Chronique de la quinzaine - 14 février 1875

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Chronique n° 1028
14 février 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 février 1875.

Allons-nous assister jusqu’au bout à la décourageante manifestation d’une impuissance définitive dans l’assemblée qui dispose des destinées de la France ? Touchons-nous au contraire à un de ces momens où de l’excès des confusions et de la crise la plus aiguë doit se dégager en désespoir de cause la solution vainement demandée jusqu’ici à la réflexion ? Assurément, si la nécessité d’en finir, de se fixer avait besoin d’être démontrée, elle serait écrite en traits saisissans dans tout ce qui se passe depuis bien des mois, et particulièrement depuis qu’on s’est décidé à entrer dans la discussion de ces lois constitutionnelles toujours fuyantes, toujours livrées aux mauvais vouloirs, aux prétentions et aux disputes implacables des partis.

Tant qu’il ne s’agissait encore que des travaux obscurément préparés et systématiquement retenus dans une commission, des messages inutilement adressées à l’assemblée par M. le président de la république, des motions d’ajournement proposées ou acceptées par un ministère dans l’embarras, il n’y avait que du temps perdu, rien n’était en définitive compromis. Le délai même, si pénible qu’il fût, pouvait profiter à l’apaisement, à la conciliation, à une solution de concorde et d’équité. Aujourd’hui la question n’est plus là. On est en pleine discussion, en pleine crise depuis plus d’un mois, et cette crise, un instant adoucie en apparence, aussitôt ravivée et envenimée par toutes les passions hostiles, ne fait que s’aggraver en devenant d’heure en heure plus obscure. Les résolutions se confondent et se contredisent. La majorité de la veille n’est plus la majorité du lendemain. Ce qu’on a fait en janvier, on le défait, on le met en doute en février. La loi sur l’organisation des pouvoirs publics, modifiée dans une pensée de transaction, a la chance de passer à une deuxième lecture ; quelques jours plus tard, elle disparaît presque par l’insuccès de la loi sur le sénat, adoptée elle-même en détail et rejetée dans son ensemble. Toutes les délibérations parlementaires sont à la merci de la mauvaise humeur des uns, de l’intempérance des autres, d’une initiative individuelle mal calculée, d’une intervention soudaine du gouvernement rompant le silence à la dernière heure, de la stratégie des partis hostiles, qui, en s’abstenant ou en se déplaçant, selon leur intérêt du moment, créent une majorité mobile et inconsistante. L’imprévu en vérité s’est établi en maître au palais de Versailles et gouverne cette discussion des lois constitutionnelles, si bien que le pays, promené à travers toutes les incertitudes, en est à ne plus rien comprendre à cette indéchiffrable énigme d’un travail parlementaire où tout semble aller au hasard, sans direction et sans but avoué ; il en est réduit à se demander ce que signifient toutes ces contradictions qui le font passer un jour par l’espérance d’une prochaine organisation pour le ramener aussitôt en face d’un provisoire indéfini et aggravé, ou d’une dangereuse crise de dissolution. C’est là que les « savantes combinaisons et les habiles tactiques nous ont conduits pour le moment !

Par quelle série d’évolutions et de péripéties est-on arrivé à cette situation certainement étrange et critique où l’on se débat aujourd’hui, d’où il s’agit de sortir au prix d’un nouvel effort de prudente et de prévoyante abnégation ? La vérité est qu’en parlant toujours d’une organisation constitutionnelle, très justement proclamée nécessaire, on s’est laissé conduire en quelque sorte devant cette question capitale sans avoir une idée nette de ce qu’on voulait, de ce qu’on pouvait faire, et surtout sans savoir comment on aurait une majorité. C’était bien le moins cependant que des hommes qui ont la prétention d’exercer une influence sur les affaires publiques, d’être des guides de l’opinion, se rendissent compte de l’œuvre qu’ils entreprenaient et des moyens avec lesquels ils pouvaient la conduire au succès. Malheureusement ils n’en ont rien fait ; ils ont paru être tout à coup saisis d’une émulation de réserve et d’abstention, laissant à l’imprévu le soin de dénouer la crise dans laquelle ils lançaient le pays ; le ministère lui-même s’est abstenu, comme si cela ne le regardait pas, comme s’il n’avait d’autre rôle que d’attendre, et c’est dans ces conditions que s’est ouverte une discussion qui aurait dû avant tout être resserrée et précisée, qui devait être moins une discussion qu’une série d’actes proposés d’autorité par les chefs des partis modérés et par le gouvernement à une assemblée visiblement trop divisée pour se conduire elle-même. Qu’en est-il résulté ? Aussitôt la confusion s’est produite dans cette discussion, abandonnée à l’aventure, laissée sans direction. De là ces séances incohérentes, entrecoupées, fiévreuses, où les partis ont eu le temps et la liberté de se livrer à leurs manœuvres dissolvantes, où les esprits sincères ont été l’objet de toutes les obsessions. Légitimistes et bonapartistes n’ont eu qu’une pensée, celle d’empêcher à tout prix, par tous les subterfuges de tactique, une organisation sérieuse. La gauche et le centre gauche, il faut le dire, ont montré de la décision et de la modération en se prêtant à des concessions assez larges, ils ont fait un effort de discipline qui eût été plus efficace, s’il eût été suivi jusqu’au bout et s’il eût été quelquefois mieux conduit. Entre la gauche et le camp légitimiste, le centre droit s’est trouvé plein de perplexités, tantôt rejeté vers la droite, tantôt inclinant vers les transactions nécessaires et vers le centre gauche, maître du dénoûment, et hésitant à s’engager avec un certain ensemble. Dès le premier moment et dans ces conditions, il était clair que tout dépendait d’un incident, d’une impression, et que les résultats mêmes qu’on pourrait obtenir resteraient à la merci d’un imprévu toujours possible. Ce qui est sorti de là tout d’abord et non sans bien des tiraillemens intimes, c’est cette proposition, à laquelle un honorable professeur d’histoire, M. Wallon, a eu la fortune de donner son nom, qui n’a réussi qu’à la faible majorité d’une voix, en détachant un certain nombre de membres du centre droit alliés avec le centre gauche et la gauche dans ce premier succès. Ce que M. Laboulaye n’avait pu obtenir deux jours auparavant en proposant nettement et directement l’institution de la république, M. Wallon l’obtenait sous une forme plus adoucie ou un peu plus indirecte.

Quel était donc le caractère de cette proposition Wallon ? Elle avait le mérite de venir à propos, de calmer quelques scrupules, en résumant les seules choses possibles à l’heure où nous sommes. Puisqu’on ne pouvait pas rétablir la monarchie pour faire plaisir aux légitimistes, puisqu’on ne voulait pas sûrement de l’empire, dont les bonapartistes rêvent encore la restauration, puisqu’enfin on sentait le danger de laisser la carrière ouverte à toutes les agitations, à toutes les compétitions, quel autre moyen restait-il que de consacrer ce qui existe en le fortifiant par des institutions coordonnées et précises ? La proposition Wallon ne faisait en définitive rien de plus. Elle n’innovait pas, elle fixait et régularisait une situation. C’était toujours la république sans doute, mais la république avec deux chambres, avec le droit de dissolution pour le président, avec une transmission d’autorité assurée à tout événement ; c’était la république organisée et contenue, toujours adaptée au pouvoir conféré pour sept ans à M. le maréchal de Mac-Mahon, et subordonnée, par la possibilité de la révision, au droit souverain du pays à l’expiration de la présidence septennale. Une voix, une voix unique de majorité, sanctionnant le principe de ces combinaisons, la victoire était certes modeste, péniblement conquise, et encore a-t-elle failli être mise en péril presque aussitôt par une motion imprudente d’un membre du centre gauche proposant de restreindre le droit de dissolution à M. le maréchal de Mac-Mahon seul, sans accorder ce droit aux autres présidens qui pourraient survenir. Avec sa « prudence normande, » M. Bertauld ne voyait pas qu’il offrait tout simplement aux adversaires des lois constitutionnelles et de la république un moyen de maintenir le sceau du régime personnel sur l’organisation qu’on votait. Il s’en est aperçu en voyant des légitimistes s’emparer au plus vite de sa motion. Heureusement tout cela a été assez rapide pour que ce coup de tactique ait échoué ; les adversaires des lois constitutionnelles n’ont pas eu le temps de se reconnaître, et non-seulement la position péniblement conquise a été maintenue, mais encore, au vote de l’ensemble de la loi, telle qu’elle avait été modifiée par la proposition Wallon, la majorité, qui avait commencé par une voix, a fini par devenir une majorité considérable.

Si laborieux, si compliqué que fût le résultat, c’était toujours un résultat ; c’était une question tranchée. Entre les projets de régime personnel proposés par la commission des trente, soutenus par les adversaires de toute organisation sérieuse, et la république constitutionnelle avec la présidence septennale, telle que la définissait la proposition Wallon, l’assemblée avait prononcé. Le mouvement était décidé. Une petite majorité avait donné le signal, une grosse majorité, plus ou moins résignée, avait suivi, et ce jour-là, on a pu le croire, un grand pas avait été fait. Un instant, le succès de l’organisation constitutionnelle a paru assez vraisemblable pour être considéré comme un gage de sécurité publique, pour être le commencement d’une détente dans une situation troublée.

Tout n’était point fini encore cependant ; on était à peine au second acte du drame, et c’eût été une singulière illusion de croire qu’on avait surmonté toutes les difficultés, que les adversaires de l’organisation constitutionnelle se tenaient absolument pour vaincus. Décontenancés, déçus et moroses, ils l’étaient pour sûr. Les uns affectaient une certaine désinvolture ironique ; d’autres, même parmi ceux qui avaient eu l’air de suivre le mouvement ou qui avaient évité de le contrarier, ne déguisaient guère leur mauvaise humeur. Pour tous, le dernier espoir était dans les imprudences ou les fautes qui pouvaient être commises, dans les divisions qui pouvaient éclater ; la suprême chance était d’aider aux divisions et aux fautes ou d’en profiter. Après tout, il y avait encore bien du chemin à parcourir entre la seconde et la troisième lecture de la loi sur les pouvoirs publics, telle que l’avait faite le vote de la proposition Wallon, et le succès définitif dépendait surtout de l’organisation du sénat, qui restait à discuter, qui pouvait réveiller toutes les incompatibilités, toutes les dissensions dans une majorité à peine ébauchée et mal liée. Si les légitimistes, les bonapartistes avaient été seuls à compter sur cette épreuve et à se promettre de profiter de toutes les circonstances, ce n’eût été rien peut-être ou du moins il n’eût point été impossible de déjouer leur opposition et en définitive de se passer d’eux dans une œuvre où leur concours ne pouvait qu’être un embarras ; mais jusque dans le centre droit bien des hommes n’acceptaient évidemment la république Wallon qu’avec quelque répugnance. Ils ne l’avaient votée qu’en se promettant de la diminuer le plus possible, de la neutraliser par les garanties que la constitution du sénat leur donnerait. A la moindre difficulté, si on leur refusait les garanties dont ils croyaient avoir besoin, ou si l’on voulait leur imposer des combinaisons trop hasardeuses, ils pouvaient se rebuter tout à coup et s’arrêter, ralliant à leurs répugnances tout le parti dont le concours était cependant nécessaire. le gros de l’armée pouvait se rejeter en arrière, entraînant jusqu’à cette jeune avant-garde qui le premier jour avait décidé le mouvement en votant pour la proposition Wallon. C’est là ce qu’il y avait de délicat, d’épineux, dans cette discussion du sénat, d’autant plus que tous les systèmes se trouvaient en présence : sénat électif nommé par le suffrage universel direct, sénat procédant d’une élection à deux degrés ou des conseils-généraux, sénat mixte formé d’hommes d’origines diverses, sénateurs de droit, sénateurs nommés par le gouvernement, sénateurs élus. Politiquement, la vraie question était dans ce que le centre droit pouvait accepter et ce que la gauche pouvait concéder pour la formation d’un sénat sérieux, fortement organisé, capable de jouer son rôle de modération et de pondération en offrant des garanties suffisantes à tous les intérêts conservateurs.

Assurément, avec un peu de bonne volonté, on aurait compris que, dans tous ces systèmes tour à tour défendus ou combattus par tous les partis, il y avait beaucoup à dire. Le sénat par le suffrage universel direct a l’inconvénient de faire procéder de. la même origine deux assemblées qui, pour être des ressorts sérieux de gouvernement, doivent avoir des rôles distincts. L’inconvénient ne peut tout au plus être pallié qu’à demi par des catégories d’éligibles. Un sénat nommé simplement par les conseils-généraux est frappé d’avance d’une sorte de faiblesse constitutive. Il est l’émanation d’un pouvoir trop local, trop restreint, et le plus clair est qu’on risquerait d’avoir un sénat à peu près exclusivement composé de notabilités départementales plus honorables que douées d’autorité politique. Un sénat nommé, ne fût-ce qu’en partie, par le gouvernement, n’a pas toujours l’indépendance nécessaire, l’influence qu’il doit avoir, et aujourd’hui il offrirait ce spectacle assez étrange de sénateurs institués par un pouvoir qu’ils sont chargés de contrôler et au besoin de renouveler, puisque ce serait l’assemblée des deux chambres qui nommerait le président. Rien n’est plus clair, il y a des inconvéniens partout, et nous ne prenons que les plus saillans. Avec un peu plus de réflexion, on aurait compris sans doute que le meilleur système serait encore celui qui consisterait à faire procéder le sénat d’un corps électoral déterminé par département. Un instant, dit-on, M. le maréchal de Mac-Mahon lui-même aurait paru sensible aux avantages de cette combinaison, il n’aurait nullement tenu pour sa part à être un distributeur de sénatoreries. Dans tous les cas, avec la moindre bonne volonté, avec le moindre effort de prévoyance et de conciliation, il était impossible qu’on ne trouvât pas dans tous ces systèmes, dans toutes ces combinaisons, les élémens d’une solution suffisante, faite pour rallier toutes les opinions sincères.

Il faut dire les choses comme elles sont. Le malheur, le vrai malheur, c’est que dans tout cela il n’y a ni esprit de suite ni direction d’aucune sorte, c’est que depuis quelques jours on a passé le temps à calculer, à s’observer, à essayer des négociations insaisissables et vaines, et on n’a rien fait sérieusement pour préparer une solution que tout devait rendre facile, si on y avait mis un peu de zèle. Ni les chefs de partis ni le gouvernement n’ont été à leur poste, ou, s’ils y ont été, ils n’ont pas joué leur rôle, et lorsque la discussion s’est ouverte au jour fixé, il a suffi d’une simple initiative individuelle pour mettre tout le monde en déroute. Un député de la gauche, M. Pascal ; Duprat, qui n’avait, que nous sachions, aucun mandat spécial, pas même de son parti, est venu proposer l’élection directe du sénat par le suffrage universel, et l’assemblée, sans lutte, sans contestation, a laissé passer un système qui est bon ou mauvais, peu importe, qui avait les préférences de la gauche, c’est possible, — qui dans tous les cas devait avoir pour effet d’aliéner ou de refroidir des alliés nécessaires du centre droit en donnant un prétexte de plus aux mauvais vouloirs, à ceux qui sont toujours prêts à se faire une arme des intérêts conservateurs menacés.

Tout cela s’est fait en quelque sorte d’un tour de main, par surprise, avant que l’assemblée ait eu le temps de se reconnaître. La question s’est trouvée engagée par ce vote embarrassant, peut-être jusqu’à un certain point compromise, et c’est ici que la situation s’est compliquée tout à coup. Le ministère, qui n’a paru en aucune façon dans toutes ces discussions, si ce n’est pour voter contre la proposition Wallon, qui a semblé s’effacer systématiquement, le ministère est intervenu dès le lendemain pour déclarer au nom de M. le président de la république que le vote de la veille enlevait « aux lois constitutionnelles le caractère qu’elles ne sauraient perdre sans compromettre les intérêts conservateurs, » que le gouvernement ne pouvait s’associer aux résolutions qui avaient été prises. Rien de plus légitime sans doute que la préoccupation des intérêts conservateurs ; il n’est pas moins vrai qu’une déclaration de ce genre venant ainsi brusquement sans explication, sans commentaire, sans indication, changeait singulièrement la face des choses, et ressemblait à une satisfaction donnée à tous les ressentimens de la droite. Le coup de théâtre a été complet. La droite s’est hâtée d’applaudir à sa propre victoire ; dès ce moment, elle a paru assez indifférente à tout le reste, elle a laissé passer tout ce qu’on a voulu, même un amendement proposé par M. Bardoux dans la louable intention de réparer un peu le mal de la veille, et lorsque le moment est venu de voter sur l’ensemble des dispositions relatives au sénat, la droite s’est retrouvée compacte pour repousser la loi tout entière, qui est ainsi arrêtée en chemin. Une majorité de 23 voix s’est déclarée contre une troisième délibération.

C’était, à vrai dire, la contre-partie du succès de la proposition Wallon, la revanche de tous ceux qui depuis quelques jours se voyaient réduits à subir impatiemment ce qu’ils ne pouvaient empêcher. La situation devenait certes assez grave, elle a été un moment émouvante comme dans toutes les circonstances exceptionnelles où tout peut dépendre d’une résolution improvisée, d’une vivacité de parti. Fallait-il pour cela désespérer de tout et se laisser aller à voter une proposition de dissolution présentée sur l’heure par un des députés radicaux, M. Henri Brisson ? Des membres du centre gauche et même de la gauche ont eu la sagesse de résister à cet entraînement ; ils ont écouté la parole ardente de M. Gambetta, ils lui donnaient peut-être raison sur plus d’un point : ils ne l’ont pas suivi, et par le fait, malgré l’excitation du moment, la demande d’urgence présentée pour la proposition de dissolution a été repoussée. Fallait-il d’un autre côté considérer le vote qui venait de rejeter le sénat électif comme le dernier mot de toutes les tentatives possibles pour la formation d’une seconde chambre ? M. Waddington et M. Vautrain se sont dévoués ; ils se sont mis en frais de combinaisons nouvelles, et de guerre lasse, à 8 heures du soir, l’assemblée a laissé une porte ouverte à la conciliation en renvoyant à la commission des lois constitutionnelles les projets des deux députés du centre gauche, de sorte qu’on en est là. Rien n’est décidé, tout est en suspens, sinon en péril d’un échec définitif, et toutes ces péripéties étranges, dramatiques, ne font que mieux mettre en relief cette incohérence de direction dont s’inquiète justement le pays, qui ne peut qu’affaiblir à ses yeux le crédit des chefs de partis, du gouvernement, de l’assemblée elle-même.

Évidemment c’est un peu la faute de tout le monde, et personne n’a le droit de triompher de ces coups de théâtre ruineux dont le régime parlementaire est le premier à souffrir. Si la gauche, qui a montré depuis un mois un sérieux esprit politique, eût réfléchi un instant, elle ne se serait pas laissé entraîner, elle ne se serait pas précipitée avec tant d’impatience sur cette proposition d’un sénat élu directement par le suffrage universel, comme si elle avait voulu enlever une victoire et faire un acte de prépotence. Avait-elle encore besoin d’être éclairée sur la conduite qu’elle devait tenir ? Elle n’avait qu’à regarder autour d’elle et à voir quels auxiliaires elle rencontrait ; elle aurait vu qu’elle n’allait triompher qu’avec le secours des bonapartistes, qui étaient, quant à eux, dans leur rôle en aidant à tout ce qui pouvait créer de nouvelles difficultés et faire échouer les lois constitutionnelles. Puisque M. Dufaure parlait avec autorité, il y a quelques jours à peine, des intrigues audacieuses qui agitent le pays, on aurait pu s’en souvenir dans ce moment décisif. Après tout, un sénat nommé par un corps électoral de département avec des garanties suffisantes, ce sénat n’est pas plus difficile à accepter que les deux chambres elles-mêmes, que le droit de dissolution pour le chef du pouvoir exécutif. Ce qui a déterminé la gauche jusqu’ici devait la déterminer encore : c’est la nécessité d’une sérieuse et prompte organisation politique qui devait tout dominer.

Quant au genre d’action qu’exerce le gouvernement, il devient vraiment assez difficile à définir. Depuis un mois qu’il a donné sa démission, le ministère semble prendre à tâche de s’effacer ; il n’a eu aucune initiative, il n’est intervenu sérieusement dans aucun incident de cette discussion constitutionnelle. Depuis un mois, il ne manifeste son existence que par des prodigalités de décorations, depuis les grands cordons jusqu’aux simples croix de chevaliers, et par des propositions de pensions civiles, qui n’ont peut-être pas été examinées par le conseil d’état comme elles devaient l’être, qui en fin de compte rejettent sur l’assemblée la mission toujours délicate d’interroger des positions personnelles. Puis un jour le ministère se souvient qu’il a un rôle politique, et il arrive à Versailles avec une déclaration qui est une sorte de veto, qui fait apparaître M. le maréchal de Mac-Mahon en plein débat parlementaire. C’est le ministère qui est responsable, dit-on ; le cabinet ne voit donc pas que par l’attitude effacée qu’il a prise c’est lui-même qui a d’avance fait de cette parole une fiction transparente, compromettante, et il s’est exposé à cette parole sévère, passionnée, malheureusement un peu juste : « vous vous êtes réfugiés derrière cette épée ! » Que M. le duc Decazes invoque sa responsabilité, il est dans son devoir. Il y avait ce jour-là non loin de lui un homme qui se donne bien du mouvement pour être un personnage qui ne demanderait pas mieux que de redevenir ministre après l’avoir été, et qui a parlé plus crûment ; c’est M. Depeyre, qui a lancé cette belle parole : « le maréchal a dit : Ce projet de sénat ne me convient pas, et l’assemblée a repoussé le projet. » Et voilà comment on entend la vérité du régime parlementaire en même temps que la dignité de l’assemblée ! Toujours est-il qu’il faut maintenant sortir de cette situation où une victoire irréfléchie de la gauche peut avoir pour lendemain une victoire tout aussi périlleuse de la droite. Des propositions de conciliation se sont produites, l’assemblée elle-même a tenu à ne pas les évincer. C’est sur ce terrain qu’il faut reprendre position, et ce qu’il y a de plus nécessaire tout d’abord, c’est de reconstituer un ministère qui s’inspire de ces difficultés, des vœux évidens du pays, de la nécessité persistante de cette organisation constitutionnelle dont la seule perspective a été saluée par l’opinion comme une garantie de durable sécurité. Tout le reste ne serait qu’aventure et péril.

Hier, comme on discutait à Versailles sur les destinées de ce sénat politique qui a tant de peine à naître, à se dégager déboutes les confusions, le sénat littéraire, un sénat qui a l’avantage de dater de plus de deux siècles, s’ouvrait à M. Alexandre Dumas. L’Académie française recevait l’auteur de la Dame aux Camélias comme pour montrer que dans ce royaume ou dans cette république de l’intelligence les hommes et les idées se succèdent sans révolutions, et tout finit par de l’esprit. C’était une de ces séances qui, selon le mot de M. Royer-Collard, promettent de l’imprévu, et peut-être même s’était-on plu à exagérer d’avance cet imprévu par toute sorte de commentaires de fantaisie sur l’attitude de M. Alexandre Dumas, sur le langage qu’il devait tenir, sur les libertés qu’il devait prendre avec l’Académie. Eh bien ! non : la mise en scène imaginaire a disparu au grand jour. De l’esprit, de la bonne grâce, des contradictions piquantes, des paradoxes lestement lancés et des vérités ingénieusement rétablies, il y a eu de tout cela, il y a eu tout ce qui fait l’attrait d’une fête littéraire choisie, il n’y a eu ni imprévu ni coups de théâtre. Comme le plus simple académicien, M. Alexandre Dumas est entré dans son habit d’immortel aux palmes vertes, se montrant heureux de sa bonne fortune, faisant ses complimens de nouveau-venu et se tirant de son mieux de cette épreuve d’un écrivain dramatique tenant en personne la scène devant un public d’élite accoutumé au beau langage. Ce qui est certain, c’est que le récipiendaire a su jouer son rôle dans toutes les convenances, et que, si son discours a eu parfois un accent un peu étrange, un peu inattendu dans une pareille assemblée, il a trouvé aussitôt, pour rétablir le ton, la contradiction charmante et sûre d’un galant homme faisant gracieusement les honneurs du vrai monde à l’auteur du Demi-monde. M. le comte d’Haussonville a complété avec l’autorité d’une raison ingénieuse, avec toutes les séductions d’une piquante bonne humeur, cette séance où M. Alexandre Dumas s’est montré homme de verve et d’imagination, même en évoquant des personnages de l’histoire qu’il n’a peut-être pas eu l’occasion de rencontrer dans les contrées nouvelles où il s’est établi, par droit de découverte et de conquête.

Que la première pensée de M. Alexandre Dumas en entrant à l’Institut ait été pour son père, pour l’auteur, de Henri III, de Mademoiselle de Belle-Isle et des Trois Mousquetaires, certes personne n’a songé à s’en étonner. Alexandre Dumas le père n’était pas de l’Académie ; son fils, plus heureux, y entre aujourd’hui après avoir fait, comme tout le monde, les démarches d’usage, et assurément il se devait à lui-même de ne point oublier celui dont il a recueilli l’héritage littéraire. Le nouveau récipiendaire a fait entrer son père avec lui non pas, comme on le disait, à titre de reproche et d’une manière offensante pour l’Académie, mais avec autant d’habileté que de délicatesse, en s’abritant modestement sous la renommée paternelle. Le discours de M. Alexandre Dumas a été brillamment encadré entre ce souvenir filial et un portrait fièrement tracé de l’aimable homme de talent auquel il succède, M. Pierre Lebrun, de son vivant poète lauréat du premier empire, auteur de Marie Stuart et du Cid d’Andalousie, pair de France sous la monarchie de juillet, sénateur sous le second empire, galant homme sous tous les régimes. Après cela, il est bien certain qu’entre ce commencement et cette fin le nouveau récipiendaire a pu s’égarer quelquefois et intéresser ou amuser l’Académie sans la convaincre. Il n’a pas parlé seulement de son père et de M. Lebrun ; il a parlé de tout et de tous, de l’empire et de Louis XVIII, du cardinal de Richelieu et de M. de Talleyrand ; il a parlé d’histoire, de philosophie, de morale, d’art dramatique. Le ton n’est point assurément toujours juste. En vérité, M. Alexandre Dumas a prolongé un peu trop la plaisanterie au sujet de la pension de M. Lebrun, supprimée par la restauration. Il s’est cru un peu trop au Gymnase en faisant dialoguer le cardinal de Richelieu et Corneille au sujet de la signification politique du Cid. Enfin, là même où il est le plus compétent, il a mis une complaisance un peu trop surabondante à développer ses idées favorites sur l’art dramatique, sur la mission morale et sociale du théâtre. M. Alexandre Dumas a voulu aussi faire entrer ses préfaces à l’Académie.

Les hommes d’esprit qui se font laborieusement un système semblent ne pas se douter qu’ils n’intéressent guère par leur système, que ce n’est qu’à force de talent qu’ils font oublier quelquefois ce qu’il y a de faux ou d’artificiel dans leur prétendue philosophie, que pour eux la meilleure manière de gagner des victoires, c’est de faire des œuvres vraies et émouvantes ou amusantes. Toutes ces quintessences, toutes ces théories sur les femmes et sur la morale, M. d’Haussonville les a dissipées avec la plus parfaite bonne grâce, avec la plus agréable supériorité de raison et de critique. Aimable, gracieusement railleur, spirituellement sensé, M. d’Haussonville n’a enlevé à l’auteur de la Dame aux Camélias ni ses qualités ni son talent ; il ne l’a dépouillé que de ses prétentions de moraliste et de législateur en nous ramenant à la vérité, au bon sens, à la simplicité des choses humaines. Homme du monde, il a montré ce que c’est que le vrai monde ; historien, il a remis un peu d’ordre dans l’histoire sans insister plus que ne le voulait la circonstance ; esprit éclairé et cultivé, il a plaidé la cause du goût dans l’art comme il avait plaidé la cause de la bonne et simple morale dans la vie de tous les jours. Il a courtoisement traité M. Alexandre Dumas sans oublier M. Lebrun, dont il a peint avec émotion la verte et sereine vieillesse, et le public de l’Académie s’est retiré sous le charme, bien persuadé que l’esprit n’est point perdu en France, puisqu’il y a encore de ces séances où tout peut être dit et entendu, parce que la première loi est de savoir tout dire et de savoir tout entendre dans un lieu que M. d’Haussonville appelait l’autre jour la « vraie république. » Et vraiment elle a des chances, cette république-là, puisqu’elle n’a pas attendu jusqu’à ce moment pour s’organiser !

Après tout ce qu’elle a perdu, la France a encore un privilège : elle garde heureusement assez de ressources d’esprit et de travail, elle reste assez elle-même pour ne point décourager l’intérêt et les sympathies qui la suivent dans sa vie laborieuse. Vue de près et dans les détails de tous les jours, cette vie incertaine et tourmentée qui nous est faite peut sans doute ressembler à une énigme. On se perd dans ces confusions, dans ce décousu parlementaire, dans ces marches et contre-marches des partis, oubliant souvent le pays pour leurs vaines querelles. De loin, pour les étrangers attentifs et impartiaux, c’est encore, c’est toujours la France, luttant aujourd’hui contre une destinée ingrate après avoir plus d’une fois aidé ceux qui en avaient besoin, se relevant à travers tout par une bonne volonté persévérante et courageuse, restant entre toutes la nation vivace, généreuse et facile. Elle a plus d’amis qu’on ne croît, peut-être parce qu’elle a moins d’envieux, et, pour le moment en vérité, notre diplomatie n’a rien de mieux à faire que d’entretenir ces sentimens favorables, de représenter auprès des peuples cette France toujours vivante, dégagée des incohérences des partis. C’est le rôle qu’a pris notre ambassadeur à Londres, M. le comte de Jarnac, et il le remplit avec autant d’activité que de bonne humeur au milieu de cette société britannique, qui n’est insensible ni aux attentions qu’on a pour elle, ni aux marques d’énergie de ceux qui ne s’abandonnent pas, qui n’ont pas plié sous les plus écrasans fardeaux. M. de Jarnac, il est vrai, est merveilleusement servi par son crédit personnel en Angleterre, par ses relations, par la facilité avec laquelle il parle la langue anglaise, et il a le mérite de ne laisser échapper aucune occasion de resserrer le lien entre les deux pays, de savoir mener de front la diplomatie officielle et la diplomatie des réunions mondaines, des harangues familières. Il y a quelque temps, c’était au banquet du lord-maire qu’il était le leader de la diplomatie étrangère à Londres, qu’il se faisait accueillir avec une cordialité particulière par une assistance où figuraient au premier rang les ministres de la reine. Hier encore c’était à un banquet donné dans l’intérêt de l’hôpital français qu’il reprenait ce rôle de médiateur ingénieux et persuasif entre l’Angleterre et la France.

La modeste fête de charité a été en définitive une réunion des plus brillantes, fructueuse pour les pauvres, bonne pour la politique elle-même. Là se trouvaient rassemblés des sommités militaires, le lord-maire, des ministres étrangers. M. de Jarnac a fait les honneurs du banquet avec une spirituelle et chaleureuse éloquence, mêlant dans ses toasts la reine Victoria, le prince de Galles, le maréchal de Mac-Mahon, l’armée et la marine d’Angleterre, évoquant les souvenirs de la confraternité militaire scellée en Crimée. Les réponses sympathiques n’ont point certes manqué, à commencer par celle du lord-maire, qui s’est plu à rendre témoignage du courtois empressement avec lequel il a été récemment fêté à Paris, et qui a représenté cet accueil comme le signe de l’intimité des deux pays. Le lord-maire, en homme d’esprit, soupçonne un peu que les équipages et les costumes ont été pour quelque chose dans le succès qu’il a obtenu à l’inauguration du nouvel Opéra et ailleurs ; toujours est-il que le représentant de la Cité de Londres a envoyé un salut cordial à la cité parisienne.

De toutes ces manifestations, les plus vives, les plus significatives peut-être, sont celles d’un vétéran de l’armée anglaise, le général Cadogan, et du ministre d’Italie, M. Cadorna. Sans doute il ne faut rien exagérer, il ne faut pas se hâter de voir dans les paroles d’un vieux soldat de Crimée l’expression d’une politique, le prélude d’une alliance offensive et défensive pour toutes les circonstances. Du moins cela réconforte un peu d’entendre un ancien compagnon d’armes qui n’oublie pas parler du respect affectueux de l’armée anglaise pour la France dans ses derniers revers, des espérances d’un meilleur avenir. Le général Cadogan est même allé plus loin en déclarant que toutes les sympathies de l’armée anglaise sont avec notre pays dans l’effort qu’il fait pour regagner sa position, en exprimant l’espoir que « l’Angleterre et la France se retrouveront quelque jour côte à côte pour la cause de la civilisation. » Il en sera ce qui pourra, le sentiment du vieux soldat vaut toujours mieux que la politique de M. Gladstone, qui n’a d’ailleurs guère profité au crédit et à l’influence de l’Angleterre. M. Cadorna, quant à lui, a noblement et délicatement saisi l’occasion de rappeler, « comme Italien, » que, si depuis quinze ans « l’Italie a pu passer de l’état de simple expression géographique à l’état de réalité politique et nationale, c’est à l’assistance et à l’amitié de la France qu’elle le doit. » On dit que les Italiens sont oublieux ; ceux qui comptent savent se souvenir, et M. Cadorna s’est plu à rendre hommage, aujourd’hui comme autrefois, au génie de notre pays, à sa puissance d’expansion, au désintéressement avec lequel il s’est si souvent porté au secours des causes en détresse, — « même quelquefois à ses propres dépens. » Pauvre France ! elle n’est pas pour le moment fêtée dans tous les banquets du monde ; elle a du moins la bonne fortune de vivre dans des mémoires fidèles, d’être quelquefois mieux jugée par des étrangers que par des Français, et c’est l’honneur de notre diplomatie, partout où elle est, de réchauffer ces vieux sentimens de confiance, de leur montrer qu’ils ne se trompent pas, comme aussi ce serait un peu à nous de venir en aide à notre diplomatie pour refaire le crédit de la France dans le monde.

C’est par l’énergie persévérante que les peuples éprouvés se refont, et c’est aussi par la prudence, par l’habileté avisée, qu’ils se maintiennent quand ils sont arrivés à se reconquérir eux-mêmes. L’Italie, depuis qu’elle a réussi à être cette « réalité politique et nationale » dont M. Cadorna parlait l’autre jour à Londres, l’Italie a plus d’une fois étonné ses amis et ses ennemis. Le fait est qu’en bien des occasions elle a montré un sens politique, une finesse, dont bien d’autres auraient besoin. Les plus terribles de ces révolutionnaires, dont les légitimistes se font des fantômes, deviennent, quand il le faut, les plus paisibles des hommes. Que ne disait-on pas récemment de tout ce qu’allait produire l’arrivée si souvent annoncée de Garibaldi à Rome ! Il ne pouvait manifestement songer à quitter son île de Caprera que pour se lancer dans quelque nouvelle équipée ! Il allait déchaîner les tempêtes, agiter le parlement où les Transteverins l’ont envoyé, ameuter l’opinion contre le pape, et pour le moins créer les embarras les plus graves au gouvernement, contre lequel il avait fulminé des excommunications ! Eh bien ! Garibaldi est arrivé à Rome. A la vérité, ses électeurs du Transtevère ont quelque peu essayé de dételer sa voiture : il s’est dérobé à ces ovations, et a gagné tranquillement la maison qu’on lui avait préparée. Son premier acte public a été d’aller au parlement et de ne rien dire, si ce n’est pour prêter d’une voix haute et ferme le serment voulu à la monarchie constitutionnelle. Le second acte de Garibaldi a été de s’en aller, ses béquilles aidant, au Quirinal pour rendre visite au roi, qui l’a reçu comme une vieille connaissance en l’aidant à remettre son bonnet sur sa tête, car il est un peu invalide, le vieux lion. Les ministres, à leur tour, n’ont point hésité à l’aller voir : tout s’est passé le mieux du monde. Nul doute que, si le revenant de Caprera eût été traité en ennemi, si on avait commencé par mettre la police sur pied, par vouloir empêcher quelques manifestations sans gravité, tout aurait pu tourner autrement. On n’a rien fait de semblable, et voilà Garibaldi tranquille dans sa villa, oubliant ses excommunications révolutionnaires, ne disant mot contre le pape, prêchant à tous la modération, s’occupant, pour son dernier rêve, de canaliser le Tibre et de fertiliser l’agro romano ! S’il lui faut de l’argent pour son entreprise, on lui en donnera pour sûr. Garibaldi allant au Quirinal rendre hommage au roi Victor-Emmanuel, le vieil Espartero recevant avec attendrissement le jeune roi Alphonse XII à Logroño et lui remettant le cordon de Saint-Ferdinand qu’il a porté ; dans ses campagnes, ce sont là les vicissitudes du temps, et ce n’est pas la plus mauvaise fin des aventures révolutionnaires, quand elles peuvent finir ainsi !


CH. DE MAZADE.

LA RESTAURATION DU ROI ALPHONSE XII.


Dans les derniers jours de décembre 1874, l’Espagne a étonné de nouveau l’Europe par une de ces brusques péripéties, par un de ces coups de théâtre fréquens dans l’histoire d’un pays qui est gouverné, comme on l’a dit, par une Providence particulière, à laquelle il donne beaucoup d’occupation. Il est à remarquer que les Espagnols ne prennent pas leur part des étonnemens qu’ils procurent aux autres. Tout ce qui leur arrive leur paraît simple et naturel ; le fatalisme, qui est dans leur sang, les dispose à donner raison aux événemens, quels qu’ils soient, et ils sont préparés d’avance aux retours les plus bizarres de la fortune et de leurs passions. Et cependant, lorsqu’au mois de septembre 1868 ils tressaient des couronnes aux vainqueurs d’Alcolea et applaudissaient avec frénésie au détrônement de la reine Isabelle II, n’auraient-ils pas lapidé ou conspué comme un fou le prophète qui leur eût annoncé que six ans plus tard Madrid se pavoiserait pour recevoir le prince des Asturies revenant de son exil, que des acclamations presque unanimes retentiraient partout sur son passage, que de toutes les fenêtres, de tous les balcons, les fleurs et les sonnets pleuvraient sur lui ? Aujourd’hui, si quelque chose les étonne, c’est de n’avoir pas compris que l’événement extraordinaire dont ils viennent d’être les témoins était inévitable. Beaucoup d’entre eux qui l’avaient déclaré impossible se vantent de l’avoir prévu et prédit.

A vrai dire, pour peu qu’on y regarde de près, on n’a pas de peine à s’expliquer la facilité sans pareille avec laquelle la restauration d’Alphonse XII s’est accomplie. Quand les Espagnols en 1868 se flattaient d’en avoir à jamais fini avec les Bourbons, ils étaient les dupes très sincères d’un de ces entraînemens passagers auxquels sont sujets les peuples du midi, qui portent dans leurs sentimens la fougue de leur imagination et se figurent aimer ou haïr plus qu’ils ne haïssent ou qu’ils n’aiment. La reine Isabelle avait par ses fautes accumulées, par son inconduite politique, lassé la fidélité de ses sujets, découragé le zèle de ses amis les plus dévoués et creusé l’abîme où son trône devait disparaître ; mais il y avait plus de colère que de haine dans le cœur des insurgés qui l’ont renversée. Les Espagnols ne pouvaient oublier longtemps qu’en dépit de ses erreurs, de ses funestes faiblesses et de ses violences maladroites, son règne avait fait époque dans leur histoire, que de l’avènement de la fille de Ferdinand VII datait pour eux une ère nouvelle, le premier établissement des libertés modernes dans un pays de servitude séculaire. Le souvenir des services rendus devait prévaloir à la longue sur leurs ressentimens, sur leurs rancunes, les disposer à l’indulgence et en fin de compte aux regrets. Les déceptions et les dégoûts qu’ils ont éprouvés dans ces dernières années étaient bien propres à hâter leur repentir. Ce n’était pas tout de crier : Plus de Bourbons ! il fallait trouver à les remplacer ; c’est à quoi l’Espagne a travaillé sans relâche, mais sans succès. Depuis la révolution de septembre, elle a essayé de tous les régimes, de toutes les méthodes de gouvernement, de tous les expédiens politiques ; rien ne lui a réussi. Une royauté étrangère et démocratique a tristement avorté. La république fédérale qui lui a succédé n’a pas tardé à se discréditer par ses déplorables et dangereuses folies. En vain un tribun détrompé, homme d’un rare talent et d’un grand cœur, M. Castelar, tenta de réparer les fautes commises ; en vain, répudiant les utopies qu’il avait jadis professées avec trop de complaisance, il entreprit de démontrer par ses actes que le régime républicain était conciliable en Espagne avec la sécurité et la paix publiques, et il s’employa résolument à rétablir l’ordre dans l’administration, la discipline dans l’armée. La seule chance qu’eût M. Castelar de garder le pouvoir était de s’imposer à son parti. Optimiste de tempérament, il se flatta de ramener ou de désarmer par la puissance de sa parole des intransigeans incapables de transiger avec le bon sens. Ces doctrinaires et ces fous, également incorrigibles, s’entendirent pour le renverser, et l’Espagne allait retomber par leurs soins dans l’état de fièvre et d’anarchie d’où elle avait eu tant de peine à sortir. Elle ne.put se résigner à cette lamentable rechute. L’épée intervint, et le 3 janvier 1874 un coup de main militaire porta au pouvoir le maréchal Serrano, duc de La Torre.

C’est une singulière destinée que celle du maréchal Serrano. L’étoile sous laquelle il est né l’a voué à de brillantes aventures, qui finissent toujours mal. A plusieurs reprises dans sa vie éternellement militante, il a dû à la bienveillance du sort et des révolutions d’arriver au premier rang et de conquérir une situation qui dépassait de bien loin le rêve le plus hardi des ambitions communes ; mais il n’a jamais pu s’y maintenir. A peine a-t-il réussi, le bonheur alanguit son courage, le prive comme par un charme de toutes les ressources de son esprit. Contrairement au général Prim, dont les talens grandissaient avec sa fortune, il ne sait que faire de la sienne ; ce conspirateur audacieux et habile s’est montré d’ordinaire un médiocre dictateur. Deux fois il a été presque roi, le lendemain il n’était rien, et le surlendemain il conspirait de nouveau, toujours prêt à recommencer et ne paraissant jamais las des étranges vicissitudes de sa vie. Le 3 janvier 1874, il arrivait au pouvoir dans les circonstances les plus favorables. Les cortès révolutionnaires avaient été dissoutes avant d’avoir fait une constitution, et l’Espagne, fatiguée de toutes les crises qu’elle venait de traverser, encore épouvantée des dangers qu’elle avait courus, guérie de toutes ses illusions et se défiant de ses propres volontés, était en quête d’un homme qui se chargeât de vouloir pour elle. Le maréchal était tout-puissant, il ne tenait qu’à lui d’imposer son arbitrage aux partis ; mais ce rôle d’arbitre demande une activité d’esprit, une hauteur et une fermeté dans le caractère que ne possède point le duc de La Torre. Les plus clairvoyans de ses amis et de ses ennemis annonçaient déjà qu’il serait au-dessous de son rôle, que son omnipotence ne lui servirait de rien, que comme précédemment la possession du pouvoir engourdirait ses facultés et le frapperait de torpeur. L’Espagne lui demandait deux choses pour justifier le coup de force qui l’avait fait son maître, à savoir de la délivrer des carlistes et de pourvoir à son avenir en lui donnant un gouvernement régulier, approprié aux circonstances et à ses intérêts, et qu’elle eût accepté de sa main sans trop le discuter. Le duc de La Torre n’a exercé qu’une dictature inutile et inactive. Il n’a pas trouvé le secret d’en finir avec la guerre civile, et sa politique flottante et louche n’a rien fait pour préparer la solution que le pays réclamait. Il s’est appliqué à se taire, à ne point s’engager, à ne trahir aucune préférence pour aucune forme de gouvernement. Il n’a eu d’avis sur rien, il attendait que les circonstances avisassent pour lui, et en vérité il lui était plus difficile qu’à un autre de prendre une décision et d’arrêter son choix, car personne n’est plus étranger que lui à toute passion politique, personne n’est plus indifférent à toutes les disputes d’idées et de systèmes, personne plus que lui n’use et n’abuse du droit de n’avoir point d’opinions ; mais un gouvernement qui n’a point d’opinions ne peut convenir longtemps à un pays qui en a trop et qui aspire à se délivrer de ses incertitudes.

Quand le général Prim se renfermait dans un mystérieux silence, c’est que l’heure de parler n’était pas encore venue et qu’il savait l’attendre patiemment ; mais personne ne le soupçonnait de se taire parce qu’il n’avait rien à dire. Il savait ce qu’il voulait ; il avait décidé qu’il régnerait par procuration, c’est-à-dire par l’entremise d’un roi de son choix, qui lui prêterait au préalable un serment d’allégeance. Le duc de La Torre ne passe pas pour être moins avide de grandeurs que ne l’était le général Prim ; mais le pouvoir lui enlève cette netteté d’esprit qui voit clairement le but et le chemin qui y conduit, et il a peine à se reconnaître dans le partage de ses pensées, dans la confusion de ses rêves. Il pouvait opter entre deux partis et deux conduites qui lui offraient l’une et l’autre des avantages certains : avec l’aide des radicaux convertis à la république unitaire, il devait organiser un gouvernement démocratique dont la présidence lui était assurée, ou bien, liant partie avec les alphonsistes, mettre son épée et son influence au service de leur prince. Il aurait pu faire ses conditions, elles étaient acceptées d’avance, et on était disposé à acheter aussi cher qu’il l’eût voulu son précieux concours. Républicains et alphonsistes ont multiplié leurs efforts pour le gagner à leur cause ; on lui a tout promis, il n’a rien refusé, mais, hésitant, combattu, il n’a pas su faire son choix à temps. Peut-être jugeait-il dans le secret de son cœur qu’on ne lui promettait pas assez ; peut-être la première place dans une république ou la présidence des conseils d’un roi constitutionnel ne suffisaient-elles pas à son ambition. Qui peut dire jusqu’où s’égarent les espérances d’une âme espagnole qui met dans le gouvernement des choses de ce monde le destin à la place de la raison ? Cependant on a lieu de penser que, livré à lui-même, à ses propres inspirations, il se fût accommodé du rôle que lui offraient les chefs du parti alphonsiste et de la gloire de restaurer le trône qu’il avait renversé ; mais le maréchal ne s’appartient pas toujours, ses affections influent sur sa conduite, et plus d’une fois, assure-t-on, il a sacrifié son bon sens à la chimère que caresse une des plus charmantes têtes de l’Europe. Cette chimère, si la chronique fait foi, consiste à croire que tout est possible, que depuis que la duchesse d’Aoste, qui n’était pas d’une famille régnante, s’est assise sur le trône d’Espagne, il est permis à une duchesse espagnole de rêver une fortune pareille, et que la beauté n’a tout son prix que lorsqu’elle est rehaussée par ce brillant et pesant joyau qu’on appelle une couronne.

Dès le printemps de l’année dernière, un des hommes marquans du parti alphonsiste avait dit : Ou le maréchal sera à nous, ou il ne sera rien. Les irrésolutions, les ajournemens du duc de La Torre favorisaient les projets des alphonsistes, dont les forces et les prétentions grandissaient rapidement ; ils devaient bientôt se mettre en état de se passer de lui. Quelqu’un l’a défini un lion pour attaquer, mais un lion qui n’a jamais su se défendre. En effet, le maréchal s’est mal défendu. Il ne pouvait ignorer ce qui se méditait et se tramait contre lui, ni s’abuser sur la faiblesse de sa situation. Il songea un moment à demander la confirmation de ses pouvoirs à de nouvelles cortès, il y renonça bien vite. Après lui avoir été utiles, les cortès auraient pu devenir gênantes, et il craignait tout ce qui aurait pu entraver la liberté de ses déterminations. Il est vrai qu’il eut la bonne chance de se voir consacrer en quelque mesure par l’Europe, qui, sur les instances de M. de Bismarck, s’était décidée à le reconnaître. Il se pourrait faire que ce succès lui ait été fatal, qu’il se soit trop fié à cette reconnaissance pour le garantir contre tous les dangers. Il a cru trouver un surcroît de sûreté dans les petites précautions et les petites ruses, dans la suspension ou la suppression de quelques journaux hostiles, dans le déplacement de quelques généraux, et il a vécu ainsi au jour le jour, se prêtant à tous les pourparlers, évitant soigneusement de conclure, heureux de gagner du temps, se fiant au hasard, qui n’aide d’ordinaire que ceux qui s’aident eux-mêmes. Il n’a pas vu que le seul moyen qu’il eût de se sauver était de vouloir quelque chose et de dire hautement ce qu’il voulait. Il semble que dans les derniers jours de novembre le duc de La Torre ait conçu de tardives inquiétudes, qu’il ait eu un réveil subit. Lorsqu’il partit inopinément de Madrid pour aller prendre en personne le commandement de l’armée du nord, cette résolution lui fut inspirée par des avis menaçans qu’il avait reçus. Le parti alphonsiste entretenait avec plusieurs généraux des intelligences qui n’étaient un secret pour personne ; on parlait sans trop de mystère d’un prochain pronunciamiento, et selon l’usage qui règne à Madrid, ville où l’on complote à ciel ouvert, on réglait d’avance le détail de l’événement, comme on règle le cérémonial d’une fête. Le maréchal espéra que, par sa présence, il retiendrait le soldat dans le devoir, et il est certain que son départ contrecarra les desseins de ses ennemis et les obligea d’en ajourner l’exécution. Ils appréhendaient de le voir remporter sur les carlistes un avantage signalé, et regagner ainsi des chances et les sympathies de l’armée. Ils furent bientôt rassurés. Soit qu’il fût contrarié par les rigueurs de la saison, soit qu’il balançât entre plusieurs plans de campagne, le maréchal ne fit rien, et cette inaction de trois semaines rendit cœur aux alphonsistes. Ce fut assez de l’entente des deux généraux Martinez Campos et Jovellar pour faire éclater le mouvement retardé, qui en quelques heures gagna de proche en proche avec une rapidité prodigieuse. Toute l’armée s’y associa, et l’on put dire, en employant la parole de Tacite, « que l’audacieuse entreprise ne rencontra point d’obstacles, que peu la conçurent, qu’un plus grand nombre la désirait, que tous la souffrirent. »

Le duc de La Torre, qui était sur les lieux, paraît avoir reconnu sur-le-champ l’impossibilité où il était de résister à l’entraînement général. La solitude se fit en un jour autour de lui, et il se sentit glisser dans le vide. Il se résigna de bonne grâce et se hâta de rendre les armes à sa mauvaise fortune. On rapporte que, lorsqu’arrivèrent à Madrid les premières nouvelles de l’insurrection, le ministre de la puissance étrangère qui était le plus bienveillante au maréchal dit tout haut que cette levée de boucliers avorterait misérablement, qu’il suffisait d’un acte de vigueur pour en avoir raison. Il parlait encore quand une dépêche annonça que le maréchal avait résigné ses pouvoirs. Il y avait mis tant d’empressement qu’on put le soupçonner d’une entente de la dernière heure avec ses adversaires. Cet empressement s’explique mieux par le désir de n’être point traité en ennemi par les vainqueurs et de ne point se voir fermer les portes de l’Espagne. Quelques jours plus tard, à Biarritz, il ne faisait pas difficulté d’avouer qu’il aurait dû s’attendre à ce qui venait d’arriver, ajoutant que les Espagnols sont une nation monarchique et qu’il les approuvait d’être revenus à leurs princes légitimes. Au surplus il se disait à jamais dégoûté de la politique, résolu à ne plus se mêler de rien, à vivre en ermite dans ses terres d’Andalousie. L’avenir montrera ce qu’il faut penser d’un si profond désabusement. L’Espagne est le pays des occasions, et s’engager à ne plus les chercher n’est pas s’engager à les fuir. On a pu lire il y a quelques jours dans un journal de Madrid, dirigé par M. Sagasta, que, dans l’intérêt de la nouvelle royauté, il convient, qu’il se forme au plus tôt un parti d’opposition constitutionnelle, que le chef de ce parti est désigné d’avance, qu’il n’y a pas à le chercher.

L’Europe assista à la retraite forcée du duc de La Torre avec plus de curiosité que de chagrin ; c’était dans la politique générale une équivoque de moins. La France en particulier s’est crue dispensée de le regretter. Elle n’avait eu guère à se louer de ses procédés à son égard ; son attitude avait paru agressive et provocante, on ne pouvait oublier certain mémorandum, qui ressemblait à un brûlot et que l’empereur d’Allemagne dans un entretien privé avait qualifié d’étrange. L’Europe, un instant émue, s’était demandé avec anxiété ce que signifiait cette incartade inopinée, quel était le secret dessein de ceux qui l’avaient faite, et s’ils avaient résolu de brouiller les cartes. M. le duc Decazes, qui s’entend à calmer les questions, sut dissiper cet émoi par son sang-froid et sa tranquille habileté, tandis que son ambassadeur à Madrid s’appliquait à inspirer au gouvernement espagnol quelques doutes sur l’approbation qu’il pouvait attendre de Berlin pour son zèle intempérant. Au reste, le maréchal et ses ministres se défendaient bien fort des intentions qu’on leur imputait ; ils accusaient le marquis de La Vega d’avoir outrepassé ses instructions, de s’être laissé emporter par son humeur altière et fougueuse ; on le représentait comme un homme qui n’agissait qu’à sa tête et qui, loin de se conformer aux ordres de son gouvernement, n’acceptait pas même ses conseils. On peut admettre que les desseins du duc de La Torre et de son monde étaient moins profonds et moins noirs qu’on n’a été d’abord tenté de le supposer ; il n’en est pas moins vrai que, dans l’intérêt de la paix, il faut se féliciter de ne plus voir à Madrid un de ces gouvernemens nécessiteux et caducs, qui, incapables de se soutenir par eux-mêmes, cherchent au dehors un appui nécessaire, se mettent ainsi à la discrétion d’autrui et se condamnent à une politique de complaisance, à ce point que, quoi qu’ils disent, on les accuse toujours d’être le porte-voix de quelqu’un.

Si le duc de La Torre a été regretté quelque part, ce ne peut être qu’à Berlin, où l’on avait si activement travaillé pour lui. Cependant on n’y a pas pris publiquement son deuil. Les feuilles qui expriment d’ordinaire la pensée de M. de Bismarck se sont empressées d’insinuer qu’en recommandant le maréchal à la bienveillance de tous les gouvernemens de l’Europe, il ne s’était point flatté que son protégé pût se maintenir longtemps, que sa seule préoccupation avait été de préparer en Espagne le rétablissement de l’ordre social et de faire acte de politique conservatrice. Personne ne songe à contester la redoutable clairvoyance de M. de Bismarck ; est-il nécessaire à sa gloire qu’on le tienne pour infaillible ? et n’a-t-il pas déclaré lui-même, dans une dépêche qui a figuré au procès du comte d’Arnim, que les hommes d’état ne doivent pas se piquer de trop prévoir, que leur habileté consiste à se tenir toujours en mesure de profiter de l’imprévu ? On affirme que peu de jours avant qu’éclatât le pronunciamiento alphonsiste, le chancelier de l’empire allemand avait reçu de son ministre à Madrid des nouvelles rassurantes touchant la solidité du gouvernement qu’il avait fait reconnaître par l’Europe. Au surplus, il est permis de douter qu’en prêtant son puissant concours au duc de La Torre il n’ait pas eu d’autre but que de rendre un service désintéressé aux principes conservateurs. Il a fait souvent profession d’une absolue liberté d’esprit à cet égard, il n’a jamais dissimulé qu’à son sens les principes avaient fait leur temps, et qu’il ne réglerait jamais sa conduite que sur ses intérêts. Apparemment le duc de La Torre devait dans sa pensée lui servir à quelque chose, et il est possible que le citron soit tombé de sa main avant qu’il en eût entièrement exprimé le jus. Ceux qui se flattent de tout savoir assurent que le véritable objectif de la politique prussienne dans la Péninsule était l’unité ibérique, c’est-à-dire la réunion de l’Espagne et du Portugal sous le même sceptre. Contentons-nous de croire que, jalouse d’étendre partout sa clientèle, elle aurait vu avec plaisir régner à Madrid un prince qui lui aurait dû sa couronne, et qu’à son défaut elle eût volontiers prêté les mains à la continuation d’un régime provisoire, dont la faiblesse avait besoin de protection et de conseils. La restauration des Bourbons n’a pu lui être particulièrement agréable ; c’est la seule royauté qui ait quelques racines dans ce sol tremblant de la Péninsule, fissuré et crevassé par les révolutions, la seule qui puisse se flatter de subsister par elle-même et prétendre à quelque indépendance. M. de Bismarck a été un trouble-fête dans ces jours d’allégresse ; il a jeté un nuage sur le retour triomphal du jeune roi par ses réclamations impérieuses et acerbes au sujet d’un bâtiment de commerce allemand qui, à vrai dire, avait plus souffert de la tempête que de la fusillade des carlistes. Il tenait à rappeler au nouveau souverain, dès le lendemain de son avènement, qu’il avait à se mettre en règle avec lui et qu’il est dangereux d’encourir son déplaisir. Ce premier avertissement peut avoir d’heureux effets, s’il empêche le nouveau gouvernement espagnol de donner trop de gages au parti clérical ; ses exigences vont toujours au-delà de toutes les concessions qu’on peut lui faire, et M. de Bismarck n’admet pas qu’on lui concède rien. La crainte de Berlin est aujourd’hui le commencement de la sagesse politique, et il est bon de la ressentir dans une juste mesure.

C’est l’armée qui a rappelé de son exil le prince des Asturies et l’a ramené sur son trône. Ainsi s’est évanouie l’illusion du petit nombre d’Espagnols qui se plaisaient à croire que l’ère des pronunciamientos était close. Il en faut prendre son parti, l’armée est en Espagne un véritable corps politique, dont l’action est intermittente, mais décisive. Si elle se fait trop souvent l’instrument de coupables ambitions, souvent aussi elle représente la véritable opinion du pays et la fait prévaloir tantôt contre la couronne, tantôt contre le parlement, intervenant tour à tour en faveur de l’ordre ou de la liberté. Il est fâcheux pour l’Espagne que ses soldats se mêlent si volontiers des affaires de l’état ; sa consolation est que, par une exception singulière, ils ne font pas de la politique de caserne. « Ces prétoriens, comme on l’a dit, ont l’esprit parlementaire, ils goûtent la discussion et se plaisent à lui faire sa part dans le gouvernement des choses humaines. » Une fois encore ils viennent d’imposer à leur pays, non une dictature, mais une monarchie modérée et qui a promis d’être libérale. Ce qui est certain, c’est que le pays n’a pas protesté. Après tant de mécomptes et d’avortemens, la restauration a paru le seul remède à un état de trouble, de malaise, de crises incessantes et ruineuses, dont tout le monde était las. L’Espagne a fait fête à Alphonse XII ; sa personne et sa jeunesse ont plu, et tous les témoins oculaires tombent d’accord que les réjouissances publiques qui ont célébré son entrée à Madrid ne ressemblaient point à ces manifestations banales qu’organise une police bien dressée. Il s’est passé ce jour-là quelque chose entre le jeune souverain et le cœur de son peuple. Cependant il ne faut pas se faire d’illusions. La royauté n’est pas un talisman qui opère des miracles, ni un philtre qui guérisse tous les maux, et à l’époque où nous vivons ce sont moins les qualités brillantes qui font besoin aux rois que cet esprit de suite, ce bon sens, cette solidité d’esprit et de caractère par lesquels les particuliers fondent leur fortune. Le roi Alphonse XII se trouve aux prises avec une situation difficile et laborieuse. Les fêtes ne durent qu’un jour, les lampions s’éteignent, les questions restent. Elles sont nombreuses en Espagne et réclament toutes impérieusement une solution. Quand le gouvernement espagnol n’aurait pas d’autres adversaires sur les bras que les carlistes et les insurgés de Cuba, cela serait assez pour lui procurer beaucoup d’occupation et beaucoup de souci ; mais il a encore d’autres difficultés à résoudre. Lord Palmerston disait un jour à la chambre des communes que de l’avis de tous les sages il y avait deux choses sur lesquelles les dieux immortels eux-mêmes n’avaient pas de pouvoir, — les événemens passés et l’arithmétique. Le problème d’arithmétique que doit résoudre en l’an de grâce 1875 un ministre des finances espagnoles est vraiment effrayant. Bien qu’on ait dit que l’Espagne est le seul pays où deux fois deux ne font pas quatre, quand elle-propose un arrangement à ses créanciers, elle est bien obligée d’adopter leur manière de compter. Le malheur est que toutes les questions dont elle est appelée à s’occuper ne sont pas seulement compliquées, ce sont des questions coûteuses. Il faut beaucoup d’argent pour continuer la guerre contre les carlistes, il en faudra beaucoup aussi pour conclure un convenio avec eux et désintéresser les principaux partisans du prétendant. Il faut de l’argent pour payer l’arriéré de toutes les pensions et retraites qu’avait supprimées la république et qu’on croit sage de rétablir ; il en faut encore pour satisfaire l’église, qu’il importe de ne pas avoir contre soi et qui se plaint depuis longtemps que les révolutions, après l’avoir dépouillée de ses biens, lui refusent l’indemnité qu’elles lui avaient promise. Le nouveau gouvernement possède sur les administrations qui l’ont précédé un avantage considérable : il inspire beaucoup plus de confiance, et les écus croient à sa durée. Le ministre des finances est parvenu à solder intégralement en janvier les traitemens des fonctionnaires, et il a pu envoyer à l’armée les fonds qu’elle réclamait. Ce premier succès mérite d’être noté, il est propre à donner de l’espoir pour l’avenir.

Ce n’est pas seulement l’arithmétique qui cause de graves embarras au gouvernement espagnol, il a aussi des comptes à régler avec les événemens passés. La révolution de septembre avait donné à l’Espagne une constitution démocratique et presque républicaine, avec laquelle le roi Amédée n’a pu gouverner et dont le roi Alphonse pourrait encore moins s’accommoder ; mais cette constitution a proclamé des principes sur lesquels il est difficile de revenir. Elle a établi dans la Péninsule le suffrage universel et la liberté religieuse. Que fera-t-on de la liberté religieuse ? que fera-t-on du suffrage universel ? Quelle constitution va-t-on donner à l’Espagne, et comment s’y prendront les conseillers du jeune roi pour protéger son trône contre les envahissemens de la démocratie sans soulever une opposition dangereuse, sans fournir des griefs et un cri de guerre communs à tous les mécontens ? On affirme que le président du conseil, M. Canovas del Castillo, n’éprouve aucune inquiétude à cet égard, que ses plans sont arrêtés, et qu’il saura en assurer l’exécution. Ses amis et ses admirateurs, nombreux à Madrid, s’accordent à dire qu’il possède les qualités d’un homme d’état, une vive intelligence des situations, l’art de manier les esprits et les intérêts. Très versé dans l’histoire de son pays, sur laquelle il a publié de remarquables études, il s’est formé de bonne heure à la pratique des affaires dans une administration présidée par le général O’Donnell, dont il possédait la confiance. Il n’a pas seulement la réputation d’un habile orateur, d’un debater accompli ; il a su acquérir cette autorité du caractère qui s’obtient par la rectitude et l’uniformité de la conduite. Il déplora plus que personne les fautes durement expiées de la reine Isabelle, mais il n’a point pris part à la révolution qui l’a renversée. Il avait prédit sa chute, il annonça aussi les malheurs qui attendaient le roi Amédée ; il refusa de le servir, mais ne travailla point contre lui. Dès les premiers jours de la république, il prévit qu’elle périrait par les utopies et les utopistes, et il prépara de longue main la restauration qui vient de s’accomplir et qui est en grande partie son ouvrage. Il faut souhaiter qu’il conserve au pouvoir toute sa clairvoyance et ce don précieux des Espagnols, cette sérénité de l’esprit, cette bonne humeur naturelle, que n’effarouchent point les menaces d’une situation embarrassée, et qui, jointe au bon sens, réussit quelquefois à faire facilement des choses difficiles.

Mais quels que puissent être les talens et l’habileté de ses ministres, c’est à l’habileté et aux talens de ses généraux que le roi Alphonse XII doit d’abord faire appel. Il ne régnera véritablement sur l’Espagne que du jour où les lignes de défense, les défilés et les redoutables retranchemens au pied desquels le maréchal Concha a succombé, auront été forcés, du jour où Estella sera prise et où les carlistes, abattus par ce grand coup, en seront réduits à traiter. On avait pu espérer que ce jour était proche. Malheureusement le plan du général Laserna paraît s’être heurté contre des obstacles inattendus. On est parvenu à débloquer, à ravitailler Pampelune, à resserrer les lignes d’opération des carlistes ; mais les corps qui s’avançaient de deux côtés sur Estella se sont vus arrêtés dans leur marche victorieuse. La grande forteresse naturelle que don Carlos tient ou affecte de tenir pour imprenable est encore intacte, l’assaut qu’on annonçait est différé. Après avoir reçu le baptême du feu et charmé les troupes par sa bonne contenance, le roi a quitté le quartier-général pour retourner à Madrid. Les ovations et les empressemens l’accompagnent partout sur sa route. Le vieil Espartero lui a conféré l’ordre de Saint-Ferdinand, dont il est grand-maître, et lui a fait hommage du grand-cordon qu’il a porté dans ses campagnes. Le jeune souverain a été acclamé à Logrono, acclamé à Burgos et à Valladolid. Toutefois il ne doit pas se dissimuler qu’une victoire décisive de ses généraux le mettra seule en état de se faire respecter des partis, qui tiennent leurs regards braqués sur les champs de bataille de la Navarre et de la Biscaye, et dans l’incertitude de l’événement calculent les chances qui leur restent. Le gouvernement le sait ; aussi prend-il ses précautions, il décrète des mesures contre les associations et les individus dangereux ; il vient d’expulser le dernier ministre du roi Amédée, M. Ruiz Zorrilla, aujourd’hui partisan de la république unitaire, et qui doit éprouver quelque orgueil en pensant qu’on le considère comme un danger.

Quand arrivera à Madrid la nouvelle de l’écrasement presque définitif du carlisme, la situation prendra un nouvel aspect, et le trône une assiette plus solide ; mais alors même le roi Alphonse aura toujours à se défendre, partant à se surveiller beaucoup. Il n’a pas le droit de faire des fautes. Il a le bonheur de représenter aujourd’hui en Espagne le seul régime possible et d’être presque nécessaire. Cela n’empêchera pas qu’il n’ait de nombreux ennemis, parmi lesquels figurent déjà, avec les républicains demeurés fidèles à leurs regrets, avec les radicaux qu’on a toujours contre soi quand on ne se livre pas à eux, tous les aventuriers qui n’ont pas trouvé leur compte à la restauration, tous les fonctionnaires qui ont perdu leur place, tous ceux à qui on a refusé de l’avancement, tous les généraux jaloux des honneurs décernés aux promoteurs du dernier pronunciamiento. Il est appelé à gouverner un pays où les ambitions sont dévorantes, où aucun parti ne reste longtemps sous le coup de sa défaite, où les revanches sont tenues pour infaillibles, un pays où la mobilité des imaginations égale la violence des passions, où les mécontentemens se propagent et se coalisent avec une facilité qui tient du miracle. Puisse-t-on lui avoir enseigné aussi que, si l’Espagne a le goût et le talent des conspirations, ses rois, atteints de la contagion universelle, ont souvent pris plaisir à ourdir des complots contre leurs ministres, et qu’à la longue c’est une manière de conspirer contre soi-même !


ESSAIS ET NOTICES.

ENQUÊTES INDUSTRIELLES.
Le Fer et la Houille, par M. Louis Reybaud, de l’Institut ; Paris 1878. — La Houille ou l’Exploitation des houillères en Angleterre, par M. Warington W. Smith, traduction de M. Gustave Maurice ; Paris 1874.


M. Louis Reybaud a reçu de l’Académie des Sciences morales et politiques la mission d’étudier le régime de nos manufactures. Il a examiné successivement les industries de la soie, du coton et de la laine ; sa dernière étude traite du fer et de la houille. Cet ensemble de travaux fait connaître dans tous ses détails la France industrielle, les progrès de la production, l’organisation des grandes usines, la condition matérielle et morale des populations ouvrières. Que de changemens introduits dans nos fabriques depuis cinquante ans ! L’industrie s’est transformée, le travail des bras a été remplacé par celui des machines ; aux modestes ateliers ont succédé de vastes établissemens dont la production atteint des chiffres énormes. S’il n’était résulté de cette révolution qu’un accroissement de produits, la statistique aurait suffi pour le constater en indiquant avec plus ou moins de précision les résultats qui sont dus aux découvertes de la science, au meilleur emploi des forces de l’homme, à la réforme des lois intérieures ou internationales qui régissent le mouvement des échanges ; mais il y a autre chose dans cette transformation. On se demande quelle influence a pu exercer sur le sort des ouvriers le régime moderne de l’industrie. A côté du capital, qui trouve des emplois plus abondans et plus variés, quelle est la part de la main-d’œuvre ? Le taux et le mode de rémunération du labeur manuel sont-ils librement réglés, et les salaires sont-ils plus élevés ? Les progrès industriels, en déplaçant trop souvent les populations ouvrières, en les attirant vers les villes et en les agglomérant, ont-ils amélioré leur condition matérielle et leur sentiment moral ? Il y a longtemps déjà que ces questions ont été posées et débattues avec passion. De là sont sortis tant de systèmes sur l’organisation du travail, la plupart inspirés par les rêves de ces réformateurs socialistes qui ont fourni à M. Louis Reybaud l’occasion de si vives et si justes critiques. Les utopies sont cependant vivaces, surtout quand l’intérêt politique les alimente, et il importe que les économistes aient l’attention tournée constamment vers ces problèmes du travail industriel dont l’étude intéresse des millions de familles. Des enquêtes périodiques et fréquentes sont nécessaires. Il appartient aux académies de les ordonner, car, de la part des gouvernemens, elles risqueraient d’être suspectes, et notre Institut ne pouvait mieux choisir son explorateur qu’en confiant cette mission à celui de ses membres qui s’est occupé avec le plus de persévérance, et sans parti-pris politique, de la situation économique et morale des ouvriers.

L’enquête sur le fer et sur la houille contient la description la plus complète de ces deux industries. Elle a été faite sur place, au Creusot, à Anzin, à Fourchambault, dans le bassin de la Loire, en Lorraine, en Franche-Comté et en Champagne. Une partie de ces études a été publiée d’abord dans la Revue. Nos lecteurs connaissent donc la méthode d’observation qui a été adoptée par M. Louis Reybaud, et qui donne tant de prix à ses travaux. L’aridité trop connue, mais cependant exagérée, de l’économie politique, disparaît. C’est un exposé simple et facile ; les faits abondent, les chiffres inévitables sont rendus presque attrayans par le commentaire, les opinions théoriques sont dépouillées de toute pédanterie, et, dans un sujet où il est surtout question du sort des hommes qui gagnent à la sueur de leur front le pain de chaque jour, le sentiment moral et charitable ne fait jamais défaut. La conclusion de l’enquête, c’est qu’en France le travail de la houille et du fer est organisé dans des conditions généralement satisfaisantes ; la patronage est exercé avec intelligence dans les grandes usines que M. Louis Reybaud a visitées sur les divers points du territoire, et le sort des ouvriers s’est notablement amélioré. Les grèves qui ont en d’autres temps désolé ces industries n’auraient donc plus de prétextes légitimes ; elles seraient absolument contraires à l’intérêt des ouvriers, et ne serviraient que les desseins de l’insurrection socialiste dont l’Internationale porte le drapeau. Des investigations analogues, récemment faites en Angleterre, aboutissent aux mêmes conclusions. M. Warington W. Smith, inspecteur-général des mines et membre de la Société royale de Londres, a publié un traité sur l’exploitation des mines de houille dans la, Grande-Bretagne. Ce traité, qui est fort apprécié en Angleterre, vient d’être traduit par M. G. Maurice, ingénieur civil, qui y a joint de nombreuses notes. On compte dans le royaume-uni plus de 3,000 mines de houille en activité ; la production annuelle dépasse 100 millions de tonnes, c’est-à-dire qu’elle excède de plus du double celle des autres pays, et l’accroissement de l’exploitation est si rapide que les ingénieurs anglais en sont arrivés à discuter sérieusement sur la durée plus ou moins longue de la richesse houillère. La population qui travaille dans les mines est donc très considérable, et toutes les informations recueillies dans les enquêtes s’accordent à établir que les salaires sont plus élevés que dans la plupart des autres industries. Les houillères anglaises n’en sont pas moins exposées à des grèves très fréquentes ; en ce moment même, plus de 100,000 ouvriers ont déserté le travail. Cette calamité ne saurait être attribuée à un désordre économique par suite duquel le capital se serait fait une part trop large aux dépens de la main-d’œuvre ; elle ne s’explique pas davantage par l’antagonisme politique : il faut donc en chercher la cause dans la propagande de l’Internationale, qui excite la lutte entre les classes sociales, et qui arme d’abord les ouvriers contre les patrons. Il est permis d’espérer, d’après les rapports de M. L. Reybaud, que cette propagande, combattue d’ailleurs par la loi, ne s’étendra pas facilement aux houillères françaises, dont la prospérité est secondée par l’accord qui existe entre les grandes compagnies et leurs nombreux ouvrière.

Nous n’avons fait que citer sur ce point spécial l’opinion de M. Warington Smith. Le traité de l’ingénieur anglais et de son traducteur, M. G. Maurice, se recommande par la clarté des renseignemens techniques et par l’abondance des informations ; il contient sur les houillères de l’Angleterre une enquête à peu près semblable à celle que M. L. Reybaud a consacrée aux houillères de la France, et il mérite à tous égards l’attention qui est due aux plus utiles travaux de l’économie industrielle.


c. LAVOLLEE.

Le directeur-gérant, G. BULOZ.