, et garantissant les libertés nouvelles contre toute réaction. Tout bien examiné, on était d’accord, ou l’on paraissait s’entendre pour ne pas aller plus loin, c’est-à-dire qu’on n’avait rien fait, et c’était bien le moins qu’on invoquât de toutes parts l’ordre, du jour, cette providence des discussions inutiles. Le corps-législatif n’a pas fait, là une brillante entrée en campagne.

Au sénat, la chose est tout autre. Ici non plus sans doute, personne ne se serait hasardé à mettre en cause la loi sur la presse, puisque l’empereur, dans son discours d’inauguration des chambres, a trouvé que tout était bien ; mais de cette situation même, acceptée telle qu’elle est, avec ses inconvéniens et ses avantages, naissait une question bien autrement grave, bien autrement délicate. La loi sur la presse avait conduit tout droit, sans qu’on s’en doutât, à un problème de l’ordre constitutionnel touchant à l’organisation même des pouvoirs publics. Nous ne dissimulons pas qu’arrivés à ce point nos sénateurs se sont trouvés surpris et même un peu embarrassés de leur audace, en se souvenant qu’ils étaient eux-mêmes les gardiens de la constitution. M. Troplong n’a pas négligé les efforts pour arrêter aux passage ces témérités de jeunesse ; mais le mal était plus qu’à moitié fait, et on est allé jusqu’au haut, sans que la société, au surplus, en ait été autrement bouleversée.

Cette dernière discussion est bien certainement en effet une des plus curieuses, une des plus naïvement hardies qu’il y ait eu dans le sénat actuel depuis qu’il existe. Si on s’arrêtait uniquement à ce qui a été dit sur La presse, un des discours les plus remarquables serait sans nul doute celui d’un nouveau sénateur. M. le comte de Sartiges, qui, accoutumé par ses fonctions diplomatiques à vivre dans des pays libres, a puisé dans son expérience cette idée, que la liberté la plus étendue de discussion n’offre pas tous les périls qu’on redoute, que les journaux les plus extrêmes en viennent bien vite à s’user par leurs excès, que ce sont les persécutions qui font le plus souvent leur puissance ; mais il faut aller droit au fond même de ce débat, à la moralité même telle que l’a dégagée M. de Maupas, le promoteur des dernières interpellations. La vérité est que, selon M. de Maupas, un des coopérateurs du 2 décembre, la situation nouvelle créée par les lois sur la presse et les réunions suppose un complément inévitable. La responsabilité, ministérielle devient désormais une invincible nécessité, ne fût-ce que pour couvrir le souverain contre l’abus de toutes les libertés qui peuvent se déployer aujourd’hui sans avoir à demander le passeport du pouvoir discrétionnaire. Il faut abriter au plus vite la responsabilité du chef de l’état en lui donnant pour bouclier toutes les autres responsabilités. C’est une idée émise, il y a quelques années déjà, par M. de Persigny, le doctrinaire de l’empire, lorsque les discussions commençaient à s’animer. M. de Maupas l’a reprise pour son compte, et l’a soutenue l’autre jour avec la verve d’un autoritaire à demi converti. Comment s’est-il converti ? comment l’impatient sénateur qui l’an dernier encore s’attachait au palladium de l’omnipotence administrative, et se montrait un des adversaires les plus résolus de la loi sur la presse, en vient-il aujourd’hui à doubler le pas dans la voie libérale, à placer le gouvernement sous le coup de cette logique qui le pousse l’épée dans les reins vers une des conditions les plus essentielles du régime parlementaire ? Cela importe peu. Que ce soit inconséquence chez l’homme, c’est une anomalie de plus, et voilà tout. Que M. de Maupas se débatte dans tous ces termes d’homogénéité, de solidarité, de responsabilité ministérielle, pour rester en règle avec la constitution, le fond est le même ; la déduction irrésistible, c’est un ministère représentant une politique, lié par une intime communauté d’opinions, placé entre le souverain et le pays intervenant dans ses affaires par les chambres, par la presse. Si M. de Maupas n’a voulu que se donner le malicieux plaisir de mettre dans l’embarras M. Troplong, gardien juré de la constitution, M. Rouher, chargé de défendre la situation actuelle tant qu’elle n’est pas modifiée, il a réussi jusqu’à un certain point. Il a bien sûrement désolé M. le président du sénat, il a forcé M. le ministre d’état à le suivre sur un terrain défendu, à combattre des idées qu’il ne désavoue peut-être pas absolument lui-même dans le secret de sa pensée.

M. de Maupas et M. Rouher, combattant sur la question de l’établissement de la responsabilité ministérielle en plein sénat, devant M. Troplong, le spectacle était bizarre, et cette étonnante séance est faite pour laisser une double impression qui survit à cet éternel ordre du jour où vont aboutir toutes les interpellations. Elle révèle de plus d’une façon les luttes intimes de notre politique intérieure. M. Rouher, négligeant volontairement sans doute les côtés plus élevés de la question, rappelait l’autre jour que, si on avait été conduit à augmenter les franchises de la presse, c’est qu’on en était venu à reconnaître que, à tout prendre, le régime discrétionnaire était impuissant, qu’il ne supprimait rien, qu’il ne méritait pas sa réputation, et qu’il valait mieux voir en face la contradiction, même l’hostilité. Eh bien ! on vient de reconnaître encore une fois ce que valent les restrictions, les prohibitions, quand elles s’appliquent aux affaires politiques, fût-ce à la discussion des principes du gouvernement. Est-ce que les sénatus-consultes protecteurs de la constitution ont rien empêché ? Est-ce qu’un sénateur dont le dévoûment est à l’épreuve ne s’est pas cru le droit d’aborder ces délicats problèmes d’organisation constitutionnelle que nous ne pouvons, pour notre part, regarder que du dehors ? Il aurait pu suivre une voie plus régulière, ce sénateur empressé à regagner le temps perdu, soit ; il ne l’a pas suivie, et on l’a dit avec une parfaite raison, comment dérober à l’examen public ce que le sénat lui-même discute, ce qui est la préoccupation de tout le monde ? Ce n’est pas tout. On a beau faire, les choses ont marché depuis quelque temps, et ce n’est pas seulement dans les discussions, c’est surtout dans les faits que s’attestent les changemens accomplis. Au fond, que signifie cette dernière séance du sénat interrogée de près ? Elle prouve que personne n’est plus dans la donnée primitive des institutions actuelles, ni M. de Maupas en proposant une innovation considérable, ni le gouvernement, qui a donné l’exemple de se réformer lui-même en étendant le contrôle des chambres, en affranchissant la presse de la tutelle administrative, et de là viennent justement ces embarras intimes que M. Rouher avait de la peine l’autre jour à voiler de tout l’éclat de sa parole. C’est la lutte entre ce qui reste d’un régime d’omnipotence qui, en se modifiant par sa propre initiative, hésite encore, se défend sur certains points, et les exigences croissantes de l’opinion. C’est là ce qui apparaissait à travers les réticences, les aveux, les échappées de la dernière discussion du sénat, et c’est ce qui rend cette séance curieuse entre toutes.

Sait-on un exemple frappant, éloquent, de cette lutte intime entre l’esprit de la première période de l’empire et les nécessités croissantes d’une situation nouvelle ? C’est ce qui arrive de l’administration de la ville de Paris, de cette administration qui, somme toute, est aujourd’hui en liquidation devant le corps législatif. M. Haussmann, c’est un type de l’omnipotence s’appliquant au gouvernement d’une ville, s’exerçant dans une sphère qui égale celle de certains états en Europe. M. le préfet de la Seine est peut-être le seul administrateur pour lequel il n’y ait point eu d’obstacles. La cour des comptes lui a fait quelquefois des observations, il ne les a pas écoutées. Son conseil municipal, composé d’hommes fort honorables assurément, nommé d’ailleurs sur ses propositions, était trop bien élevé et trop convaincu de la grandeur de ses desseins pour rien refuser à sa féconde activité. M. Haussmann est allé droit son chemin, démolissant et reconstruisant Paris, ouvrant des boulevards et des rues, abattant des montagnes, préparant la création de nouveaux cimetières, faisant en un mot sa ville à lui, sans s’inquiéter beaucoup des Parisiens, race nomade et frondeuse, toujours prête à quereller le pouvoir, sauf à se résigner aux merveilles qu’on lui destine ; mais, pour accomplir de si grandioses entreprises, il fallait des ressources, et ces ressources, M. le préfet de la Seine se les est procurées tantôt d’une façon naturelle par des emprunts légalement autorisés, tantôt par des moyens ingénieux d’une étrange élasticité. Il a épuisé toutes les combinaisons, il a fait argent de tout, du présent et de l’avenir, de ce qu’il avait et de ce qu’il n’avait pas. Tant qu’on n’y regardait pas de près, tout allait bien encore. Le jour est arrivé cependant où l’opinion, devenue plus susceptible, s’est mise à interroger ces vastes opérations par lesquelles on l’émerveillait, à scruter les moyens par lesquels tant de choses étaient accomplies, et ce jour-là il a fallu s’arrêter, il a fallu liquider : résultat final, plus de 460 millions de déficit, dont 398 millions obtenus du Crédit foncier et constituant une dette que le corps législatif, saisi déjà l’an dernier de la question, est appelé aujourd’hui à régulariser par un vote un peu tardif.

Est-ce un emprunt déguisé qu’a fait réellement M. le préfet de la Seine sans demander l’autorisation qui lui aurait été nécessaire ? Était-ce au contraire un prélèvement légitime et anticipé sur les ressources annuelles de la ville pendant un certain laps de temps. C’est ce qui sera discuté dans quelques jours. On soutiendra, si nous ne nous trompons, que la consolidation des 398 millions si complaisamment avancés par le Crédit foncier ne constitue pas un emprunt au sens propre et légal du mot, que la ville, de Paris ou le gérant de ses finances avait le droit d’étendre sur l’avenir cette part des charges, du présent, que M. le préfet de la Seine a même été par le fait un grand décentralisateur en agissant avec une aussi hardie indépendance. On dira bien des choses ! encore ; il n’est pas moins clair que, s’il n’y avait point un emprunt véritable, déguisé sous cette ingénieuse combinaison des bons, de délégation, on n’aurait pas recours aujourd’hui au corps législatif pour régulariser après coup ce qu’il n’avait pas autorisé. Il est bien plus évident encore que ce n’est pas là une affaire de simple juridiction administrative ou d’interprétation légale du mot d’emprunt, que c’est une question politique de premier ordre, se posant à propos de tout un ensemble de travaux irrégulièrement accomplis par la volonté autocratique d’un homme.

M. le préfet de la Seine a une justification souveraine dont on finit par abuser. Il se réfugie dans la magnificence de ses œuvres, il se fait un rempart de toutes les merveilles dont il a doté Paris. C’est, à proprement parler, la souveraineté du but transportée dans le domaine de l’édilité. Ce serait certainement une injustice, de méconnaître la grandeur et l’utilité de quelques-uns de ces travaux, de même que ce serait une puérilité de contester l’énergique et opiniâtre capacité de cet infatigable révolutionnaire de la voirie parisienne ; mais ce qui nous frappe dans tout cela, c’est l’absence totale du sentiment de la loi. L’administration actuelle de la ville de Paris, avec ces opérations tant attaquées, n’a fait, dira-t-on, que ce qui s’est pratiqué dans d’autres circonstances, à propos du rachat du péage des ponts, à propos du rachat du canal Saint-Martin, etc., ce qui est en usage dans une multitude d’autres grandes villes de France. C’est là précisément le mal invétéré que ce penchant des administrateurs à éluder les plus simples règles par des combinaisons plus ou moins ingénieuses, et si c’est plus sensible à Paris, c’est que ce dédain suprême de la loi s’y est manifesté dans de plus vastes proportions. Toutes ces questions parisiennes ont été serrées de près déjà plus d’une fois. M. Léon Say les a étudiées avec une pénétrante intelligence, et M. Augustin Cochin les résume aujourd’hui dans une brochure, la Ville de Paris et le corps législatif, œuvre d’un « Parisien renforcé » qui répète volontiers avec Montaigne : « Paris a mon cœur dès mon enfance ; je l’aime tendrement et jusques à ses verrues et à ses taches. » Dans ces pages, il n’y a aucune injustice pour M. le préfet de la Seine, il y a de l’impartialité, de la sincérité, et en définitive l’auteur arrive sans effort à cette conclusion que M. Haussmann a fait certainement de grandes choses, mais qu’il en a fait aussi d’inutiles, en payant les unes et les autres très cher, qu’il a développé la prospérité de la ville, mais qu’il a grevé aussi pour longtemps les ressources municipales, qu’il a engagé l’avenir sans savoir ce que sera cet avenir, et que la cause de tout cela, c’est l’absence de contrôle. Or ce contrôle devenu nécessaire, où le placer ? Le plus simple serait sans doute de rendre à Paris une organisation municipale régulière par l’élection. C’est justement ce qu’on ne veut pas sous l’influence de souvenirs et de considérations qui n’ont pas une égale valeur. On ne veut pas d’un Paris municipal ayant sous la main le gouvernement de la France. C’est alors que par un expédient nouveau on a imaginé de faire passer dans le domaine du corps législatif l’examen du budget extraordinaire de la ville de Paris en y joignant le budget de la ville de Lyon, qui est placée sous le même régime des commissions administratives, et qui sans cela resterait, comme on l’a dit, une exception dans l’exception.

Sera-ce un remède décisif ? Puisqu’on ne veut pas replacer Paris dans les conditions d’un vrai régime municipal appuyé sur l’élection, l’intervention du corps législatif est indubitablement une amélioration, si ce contrôle supérieur est réellement organisé d’une façon efficace. C’est pourtant, on en conviendra, une combinaison singulière que celle qui place un préfet directement en face du corps législatif, et il serait plus étrange encore qu’un ensemble de faits qui a conduit à cette sorte de mise en tutelle de M. le préfet de la Seine eût pour dernier résultat de lui préparer une élévation nouvelle. On a parlé en effet, pour M. Haussmann, de la résurrection d’un ministère de Paris qui existait ni plus ni moins sous l’ancien régime. Ce serait probablement une très embarrassante complication, quoique nous ne méconnaissions pas la différence entre ce que pourrait être aujourd’hui un ministère de Paris et ce qu’il était autrefois. Dans tous les cas, c’est par une loi de l’époque consulaire que l’organisation préfectorale a été créée, c’est par une loi seulement qu’elle pourrait être réformée, et on y regardera à deux fois. Sans dépasser les termes de la proposition qui est en ce moment devant le corps législatif, la difficulté est déjà bien assez grande. Qu’on y prenne garde, c’est mettre en présence Paris et la province, représentée par le corps législatif, ce qui peut devenir une source d’épineux antagonismes. Et de plus que sera le contrôle supérieur d’un parlement qui pourra s’exercer sur le budget extraordinaire, et devra s’arrêter aux limites du budget ordinaire ? Qu’est-ce que l’ordinaire et qu’est-ce que l’extraordinaire ? Quoi de plus facile pour un homme comme M. Haussmann que d’échapper par ces distinctions à tout contrôle efficace ? Si le contrôle n’est pas sévèrement et soigneusement organisé, il se pourrait en vérité que cet expédient imaginé dans un moment de crise ne fût pour un administrateur entreprenant qu’un moyen nouveau de donner carrière à son activité. Jusqu’ici du moins, dans les termes sommaires où se présente la question, rien n’empêche M. le préfet de la Seine de décréter de son autorité propre une multitude de travaux qui échapperont nécessairement au corps législatif, et pour l’exécution desquels il saura bien se tirer d’affaire. Ou le contrôle sera étendu et précisé par la loi qui va être discutée, ou il sera illusoire ; il laissera une liberté dont on usera dans l’avenir comme dans le passé, et le corps législatif verra retomber sur lui tardivement la responsabilité de ce qu’il n’aura pas autorisé. C’est tout juste comme dans la politique, et voilà pourquoi nous avions quelque raison de voir dans l’administration de M. Haussmann un spécimen particulier d’un régime qui ne s’harmonise plus avec les conditions nouvelles, de représenter M. le préfet de la Seine comme un de ces types d’omnipotence qui deviennent embarrassans quand on reprend le goût des garanties réelles, qui résument en eux-mêmes les contradictions, les difficultés d’une transition laborieuse. Sur ces affaires de la ville de Paris, en un mot, va se livrer certainement une sérieuse bataille politique. La question est de savoir à qui restera la victoire, aux habitudes traditionnelles de prépotence administrative ou à l’esprit renaissant de garantie et de libre contrôle ?

La victoire, nous l’espérons encore, elle restera à l’esprit libéral, comme elle est en ce moment à la paix dans la politique extérieure, qui aurait elle-même échappé à bien des méprises, à bien des erreurs, par une intervention plus directe du pays. Aujourd’hui c’est la paix qui revient d’Orient. La Grèce paraît avoir adhéré purement et simplement aux propositions de la conférence réunie à Paris il y a quelques semaines. La conséquence sera que la Sublime-Porte, renouant les rapports diplomatiques qu’elle avait rompus, renverra d’ici à peu un représentant à Athènes, que l’ultimatum turc sera naturellement retiré, et que les relations des deux pays se trouveront par le fait rétablies dans les conditions anciennes. C’est une bourrasque que la paix européenne a traversée et où elle aurait pu assurément sombrer. Il ne faut pas croire en effet que cet esprit de conciliation dont l’Occident réuni s’est fait l’organe ait triomphé sans peine, qu’il n’ait rencontré ni difficulté ni résistance. Malheureusement en Orient tout est organisé pour une lutte qu’on peut ajourner encore, mais qu’on n’empêchera point, parce qu’elle est dans la nature des choses, parce que les élémens hostiles sont toujours prêts à se heurter. D’un côté, à Constantinople même, on n’en peut douter, il y avait un parti de la guerre représenté principalement dans les dernières crises par le ministre de la guerre, Namik-Pacha, et poussant à des mesures extrêmes. Il y a eu un instant, dit-on, où ce parti, servi par le jeune fils de Namik-Pacha, Djemil-Bey, premier chambellan du sultan, se croyait presque sûr de la victoire. Il s’agitait fort, menaçant la position du grand-vizir, Aali-Pacha, qui naturellement n’était pas disposé à se séparer de la diplomatie occidentale pour brusquer aventureusement les choses. Ce parti de l’action précipitée a été vaincu, et c’est le secret de cette crise à la suite de laquelle, il y a quelques jours, Namik-Pacha quittait le ministère de la guerre, et son fils Djemil-Bey cessait d’être chambellan du sultan. D’un autre côté, l’ardeur belliqueuse n’était pas moins vive en Grèce. Le parti de la guerre comptait des représentans puissans, et il avait la popularité dans le pays. Fort de la surexcitation du sentiment national, il dominait dans le ministère au moment où les propositions de la conférence arrivaient à Athènes.

Le premier effet de cette mise en demeure adressée par la diplomatie européenne au gouvernement hellénique a été la dissolution du cabinet Bulgaris et le commencement d’une crise prolongée où toutes les combinaisons ont été essayées. Le jeune roi George ne s’est point hâté, il s’est entouré de conseils, il a réuni autour de lui quelques-uns des hommes considérables de la Grèce, M. Zaïmis, M. Christidès, M. Deligiorgis, etc. Ces conseils étaient l’image des sentimens agités du pays. Le souverain hellène se trouvait dans une position cruelle, placé qu’il était entre toutes les influences, entre la diplomatie, qui lui parlait de paix, et ceux qui se laissaient exalter par la passion publique au point de vouloir tout braver quand même, entre le danger d’attrister, de froisser le sentiment national par une résignation nécessaire, et l’évidente impossibilité de se lancer follement dans une guerre pour laquelle la Grèce n’était rien moins que prête. La diplomatie et surtout le représentant de la France, M. Baude, ont sûrement aidé à lever ces doutes et à faire prévaloir les conseils pacifiques. La sagesse l’a emporté, et après bien des tâtonnemens c’est M. Zaïmis qui s’est chargé, comme président du conseil, de personnifier dans le gouvernement la politique de la paix, de signer l’acte d’adhésion de la Grèce à la déclaration de la conférence. M. Zaïmis est le fils de l’un des chefs de la guerre de l’indépendance en 1821 ; il a fait lui-même partie de la députation envoyée, il y a quelques années, à Copenhague pour offrir la couronne hellénique au jeune prince danois qui est aujourd’hui le roi George. Sans avoir l’ascendant de M. Bulgaris, de M. Commondouros, il passe pour un homme habile et exercé. Il s’est donné pour collègues, entre autres, un officier distingué de l’armée, M. Charles Soutzo, un diplomate, M. Théodore Delyannis, l’ancien ministre de Grèce à Paris et le parent de M. Delyannis, ministre des affaires étrangères dans le dernier cabinet…C’est le ministère de la paix nécessaire, d’une paix qui n’offense en rien le patriotisme après tout, et qui n’aliène nullement l’avenir.

Diverses circonstances ont déterminé sans doute cette solution de la crise, hellénique et la plus essentielle, en dehors des communications personnelles que le roi George a pu recevoir des principaux souverains de l’Occident, c’est une juste appréciation des faits, c’est un simple coup d’œil jeté sur l’Europe, sur l’Orient. En Europe, il y a la volonté manifeste de prolonger autant que possible la durée de la paix. En Orient même, on ne peut se dissimuler que la situation s’est modifiée depuis quelque temps. Que dans les diverses régions orientales, dans la Roumanie, dans la Bulgarie, en Serbie, tout se soit disposé à une certaine heure pour engager la lutte, cela n’est pas douteux. On ne peut plus ignorer que M. Bratiano, quand il était premier ministre à Bucharest, se précipitait, vers la guerre avec une sorte d’impatience aveugle, et il était si engagé dans cette voie qu’il ne savait plus comment revenir sur ses pas, qu’il eût été infailliblement entraîné à quelque tentative extrême. C’est alors que la Prusse, sur laquelle il se croyait quelque droit de compter, l’arrêtait subitement, et le laissait tomber du ministère ou provoquait sa chute. Depuis ce moment, M. Bratiano n’a cessé d’entretenir l’agitation, il le pouvait d’autant mieux qu’il, avait la majorité dans les chambres. Tout a un peu changé cependant. Le ministère Ghika, qui a succédé à M. Bratiano, s’est maintenu ; il a redressé la politique roumaine en lui donnant une direction plus pacifique, et à la suite de quelques incidens où le rappel de la mission militaire française à Bucharest a joué un certain rôle, le ministère roumain vient d’être autorisé par le prince Charles à dissoudre la chambre. Les influences pacifiques ont retrouvé de l’empire en Roumanie. On ne pouvait méconnaître la force de ces circonstances à Athènes. On ne pouvait se lancer sans réflexion dans une lutte que l’Europe voyait d’un mauvais œil, où la Grèce n’aurait pas trouvé peut-être tous les alliés sur lesquels elle aurait pu compter dans d’autres momens. La paix est sortie de cette situation. La crise a été traversée pour aujourd’hui, et la conférence peut enregistrer son succès ; mais il ne faut pas oublier aussi que cette crise n’est nullement accidentelle, qu’elle tient surtout à l’état informe où la Grèce a été placée, où elle ne peut vivre, et que l’Europe, responsable jusqu’à un certain point de cet état, ne s’en tirera pas toujours à si peu de frais.

Ce qui arrivera un jour ou l’autre de ces querelles d’Orient incessamment renouvelées, on ne peut certes le dire. Elles vont s’apaiser encore une fois pour un moment par la toute-puissance d’une bénigne médiation de la diplomatie occidentale. En attendant, et pour nous aider à ne pas trop nous endormir, voici qu’un autre bruit de tempête nous arrive d’Allemagne. La tempête, il est vrai, n’a rien de directement menaçant pour la paix de l’Europe, et peut-être n’est-elle pas même bien sérieuse, quoique le chef d’équipage ait donné le signal d’alarme ; elle n’est pas moins un singulier, symptôme. Pour parler plus clairement, de vives et retentissantes discussions viennent d’avoir lieu dans les chambres prussiennes, et elles ont été pour M. de Bismarck l’occasion d’une de ces sorties audacieuses comme il s’en permet quand il sent le besoin de rallier son monde. M. de Bismarck a toujours des façons originales d’intervenir dans les débats parlementaires ; il s’y comporte en major de cuirassiers qui cherche partant l’ennemi, frappant d’estoc et de taule. Il ne s’agissait pourtant ici ni de préparer un autre Sadowa, ni de passer d’un seul bond à travers la médiocre grille du Mein pour aller dévorer l’Allemagne du sud. Non, il s’agissait plus simplement de remporter une grande victoire sur l’ancien roi de Hanovre et sur l’ancien électeur de Hesse, défaire une charge à fond contre les « maisons d’Esté et de Brabant, » contre les épouvantables « menées guelfes, » contre les deux petites cours réfugiées depuis 1866 à Hietzing et à Prague. Tranchons le mot, il s’agissait tout bonnement, pour le salut de la patrie allemande, de mettre la main sur les biens des deux princes dépossédés, et voilà pourquoi la tempête n’est pas bien sérieuse, voilà pourquoi il y a au premier coup d’œil une disproportion notoire entre le bruit qui s’est fait à Berlin et le sujet même de ces discussions. Il est trop visible qu’on n’a soulevé de si grandes questions, qu’on n’a mis en jeu tant de passions dans le parlement prussien, que pour couvrir une chose peu digne d’un gouvernement qui a beaucoup à se faire pardonner, — un simple acte de confiscation. Ni le lecteur de Hesse, que la Prusse aidait autrefois à pressurer ses sujets, ni le vieux roi de Hanovre lui-même, n’étaient faits pour exciter un souverain intérêt ; on les transforme aujourd’hui en victimes dans un moment de colère. Quoi donc ! M. de Bismarck ne se contente pas d’être l’heureux vainqueur de 1866, d’avoir absorbé en sept jours de guerre le royaume de Hanovre, l’électorat de Hesse, le duché de Nassau, la ville libre de Francfort ; il faut encore que ceux qu’il a dépouillés se tiennent pour satisfaits, qu’ils ne disent rien, sous peine de se voir poursuivis jusque dans leur fortune privée par toutes les rigueurs de la guerre ?

M. de Bismarck n’est point du tout un homme naïf. Lorsqu’au lendemain des événemens de 1866 il rendait leurs biens au roi George de Hanovre et à l’électeur de Hesse par des traités formels, il ne croyait pas sans doute avoir converti ces princes à la légitimité prussienne, il savait bien qu’il retrouverait en eux des prétendans. Il poursuivait simplement un but politique ; il comptait tranquilliser la conscience de beaucoup de Hanovriens en désintéressant matériellement leur ancien souverain, et il espérait aussi faire plaisir aux Anglais, ces protecteurs traditionnels d’un roi qui par sa naissance restait encore pair d’Angleterre. Il n’a pas obtenu tout ce qu’il se promettait ; il s’est bientôt repenti de ses largesses envers le roi George, à qui il avait assuré quelque seize millions de thalers. La chambre, qui n’avait approuvé ces libéralités qu’avec peine, et qui s’était repentie avant le ministre, la chambre était toute prêté à retirer par voie de séquestre ce qu’on avait donné par un traité diplomatique ; mais il fallait encore un motif. Le motif, il est tout trouvé : c’est la raison d’état ! Est-ce que les petites cours de Hietzing et de Prague ne sont pas depuis deux ans des foyers d’intrigues contre la Prusse ? Est-ce que le roi George ne prononce pas des discours où il parle de la restauration guelfe, que la Providence doit infailliblement accomplir ? Est-ce qu’il n’a pas eu une légion hanovrienne qui s’est promenée de l’Autriche en Suisse, de la Suisse en France, où elle est maintenant disséminée ? Et l’électeur de Hesse, celui-là aussi conspire dangereusement. Il reçoit des tapis brodés par les dames de Cassel, et il a une chancellerie qui expédie des mémoires aux gouvernemens étrangers pour défendre ses droits en invoquant Grotius, Vattel, Bluntschli et Heffter ! Une fois sur ce chemin, M. de Bismarck s’y est lancé avec sa crânerie ordinaire, éclaboussant un peu tout le monde, l’Autriche assez directement, la France d’une façon moins directe, quoique assez transparente encore, les particularistes, les républicains de Wurtemberg, les juristes, qui lui présentaient « l’objection judiciaire. » Armé de la raison de salut public, M. de Bismarck, comme il le dit, n’était pas homme à se laisser prendre « dans les mailles d’une simple objection juridique. » Il est même peut-être allé plus loin qu’il ne voulait, cédant à une irritabilité qu’il tient, dit-on, de ses dernières souffrances nerveuses, et aussi à l’impatience d’un politique qui, avec tout son ascendant, avec toute sa force, se sent néanmoins mal à l’aise au milieu de l’œuvre immense dont il a pris la redoutable responsabilité. Dans sa parole pittoresque et hautaine, il y a une irritation qui a de la peine à se contenir.

Le fait est que ces deux discours que M. de Bismarck a prononcés coup sur coup à l’appui de ses mesures de séquestre sont étranges, et on ne peut que s’émerveiller de l’art subtil et passionné avec lequel le premier ministre prussien lie ce qu’il appelle les « menées guelfes, » les démarches des princes dépossédés, à tout le mouvement européen. C’est évidemment par ces princes qu’ont été propagés tous les malentendus, tous les doutes sur l’innocence et les intentions pacifiques de la Prusse ! C’est par eux qu’a été entretenue et envenimée cette situation de l’Europe, un moment si violente, et qui n’a été détendue que par le changement de ministère à Bucharest. On a ici l’explication du mot que prononçait M. de Bismarck il y a deux mois. Seulement c’est une autre énigme : si, comme nous le disions, M. Bratiano allait en avant sans regarder derrière lui, ce n’était pas sans doute pour complaire au roi de Hanovre et à l’électeur de Hesse, c’est qu’il se croyait autorisé par d’autres appuis, par d’autres relations mystérieuses, de sorte que, dans les confusions probablement calculées de sa logique, le tout-puissant ministre du roi Guillaume en laisse deviner plus qu’il n’en dit ; mais ce qu’il y a de plus frappant en vérité dans les discours de M. de Bismarck, c’est l’emportement plein de mépris avec lequel il met la raison d’état et la force au-dessus de tout droit, c’est l’âpreté avec laquelle il se jette sur ces malheureux princes dépossédés, et parle de « poursuivre ces reptiles jusque dans leurs repaires. » Il a de curieuses expressions, ce hardi vainqueur, pour justifier l’espionnage qu’il étend partout. « Là où la pourriture s’est mise, dit-il, foisonne une vie que l’on ne peut guère saisir avec des gants glacés. » Si des démagogues parlaient de cette manière à propos des royautés déchues, on trouverait qu’ils ne sont pas de trop bon goût, et qu’effectivement ils ont oublié de mettre « des gants glacés. » Que l’un des chefs du radicalisme prussien, M. Waldeck, dans un langage beaucoup plus modéré d’ailleurs, approuve le séquestre justement parce qu’il y voit un acte révolutionnaire, ce n’est pas surprenant encore. Il est un peu plus singulier que ce soit le premier ministre d’un roi de droit divin qui agisse ainsi, et qui offre de ces modèles de langage. De nos jours, ce sont les gouvernemens quelquefois qui instruisent les révolutionnaires, qui leur enseignent comment il faut agir, comment il faut parler, et les révolutionnaires pourraient en faire autant, ils auraient de la peine à faire mieux.

Les cortès constituantes viennent enfin d’être inaugurées à Madrid, et elles ont pu se réunir sans autre accident que quelques coups de fusil de réjouissance qui n’ont pas laissé de blesser plusieurs personnes. Au moment où l’assemblée espagnole s’est trouvée réunie, deux questions certes des plus graves, quoique préliminaires encore, se présentaient naturellement. La première, c’était le choix d’un président. Le candidat le plus désigné semblait être M. Olozega, qu’on avait fait venir de Paris ; mais soit que M. Olozaga, par son attitude assez indécise, ait perdu de son influence, soit qu’il ait préféré revenir à Paris, il s’est effacé complètement. L’heureux élu a été M. Rivero, le chef du parti démocratique rallié à la monarchie, homme d’esprit et d’habileté, accoutumé d’ailleurs aux discussions des assemblées, où il figure depuis longtemps. Une question bien plus sérieuse encore, c’est la formation d’un gouvernement. Fera-t-on un directoire, un triumvirat ? Se bornera-t-on à maintenir à peu près le gouvernement actuel avec quelques modifications ministérielles ? C’est sur ce terrain que s’agitent aujourd’hui tous les antagonismes, et de guerre lasse il ne serait pas impossible qu’on ne finît par établir une sorte de commission de gouvernement où resteraient les chefs primitifs de la révolution, le général Serrano, le général Prim, l’amiral Topete, et sous la direction de laquelle s’organiserait un nouveau ministère. Et cela fait, la grande question restera encore ; mais celle-là, l’assemblée de Madrid ne semble pas pressée de l’aborder, et c’est pourtant celle d’où dépend l’avenir libéral de l’Espagne.

CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE.




« J’étais un soir dans les coulisses de l’Opéra de Berlin, pendant qu’on représentait le quatrième acte des Huguenots, et fus témoin du manège assurément très curieux auquel se livrait une fort célèbre et fort applaudie cantatrice du temps, pour se monter à la hauteur du fameux duo de Valentine avec Raoul. C’était, dans sa plus violente expression, l’extravagance du goût dramatique moderne. Elle s’animait, s’échauffait, se ruait au combat, n’y tenait plus. Ses cheveux, où la main d’un artiste coiffeur avait pourtant su répandre un beau désordre, ne lui semblaient point assez épars, elle y fourrageait avec délire, et par les gestes et les mouvemens extérieurs de la passion se préparait à la passion. L’instant venu, elle se précipita d’un bond sur la scène, dit le morceau avec un tel déchaînement de pathétique et de furie que l’orage de cette voix et de cette pantomime amena aussitôt dans la salle un immense tonnerre d’applaudissemens. À partir de ce soir-là, mon opinion fut fixée sur cette prétendue grande artiste ; qui n’était au fond qu’une nature impuissante et froide, condamnée à tirer du dehors l’expression de ce qu’au dedans elle ne ressentait pas. Cette femme était pour moi la représentation vivante et complète de la musique de Meyerbeer, et en même temps de cette passion musicale dans le goût d’aujourd’hui dont on ne trouve, grâce à Dieu, aucune trace chez les classiques, ce qui fait qu’aux yeux de beaucoup d’imbéciles et de philistins nos classiques passent généralement pour des esprits frappés de sécheresse. » Ces paroles d’un très ingénieux et très docte amateur allemand dont nous n’avons point à discuter la justesse en ce qui touche l’art de Meyerbeer nous revenaient à la mémoire au sujet de Mlle  Hisson. C’était aussi pendant le quatrième acte des Huguenots, et tout en assistant à ces débuts si judicieusement différés, — que dans l’intérêt même de cette jeune femme il eût mieux valu retarder encore, — nous déplorions ce luxe de voix et de gestes, cette incessante frénésie, cet effort continu vers un effet qui ne se produit pas et ne saunait se produire, puisque toute cette grande émotion n’est qu’au dehors, et qu’au-dedans la vraie intelligence et la vraie flamme font défaut. L’art au théâtre n’est point de montrer une passion qu’on ne ressent pas ; il s’agit au contraire d’avoir en soi plus de passion qu’on n’en laisse voir. Une cantatrice dont le rapide passage sur la scène de l’Opéra ne fut pas sans gloire, la Cruvelli, avait de ces intempérances : on la voyait avec regret se dépenser à tout propos, se monter la tête en pure perte, et, comme on dit, se battre les flancs ; mais la Cruvelli était une artiste, et même alors qu’elle outre-passait la situation, au plus fort de ses excès de pantomime, sa voix splendide et superbe ne succombait pas.

Mlle  Hisson est une Cruvelli manquée ; tout est désordre et soubresauts dans sa façon de dire. À des audaces que la situation n’indiquait nullement vont succéder de fâcheuses défaillances aux momens les plus dramatiques. Cette voix, sur laquelle aux premiers jours on était si fort émerveillé, semblait aussi s’être effacée. Le médium ne porte pas, les notes élevées, mieux sonnantes, mais mal appuyées, tendent toujours à hausser le ton. Dans le grand dire avec Marcel, elle prend un demi-ton trop haut la belle phrase à la Mozart, et partant l’effet reste nul. Ce qui caractérise, je ne dirai pas le talent, mais la façon d’être de Mlle  Hisson, c’est une sorte d’incapacité de se modérer : excès de voix, de gestes, de prononciation, dans les nasales surtout. Elle force les traits, souligne les mots. On dit : il faut quelle travaille. Oui, certes, mais il faut d’abord aussi qu’elle se calme. Du reste, aucun souci du personnage, aucune préoccupation de ce que pourrait bien être, en dehors de la ritournelle qu’on débite, ce caractère de Valentine si puissamment conçu, si nuancé, auquel il faut du commencement à la fin appartenir corps et âme, et qui ne se compose pas seulement de deux duos et d’un trio, comme paraît trop le croire Mlle Hisson, qui d’ailleurs ne fait guère en ceci que suivre l’exemple de Mme Marie Sass. Si vous demandiez à Mlle  Hisson pourquoi elle, qui jette à tout propos feu et flamme, laisse tant mollir son accentuation dans ce beau récitatif qui précède son duo avec Marcel, elle n’aurait probablement à vous donner d’autre raison que celle-ci : je n’y ai pas pensé, et c’est ce qu’il conviendrait aujourd’hui de reprocher très sérieusement à certains artistes de l’Opéra, aux mieux rentés surtout : ils n’y pensent pas. Il semble que pour eux devant le public tout soit dit quand ils ont, comme Mme Carvalho, enlevé leur cavatine, ou, comme M. Faure, bellement arrondi leur paraphrase. Quand Mme  Carvalho arrive à cheval vers la fin du troisième acte, on croirait, à son air d’absolue indifférence, voir figurer une simple comparse, et pourtant ces quelques mesures qu’elle jette négligemment en chantant du coude selon une vieille habitude importée de l’Opéra-Cominque, ces quelques mots qu’elle daigne à peine articuler, n’ayant point à s’y faire applaudir, contiennent toute la grandeur du drame qui va suivre. Supprimez-les, la scène de Raoul et de Valentine au quatrième acte n’a plus de raison d’être. Personne, pas plus le ténor Colin, qui les écoute, que Mme  Carvalho, qui les prononce n’a l’air de se douter de l’importance tragique de ces paroles. Raoul apprend que la femme que sur les apparences il a outrageusement repoussée, l’aimant et l’adorant, n’avait en rien démérité de son estime ni de son amour, et cet éclair qui devrait le foudroyer le laisse froid ; il écoute cela sans y penser. Est-ce là, je le demande, prendre son élan vers le fameux duo, point culminant du chef-d’œuvre ? Rien ne saurait empêcher un comédien, petit ou grand, d’être avec suite le personnage qu’il représente et de s’évertuer à « remplir » son rôle : ce mot dit tout. On nous trouvera peut-être bien sévère. Il s’agirait pourtant de s’entendre et de savoir si les administrations, qui ne s’épargnent ni soins ni sacrifices, si le public, qui donne son argent, ont droit à ce que chacun fasse en conscience son métier. Exigera-t-on d’un artiste gorgé de faveurs et de richesses moins qu’on n’exige d’un ouvrier ? Sera-ce trop que de réclamer du premier ce qu’on réclame du second : l’intelligence et la pratique honnête et complète de son affaire ? Le malheur veut que les vérités de cette sorte ne soient pas exprimées assez souvent, assez haut ; tout le monde les pense comme nous, mais la plupart du temps tout le monde se dit comme Hamlet : « Est-ce bien la peine ? Et en supposant que ce soit bien ma conviction, qu’ai-je à faire de la mettre sur le papier ! »

Un homme, qu’à ce point de vue on regrettera longtemps est sorti naguère sans bruit ni fanfare de la troupe de l’Opéra, je veux parler de M. Obin. C’était un artiste, celui-là, et non un phraseur. On l’applaudissait moins, mais avec quel intérêt on le suivait, on l’écoutait, même alors que sa voix ne répondait plus à l’effort de son intelligence ! Disons mieux, de ces défaillances de l’organe on s’apercevait à peine, entraîné qu’on était par cet art qu’il possédait de savoir toujours occuper la scène, et qu’il tenait de la tradition des maîtres. C’est pourquoi tous ceux qui, comme nous, aiment ce beau théâtre de l’Opéra, et souhaitent de le voir prospérer, regretteront l’absence de M. Obin en espérant qu’elle ne sera pas indéfinie : les artistes de cet ordre deviennent trop rares par le temps qui court pour qu’on les laisse s’éloigner à tout jamais. Il y a tel ouvrage du répertoire qu’on ne se figure pas sans M. Obin, le Don Carlos de Verdi par exemple. Qui ne se souvient de ce Philippe II, un portrait du Titien vivant et se mouvant ? M. Obin n’avait pas seulement cette qualité supérieure de ne jamais désemparer, de maintenir d’un bout à l’autre de la pièce l’autorité de son personnage ; il saisissait par ses côtés originaux la figure qu’on lui présentait, il avait le jeu indépendant, créateur, jamais poncif comme M. Faure dans Guillaume Tell et surtout dans Hamlet.

L’administration de l’Opéra, fatiguée de se livrer en pure perte au dressage des ténors étrangers, a trouvé sous sa main un jeune homme de bonne volonté, et, pour le moment du moins, s’en contente. M. Colin, qui, jouant Laerte dans Hamlet, s’était fait remarquer en chantant d’une voix charmante d’assez mauvaise musique, a été chargé inopinément du rôle de Raoul, et tout serait au mieux, si ce jeune ténor pouvait s’en tenir à la mesure de ses moyens et ne pas constamment forcer la note. Quand on commence par attaquer à plein gosier une romance de pure rêverie que Meyerbeer, pour en caractériser l’idéale expression, fait accompagner par la « viole d’amour, » on en vient tout naturellement à redoubler d’efforts et d’exagération dans le quatuor sans*accompagnement du deuxième acte aussi bien que dans le septuor du troisième ; puis, comme une pareille dépense de force entraîne une sensible altération de l’organe, on arrive épuisé au grand duo du quatrième acte, et c’est avec un coup de collier désespéré qu’on enlève le sublime andante que la voix se refuse à chanter piano. Quelle idée avoir d’un chanteur qui, dans un de ces morceaux où quatre, cinq, six et sept voix doivent concerter ensemble, ne se propose qu’un seul but : forcer le son et faire par là que sa voix prédomine sur toutes les autres et les étouffe ? C’est à ce beau système que le fameux trio des masques, dans Don Juan, doit son espèce de discrédit à l’Opéra. Mme  Sass mettait dehors toute sa voix ; de son côté, pour ne pas être en reste, Mme  Gueymard surmenait la sienne, et M. Naudin, avec ses traditions d’école italienne, perdait sa peine à vouloir contenir et modérer cette dona Anna et cette Elvire résolues à renchérir à mort l’une sur l’autre, d’où il advint que Ce fut le morceau qui périt. Dans le septuor des Huguenots, M. Colin renouvelle chaque soir la même indiscrétion : il force et ralentit outre mesure. Parlerai-je de son duo avec Valentine, chef-d’œuvre incomparable du chant dramatique moderne, où toutes les occasions viennent s’offrir au ténor de faire valoir une belle voix dans son expression la plus tendre et la plus pathétique, comme aussi dans ses plus violens éclats ? Malheureusement l’art de nuancer est un secret que M. Colin ignore presqu’à l’égal de Mlle  Julia Hisson. La chanteuse entame l’action avec sa furie intempestive, le ténor la suit sur son terrain ; bientôt l’égarement de la passion amène l’égarement des voix, l’une chante trop haut, l’autre, toujours forçant, chante un quart de ton trop bas, et ce duo, point culminant de l’œuvre, finit par être aussi le point où se sont donné rendez-vous toutes les exagérations, toutes les inexpériences, tous les défauts de ce Raoul et de cette Valentine.

Le Théâtre-Lyrique continue de tâtonner en espérant toujours trouver sa veine. Au Barbier de Séville, au Val d’Andorre, a succédé l’Iphigénie en Tauride, puis sont venus Rigoletto, le Brasseur de Preston, aujourd’hui voici Don Juan : Rossini, Halévy et Gluck, Verdi, Adolphe Adam et Mozart, tous les goûts, tous les styles ! Rien de mieux, à la condition qu’on s’arrangera de manière à donner à ces divers styles une exécution plus appropriée à leur caractère, à leur couleur, et qu’on sortira de l’a peu près ; car si le public et la critique sont tenus à beaucoup d’indulgence vis-à-vis de ce qui débute et se débrouille, encore faut-il que les choses se coordonnent et que les vagissemens prennent fin. La période d’entrée en matière doit être close, il s’agit maintenant de montrer ce dont on est capable. L’insuffisance des moyens actuels ne saurait être mise en doute, et cette troupe n’a qu’à passer au second plan pour céder l’avant-scène à des sujets dont la personnalité s’affirme davantage. Nous ne demandons pas qu’on inaugure le règne des étoiles, si funeste partout ailleurs et qui fut la vraie ruine de l’administration précédente. Ce que nous voudrions surtout voir fonctionner là, c’est un ensemble militant, progressif, ayant à sa tête quelqu’un de ces talens pleins de flamme comme en possédait dans ses beaux temps l’Académie royale de musique, comme en possède peut-être encore la jeune troupe de l’Académie impériale, et qui par intervalles se font jour dans ces représentations qu’on appelle à l’Opéra des lendemains.

Mlle  Orgeni, une des élèves préférées de Mme  Viardot, et dont on avait beaucoup parlé d’avance, vient de paraître dans la Traviata. Le premier soir, l’émotion de la cantatrice était telle que ceux qui l’avaient, comme nous, entendue en Allemagne chanter la Desdemona d’Otello ou la Valentine des Huguenots, ne la reconnaissaient plus. Que faut-il donc pour paralyser ainsi la voix, d’une personne de talent et compromettre en un instant son avenir ? Moins que rien, une robe mal attachée, le zèle indiscret d’un ami dont les applaudissemens partent trop tôt. Ce qu’on peut dire, c’est que cette première soirée, tout en n’étant pas heureuse, a périclité non par les fautes de la débutante, mais seulement par l’absence de ses moyens, dont la peur et je ne sais quelles mauvaises influences paraissaient lui ôter l’emploi. Trois jours plus tard, l’élève de Mme  Viardot s’est retrouvée à peu près elle-même. La voix de Mlle  Orgeni monte aisément, et cherche ses meilleur effets dans les régions élevées du soprano. Cette voix, ce qui, aujourd’hui du moins, ne serait pas un grand éloge, se rapproche beaucoup de celle de Mlle  Hamackers, de l’Opéra, dont on remarquera, et cette fois en manière de compliment, que Mlle  Orgeni rappelle aussi quelque peu la physionomie. Les notes du médium sortent absolument voilées, inconvénient partout regrettable, mais plus fâcheux encore chez une cantatrice douée d’un tempérament dramatique. N’importe, malgré sa revanche très honorable du lendemain, notre opinion est qu’il faut attendre et laisser à cette Allemande trop émue le temps de reprendre ses esprits, de se faire à notre langue, à nos façons d’être et de nous costumer, et ne la juger définitivement que dans un rôle plus favorable au libre essor de sa nature où les souvenirs de la Patti, de la Nilsson, ne viennent pas à chaque instant refroidir la bonne envie que le public aurait de l’encourager. Ajoutons que l’exécution du charmant ouvrage de Verdi au Théâtre-Lyrique ne mérite que des éloges. L’ensemble cette fois est excellent. Au rôle efféminé du jeune homme, à ce pathétique de cacodès transporté, on ne sait trop pourquoi, en pleine régence, et que Mario jouait en Cinq-Mars pour ne pas se couper la moustache, la voix du berger Monjauze, souvent ailleurs froide et transie, ne messied pas, et M. Lutz, un de ces comédiens de race qui partout, dans Mozart comme dans Halévy ou Verdi, se retrouvent à leur poste, prête au personnage de ce bon M. Duval un sérieux, une autorité, qui vous rappellent le don Luiz du Festin de Pierre.

Sur le Rienzi de M. Richard Wagner, qu’on monte activement, se concentrent en ce moment toutes les espérances du Théâtre-Lyrique. Il est naturellement fort question dans ce Rienzi de la république romaine. Si je me fie à mes souvenirs de Dresde, la note d’un certain patriotisme y résonne avec âpreté sur la corde d’airain. Comme cet ouvrage appartient à la première manière de l’auteur et se rapporte à une période où M. Richard Wagner n’avait pas encore inventé son système, on a dit que c’était de la musique italienne. — Italienne, non, mais bien plutôt italianissime. Espérons que la censure à ce sujet ne se montrera pas trop susceptible, et laissera passer sans chicane quelques cris révolutionnaires de situation, dont jamais du reste ne s’est émue, en Allemagne, la police d’aucun pays.

Suivre les théâtres et en discourir est une tâche qui parfois peut sembler oiseuse à ceux-là mêmes qui par goût se la sont imposée. Quelle besogne en effet que de venir raconter au public que cette année M. Tamberlick n’est pas en voix, et qu’il a suffi de deux représentations, l’une de la Sonnambula, l’autre du Barbier, pour faire tourner en complainte parisienne la légende dorée au procédé américain de la tant célèbre Minnie Hanck ! Aussi n’avons-nous jamais pu nous défendre d’un profond sentiment de respect et d’admiration pour cette critique sérieuse, éclairée et spécialement compétente qui solennellement se préoccupe en juillet de ce que le 11 décembre l’orchestre du Conservatoire a pris trop vite l’andante de la symphonie en ut mineur, et de ce que le 2 février les violons de Pasdeloup ont mis trop de furie dans l’attaque de la polonaise de Struensée. Et cependant ces choses en apparence très frivoles, et dont les esprits obstinément tendus vers les hauteurs, les intelligences qui ne désarment pas, prennent en pitié la minutie, tous ces détails ont leur importance dans le monde du théâtre. Ces observations d’un pédantisme si réjouissant, si elles n’ont pas sur le passé l’effet rétroactif que leurs naïfs auteurs s’imaginent, peuvent en définitive ne pas être absolument sans influence sur la manière dont les mêmes morceaux seront exécutés à l’avenir, si tant est toutefois qu’on les ait lues. D’ailleurs l’exécution dramatique et musicale d’une œuvre remarquable a bien aussi son intérêt, et quand il s’agit du Poliuto de Donizetti et que les interprètes sont Tamberlick et Mlle  Krauss, on peut là-dessus insister à son aise. Tamberlick tient toujours en pleine possession ce beau rôle de Polyeucte qu’il a promené par toute l’Europe, et quoique sa voix ne soit plus ce que nous l’avons entendue, il le joue et le chante en maître. Quant à Mlle  Krauss, je ne pense pas qu’il y ait eu au Théâtre-Italien une plus belle étude de l’héroïne cornélienne qu’elle représente. C’est de l’art pathétique, inspiré, du grand art. Si dans dona Anna comme dans Desdémone d’ineffaçables souvenirs se dressaient à côté d’elle, souvenirs qui d’ailleurs ne l’ont point écrasée, le rôle de Pauline lui appartient en propre. C’est là, dans le duo surtout, dans cet élancement de tout son être vers les « harpes angéliques, » qu’il faut aller l’entendre pour goûter la vraie émotion du drame lyrique. Le passage de Mlle  Krauss au Théâtre-Italien marquera comme un exemple de ce que peut à la longue, sur le public même le plus affolé de fanfreluches vocales, l’autorité de l’intelligence et du talent. À peine distinguée à ses débuts de quelques rares connaisseurs, elle a lentement, mais sûrement, à force de travail, conquis sa place, et cette place est au premier rang. Nul à présent ne songe à lui reprocher sa voix inégale, ingrate, fatiguée, comme il arrive aux cantatrices d’émotion, à la Frezzolini, par exemple, dont elle vous rappelle les accens dans cet admirable quatuor de Rigoletto, car cette voix, l’âme qui l’anime en soutient l’effort, en exalte l’expression, en colore le rayonnement.

À Viennoise, Viennoise et demie ; après la Krauss voici venir la Murska ; c’est le Kärtnerthor qui déborde. La Murska, Mlle  de Murska, s’il vous plaît, une comtesse hongroise dont les Anglais se sont fait une idole, — choisissait l’autre soir la Lucia pour ses débuts sur la scène italienne ; puis sont venues la Linda, la Sonnambula, la Gilda de Rigoletto. Ici, nous entrons en pleine fantaisie, c’est le règne du pur caprice et de la virtuosité à outrance ; point de goût, point de style, une école buissonnière à travers tous les rhythmes, des rallentando inimaginables jusque dans les ensembles ; les chanteurs, le chœur et l’orchestre suspendus pour laisser l’oiseau dégoiser ses trilles, le maniérisme substitué à toute règle, une sorte d’affectation ironique dans l’enjolivement de toutes choses, l’art d’une Schneider dans le gosier d’une cantatrice de race ! Mais que tout cela est amusant et curieux, et quel charme n’ont pas ces effets de mezza voce ! Devant un public d’autrefois, de pareilles exhibitions ne tiendraient pas une soirée. Nos pères, qui prenaient au sérieux les Pasta, les Sontag et les Malibran, auraient cru qu’on se moquait d’eux. Hélas ! nous avons changé de régime ; ce qu’on nous chante importe en somme assez peu, et la grande affaire est d’avoir une étoile qui danse à notre firmament. En voici donc encore une qui se lève, et des plus fantasques et des plus capricantes. Les malintentionnés osent répéter que la Murska n’a point de style ; la belle critique vraiment ! Est-ce que la Patti, la Nilsson, ont du style ? Essayez de leur jeter à la tête ce reproche ; elles y répondront l’une par un staccato bien battu, l’autre par une fusée chromatique, et tout le premier vous lèverez vos mains au ciel d’admiration et tournerez sur vous-même comme un derviche, sans vous demander si ce staccato est dans les règles et si cette fameuse gamme n’est pas ébréchée. Je n’ai point vu qu’à Vienne la Murska eût ce succès ébouriffant que nous lui faisons ou plutôt que Londres lui a fait, et que nous adoptons avec une complaisance qui jadis n’était pas dans nos mœurs. Chose neuve en effet que cette docilité moutonnière avec laquelle nous subissons aujourd’hui les influences, nous qui prétendions autrefois imposer nos goûts au monde entier ! On dirait presque que jusqu’en ce point-là nous sommes asservis. Même dans ce métier de fabricateurs d’étoiles, nous ne sommes plus les premiers ; on nous les envoie toutes faites d’Amérique, de Russie et d’Angleterre. À Vienne, si la Murska réussit moins, c’est probablement qu’elle y est chez elle, sur son terrain, jouant, chantant et minaudant devant un public trop habitué à ce genre de délicatesse pour s’émouvoir de si peu. N’oublions pas que c’est dans la capitale de l’Autriche, au pays même de Haydn, de Mozart et de Beethoven, que cet affreux produit de notre dégénérescence, l’opérette-bouffe parisienne, trouve en ce moment son plus riche centre d’importation. Du reste, cette façon d’être toute de chic, ce ton cascadeur des Thérésa et des Silly étaient déjà représentés parmi nous d’assez longue date ; d’autres les avaient mis à la mode dans les plus hautes régions de la société. Le Théâtre-Italien semblait rester en dehors du mouvement, il y fallait quelqu’un pour naturaliser ce bel art sur ses planches ; Mlle de Murska sera cette nouvelle ambassadrice, et c’est là probablement ce qui fera sa gloire et sa fortune.

Je m’étonne que le Théâtre-Italien, avec la tête de troupe allemande dont il dispose, n’essaie pas de mettre à la scène divers ouvrages du grand répertoire de Beethoven et de Weber. Qui n’aimerait à entendre Mlle Krauss dans Fidelio, à lui voir jouer l’Agathe du Freyschütz, l’Eglantine d’Euryanthe, en ayant pour lui faire vis à-vis Mlle de Murska, qui dans Oberon serait une Rezia très originale ? On objectera peut-être qu’à la salle Ventadour les innovations de ce genre ne rendent pas ordinairement ce qu’elles coûtent. C’est possible, mais alors pourquoi perdre son temps à monter des ouvrages qu’on représente trois fois ? Il ne m’est pas prouvé que l’Oberon de Weber, chanté comme il pourrait l’être aujourd’hui aux Italiens, ne fût pas, même au seul point de vue de la spéculation, une bonne entreprise, et cette expérience, de quelque façon qu’elle tournât, vaudrait à coup sûr toujours mieux que celle que nous voyons se renouveler chaque année avec un égal insuccès. Je ne voudrais pas médire du Piccolino de Mme de Grandval ; il y a dans cette partition un savoir-faire assurément remarquable chez une femme. Si l’invention manque un peu, si les idées mélodiques ne dépassent guère un certain tracé, du moins doit-on applaudir à cette entente des voix et de l’orchestre qui dénote chez une personne du monde une connaissance très méritoire de l’art. Cela pourrait tout aussi bien être d’un prix de Rome, et ni M. Wintzweiler ni M. Rabuteau, les lauréats de la cantate de cette année, n’écrivent mieux la partition ; ce qui n’empêchera pas le public de se demander ce que viennent faire ainsi sur l’affiche les ouvrages destinés, comme la Contessina ou Piccolino, à en disparaître le surlendemain. On arrive plein de bienveillance, on écoute, on applaudit comme dans un salon ; puis, en sortant de là, chacun cherche, et toujours vainement, pour qui s’est jouée la comédie, car au fond, personne n’est content : auteurs, acteurs et directeurs, tout le monde en est pour ses frais, et cependant l’année suivante vous voyez inévitablement la même anecdote se reproduire.

Revenons à la Murska. J’entendais l’autre soir un des maîtres les plus en renom dans ce grand art du chant italien se décourager à l’idée d’un pareil succès. Qu’y faire, si l’esprit du temps le veut ainsi ? Se représente-t-on bien ce qu’il fallait jadis d’études et de facultés innées, de conditions spéciales, pour devenir une cantatrice dans le goût des Frezzolini, des Grisî ? Je ne cite, on le voit, que les simples mortelles, et ne veux point parler des olympiennes : les Pasta, les Sontag, les Malibran. Poser la voix, respecter la mesure, donner à chaque note sa valeur propre, tout cela nous semble bien simple et l’est en effet, puisque tout cela peut l’apprendre dans la première méthode de chant venue. C’est l’enfance de l’art, ou, pour mieux dire, l’art de l’enfance, et cependant hors de ces règles point de correction, et sans la correction point de chant. Nous ne sommes pas au bout, car la correction, à elle seule, ne constitue pas le talent, il y faut joindre encore l’âme et l’intelligence dramatiques ; il faut, difficulté inouïe et sous laquelle on a vu succomber les plus habiles, comprendre la situation, s’en emparer, la rendre dans son plein, et faire incessamment concorder l’entraînement de l’expression avec les règles fondamentales du rhythme et de l’intonation. La simple et méthodique observance des règles, incapable de jamais nous enlever, a du moins cela de bon qu’elle nous- laisse écouter en repos, tandis que je ne connais rien de plus agaçant que l’enthousiasme qui détonne, la passion qui vocifère ou cette fantaisie extra-poétique et pathétique qui va ralentissant la mesure à tout propos et ne sait pas faire une gamme. Les règles sont là pour être suivies ; c’est au dedans, non point au dehors de leur cercle, que l’élan dramatique comme le brio fantaisiste d’une cantatrice doivent se donner carrière. Au lieu de cela, que voyons-nous ? Qu’est-ce, pour une Murska, que l’émission de la voix, la pureté, l’égalité du son ? En quoi se préoccupe-t-elle de savoir si tel morceau est rendu par elle selon l’esprit et le mouvement du maître qui l’a conçu ? Qu’importent à cette amazone et la musique en général et l’art du chant en particulier ? Avant de lire et de se rendre compte de ce que c’est que le style, il s’agit d’épeler l’alphabet. La loi première est de se mouvoir, de marcher vite ou lentement ; puis, si l’on sent en soi la vocation, on aborde la haute école, et, le travail aidant, on devient un gymnasiarque, un Léotard ! Autrefois tel était le cours des choses. On commençait par apprendre à fond son affaire ; ainsi le talent se formait, et de cet ensemble de qualités naturelles et acquises, de cette union, de cette harmonie de l’âme et du clavier vocal bien tempéré, comme dit le vieux Bach, se dégageaient peu à peu les grandes tendances esthétiques. — Mais de quoi vais-je parler là ? Des tendances esthétiques à une époque où la fantaisie seule bat la mesure, où le chevrotement et le bêlement d’Agnelet sont en honneur sur les plus hautes scènes, où le tempo rubato tient lieu de tout ! Des tendances esthétiques à une époque où le bon sens, le goût, le sentiment, sont si peu ménagés ! A l’Opéra, aux Italiens, à l’Opéra-Comique, au Théâtre-Lyrique, partout où l’on chante, le rallentando règne et gouverne. Dès qu’une période musicale s’annonce pour agir dramatiquement, aussitôt le chanteur, prend ses aises, s’allonge et s’étale comme dans un sofa, ce qui, au point de vue de l’exécution, est déjà détestable, et théoriquement constitue une des erreurs les plus graves. Ce temps d’arrêt, venant là, distrait, et fatigue le spectateur à un moment où toute son attention est sollicitée. J’en dirai autant de cette fausse manière d’accentuer. La bonne intonation, quoique rare, se trouve encore ; mais l’art exquis de graduer, de nuancer, de renfler et de diminuer le son, qui le connaît, qui le possède ? La Nilsson elle-même semble désapprendre ce don qui fut aux premiers jours son plus grand charme. Au lieu d’attaquer franchement le son, on s’y hausse, on s’y glisse au moyen d’une note intermédiaire. Les phrases simples n’existent plus. Il en est d’une mélodie comme de son mouvement ; on pointe l’une, on ralentit l’autre au gré de la fantaisie. Jadis, pour gagner sa vie et s’enrichir à chanter des opéras, il fallait savoir quelque chose ; en dehors du Théâtre-Italien, il n’y avait que l’Opéra et l’Opéra-Comique, et nul, sans une initiation musicale quelconque, n’arrivait à faire partie d’une de ces troupes. Aujourd’hui la musique est une denrée qui s’affiche et se vend à tous les coins de rue ; on en tient aux Variétés, aux Bouffes-Parisiens, aux Folies-Dramatiques, à l’Alcazar. N’importe comment, tout le monde chante : des préparations, des études, c’était bon au temps où l’art passait pour une sorte d’aristocratie ; mais à quoi servirait donc de se mettre en frais de travail et de nobles tendances à une époque où la vulgarisation surabonde ? Existe-t-il une cantatrice plus habile à s’emparer des masses que Thérésa ? En cite-t-on beaucoup qui, après avoir usé leur jeunesse à solfier dans les conservatoires, aient eu sur le dilettantisme de l’heure présente une influence pareille à celle qu’exerce Mlle Schneider ? Tout se tient comme par un fil électrique. Partie d’en haut, la réaction a remonté ensuite de bas en haut. Quand les grands s’émancipent de toute règle, le menu, peuple des coulisses a beau jeu de les imiter, insistant de plus en plus sur la charge, exagérant toujours, comme c’est son droit, et de cascade en cascade on en arrive ainsi jusqu’au duo de Chilpéric et Frédégonde, qui, ne nous flattons point, ne sera peut-être pas encore le dernier terme de cet abrutissement graduel de notre période. On dit : Cela n’a jamais cessé d’exister, et, si nous avons l’opérette bouffe, nos pères avaient, eux, la parodie qui ne se gênait guère pour prendre par leurs petits eûtes les grandes choses. Oui certes, mais la parodie s’en tenait à ridiculiser le chef-d’œuvre ayant cours et ne prétendait rien au-delà. La parodie localisait son jeu ; ce que nous voyons au contraire, ce dont notre idiotisme s’amuse sans y prendre garde, est une contagion, une vraie peste, un art, qui démoralise et qui souille ! Il est certain que le duo de Chilpéric et Frédégonde doit singulièrement compromettre, près des gens habitués à fréquenter les scènes élevées, l’effet de la musique sérieuse qu’ils y entendent, et qu’il leur sera fort difficile, au sortir de là, de traiter avec les égards qu’ils méritent Isabelle et Robert le Diable chantant leur scène du quatrième acte. J’en connais même à qui la figure funambulesque du grand légendaire des Folies-Dramatiques laissera de fâcheuses distractions lorsqu’ils retourneront à ces admirables Récits mérovingiens d’Augustin Thierry.

Cependant tout ceci n’est en somme que de l’esthétique, et l’on ne peut empêcher une génération de prendre son plaisir où elle le trouve. Donc, si on le veut absolument, tant pis pour le grand art ; mais faut-il s’écrier aussi : tant pis pour la morale et pour les principes, quels qu’ils soient ? Et ne peut-on, sans être Bossuet, ni le père Hyacinthe, ni M. Prudhomme, sentir se mêler à l’éclat de rire quelque arrière-pensée de tristesse bien navrante en écoutant une demoiselle dont la gorge ruisselle de pierreries chanter dans un théâtre populaire — où doivent pourtant se rencontrer d’honnêtes filles d’ouvriers — les Conseils d’une mère à sa fille, une complainte qui débute par ce vers dantesque auquel la musique et la pantomime de la virtuose prêtent un accent de gouaillerie indescriptible : « Ne mange pas le pain du déshonneur ? » Cet art aujourd’hui envahit tout, et, je le répète, souille tout. Les plus à plaindre ne sont pas ceux qui le font, ce sont ceux qui l’encouragent de leur clientèle désœuvrée et portent là leur or et leur indifférence. Demandez ensuite à ce monde, hébété par de tels spectacles, de vous donner deux heures de son attention pour l’œuvre nouvelle d’un talent qui cherche à se faire jour ! On crie par-dessus les toits qu’il ne se forme plus de musiciens ! Et le public donc, où le trouvez-vous ? Passe encore pour les chefs-d’œuvre consacrés ; on y revient par habitude, par cette force d’impulsion que le temps, le succès, exercent sur nous à notre insu et parfois même malgré nous. Et c’est pourquoi les reprises réussissent tant à l’Opéra. Quant à l’initiative vraie et militante, qui la possède ? Qui songe à remonter les courans malsains et fangeux, si ce n’est une légion peu nombreuse d’esprits aventureux, protagonistes convaincus des œuvres de Schumann et de Wagner, et dont le fanatisme irascible et la provoquante impatience s’expliquent très bien par le sentiment de nos misères et de nos hontes ? A force d’ouïr parler des chansons de Thérésa, Rossini, vers ses derniers temps, s’était fait acheter la plus célèbre : Rien n’est sacré pour un sapeur ! et l’avait ostensiblement placée à demeure sur le pupitre de son piano. Quand on le questionnait là-dessus, il vous répondait qu’il était en train d’étudier cet art, lequel pouvait bien aussi être la musique de l’avenir. Le cher grand maître ne se trompait pas ; deux muses se disputent en effet l’avenir : celle qui a présidé à l’avènement de la Grande-Duchesse, de la Périchole, de l’Œil crevé, de Chilpéric, et celle qui nous a valu Tannhäuser et Lohengrin. L’extrême vulgarité d’une part, l’obscène et le trivial dans un art d’essence toute noble et qui comporte à peine la gaîté, — de l’autre un idéal arbitraire, cherchant à s’imposer dans la confusion, et pour remplir l’espace intermédiaire, pour combler le vide, rien qu’un art d’occasion et d’imitation, sans souffle et sans vie, n’ayant en vue que le présent, qui déjà l’abandonne ! Comment en un pareil état de choses hésiter un seul instant et ne pas courir vers l’idéal, fût-ce au travers des dissonances ?


F. DE LAGENEVAIS.



ESSAIS ET NOTICES.

La Chasse et le Paysan, par M. Honoré Sclafer ; 1 vol. in-18.


La manie de protection de notre temps est devenue si grande qu’elle s’est étendue jusqu’aux bêtes. On exagère chaque jour pour les animaux de bonnes intentions qui tournent presque au ridicule. Jamais ce qui se dit, ce qui se lit, ce qui s’imprime sur cette matière n’a causé plus d’étonnement parmi les vrais campagnards. C’est donc un plaisir de signaler de temps à autre une protestation écrite par quelqu’un qui sache ce que c’est que l’agriculture et la chasse.

Le livre de M. Sclafer a justement ces qualités ; c’est de plus un livre amusant. Les pages en respirent un sentiment vrai de la nature et un profond amour des lieux où s’est passée presque toute la vie de l’auteur. Il faut voir avec quelle verve M. Sclafer nous décrit les paysages du Bordelais, les champs, la mer, la fraîcheur des eaux unie à la fraîcheur des bois, et ces chasses sans nombre qui font de lui l’émule des plus habiles braconniers. M. Sclafer ose en faire l’aveu, il est braconnier dans l’âme ; il méprise les battues, il estime peu les vains plaisirs de la chasse en plaine, il est insensible aux éclats de la voix des chiens dans la chasse au bois. Il est au contraire de ceux qui, familiers avec tous les détours de la forêt, savent placer un collet dans les coulées, qui, la nuit, à l’aide de panneaux, tentent des razzias dans la plaine, qui, au lever du jour, attendent le retour du lièvre sur la lisière des taillis, qui, postés sous la futaie au crépuscule, surprennent les ramiers et les corbeaux venant à la branchée. Disons-le en passant, bien en prend à M. Sclafer de n’être pas un pauvre diable : son livre est tout au moins une excitation au braconnage, non pas au braconnage sur le terrain d’autrui, qui est condamné par tout le monde, mais à la destruction du gibier en temps défendu ou à l’aide d’engins prohibés. La thèse que soutient l’auteur est celle-ci : laissez chasser le paysan, vous n’avez aucune raison valable pour le priver d’un droit qui, à mes yeux, est un droit naturel ; laissez-le détruire comme il l’entend, et par tous les moyens dont il peut disposer, ce qu’il lui convient de détruire. Ne dites pas que Von arrivera de la sorte à l’extermination complète du gibier. Si elle a lieu, elle tiendra à de tout autres causes.

Selon M. Sclafer, ce que l’on appelle vulgairement braconnage n’est qu’une cause très secondaire de la diminution du nombre des lièvres, lapins, faisans et perdreaux. Il n’y a pas maintenant plus de braconniers qu’autrefois, bien au contraire ; le métier est gâté. On est surveillé par les yeux jaloux des porteurs de permis de chasse, qui chaque année deviennent plus nombreux ; on est traqué par les gardes champêtres et les gendarmes ; les grands bois disparaissent, et avec eux les sûrs asiles. L’Allemagne et jusqu’à la Russie approvisionnent Paris de gibier, et font une rude concurrence au chasseur interlope. Pour peu que cela dure, le dernier braconnier ira rejoindre à l’Opéra le dernier brigand. En outre, quel que soit le nombre des braconniers de profession, des chasseurs au piège, il ne faut pas croire que leur tâche soit si facile, et qu’ils n’aient qu’a se baisser pour remplit leur sac. Il y a trois catégories de pièges, — collet, trébuchet et filet. Le premier piège à toute proies n’est autre chose qu’un licol auquel un nœud coulant permet de se refermer. Un peu de crin ou de laiton suffit pour faire un collet ; mais, si l’engin n’est pas admirablement fabriqué, c’est peine perdue d’en attendre l’effet. Il faut, pour bien établir un collet, des mains habiles ; il faut plus d’exercice encore et plus d’habileté pour le poser. Un jour, le lieu est mal choisi, un autre jour, on a placé l’engin trop bas ou on ne lui a pas donné une ouverture suffisante. Si le collet est mal dissimulé, le gibier s’en défie et se garde d’en approcher ; s’il n’est point assez solidement attaché, l’animal l’entraîne avec lui, et fréquemment s’en débarrasse. Enfin, partout où s’est pris un lièvre, un lapin, aucun autre ne se prendra. Le trébuchet, piège d’adolescent, n’est guère profitable qu’en hiver, et les oiseaux sont bien affamés quand ils s’y risquent. Pour la chasse aux filets, elle exige un matériel coûteux, difficile à manier, et rapporte bien moins qu’on ne croit. M. Sclafer parle d’alliers de deux cents toises bisses chaque soir à grand’peine et abandonnés au bout de peu de temps parce qu’on n’y prenait que cinq grives par jour en moyenne pendant toute la durée du passage des grives. En résumé, M. Sclafer, habile, passionné, muni d’un armement considérable, agissant sans gêne sur le domaine paternel, garnissant les haies, les vignes, les bois de doubles étages de pièges, donne, d’après un registre dont il garantit l’exactitude, le relevé suivant de ses chasses annuelles : il n’a pris chaque automne (et nous avons peu de peine à le croire) que cinq ou six lièvres, vingt ou trente lapins, deux ou trois renards, autant de blaireaux ou de fouines et deux douzaines de perdrix. « Qu’un lièvre soit signalé dans un champ, ajoute-t-il, qui en aura, croyez-vous, plus tôt raison, ou du chasseur qui va à lui avec un chien et un fusil, ou du braconnier qui lui tend à la dérobée un lacet ? Qu’il y ait une compagnie de perdreaux dans la vigne prochaine, lequel l’aura plus vitement dépêchée ou du fusil ou du collet ? Je tiens, moi, que ce sera le fusil… »

Oui, certes, ce sera le fusil, et nous dirons même&ce propos que les perfectionnemens industriels peuvent être comptés parmi les plus notables causes de la diminution du gibier. En fait de chasse, il y a presque autant de différence entre nos fusils à bascule et les vieux fusils à silex qu’entre ceux-ci et l’arc ou l’épieu des anciens. Sans compter l’avantage énorme de la rapidité multipliée du tir, on n’est plus arrêté par une ondée, par un orage, tandis qu’autrefois l’humidité seule rendait le mousquet inutile entre les mains de nos grands-pères. Or tout chasseur sait bien qu’aucun moment n’est pour lui plus propice qu’un temps de brouillard ou de pluie, mais encore faut-il que l’on puisse enflammer sa poudre.

Ce n’est pas là le seul grief que devraient reparler sur le progrès de l’industrie ceux, qui se plaignent de la disparition du gibier. L’usage des chemins de fer a, comme on dit, rapproché les distances, et du mois de septembre au mois de février les trains sont remplis de voyageurs enflammés d’ardeur belliqueuse qui vont s’abattre sur la plaine et les bois. Tout autour de Paris et des villes les plus populeuses, il n’est presque plus de chasse qui ne soit louée, et chèrement louée, à de joyeuses compagnies de négocians, d’avocats, de notaires, de gens de bureau. Beaucoup, de communes réservent, même à ces sortes de locations le droit de chasse sur tout leur territoire ; elles font bien, puisque de la sorte elles augmentent leurs revenus. Toujours est-il que ces bandes envahissantes agissent un peu comme en pays conquis : chevrettes, levrauts, poules faisanes, tout fait nombre, tout leur est bon. Là on ne connaît point la sollicitude attentive du chasseur propriétaire ; jamais l’idée ne vient d’épargner ou de repeupler. Et puis, ne laissons point passer l’occasion de protester contre la réputation injustement faite au chasseur parisien, si maltraité par la caricature. Malgré de classiques plaisanteries, le chasseur de Paris en vaut un autre, et si au bout du compte la plaine Saint-Denis ne connaît plus de lièvres, c’est grâce à lui.

D’autres ennemis du gibier se multiplient dans des proportions inquiétantes pour nos plaisirs : tels sont la belette, le putois, l’herminette, La fouine et les divers oiseaux de proie. Ce qu’il y a de singulier, c’est que la plupart sont protégés par la loi même de la chasse, car on ne peut guère détruire les petits mammifères carnassiers qu’à la tombée de la nuit et à l’affût, — double délit, comme chacun sait. Quant aux oiseaux de proie, voici qu’on les protège en les déclarant insectivores ; c’est un point sur lequel nous allons revenir. Puis il y a les chats, doués d’une vue, d’un flair, d’une adresse, que rien n’égale. M. Sclafer n’estime pas à moins de dix millions le nombre des chats qui sont élevés dans les fermes, dans les hameaux, dans les habitations isolées. C’est beaucoup peut-être, ; mais.il est certain qu’on doit leur reprocher de grands ravages. Avons-nous parlé des chiens errans, qui du soir jusqu’à l’aube relancent lièvres et lapins, renversent les nids, dévastent les couvées ?

Est-ce tout ? Non, certes, il faut compter encore les progrès de l’agriculture. « Les jachères n’existent plus, dit M. Sclafer ; nul repos à la terre ; partout le bruit du boyau ou de la cerfouette. ; on bêche même les taillis, on sarcle même les prairies. Les mots pâtis, garigues, champeaux, gâtines, ne se comprennent plus. Où pourrait se réfugier le gibier ?… » Non-seulement on déboise, on défriche, mais on est parvenu à faire porter à la terre de doubles et de triples récoltes annuelles ; que devient alors le couvert ? Si du moins lièvres et perdreaux étaient tranquilles ! mais jamais les champs ne se vident de travailleurs. La vigne même, que nos pères façonnaient deux fois l’an, est façonnée maintenant quatre fois, sans parler des soufrages. Or rien n’échappe à tant d’yeux clairvoyans. Il faut s’en réjouir, car la bonne culture importe bien plus que l’abondance du gibier ; mais ce n’en est pas moins là une des causes les plus efficaces de dépeuplement. Le braconnage compte-t-il en regard de tout ce que nous venons d’énumérer ?

Ce que nous disons du progrès agricole nous amène à notre second point, — les oiseaux. Sont-ils, oui ou non, les auxiliaires du cultivateur ? On a beaucoup souffert, cette année surtout, des dégâts faits par les chenilles, ainsi que des ravages des hannetons et de leurs larves. De toutes parts on s’est ému, et avec raison ; les sociétés d’agriculture ont délibéré, les journaux ont publié des articles, les préfets ont appelé les instituteurs à la rescousse ; bref, par divers moyens, on est parvenu à détruire une grande quantité de hannetons et de vers blancs. Avec les chenilles, qui ont fait peut-être moins de bruit, mais qui n’ont pas causé des pertes moins réelles, on n’a pas été aussi heureux. De guerre lasse, on s’est avisé que les oiseaux pouvaient bien manger les insectes, et l’on est rapidement arrivé à cette conclusion : protégeons les oiseaux, qui détruisent nos ennemis. Depuis longtemps les gens sensibles avaient pour les oiseaux une tendresse proverbiale, toutefois la mode en déclinait un peu, mais cette tendresse, étayée sur des raisons d’utilité publique, a maintenant repris de plus belle. Il ne se passe plus de session législative sans qu’on ne prononce de graves plaidoyers pour les oiseaux, et nos prélats, surtout au Luxembourg, se sont emparés de ce thème qui prête à tous les mouvemens d’une éloquence pastorale.

L’été dernier, au palais de l’Industrie, à l’occasion d’une exposition d’insectes, les apôtres de la cause nouvelle se sont largement donné carrière. Parmi beaucoup de choses disparates, on avait placé là des collections d’oiseaux insectivores empaillés. C’étaient cette fois non plus les chasseurs, mais les cultivateurs qu’on prétendait intéresser, et l’un des exposans faisait des conférences explicatives sur la mission « d’auxiliaires » dont quelques-uns surtout pouvaient à bon droit passer pour étranges. Comme preuve à l’appui, l’on avait empli des bocaux de débris d’alimens recueillis dans les estomacs, d’oiseaux de diverses espèces : pour les corbeaux choucas, les corbeaux noirs, les faucons cresserelles, les effraies, les hiboux brachiotes, les moyens-ducs, c’étaient des restes de hannetons et de vers blancs ; pour la buse commune, des sauterelles, des grillons et des criquets. Nous ferons grâce aux oiseaux de nuit, contre lesquels existe un préjugé fâcheux peut-être ; mais nous réclamerons d’abord contre la protection qu’on nous demande pour les corbeaux. Sans doute ils sont insectivores, mais ils ne le sont guère qu’à certains momens de l’année et lorsqu’ils n’ont rien de mieux à faire. Nous avons vu des champs ensemencés en pois, en haricots, en vesces, ravagés par eux en peu d’heures ; ils arrachent le blé déjà levé, ils abattent les noix, dévorent les raisins ; l’hiver, pour chercher un abri, ils dégradent les couvertures des meules de telle façon que l’eau pénètre ensuite comme si ces couvertures n’existaient pas. La cresserelle et la buse sont les pires destructeurs des petits oiseaux insectivores qui nous sont tendrement recommandés. Il en est de même de la pie-grièche, du coucou, de l’émérillon, du faucon hobereau, dont on avait garni des vitrines en les qualifiant de destructeurs d’insectes. Quant au merle, au loriot et à quelques autres espèces pour lesquelles on sollicite tous nos soins, ils exercent dans les jardins de tels méfaits que nous redoutons à bon droit leur voisinage. Les appeler à notre secours, ce serait ressembler à ce jardinier de la fable dont un lièvre mangeait les choux, et qui crut sage de lancer la vénerie de son seigneur à travers carrés et plates-bandes : le lièvre fut pris ; mais le jardin fut ravagé.

M. Sclafer classe sans hésiter ces diverses espèces parmi les animaux nuisibles ; mais il va plus loin et ne fait pas grâce aux passereaux même. S’appuyant sur des observations personnelles et répétées, il les déclaré tout au moins inutiles à l’agriculture. On compte sur eux pour faire la guerre aux plus dangereux ennemis des récoltes, aux chenilles et aux hannetons : ils mangent très peu de hannetons et ne mangent point de chenilles. M. Sclafer a fait soigneusement vider un grand nombre de petits oiseaux de toute sorte ; pendant plusieurs années et dans toutes les saisons, il a examiné leur jabot à la loupe : jamais il n’y a reconnu la moindre trace de chenilles. En fait de nourriture animale, il n’y a découvert que des moucherons et parfois des lombrics. Or plusieurs écrivains estiment aujourd’hui le lombric pour un des plus précieux auxiliaires du cultivateur, « parce qu’il draine les couches du sol arable. » Sans contester cette assertion, nous dirions alors que le lombric mérite à son tour d’être protégé contre les oiseaux. Autre observation de M. Sclafer : il s’est servi d’appâts de toute sorte pour amorcer quantité de petits pièges ; jamais il n’a pris un seul oiseau lorsqu’il a amorcé ses trébuchets avec des chenilles. Enfin tous les automnes, malgré les plumails et les drapeaux, sa figueraie était envahie par une nuée de passereaux, et ceux-ci, tout en dévorant les figues, n’ont jamais donné un coup de bec aux piérides qui à deux pas de là rongeaient les choux. La poule même et le canard, volatiles omnivores s’il en fut, refusent de toucher aux chenilles. D’ailleurs, à supposer que les petits oiseaux se nourrissent exclusivement de chenilles, de hannetons, de pucerons, d’insectes nuisibles, en extermineraient-ils jamais la race ? On a fait là-dessus des calculs qui, par l’exactitude des données, remettent en mémoire. Le cas de Chicaneau :

Ordonna qu’il sera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour.


L’hirondelle ne vit guère que de moucherons, et pourtant il existe encore assez de moucherons par le monde. Que l’on réfléchisse aux énormes proportions dans lesquelles se multiplient les insectes ; prétendre que les oiseaux détruiraient individu par individu cette multitude, ce serait vouloir tarir la mer en y prenant l’eau goutte à goutte. En fait d’échenillage et de hannetonnage, il existe heureusement des procédés plus sûrs, et nous ajouterons moins onéreux. Si nous voulions dresser statistique contre statistique, nous rappellerions que cinquante couples de moineaux consomment par an sept hectolitres de blé, de quoi nourrir deux personnes. Nous nous contenterons de dire que les oiseaux qui pullulent dans le nord de l’Afrique y ont à peu près tout détruit, hormis les sauterelles.

On devine aisément que M. Sclafer n’est point un partisan de la loi sur la chasse ; il en est au contraire l’un des adversaires déclarés. Parmi les raisons qu’il donne, il en est d’un peu singulières. Le paysan s’ennuie, dit-il, parce qu’on le prive du seul plaisir qui soit à sa portée, du seul délassement d’une vie laborieuse, et l’auteur n’est pas loin d’attribuer à cet état de choses la dépopulation des campagnes. C’est beaucoup dire. A nos yeux, l’argument le plus fort contre la législation sur la chasse, c’est qu’elle ne peut offrir une seule bonne raison en sa faveur. Aujourd’hui que ces questions doivent être de nouveau, discutées, il y aurait lieu d’y réfléchir, et peut-être reviendrait-on au principe que M. Vivien et plus récemment M. Clavé ont posé dans la Revue même : il n’est pas besoin pour la chasse d’autre législation que celle qui régit la propriété ; chacun doit être libre de chasser en tout temps chez soi et par tous les moyens qu’il lui plaît d’employer. Qu’on n’allègue pas l’intérêt de la conservation du gibier ; ce prétendu intérêt nous touche peu en présence des maux qu’il entraîne, et nous venons de voir d’ailleurs que, si le gibier disparaît, cela tient à des causes qu’aucune législation ne saurait prévenir bien plus qu’à l’emploi de tel engin sévèrement prohibé. Laissez donc le cultivateur défendre sa terre à sa façon. Quant aux oiseaux, il serait bien désirable qu’on mît un terme à cette manie de protéger, sous prétexte qu’elle rend des services, la gent rapace qui pille les récoltes aux yeux du paysan désarmé. Les hommes de bon sens trouvent que celui qui a semé un champ ou un jardin est le meilleur


EUG. LIEBERT.

L. BULOZ.