Chronique de la quinzaine - 14 février 1912
14 février 1912
Le traité franco-allemand a été voté au Sénat par 212 voix contre 42, ce qui est une belle majorité. Ce vote fait honneur à la sagesse de la haute assemblée, mais il a été lent à obtenir : toute une semaine de discussion y a été nécessaire. L’éloquence a coulé à pleins bords ; les orateurs se sont surpassés ; l’importance et la grandeur du sujet ont aiguillonné leur talent ; néanmoins, ce sujet lui-même n’a été profondément renouvelé ni par les longues investigations auxquelles la Commission s’est livrée, ni par les longs discours qui ont été prononcés, et le pays n’en sait pas beaucoup plus après ce débat qu’il n’en savait avant. Dès le premier jour, en dépit des attaques dont le traité devait être l’objet, personne ne doutait qu’il serait voté : dès lors, à quoi bon multiplier les critiques, les répéter, les aggraver, sans songer qu’elles devaient avoir pour conséquence d’affaiblir entre les mains du gouvernement l’efficacité et la portée de l’instrument politique qui doit l’aider à débrouiller une situation complexe, confuse, périlleuse peut-être ?
Que la situation soit complexe, tout le monde en convient. Qu’elle reste confuse, même après la discussion du Sénat et aux yeux du Sénat lui-même, la preuve en est dans le singulier éclectisme avec lequel il a applaudi les discours les plus divers et même les plus opposés. Il s’est plu à écouter, souvent avec faveur, les orateurs de la droite, MM. Jénouvrier, de Las Cases, de Lamarzelle, qui ont parlé du traité sans indulgence ; puis il a applaudi M. d’Estournelles de Constant qui, seul, a eu le courage de le défendre et de le déclarer bon ; puis il a approuvé les observations toutes pratiques présentées par M. Baudin, qui a très fidèlement rempli son rôle de rapporteur ; puis il a acclamé M. Pichon, qui a attaqué le traité avec véhémence et a déclaré qu’il ne le voterait pas ; puis il a fait des ovations à M. Ribot, qui, avec la plus vigoureuse logique et la plus noble éloquence, a prouvé qu’on ne pouvait pas ne pas le voter ; puis il s’est montré ému, troublé par les critiques de J M. Méline qui déplorait la perte de notre liberté économique ; enfin la parole précise, lucide et ferme de M. le président du Conseil a produit sur lui une impression définitive que n’a pas détruite l’argumentation vive, ardente, impétueuse de M. Clemenceau. Si le pays a cherché la lumière dans le Sénat, il n’a trouvé en lui qu’un phare à feux tournans et diversement colorés. Heureusement le vote final a tout remis au point. Le Sénat, par son vote, a-t-il donc entendu approuver le traité ? Non. Dans une interruption, M. le président du Conseil a dit qu’il s’agissait seulement de l’accepter. Le traité n’est sûrement pas un chef-d’œuvre, mais pouvait-il l’être ? Au surplus, à quoi bon récriminer ? Les faits accomplis sont là qui nous obligent et nous pressent. Une fois engagés dans l’engrenage, nous ne pouvions guère en sortir autrement que nous ne l’avons fait. Ceux qui croient le contraire oublient que nous ne sommes pas seuls au monde, et que nous devons ménager d’autres convenances que les nôtres. On parle volontiers, pour humilier le présent, d’un passé où l’Europe n’était pas ce qu’elle est maintenant, où l’Allemagne n’avait pas encore constitué son unité, où il en était de même de l’Italie, où notre liberté d’action était beaucoup plus grande qu’elle ne l’est devenue. Nous devons tenir compte désormais de forces qui n’existaient pas autrefois. La faute initiale de notre politique, lorsqu’elle a voulu résoudre trop tôt et trop vite la question marocaine, a été de négliger l’Allemagne. Combien cette faute n’aurait-elle pas été accrue si le Sénat avait écouté ceux qui lui conseillaient de rejeter le traité ! Nous avions corrigé notre erreur première ; nous avions employé plusieurs années et fait un effort méritoire pour nous mettre d’accord avec l’Allemagne ; tant bien que mal nous y étions parvenus. Allions-nous perdre en un jour le bénéfice de tout ce travail ? Et si nous l’avions fait, quelle aurait été la situation le lendemain ? C’est ce que M. Ribot s’est demandé, ou plutôt ce qu’il a demandé à M. Pichon qui, dans un discours d’ailleurs très éloquent, s’était prononcé contre le vote du traité.
On connaît notre sentiment sur le fond des choses : il est sensiblement conforme à celui de M. Ribot. Nous nous serions fort bien accommodé du statu quo ante, de la situation antérieure à tous les traités qui se sont succédé depuis une dizaine d’années. Le temps travaillait pour nous : il fallait nous prêter à son action naturelle, y aider, nous tenir prêts à profiter des occasions qu’il ferait naître, mais ne rien brusquer. « Soyez patiens, » nous a-t-on dit un jour à Berlin et le conseil était sage. On nous a dit plus tard : « Vous avez voulu avoir une primeur ; elles coûtent cher. » On nous l’a fait payer cher, en effet ; mais ne fallait-il pas s’y attendre ? L’Angleterre aussi nous avait fait payer son désistement, et l’Espagne, et l’Italie : comment l’Allemagne aurait-elle seule gardé les mains vides ? Dès le premier jour, nous avons été aiguillés avec une logique implacable vers le dénouement qui s’est produit. Nous sommes-nous d’ailleurs jamais contentés des résultats que nous avions obtenus ? Non, nous avons toujours voulu davantage. Après la signature de l’Acte d’Algésiras, qu’une opinion mal éclairée a considéré chez nous comme un échec, nous avons tout de suite tendu vers autre chose. M. Ribot a dit lui-même que l’Acte d’Algésiras nous avait imposé des devoirs sans nous avoir donné les moyens de les remplir ; mais ne nous sommes-nous pas exagéré l’étendue de ces devoirs afin d’en faire des droits ? En réalité, dès ce moment, l’esprit qui s’agitait en nous, nous poussait au protectorat, et il est bien vrai que l’Acte d’Algésiras ne nous le donnait pas. Aussi avons-nous considéré cet Acte comme une étape que nous avons mis une hâte extrême à franchir. Étape aussi, l’arrangement de 1909. M. Pichon l’a qualifié ainsi et M. Ribot a repris le mot, mais ils ont l’un et l’autre exprimé l’avis qu’il aurait fallu s’arrêter plus longtemps à cette étape. Elle a été bientôt brûlée comme la précédente et pour le même motif : ce n’était pas encore le protectorat. Bientôt des complications nouvelles sont survenues et nous en avons profité pour aller à Fez. M. Ribot a dit qu’il avait déconseillé cette marche, mais que, depuis, les pièces fournies à la Commission avaient modifié son sentiment ; la Commission a été unanime à reconnaître que l’opération était inévitable ; M. Ribot l’a cru comme ses collègues ; M. Clemenceau également. N’ayant pas vu les pièces, nous conservons nos doutes sur l’inéluctable obligation d’aller à Fez. Quoi qu’il en soit, nous y sommes allés, et nous avons déclenché du coup la série des événemens qui se sont déroulés par la suite. On a dit que l’Allemagne n’avait pas protesté contre notre expédition. Rien de plus vrai. Loin de protester, l’Allemagne nous a vus sans déplaisir nous engager dans une aventure au bout de laquelle elle nous attendait. Il faut d’ailleurs lui rendre la justice qu’elle nous avait prévenus des conséquences qu’elle se proposait d’en tirer. A ses yeux, la marche sur Fez nous faisait sortir du cadre fixé par l’Acte d’Algésiras : dès lors, elle aussi reprenait sa liberté : une conversation nouvelle était nécessaire entre elle et nous et de nouvelles combinaisons devaient en sortir. Nous qui nous serions si bien contentés de l’Acte d’Algésiras et, après l’Acte d’Algésiras, de l’arrangement de 1909, nous n’avons pas vu sans anxiété nos troupes partir pour Fez. Cette marche hardie devait nous conduire à Kissingen. L’Allemagne, qui n’avait pas osé jusqu’alors parler de compensation, n’hésitait plus à le faire, et notre gouvernement sentait bien qu’il faudrait en passer par là.
On le lui a reproché. L’opinion française n’admet pas que des compensations aient été dues à l’Allemagne. Assurément, en principe, nous ne devions rien, mais nous ne sommes pas ici dans le domaine des principes, nous sommes dans celui des faits. Ces faits sont d’ailleurs légitimés par l’histoire universelle. Lorsqu’un pays, même dans les conditions les plus justifiables et les plus justifiées, développe son influence et étend son territoire, l’idée d’un équilibre à rétablir se présente à l’esprit de ses voisins qui manquent rarement l’occasion de l’invoquer comme un droit. Faut-il rappeler une fois de plus que nous avons reconnu ce droit à l’Angleterre, à l’Italie et à l’Espagne, et que nous aurions été dès lors mal venus à le contester à l’Allemagne ? C’est ce que M. Ribot a compris et ce qui ne pouvait pas échapper à sa haute intelligence ; mais le seul passage de son discours qui ait rencontré quelque résistance dans le Sénat est précisément celui où il a fait allusion à la nécessité qui, de ce chef, s’imposait à nous. « On eût trouvé, a-t-il dit, assez légitime dans ce pays que, pour avoir le protectorat cinq ans après le voyage de l’empereur Guillaume à Tanger, la France consentît, comme l’ont fait bien d’autres nations, — l’Angleterre et d’autres, — à ce qu’on appelle de larges rectifications de frontières, à des échanges avantageux. » L’Officiel porte que ce langage a provoqué des « mouvemens divers » dans l’assemblée et des protestations formelles à droite. Il était pourtant fort sensé, mais l’opinion est devenue sur ce point d’une susceptibilité ombrageuse. Pourquoi ? Non pas tant, croyons-nous avec M. Ribot, parce que nous avons dû faire effectivement quelques concessions territoriales, qu’à cause des formes maladroites et vexatoires dont le gouvernement allemand a entouré pour nous cette obligation.
Il y a quelques mois à peine, le Congo entrait pour une faible part dans les préoccupations habituelles de la grande majorité des Français ; on ne le considérait pas comme intangible ; on y aurait )facilement consenti les « larges rectifications de frontières » dont a parlé M. Ribot. Mais le coup d’Agadir s’est produit, et la conscience française a été révoltée de la contrainte matérielle qu’on semblait vouloir faire peser sur elle. De pareils procédés ont pu être de mise dans un autre temps, ils ne le sont plus. Leur emploi a été une faute grave de la part du gouvernement allemand : les conséquences ne s’en sont pas fait sentir seulement en France où elles ont surexcité le sentiment national, mais en Allemagne même où cet acte de force a suscité, parmi les pangermanistes, des espérances qui ne devaient pas se réaliser. Le frémissement qui s’est produit chez nous et qui y dure encore vient de là et là aussi est la source amère de la déception éprouvée par nos voisins. Notre gouvernement a-t-il, à ce moment, fait tout ce qu’il devait faire ? La résolution immédiate à prendre était délicate, et nous répugnons aux sévérités rétrospectives dans l’ignorance où nous sommes de tous les élémens du problème. Que fallait-il faire ? M. Ribot a dit que, s’il avait été ministre des Affaires étrangères au moment d’Agadir, M. Jules Cambon, qui était alors à Paris, ne serait pas retourné à Berlin. Cela aurait mieux valu sans doute, mais il n’aurait pas fallu s’en tenir à cette attitude négative. L’Allemagne avait cru, — l’événement lui a d’ailleurs donné à peu près raison, — que la question qu’elle venait de poser sous une forme si brutale pouvait être réglée entre la France et elle, sans intervention des autres puissances. C’était le cas de nous rappeler que l’Acte d’Algésiras, qu’on nous reprochait à Berlin d’avoir déchiré, n’était pas un traité franco-allemand ; les principales puissances de l’Europe et les Etats-Unis d’Amérique l’avaient signé ; pourquoi donc n’avoir pas fait appel, sous une forme ou sous une autre, à l’aréopage mondial qui avait autant de droit que l’Allemagne d’avoir une opinion et de l’exprimer ? L’Angleterre seule a exprimé la sienne : on sait de quelle manière. Les discours qui ont été prononcés alors et depuis par les ministres britanniques ont montré de façon éclatante que nous n’aurions pas été isolés.
Toutefois, il ne faut rien exagérer, et M. Pichon nous semble l’avoir fait lorsque, parlant de la résistance qu’il aurait opposée aux prétentions de l’Allemagne s’il avait, lui aussi, été ministre des Affaires étrangères au moment où certaines exigences ont fait prendre certaines résolutions, il a montré la France entourée d’amitiés et d’alliances qui lui auraient permis d’adopter une attitude plus fière. Nous n’avons eu qu’à nous louer de la fidélité de nos alliés et de nos amis pendant la crise et nous avons lieu de croire qu’elle se serait maintenue jusqu’au bout, si les événemens avaient pris une tournure plus grave ; mais enfin ces alliés, ces amis, nous devions aussi écouter leurs conseils, et ceux qu’ils nous ont discrètement donnés n’ont pas été sans influence sur la politique que nous avons suivie. Comme nous-mêmes, — et tous les orateurs du Sénat ont rendu hommage à la fermeté et au sang-froid de l’opinion française l’été dernier, — nos amis et alliés désiraient le maintien de la paix ; le voyage que lord Haldane vient de faire à Berlin, à la poursuite d’une limitation d’armemens qui est peut-être une chimère, nous en a apporté une preuve rétrospectivement significative ; ils désiraient par conséquent nous voir prendre, dans la mesure où le permettaient notre intérêt et notre honneur, les moyens d’éviter un conflit. Ces conseils de prudence nous ont été donnés à Londres à maintes reprises ; on nous y a su gré de nous en être inspirés. Nos amitiés et nos alliances ont besoin d’être ménagées : ce sont de grandes réserves de bonne volonté et de force, mais nous ne les trouverons intactes au moment marqué par les destins que si nous savons les conserver telles. La conduite de nos négociations avec l’Allemagne a reçu l’approbation de nos amis et alliés et le résultat de ces négociations, loin de leur être apparu comme un échec de notre diplomatie, a été considéré par eux comme un succès. Cette opinion n’a pas été seulement celle de l’Angleterre et de la Russie, elle a été celle de l’Europe. Chose curieuse, ce traité qui a soulevé chez nous tant de critiques et que nos deux Chambres n’ont accepté qu’avec une résignation mêlée de tristesse, a été envisagé au dehors sous un jour très différent : on y a vu pour nous un avantage. Lorsqu’on regarde, en effet, à quelques années en arrière et qu’on mesure le chemin parcouru depuis le voyage de l’empereur Guillaume à Tanger, il est difficile de croire que notre diplomatie ne mérite que des accusations. Le protectorat qu’on nous accorde aujourd’hui, on nous le refusait alors. Nous ne savons pas ce qu’il vaudra dans la pratique ; il nous imposera certainement de lourdes charges ; tout n’y sera pas pour nous bénéfice, nous serions plutôt tenté de croire qu’il ne sera cela que pour les autres ; mais enfin, nous l’avons voulu et nous l’avons et ce n’est pas un mince résultat. Qu’il y ait une contre-partie pénible, soit : cependant ce que nous obtenons au Maroc est autrement précieux, si nous savons en tirer parti, que ce que nous abandonnons au Congo.
M. Ribot et après lui M. Poincaré l’ont montré avec une grande force en invitant le Sénat à voter le traité. Au surplus, tout ce qu’on a dit des erreurs commises s’applique au passé. Il aurait pu être différent, et l’imagination est libre de le peupler d’hypothèses dont nous ne saurons jamais au juste ce qu’elles auraient donné si elles avaient été réalisées. Rien n’est plus facile, après coup, que de reconnaître et de dénoncer les défauts de la politique qui a été faite et de lui opposer les mérites de celle qui ne l’a pas été ; mais toutes ont leurs inconvéniens, et, l’esprit humain n’étant pas infaillible, il faut admettre que toutes, dans la pratique, auraient été accompagnées de quelques fautes d’exécution. Ces fautes ont été un peu plus nombreuses que de raison pendant nos derniers ministères, et les interventions personnelles de M. Caillaux, avec ses procédés propres, les ont encore multipliées et aggravées : mais, cela admis, que faut-il faire maintenant ? Repousser le traité, a déclaré la droite. Ne pas le voter, a affirmé M. Pichon. Si nous prenions une résolution semblable, quelles en seraient les suites ? ont demandé M. Ribot et M. Poincaré. Il n’y a pas aujourd’hui d’autre question.
Nous laissons la parole à M. Ribot, en résumant toutefois ce passage de son discours : « Quelle serait, a-t-il dit, notre situation au Maroc et en Europe, si vous rejetez le traité ? Est-ce que vous garderez la prétention d’établir votre protectorat sans qu’il soit reconnu par l’Allemagne et les autres puissances ? Est-ce que vous maintiendrez les 27 000 hommes qui sont aujourd’hui au Maroc ? Si c’est là ce que vous voulez, monsieur Pichon, il faut le dire et oser le faire clairement. J’imagine qu’avant de prendre une semblable résolution, vous jugeriez nécessaire d’avoir l’avis, le sentiment de nos alliés et de nos amis. Mais quoi ! ils ont déjà répondu : ils nous ont conseillé d’être concilians au cours des négociations, et, le lendemain, ils ont reconnu notre succès. Donc, si vous ne pouviez compter ni sur l’appui de l’Angleterre, ni sur celui de la Russie, est-ce que vous accepteriez de faire courir à ce pays les chances d’un conflit dans de pareilles conditions ? C’est la question que je vous pose : si vous avez quelque chose à dire, dites-le. Et si nous ne voulons pas. passer outre, établir d’autorité notre protectorat, quelle sera notre situation ? Nous devrons alors retirer nos troupes, et qu’est-ce que cela ? C’est l’abandon du protectorat, c’est l’abandon du Maroc, c’est l’abandon de tout ce que nous avons acquis, si péniblement et à tant de frais, depuis plusieurs années. L’Islam tout entier y verrait une sorte de désertion du rôle que nous avons assumé et la preuve que nous ne sommes pas capables de le remplir. Cependant l’Angleterre n’abandonnerait pas l’Egypte, l’Italie n’abandonnerait pas la Tripolitaine, et soyez sûr que l’Espagne ne s’en irait pas de la zone qui lui a été attribuée ; de sorte que tous ceux à qui nous avons donné des gages les conserveraient : seuls, nous resterions sans rien. Si c’est là le rôle que vous voulez faire jouer à ce pays, dites-le-lui ; il ne vous suivra pas. Et, à l’égard de l’Europe, quelle sera votre situation ? Vous avez demandé à toutes les puissances de mettre leurs signatures au bas de ce traité : s’il est déchiré, trouverez-vous demain un gouvernement pour demander à ces mêmes puissances de les reprendre ? Et, si vous trouvez ce gouvernement, quel crédit et quelle autorité aura-t-il dans le monde ? » Il était impossible de mieux poser la question. Toute une série d’actes que l’on peut, suivant les opinions, approuver ou condamner, nous ont conduits au point où nous sommes. Ces actes appartiennent désormais à l’histoire ; elle dira plus tard ce qu’il faut en penser ; mais nous, aujourd’hui, nous avons seulement à nous demander ce que sera demain dans les deux seules hypothèses entre lesquelles nous devons choisir : le vote ou le rejet du traité. Si le traité est voté, nous en assumerons les charges, qui seront graves, mais nous en aurons les avantages qui seront le couronnement de tout un siècle de politique africaine. S’il est rejeté, nous serons dans l’alternative ou d’un recul qui serait une abdication et une humiliation, ou d’un conflit avec l’Allemagne qui, cette fois, serait sérieux. Tel est le dilemme dans lequel M. Ribot a étroitement enfermé les adversaires du traité : aucune échappatoire ne leur restait. Le Sénat a vainement attendu leur réponse : ils n’en ont point fait.
Lorsque, le moment venu, M. Poincaré est monté à la tribune pour faire intervenir le gouvernement dans le débat, il a repris l’argumentation de M. Ribot pour aboutir à ce même dilemme. Il a constaté, à son tour, qu’on n’y avait encore rien répondu et a émis discrètement l’espoir que M. Clemenceau le ferait. Mais M. Clemenceau s’est contenté de dire : — Eh bien ! quoi ! les Allemands ne seront pas contens, voilà tout ! — Et M. Gaudin de Villaine s’est écrié : — Bravo ! c’est une parole bien française. — C’est peut-être seulement une parole bien légère : ne venons-nous pas de voir, depuis plusieurs années, de quelle entrave est pour notre politique le mécontentement des Allemands ? Ce n’est, à coup sûr, pas une raison pour nous incliner devant toutes leurs exigences, ni pour céder tout ce qu’ils nous demandent, mais l’avons-nous fait ? et le traité du 4 novembre est-il donc aussi mauvais que le prétendent ses adversaires ? Si nous avons fait des concessions, est-ce que l’Allemagne n’en a pas fait aussi et de plus considérables encore, puisqu’elle a levé le veto qu’elle avait opposé à notre protectorat et singulièrement réduit les prétentions premières qu’elle avait émises sur la presque totalité du Congo ? Lorsque M. Ribot a dit que le traité était plus facile à attaquer qu’à défendre, il n’a pas entendu par là qu’il prêtait le flanc à plus d’objections qu’il ne nous apportait d’avantages, mais seulement qu’en toutes choses, il est plus aisé de critiquer que d’agir. Ce traité si décrié, M. Poincaré a montré qu’on pouvait fort bien plaider en sa faveur beaucoup plus que les circonstances atténuantes. Pour en montrer les mérites, il lui a suffi de le comparer à ceux qui l’ont précédé, c’est-à-dire à l’Acte d’Algésiras et à l’Arrangement de 1909 : Sa supériorité sur l’Acte d’Algésiras est si évidente que personne ne la conteste, mais l’Arrangement de 1909 a conservé des partisans qui lui donnent la préférence sur le traité. Parmi eux est M. Pichon : quoi de plus naturel ? il est l’auteur de l’Arrangement. Nous comprenons d’ailleurs très bien le point de vue auquel il se place, nous qui n’étions point pour l’établissement immédiat de notre protectorat et qui l’aurions volontiers ajourné à une époque plus ou moins lointaine ; mais, cette question mise à part, l’arrangement de 1909 nous imposait des obligations qui n’ont pas tardé à se présenter à nous sous la forme de véritables impossibilités, et c’est ce que M. Poincaré a montré avec une parfaite clarté. Les deux gouvernemens y déclaraient qu’ils chercheraient à associer leurs nationaux dans les affaires dont ceux-ci obtiendraient l’entreprise. Ils ont fait de leur mieux pour tenir leur promesse et on les a vus soutenir officiellement un certain nombre d’affaires privées en établissant, entre leurs nationaux respectifs qui y participaient, des combinaisons et des proportions dont le règlement, comme l’a fort bien dit M. Ribot, aurait été plus à sa place dans une étude de notaire que dans le Cabinet du ministre des Affaires étrangères. Quelque loyaux qu’ils aient été, les efforts des deux gouvernemens ont échoué, et on s’est aperçu du danger qu’il y avait à donner à des affaires privées le caractère d’affaires publiques. Le traité du 4 novembre a été plus circonspect ; il a même poussé la prudence jusqu’à ne rien dire de la question : c’est seulement dans les lettres interprétatives échangées entre M. de Kiderlen et M. Jules Cambon que les deux gouvernemens ont déclaré qu’ils seraient « toujours heureux de voir des associations d’intérêts se produire entre leurs ressortissans. » La différence des deux textes est sensible, M. Poincaré n’a pas eu de peine à la mettre en vue. « On ne demandera donc plus aux deux gouvernemens, a-t-il dit, une intervention directe et active dans la préparation des consortiums industriels et financiers. Ils devront les voir avec faveur lorsqu’il s’agira d’opérations utiles et honorables, mais ils n’auront ni à les provoquer, ni à en prendre la responsabilité ; et je trouve, je l’avoue, de sérieux avantages à ce qu’on n’impose pas aux deux gouvernemens, dans ces questions délicates, un rôle trop agissant. »
Réserve fort sage, en effet : la preuve en est dans l’impuissance que les deux gouvernemens ont éprouvée, lorsque, en vertu de l’Arrangement de 1909, ils ont vainement cherché à concilier les prétentions de leurs nationaux engagés dans des affaires communes. À cette première impuissance s’en est ajoutée une autre. Le gouvernement allemand reconnaissait une fois de plus dans l’Arrangement que les intérêts politiques particuliers de la France sont étroitement liés au Maroc à la consolidation de l’ordre et de la paix intérieure et il se déclarait « décidé à ne pas entraver ces intérêts. » Il semble que cela nous donnait une grande liberté d’action : qu’en avons-nous fait ? C’était notre devoir et notre droit de donner au Sultan, soit au point de vue financier, soit au point de vue militaire, les moyens de pourvoir au maintien de l’ordre au moins dans la petite partie du Maroc sur laquelle s’étend son autorité, au moins à Fez ; mais nos divers départemens ministériels n’ont pas su ou voulu s’entendre sur l’effort à faire, et, en réalité, rien n’a été fait. Le Sultan, abandonné à lui-même, a failli sombrer dans l’anarchie : notre excuse d’être allés à Fez est qu’il était sur le point d’être victime, et que les Européens l’auraient été avec lui, de l’inertie dans laquelle nous étions restés jusque-là. On peut dire de l’Arrangement de 1909 que, soit par sa propre insuffisance, soit par la faute des hommes qui ont été chargés de l’appliquer, il a fait faillite.
Souhaitons qu’il n’en soit pas de même du traité du 4 novembre dernier qui autorise notre protectorat sur le Maroc en nous laissant le soin de l’organiser. Cette fois, en effet, c’est bien de protectorat qu’il s’agit : si le mot n’est pas dans le traité, la chose y est, et le mot lui-même a été mis d’ailleurs dans les lettres interprétatives. On a contesté la réalité de notre protectorat ; on a fait remarquer que notre liberté d’action était amoindrie par les étroites limites que lui imposait la survivance d’obligations internationales antérieures qui continuent à peser sur le Maroc, et dont la principale est l’égalité économique. Sur ce dernier point, M. Méline a dit ce qu’il y avait à dire et il l’a fait avec autant de modération dans la forme que de compétence et d’autorité dans le fond. Tout cela est vrai, mais quelle conclusion faut-il en tirer, sinon que l’œuvre de notre diplomatie n’est pas terminée, pas plus qu’elle ne l’était en Tunisie après la signature du traité du Bardo ? Si le traité n’est pas parfait dans ses dispositions I immédiates, il est perfectible dans ses conséquences prochaines. M. le président du Conseil en a fait devant le Sénat la démonstration lumineuse, sans aucune recherche oratoire, dans le langage simple et précis qui convient aux grandes affaires, et il s’est montré optimiste pour l’avenir. Il ne se dissimule pas, bien entendu, que le traité ne vaudra pas par lui-même ; il vaudra par les hommes qui l’appliqueront ; il vaudra aussi, a-t-il dit, ce que vaudront les relations de la France et de l’Allemagne. M. Clemenceau, dans un discours animé d’une verve mordante, mais qui s’est attardé plus d’une fois dans de longues digressions, a exprimé une pensée analogue : la différence est que M. Poincaré a tenu le langage le plus propre à maintenir, en effet, entre les deux pays l’entente si difficilement établie et que M. Clemenceau, sur lequel ne pèse pas la responsabilité du pouvoir, ne s’est pas embarrassé de ces préoccupations. Nous l’aimons mieux lorsqu’il nous a recommandé de rester d’accord avec l’Italie et l’Espagne. Cette politique de bonne entente n’est pas seulement conforme à nos sentimens, elle l’est aussi à nos intérêts.
Et maintenant que la discussion du Sénat a eu la conclusion qu’elle devait avoir, le vote du traité, interrogerons-nous l’avenir avec M. Ribot, pour lui demander ce qu’il pensera de notre politique ? Dans dix-huit ans, nous célébrerons le centenaire du jour où une troupe française a débarqué à Sidi-Ferruch, sur la côte africaine, ouvrant ainsi toute une phase glorieuse de notre histoire et nous engageant dans des destinées dont il était bien difficile alors d’apercevoir la suite, les développemens successifs et le terme final. Ce terme, d’ailleurs, échappe encore à nos yeux. On a adressé dès ce premier moment à notre politique algérienne les mêmes critiques qu’on adresse aujourd’hui à notre entreprise marocaine et que nous lui avons adressées nous-même. Ces critiques, qui se présentaient à de bons esprits, étaient justes, au moins en partie. La conquête de l’Algérie nous a coûté très cher, et, en immobilisant sur un point de l’Afrique une partie de nos forces militaires, elle a condamné le gouvernement de Juillet à la politique un peu effacée dans le reste du monde qu’on lui a quelquefois reprochée. Il a pu conserver la paix : espérons qu’il en sera de même pour nous, au moment où nous nous engageons dans une affaire de longue haleine qui absorbera une partie de notre attention, de nos ressources et de nos forces. Nous aurons un intérêt plus grand que jamais à la conservation de la paix européenne. Notre œuvre pèsera sur la génération actuelle ; mais si rien ne vient en troubler le cours, les générations suivantes en profiteront comme nous profitons aujourd’hui de l’admirable effort que nos pères ont fait en Algérie. Alors, les misères du temps présent seront emportées dans l’oubli avec ceux qui les auront éprouvées. On ne verra plus que les résultats. Notre politique africaine paraîtra s’être développée suivant une suite logique, d’après une pensée constante qui aura porté successivement notre drapeau d’Alger à Tunis et à Sfax, puis à Fez, à Casablanca, à Agadir. C’est une perspective à laquelle une imagination patriotique ne saurait demeurer insensible, s’il est vrai, comme l’a dit M. Thiers et comme M. Ribot l’a répété après lui, que certaines questions ne se résolvent pas seulement par les règles de l’arithmétique : peut-être faut-il abandonner quelque chose à la fortune et un pays trouve-t-il dans une entreprise aventureuse, qui l’oblige à tendre tous les ressorts de son énergie, ce je ne sais quoi d’où viennent la grandeur et le prestige. En tout cas, l’heure de la délibération est passée et, comme dit Pascal, nous sommes embarqués. Il ne s’agit plus désormais que de savoir comment nous établirons notre protectorat, quelles en seront les règles, suivant quelle méthode nous retendrons peu à peu sur un pays dont les trois quarts n’ont jamais connu aucune autorité. M. Ribot a eu raison de dire qu’ici tant vaut l’homme, tant vaut la chose ; on a eu autrefois la main heureuse en confiant à M. Paul Cambon l’organisation du protectorat tunisien ; l’aura-t-on de même au Maroc ? De nombreuses questions politiques, administratives, financières, militaires se présentent à l’esprit et s’y pressent : ce n’est pas à Paris, dans les bureaux d’un ministère, qu’elles peuvent être résolues, c’est à Fez, à Mekinès, à Casablanca, in médias res. Mais à chaque jour suffit sa tâche. Celle d’hier a été lourde : puisse celle de demain se contenter d’être difficile !
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.