Chronique de la quinzaine - 14 février 1904

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Chronique n° 1724
14 février 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février.


Les rêves de paix perpétuelle et universelle dans lesquels se complaisaient, depuis quelque temps surtout, un si grand nombre d’esprits généreux, mais chimériques, viennent d’être dissipés par un réveil en sursaut. Brusquement, violemment, brutalement, la guerre a éclaté en Extrême-Orient, et les mers qui baignent le continent jaune ont déjà du sang mêlé à leurs flots. Les Japonais, ayant résolu de faire la guerre, l’ont commencée sans perdre une minute et par les actes les plus significatifs. Ceux qui, après la rupture des négociations, conservaient encore quelque espérance pacifique n’ont pas tardé à reconnaître qu’ils se trompaient. La guerre, on peut le dire maintenant, était dans la fatalité de la situation respective du Japon et de la Russie ; elle devait éclater, un jour ou l’autre, et c’est tout au plus si on pouvait croire que les efforts de la diplomatie réussiraient à en proroger la redoutable échéance. Tout d’un coup, les Japonais se sont aperçus que le temps travaillait contre eux. Ils avaient toutes leurs forces militaires réunies, et leur entretien sur le pied de guerre leur coûtait fort cher, sans qu’ils eussent d’ailleurs le moyen d’en augmenter la qualité ou la quantité. Il n’en était pas de même des Russes, qui pouvaient envoyer sans cesse des troupes nouvelles en Mandchourie, et qui le faisaient effectivement. Les forces des deux adversaires étaient à peu près les mêmes au moment où les hostilités ont pris naissance : il n’en aurait plus été ainsi, au moins sur terre, dans quelques semaines ou dans quelques mois. Voilà pourquoi les Japonais ont brusqué l’événement : ce n’est pas l’excuse, mais c’est l’explication de leur conduite.

On croyait généralement à la prolongation de la paix, et la rupture des négociations a été une surprise. Mais ceux qui avaient suivi d’un œil attentif le développement des préparatifs militaires de part et d’autre ne partageaient pas cet optimisme. Malgré le vieil axiome qui dit : Si vis pacem, para bellum , il y a une manière de préparer la guerre qui ne peut conduire qu’à elle, et c’est bien celle que les Russes et les Japonais ont employée. Il est juste pourtant d’établir entre eux une différence. La Russie, tout en se disposant à la guerre pour le cas où elle deviendrait immédiatement inévitable, a fait tout ce qui dépendait d’elle pour y échapper. On ne saurait en dire autant du Japon. Le seul reproche qu’on puisse adresser au gouvernement russe, et le seul d’ailleurs que les Japonais lui aient adressé jusqu’ici, est d’avoir été très lent dans ses opérations diplomatiques. Il a mis six semaines pour répondre à l’avant-dernière note japonaise, et, au bout de trois semaines, il n’avait pas encore répondu à la dernière, malgré l’impatience croissante qui se manifestait à Tokio. Un peu plus de hâte aurait été certainement désirable : mais, si on songe à l’étendue et à la gravité des intérêts en cause, il était naturel et légitime que la Russie prît tout le temps qui lui paraîtrait nécessaire pour chercher à les concilier. Au surplus, on ne peut plus se faire d’illusion aujourd’hui sur la ferme résolution où étaient les Japonais de recourir aux armes. Les lenteurs de la diplomatie russe leur ont fourni un prétexte ; la raison sérieuse qui les a déterminés est ailleurs. Sinon, comment expliquer qu’ils aient rompu les négociations la veille du jour où la note devait leur être enfin remise ? Leur conduite ne comporte pas deux explications. Ils ont attendu tout le temps qui leur a été nécessaire pour réunir le maximum de leurs forces, mais pas un jour, pas une heure de plus : en quoi il faut constater en même temps leur esprit pratique et leur parfait dédain pour les formes diplomatiques. Ils en ont donné tout aussitôt une preuve nouvelle et encore plus décisive en commençant la guerre sans la déclarer. Une telle absence de préjugés dénote une absence de scrupules non moins grande. Nous ne savons pas encore si les Japonais sont appelés à faire faire de notables progrès à l’art militaire, mais ils ne paraissent pas devoir perfectionner le droit des gens.

La dernière note russe, n’ayant pas été remise à Tokio, ne sera peut-être jamais connue. Toutefois, si elle est conforme à ce que les bruits de Saint-Pétersbourg permettent de supposer, le gouvernement russe aurait sans doute intérêt à la publier : on verrait alors jusqu’où il avait poussé ses concessions. A tort ou à raison, l’opinion générale avait réduit la question pendante entre les deux pays à des élémens très simples. On croyait que les intérêts russes étant prépondérans en Mandchourie et les intérêts japonais en Corée, il n’était pas impossible de trouver un moyen d’entente. Les prétentions du Japon sur la Corée, si elles se bornaient là, pouvaient être admises, sauf à prendre quelques dispositions pour assurer, au Sud, la libre navigation des détroits. Nous avons dit, d’autre part, à maintes reprises, que la Russie, depuis qu’elle est à Port-Arthur et qu’elle en a fait un des points d’aboutissement de son chemin de fer, pouvait laisser au Japon une liberté d’action à peu près complète en Corée. Les bases d’un arrangement amiable semblaient donc, au premier abord, tout indiquées : la Mandchourie à la Russie, la Corée au Japon. Lorsqu’on a appris que celui-ci ne se contentait pas de cette solution et qu’il demandait en outre à la Russie de prendre envers lui certains engagemens relatifs à la Mandchourie, on a commencé par croire qu’il y avait là de sa part un jeu diplomatique dont le but était de rendre la Russie encore plus conciliante en Corée. Mais on n’a pas tardé à reconnaître qu’il avait des vues plus profondes.

La prodigieuse rapidité de sa croissance, le premier et heureux essai qu’il a fait de ses forces, enfin l’enivrement de ses faciles succès, lui ont fait croire qu’il avait une mission à remplir sur la race jaune tout entière. Après avoir vaincu la Chine, il l’a prise sous sa protection, et il espère bien communiquer un jour à cette masse énorme le mouvement et la vie dont il est lui-même animé. Parvenu le premier à ce qu’il juge être la plénitude de la civilisation occidentale, parce qu’il a appris à en manier les instrumens, il se propose, par une initiation dont il réglera et surveillera les développemens, d’en faire profiter les multitudes inertes qui fourmillent le long des grands fleuves asiatiques. C’est une immense conception, dans la poursuite de laquelle il pourrait bien, lui aussi, rencontrer des déboires. Quoi qu’il en soit, il s’est fait le tuteur de la Chine, incapable de se suffire à elle-même, et une de ses prétentions dans ses négociations avec la Russie a été d’obtenir d’elle l’engagement de respecter l’intégrité de la Chine et sa souveraineté en Mandchourie. Aussi, lorsque la Russie, croyant sans doute avec tout le monde que les préoccupations du Japon étaient toutes en Corée, s’est montrée disposée à lui faire là les plus larges concessions, le Japon a répondu que ces concessions allaient de soi ; qu’elles étaient d’ailleurs le renouvellement d’anciennes promesses, enfin qu’il les avait escomptées d’avance dans sa pensée et qu’il ne les considérait pas comme un avantage nouveau. Mais, a-t-il dit, parlons de la Mandchourie. C’est à quoi la Russie s’est refusée dans ses notes antérieures, et il est probable qu’elle s’y refusait également dans celle d’hier, celle qui n’a pas pu être remise au gouvernement japonais. Dès lors, la rupture aurait eu lieu le lendemain de cette remise comme elle a eu lieu le veille. Il est clair, en effet, que la Russie ne pouvait pas reconnaître au Japon, en ce qui touche la Chine et la Mandchourie, une situation privilégiée. Elle voulait bien le traiter sur le même pied que les autres Puissances, lui faire les mêmes déclarations, lui donner les mêmes garanties, mais non pas dépasser pour lui seul cette commune mesure. Or, le Japon voulait davantage ; il voulait un traité qui, en obligeant la Russie a reconnaître vis-à-vis de lui la souveraineté de la Chine en Mandchourie, l’en constituerait en quelque sorte le garant. La Russie a dit non, et on ne saurait lui donner tort. Le meilleur moyen pour elle de reconnaître la souveraineté de la Chine sur la Mandchourie était de ne parler de la Mandchourie qu’à la Chine, et de repousser toute conversation avec tout autre que la Chine sur une province chinoise. L’accord était donc impossible. Le Japon le savait et se préparait en conséquence. Le moment venu, il a tiré l’épée et s’est précipité sur l’ennemi, sentant bien que, si c’est quelquefois, aux yeux de l’opinion, un avantage d’être défendeur quand on négocie, c’en est presque toujours un d’être l’agresseur quand on se bat. La guerre défensive est généralement une duperie : les professionnels de la paix perpétuelle doivent en prendre leur parti.

Le canon a retenti. Après une surprise nocturne, dans laquelle ils ont endommagé deux cuirassés et un croiseur russes, les Japonais ont immédiatement ouvert le feu sur Port-Arthur. Le résultat de leur tir paraît avoir été nul sur la place, mais non pas sur l’escadre. Dès le premier jour, sept navires russes ont été atteints, et, le lendemain, deux autres ont été coulés ou capturés à Chemulpo. Avant l’ouverture des hostilités, les forces navales en présence étaient sensiblement égales, avec cette circonstance à l’avantage des Japonais que leurs navires sont tout neufs et ont profité naturellement des derniers progrès apportés à l’art de les construire. Le choc initial a tourné contre les Russes. On a beau dire qu’il est le fait d’une surprise, le résultat n’en est pas moins acquis, et il est très regrettable. La flotte russe se trouve aujourd’hui dans un état d’infériorité, dont les Japonais, avec l’activité qui les caractérise, ne manqueront pas de profiter. La première question qui se posait était de savoir s’ils resteraient les maîtres de la mer, et s’ils pourraient par conséquent transporter avec sécurité leurs troupes en Corée : elle paraît tranchée désormais en leur faveur.

Du reste on s’y attendait, et, sans diminuer la gravité de l’événement, il ne faut pas l’exagérer. Le champ de bataille naturel des Russes, et nous allions dire leur élément, c’est la terre. Ils ont déjà accumulé en Mandchourie des forces considérables, et qui dépassent notablement 200 000 hommes : ils devront en employer une partie à la surveillance et à la défense de leur chemin de fer, mais le reste est disponible et peut être accru en nombre, de semaine en semaine, dans des proportions de plus en plus grandes. Les Japonais ont une excellente petite armée, qui s’élève actuellement à 250 ou 260 000 hommes : mais ils ne peuvent en transporter qu’une partie en Mandchourie. Ils ont déjà commencé. La différence entre eux et les Russes est que les armes et les munitions dont ils disposent, leurs cadres d’officiers et de sous-officiers, les ressources de leur budget et celles qu’ils peuvent trouver dans l’emprunt sont des quantités peu extensibles, tandis que, pour leurs adversaires, elles le sont presque indéfiniment. Les Japonais jettent en une seule fois toute leur mise sur le tapis des batailles ; les Russes peuvent renouveler la leur autant de fois qu’il le faudra pour avoir la supériorité finale. Au moment où une guerre éclate, il est dangereux et imprudent d’émettre des pronostics quelconques sur la manière dont elle évoluera. Il y a toutefois des vraisemblances qui, dès maintenant, se dégagent. Si les Japonais sont fougueux, les Russes sont opiniâtres, et il suffit que la guerre dure pour que les premiers soient épuisés avant les seconds. Ceux-ci regretteront sans doute un jour le coup de tête qu’ils viennent de faire. Un peuple moins sujet aux entraînemens de la jeunesse, un gouvernement plus expérimenté et plus sage, auraient d’abord pris ce que la Russie était disposée à leur abandonner, et auraient renvoyé à l’avenir la suite de leurs destinées. Le Japon n’a pas su attendre. Il peut remporter des succès au début des opérations, et il l’a déjà fait sur mer ; seulement, ce n’est pas sur mer que la question sera résolue. Si les Russes avaient détruit la flotte japonaise, la guerre aurait fini incontinent, les Japonais ne pouvant plus sortir de leurs îles. Mais la proposition inverse n’est pas vraie. Les Russes pourraient, en mettant les choses au pis, perdre leur flotte tout entière sans que leur puissance continentale fût diminuée. Les coups portés sur mer sont rapides, terribles même autant qu’on le voudra : ils ne sont pas décisifs.

On aurait bien surpris nos vieux diplomates si on leur avait dit, il y a seulement quelques années, que le vingtième siècle s’ouvrirait par une guerre que le Japon déclarerait à la Russie, et dont il prendrait hardiment la responsabilité par une provocation directe. Depuis que David a attaqué Goliath, on a vu quelquefois dans l’histoire les petits s’en prendre aux grands et aux forts et leur causer de graves désagrémens. Hier encore, le monde a assisté avec étonnement et admiration à une longue lutte entre l’Angleterre et le Transvaal, et si, le résultat en était dès le premier jour certain, il s’est fait attendre beaucoup plus longtemps que nul ne l’aurait cru. Mais ce sont là des exemples qu’il est d’autant plus périlleux de suivre que presque toujours ils finissent mal. Sans doute la disproportion des forces n’est pas aussi considérable entre le Japon et la Russie qu’elle l’était entre le Transvaal et l’Angleterre : elle est telle toutefois qu’elle aurait dû conseiller au gouvernement de Tokio une autre attitude.

D’où lui est venue son audace ? Le traité qu’il a conclu avec l’Angleterre au commencement de 1902 y a été certainement pour quelque chose. Il a singulièrement enflé le sentiment, déjà excessif peut-être, que le Japon avait de lui-même. Puisque l’Angleterre, qui n’a pas l’habitude de se lier avec une autre puissance, quelle qu’elle soit, par un traité en bonne et due forme, a passé outre à toutes ses traditions pour s’engager avec lui, le Japon a cru occuper dans le monde une situation exceptionnelle, déjà très grande et destinée à grandir encore, et nous ne disons pas qu’il se soit trompé complètement. Devenir l’allié de l’Angleterre, la nation maritime la plus puissante du monde et celle à laquelle il aime le mieux à se comparer, parce qu’il occupe un groupe d’îles à côté du continent asiatique comme l’Angleterre à côté du continent européen, c’était un rêve dont la réalisation soudaine était de nature à exalter une imagination déjà trop disposée à vagabonder dans des espaces infinis. Tout le monde, en Angleterre, n’a pas approuvé le traité avec le Japon. Quelques-uns de nos voisins, les plus prévoyans peut-être, se sont demandé s’il n’y avait pas là une imprudence commise, et si, pour obtenir un avantage dans le présent, on ne s’était pas exposé à compromettre l’avenir. La présomption des Japonais n’avait pas besoin d’être encouragée : cependant elle l’a été, et d’une manière très excitante, par la convention signée avec la Grande-Bretagne. Bien que celle-ci ne se soit engagée à intervenir en faveur de son allié que dans un cas déterminé et peu vraisemblable, le fait seul d’avoir traité avec lui et décidé que, dans certaines hypothèses, leurs forces auraient à collaborer à une œuvre commune, devait singulièrement accroître la confiance et les prétentions des Japonais. Pendant le cours des négociations qui viennent d’être si malheureusement rompues, M. Balfour, le chef du gouvernement britannique, a jugé utile de dire dans un discours public que l’Angleterre remplirait éventuellement tous ses engagemens envers son allié. Cela allait de soi et personne n’en doutait ; mais était-il bien opportun de le déclarer à ce moment, et M. Balfour, en tenant ce langage, ne s’exposait-il pas à jeter d’avance de l’huile sur le foyer qui allait s’allumer ?

Cependant, rien ne permet de croire .que telle ait été son intention. Si l’attitude du gouvernement anglais a, dans cette circonstance, un peu manqué de réserve, elle a néanmoins été très correcte. L’Angleterre a donné de bons conseils à son allié ; seulement, en lui accordant son alliance, elle avait un peu affaibli d’avance l’efficacité de ses conseils. Il est impossible qu’un gouvernement aussi sensé, aussi avisé que celui du roi Edouard, n’ait pas envisagé avec quelque appréhension les éventualités diverses qui pouvaient sortir d’une guerre entre le Japon et la Russie ; mais, si le gouvernement a été presque toujours circonspect, il n’en est pas de même de l’opinion. A très peu d’exceptions près, les journaux anglais, — et ce sont les seuls qui l’aient fait avec cet ensemble et cette continuité, — ont prodigué au Japon de véritables excitations. Il était impossible de lui dire plus haut qu’il avait raison, qu’il était dans son droit, qu’il n’avait qu’à aller de l’avant, et que la justice de sa cause travaillerait pour lui. L’irresponsabilité de la presse s’est rarement exercée d’une manière plus dangereuse. L’opposition d’intérêts, la rivalité qui existe entre l’Angleterre et la Russie sur plusieurs points du monde sont l’origine probable de cet entraînement de l’opinion, entraînement funeste par ses conséquences. Pour des motifs contraires, la presse française devait avoir et avait effectivement des sympathies en faveur de la Russie : elle ne les a pourtant jamais exprimées dans des termes qui auraient pu porter celle-ci à repousser les prétentions du Japon dans ce qu’elles avaient de légitime, et elle s’est appliquée au contraire, en ménageant l’une et l’autre parties, à rechercher tout ce qui était propre à les concilier et à assurer par là le maintien de la paix. Certains journaux allemands en ont même pris prétexte pour nous accuser de tiédeur à l’égard de la Russie, et afficher à son égard des sentimens plus chaleureux. La presse américaine, à l’exemple de la presse britannique, s’est montrée extrêmement favorable au Japon : ceux qui voudront en connaître le motif, ou du moins un des motifs principaux, le trouveront dans un article de M. René Pinon qui paraît dans le présent numéro de la Revue. La préoccupation des États-Unis est surtout commerciale ; celle de l’Angleterre est à la fois commerciale et politique. Il semble que les déclarations formelles de la Russie au sujet des traités passés par la Chine en Mandchourie, traités qu’elle est résolue à respecter, auraient dû rassurer les nations inquiètes pour la liberté de leur commerce dans cette province ; mais il faut bien constater que ces assurances, quoique formellement données, n’ont pas produit tout l’effet qu’on en pouvait attendre. Le Japon a été habile en ayant l’air de prendre en main la défense de la liberté commerciale en Mandchourie. La Russie a eu beau faire, une certaine défiance a persisté contre elle, et c’est en partie pour cela qu’on a vu l’Angleterre et les États-Unis pencher sensiblement du côté du Japon, tandis que la France penchait du côté de la Russie. Mais cela ne veut pas dire, — en dépit d’une démarche un peu équivoque dans la forme du cabinet de Washington, — qu’aucune de ces Puissances ait la moindre velléité de rendre ses sympathies plus actives, en sortant de la neutralité qui est conforme à l’intérêt de toutes. Elle est même de l’intérêt des belligérans, car une intervention, si elle se produisait, pourrait en provoquer une autre en sens contraire, et nul ne sait où s’arrêterait ce mouvement. La localisation de la guerre doit être l’objet commun de tous les efforts.

Le succès de ces efforts ne sera pas, au moins pour le moment, très difficile. De toutes les Puissances européennes, l’Angleterre seule a un traité formel qui l’oblige à prendre parti pour le Japon dans le cas où, une autre Puissance prenant parti pour la Russie, le Japon aurait à combattre deux adversaires à la fois. Ce serait là le casus fœderis : il n’y a pas d’apparence qu’il vienne à se poser. Nous ne voyons aucun inconvénient à parler ici avec une franchise absolue, et à revenir sur des considérations que nous avons d’ailleurs déjà exposées. Une seule nation serait à même d’intervenir en faveur de la Russie, c’est la France. Bien qu’elle n’y soit pas tenue par ses arrangemens antérieurs, elle pourrait être amenée à le faire spontanément, si ses intérêts se trouvaient en cela d’accord avec ses sympathies. Mais, aussi longtemps que l’Angleterre elle-même s’abstiendra, l’abstention de la France est d’amant plus certaine que, si elle en sortait, l’Angleterre serait forcée de sortir aussitôt de la sienne, et on ne voit pas bien ce que, soit l’un, soit l’autre des belligérans, y gagnerait. Au surplus, le concours que l’Angleterre apporterait au Japon serait purement maritime, et dès lors, il serait sans doute inutile, si le Japon garde sur mer la liberté de ses mouvemens, c’est-à-dire s’il réussit à faire passer son armée en Corée et à maintenir ses communications avec la mère patrie. On ne voit plus, dès maintenant, ce qui pourrait l’en empêcher : une intervention anglaise n’est donc pas probable. Admettons toutefois qu’elle se produise, nous ne serions pas obligés d’effectuer la nôtre pour ce seul motif. Notre situation à l’égard de la Russie ne ressemble pas, en effet, à celle de l’Angleterre à l’égard du Japon. L’Angleterre a un engagement ferme, celui d’intervenir si son allié a affaire à la coalition de deux adversaires. Nous n’avons, nous, aucune obligation de ce genre ; nous n’en avons même d’aucun genre, excepté bien entendu celle qui découlerait de nos propres intérêts, c’est-à-dire celle que nous nous imposerions spontanément.

Peut-être est-il bon d’entrer à cet égard dans quelques détails. La question s’est posée dans beaucoup d’esprits, et on a même dit un moment qu’elle allait être portée à la tribune, de savoir ce que nous pourrions être obligés ou amenés à faire. Obligés, nous ne le sommes à rien ; amenés, cela dépendra des événemens. Mais on comprend combien toute discussion de ce genre serait aujourd’hui déplacée dans une assemblée politique. Qui peut prévoir comment tournera la guerre qui commence, et qui probablement sera longue ? Qui peut dire à quelles éventualités, non seulement la France, mais toutes les Puissances auront à pourvoir ? Qui peut annoncer ce qu’il fera ou ce qu’il ne fera pas ? Nous sommes libres par les traités ; ne nous engageons ni dans un sens, ni dans l’autre, par des paroles prématurées.

M. Denys Cochin avait eu d’abord l’intention d’amener M. le ministre des Affaires étrangères à la tribune et de lui poser là quelques questions : il n’a pas tardé à y renoncer, et on ne peut que l’en approuver. Il est d’ailleurs allé voir M. Delcassé et il a demandé à M. Ribot de se joindre à lui dans cette démarche. Que lui a dit M. Delcassé ? Il lui a dit n’avoir rien à ajouter aux explications publiques qu’il lui avait déjà données au mois de mars 1902, après la publication de la note franco-russe de cette époque. Ce qui était vrai alors l’est encore maintenant : il n’y a rien de plus, ni rien de moins. La note franco-russe du 19 mars 1902 était la contre-partie du traité russo-japonais du 30 janvier ; elle lui faisait pendant en quelque sorte ; elle n’avait pourtant pas le même caractère. Par le traité, l’Angleterre et le Japon prenaient l’engagement réciproque de se prêter main-forte dans certaines hypothèses. Il n’y a rien de semblable dans la note. Au surplus, en voici le texte, qui précise le sens et la portée du traité anglo-japonais avant de passer au point de vue franco-russe :

Les gouvernemens alliés de la France et de la Russie ayant reçu communication de la convention anglo-japonaise du 30 janvier 1902, conclue dans le but d’assurer le statu quo et la paix générale eu Extrême-Orient et de maintenir l’indépendance de la Chine et de la Corée, qui doivent rester ouvertes au commerce et à l’industrie de toutes les nations, ont été pleinement satisfaits d’y trouver l’application des principes essentiels qu’ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, déclaré constituer et qui demeure la base de leur politique. Les deux gouvernemens estiment que le respect de ces principes est en même temps une garantie pour leurs intérêts spéciaux en Extrême-Orient. Toutefois, obligés d’examiner, eux aussi, le cas où, soit l’action agressive de tierces puissances, soit de nouveaux troubles en Chine, mettant en question l’intégrité elle libre développement de cette puissance, deviendraient une menace pour leurs propres intérêts, les deux gouvernemens alliés se réservent d’aviser éventuellement aux moyens d’en assurer la sauvegarde.


On aperçoit tout de suite une première différence entre la convention anglo-japonaise et la note franco-russe : c’est que la convention se propose pour but de maintenir l’indépendance de la Chine et de la Corée, tandis que la note ne parle que de la Chine. Nous ne savons pas si le Japon est aujourd’hui partisan aussi absolu de l’indépendance de la Corée ; nous le restons autant qu’autrefois de celle de la Chine. L’intégrité de la Chine, le Japon en prend la défense contre la Russie ; nous n’avons pas à prendre contre lui la défense de l’indépendance de la Corée, et nous en sommes heureux. Quoi qu’il arrive, en effet, cette indépendance court de grands risques, et elle périra probablement, sous les coups du Japon lui-même, ou sous ceux de la Russie. Mais l’intégrité de la Chine, qui donc la menace ? Elle ne court aucun danger sérieux, et on ne voit pas comment les obligations qui résultent pour nous de la note que nous avons signée viendraient à nous incomber. Supposons le contraire : quelles seraient nos obligations ? A dire vrai, elles sont nulles, puisque les deux gouvernemens français et russe se sont seulement réservé, dans certaines éventualités, d’aviser à la sauvegarde de leurs intérêts. Nous l’aurions fait quand bien même nous n’en aurions pas pris l’engagement, et dès lors, le seul reproche qu’on pourrait faire à la note est d’avoir été inutile. En politique internationale, il vaut presque toujours mieux s’abstenir de ce qui est inutile. Toutefois la note se trouve avoir aujourd’hui un avantage ; elle aide à dissiper une préoccupation de l’opinion.

On s’est demandé, en effet, si en dehors de la note et antérieurement à elle, notre traité général avec la Russie ne pourrait pas nous obliger à lui donner notre concours en Extrême-Orient. Ici, nous ne pouvons plus répondre avec des documens, puisqu’ils n’ont pas été publiés ; mais cela ne nous empêchera pas d’être aussi affirmatifs sur le fond des choses. Il a toujours été entendu, — le fait a été maintes fois affirmé et n’a jamais été contredit, — que notre traité d’alliance ne s’appliquait qu’aux affaires d’Europe, Ses auteurs n’ont certainement pas obligé la Russie à venir à notre secours au Congo ou à Madagascar, si nous y étions attaqués, de même qu’ils n’ont pas obligé la France à intervenir en Extrême-Orient en faveur de la Russie si elle y était elle-même l’objet d’une agression. En veut-on une preuve plus explicite ? Elle est dans la note du 19 mars 1902 : les deux gouvernemens ne l’auraient pas rédigée et signée s’ils avaient déjà été liés par un texte antérieur. II. est clair également que, si le texte antérieur nous avait imposé des obligations plus grandes, elles n’auraient pas été atténuées, dans la note. La note n’aurait pas été faite pour restreindre et réduire nos engagemens. Il est donc certain qu’il n’y avait rien dans le traité primitif qui pût, en aucun cas, s’appliquer à l’Extrême-Orient. C’est pour cela même que la note a été faite : on a vu à quoi elle nous oblige. Nous pouvons suivre le cours des événemens avec une parfaite liberté d’esprit, car nous sommes restés maîtres de notre politique. Mais pouvons-nous dire dès aujourd’hui ce que nous ferons ? Pouvons-nous le savoir ? Ne serait-il pas imprudent de chercher tout haut à le prévoir ? Nos sympathies ne sont pas douteuses, elles ne peuvent pas l’être : trouverait-on un ministre des Affaires étrangères pour déclarer que, dans tous les cas qui peuvent se présenter, elles resteront platoniques et inertes ? Et en trouverait-on un autre qui consentirait à déterminer dès aujourd’hui les circonstances et les conditions où elles deviendraient effectives ? La première affirmation ressemblerait fort à une faiblesse que rien n’excuserait, puisque personne ne nous demande rien, et la seconde, à une provocation en expectative. Mieux vaut se taire que de parler sans dignité ou sans prudence. Après un peu d’hésitation, tout le monde l’a compris au Palais-Bourbon. Les questions ou les interpellations y attendront un meilleur moment de se produire. Témoins attristés d’un duel qu’il a été impossible d’empêcher, il y aurait aussi peu de convenance que d’à-propos à troubler les deux adversaires par des discussions sur le passé dont nous avons dit tout ce qu’on peut en dire, ou sur l’avenir, qui échappe à toutes les prévisions.

Il serait à souhaiter que les pièces du procès, c’est-à-dire les dépêches diplomatiques qui ont été échangées entre les divers gouvernemens, fussent publiées ; mais il n’y a guère lieu d’espérer qu’elles le soient, au moins d’une manière complète. Si elles l’étaient, il deviendrait plus facile de déterminer toutes les responsabilités. Nous ne pouvons en juger jusqu’ici que par ce qu’il nous a été donné de voir. Le gouvernement russe a montré un calme et un sang-froid qui auraient été les meilleures garanties de la paix, si elle avait pu être maintenue. L’empereur Nicolas la voulait sincèrement, et fortement, et il était disposé à faire de grandes concessions pour la conserver. S’il n’y a pas réussi, qui oserait s’engager à être plus heureux que lui, quoi qu’il advienne ? La lenteur que son gouvernement a mise à la rédaction de la dernière note, lenteur dont le Japon lui a fait un grief, est une preuve de plus de sa conscience scrupuleuse : on pèse longtemps les mots lorsqu’ils peuvent contenir la guerre. En même temps, la Russie a poussé ses armemens avec une activité extrême, et c’est un nouveau reproche que le Japon lui adresse. Il est bien vrai que la Russie a fait de grands préparatifs ; mais ce qui s’est passé depuis montre surabondamment qu’elle avait raison de le faire, et que les chances de paix étaient beaucoup moindres qu’on ne l’a cru généralement en Europe. Quant au Japon, à supposer même qu’il eût les meilleurs motifs de précipiter les hostilités, il a mis tous les torts de forme de son côté. S’il avait attendu un ou deux jours de plus, il aurait eu la note russe, et il lui suffisait d’une heure pour procéder correctement à la déclaration de guerre, ce qu’il a regardé sans doute comme une formalité insignifiante et négligeable. Quels que soient nos sentimens à l’égard de la Russie, notre alliée en Europe et notre amie partout, notre jugement reste impartial et équitable. Il n’est pas douteux que le Japon a voulu la guerre ; qu’il l’a cherchée ; qu’il l’a provoquée : on verra bientôt s’il n’a pas lieu de s’en repentir.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant

F. BRUNETIERE.