Chronique de la quinzaine - 14 février 1922

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Chronique de la quinzaine - 14 février 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 949-958).

Chronique 14 février 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

Trois faits, qui se sont produits cette quinzaine en Allemagne, nous apportent des lumières nouvelles sur l’état mental et moral du peuple allemand. Le 30 janvier, à Gleiwitz, en Haute-Silésie, des officiers français, dans le plein exercice de leur droit, ont découvert et saisi un dépôt d’armes, de munitions et d’équipements. Dans la nuit suivante, une troupe d’Allemands organisés, de l’effectif d’une compagnie, se sont approchés sans bruit de la caserne où est cantonné le 27e bataillon de chasseurs à pied français ; au commandement d’un chef, ils ont jeté, par les fenêtres, sur nos soldats endormis, une volée de grenades ; deux chasseurs furent tués sur le coup, deux sont morts depuis, une vingtaine sont blessés. Malgré la soudaineté de l’attaque, le poste courut aux armes, les assaillants repoussés laissèrent deux morts sur le carreau. Le même jour, à Oberglogau, une tentative analogue est déjouée ; en plusieurs points de la Silésie des dépôts d’armes sont saisis. Ainsi se révèle une fois de plus l’existence d’organisations militaires secrètes ; ces unités constituées ont leurs armes, leurs chefs et sont prêtes à se mobiliser au premier signal ; elles bénéficient de la complicité morale des autorités. Dans une telle affaire, il y a des coupables et des responsables. Les coupables paraissent appartenir à la classe ouvrière ; si criminels qu’ils soient, ils apparaissent, eux aussi, comme des victimes de la haine implacable et aveugle de tout le parti militaire prussien qui les arme et, à force de mensonges, les jette à la bataille. Les assassins de nos soldats sont les ennemis du Gouvernement de Berlin aussi bien que les nôtres et ceux de toute civilisation humaine. C’est le cas, pour M. Wirth, de prouver sa bonne foi en faisant prompte justice, non seulement des coupables, mais surtout des responsables, c’est-à-dire des autorités locales et, plus elles sont haut placées, plus la justice doit les atteindre. Si nous avions perdu la guerre et que pareil crime fût commis en France contre des troupes allemandes, qu’arriverait-il ? Si, la première fois qu’un soldat français a été victime d’un attentat, nous avions fusillé les coupables ou, à leur défaut, les autorités responsables, le commandant Montalègre et les braves petits chasseurs de Gleiwitz seraient encore vivants. Inutile d’ajouter quelques millions à la note impayée des réparations : c’est sur place qu’il faut châtier. Le chancelier Wirth se plaignait, dans son discours du 10 janvier que nous voulions perpétuer la politique de la force. Comment n’y serions-nous pas ramenés, puisque c’est la seule que ces Prussiens comprennent ? Le triste événement qui met en deuil des mères françaises fera-t-il réfléchir les Anglais ou Américains qui trouvent rigoureuse notre politique à l’égard de l’Allemagne ? Peut-être voudront-ils nous aider à mener à bien cette œuvre de « déprussianisation » de l’Allemagne, qu’ils réclamaient avec nous durant la guerre, que nous aurions dû, ensemble, faire aboutir en Rhénanie et en Hanovre, en Silésie et dans l’Allemagne du Sud, et sans laquelle l’Allemagne restera un élément de danger et de trouble ?

La grève des « cheminots » a une autre signification. Elle est, au fond, dirigée contre les projets fiscaux du cabinet Wirth. Le mouvement, qui a pris de grandes proportions, va accroître le déficit déjà « colossal » de l’exploitation des chemins de fer ; il nuira aux producteurs comme aux consommateurs ; seules les populations rhénanes sont protégées contre lui par les autorités interalliées. La grève ne sert que les intérêts des grands industriels dont Hugo Stinnes est le chef de file ; ces magnats de l’industrie tiennent, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, la place qu’y occupaient, jusqu’à 1918, les généraux et l’État-major ; ils fondent leur domination sur la ruine de l’État et travaillent à concentrer toutes les forces allemandes de production entre quelques mains. A la formule ancienne des cartels qui consistait à opérer la concentration « horizontale » des divers établissements d’une même spécialité industrielle, — par exemple faire le trust des charbonnages, des aciéries, — ils ont substitué la concentration « verticale, » beaucoup plus rationnelle et puissante : elle consiste à réunir dans les mêmes mains toutes les usines ou organes par lesquels une même matière passe, se transforme et se transporte avant d’arriver au marché consommateur. Par exemple, une grande firme métallurgique possédera ses mines de charbon et de fer, ses fonderies, ses aciéries ; elle s’associera à d’autres firmes de même nature pour avoir ses chemins de fer, ses wagons, ses bateaux sur les canaux et sur la mer. L’Allemagne ne peut plus prétendre au premier rang pour la production de la fonte ou de l’acier ; elle a donc intérêt à transformer chaque tonne d’acier en produits finis : instruments de chirurgie, ressorts de montre, machines-outils, etc. Les grandes firmes ont leurs journaux, leurs députés, leur parti politique. L’État ne sera bientôt plus qu’une délégation des grandes firmes. Ainsi, d’après la conception des industriels allemands, la concentration « verticale, » poussée à ses extrêmes limites, rejoint la conception marxiste et prépare l’absorption du néo-bolchévisme pour l’exploitation de la Russie et de l’Europe. La grève des cheminots, dirigée surtout contre l’État propriétaire des chemins de fer, fait le jeu des grands « capitaines d’industrie » et prépare l’opération qu’ils méditent pour se rendre maîtres des chemins de fer de l’Allemagne [2]. Entre les grandes firmes et les puissants syndicats ouvriers, ce n’est pas la guêtre qui se prépare, c’est la coopération et, pour ne pas nous payer, la complicité. C’est, ne l’oublions pas, la conjonction des intérêts du parti industriel et du parti militaire qui a décidé la guerre de 1914 ; c’est la même coalition qui a décidé d’abolir le Traité de Versailles et qui travaille à rester maîtresse du Gouvernement sous M. Wirth comme elle l’a été sous le docteur Simons.

Le chancelier Wirth sera-t-il assez fort pour résister ? C’est ce qui donne tout son sens et son intérêt au troisième fait, à savoir l’entrée de M. Walter Rathenau dans le cabinet en qualité de ministre des Affaires étrangères. Pour la première fois depuis qu’il existe un chancelier du Reich, sa fonction est séparée de celle de ministre des Affaires étrangères. Si M. Rathenau est un grand industriel, il n’appartient pas au « parti industriel, » et même il s’en présente comme l’adversaire. Ses tendances socialisantes, ses déclarations sur la nécessité pour le Reich de tenir ses engagements, lui ont aliéné la vieille Allemagne conservatrice et pangermaniste qui ne lui pardonne pas les accords de Wiesbaden. La déception et la colère des chefs du parti « populiste », les Streseman, les Stinnes, soulignent l’importance de l’entrée de M. Rathenau à la Wilhelmstrasse. Les démocrates, dont l’attitude restait ambiguë, déclarent qu’ils donneront tout leur appui au cabinet Wirth ; les partis de droite se déclarent ses adversaires. Depuis longtemps le docteur Wirth marchait d’accord avec M. Rathenau, mais, en l’appelant au Gouvernement, le chancelier fait un acte décourage qui est à son honneur.

Les conceptions de M. Rathenau sont connues ; il les a exposées officiellement à Cannes après le départ de M. Briand, le 12 janvier. Après avoir affirmé que « l’Allemagne est déterminée à s’exécuter jusqu’à la limite de ses facultés », il s’applique à démontrer que ces facultés sont actuellement très limitées en raison de la faible valeur du mark-papier. Les Alliés, en modérant leurs exigences immédiates, permettaient au Gouvernement du Reich de remettre l’ordre dans ses finances et, par suite, en améliorant le cours du mark, de s’acquitter plus aisément. La thèse, habilement présentée, est connue. Retenons la conclusion : l’Allemagne, bien que disposant de moins de ressources que les États riches, « est en situation de prendre la part qu’on a songé à lui offrir dans la restauration de l’Europe, d’autant plus qu’elle connaît bien les conditions techniques et économiques et les usages des pays de l’Est… Elle se croit d’autant plus le droit de participer au développement des pays de l’Est et du centre de l’Europe qu’elle a tenu un rôle dans l’histoire politique et économique de ces pays… Elle a résisté à la désorganisation politique et sociale qui, triomphante chez elle, serait devenue un danger pour le monde entier. C’est pourquoi elle croit devoir se consacrer, selon ses forces, à la reconstitution, non seulement des régions dévastées de l’Ouest, mais de l’Europe orientale et centrale, et prendre ainsi sa part de la tâche que se sont tracée les grandes Puissances. »

Prenons garde aux perspectives d’avenir qui se dessinent sous les apparences modestes d’un concours apporté dans l’intérêt général à une reconstitution de la Russie. M. Rathenau nous rappelle que son passé, son voisinage, son expérience du caractère russe, prédisposent l’Allemagne à une collaboration avec la Russie. L’Allemagne, sans flotte de guerre, sans colonies, va trouver en Russie le plus beau terrain de colonisation. Par là la politique de M. Rathenau rejoint celle des Stiunes et des Helfferich ; les puissants cartels de production et de vente que le « parti industriel » est en train de constituer s’amalgameront avec les grands trusts d’État que les bolchévistes travaillent à mettre sur pied et deviendront les maîtres de la Russie ; c’est vers l’Est que l’Allemagne espère retrouver sa richesse et sa force ; c’est la Russie qu’elle espère un jour mobiliser pour jeter ses masses d’hommes sur l’Occident et venger sa défaite. Et qui ne voit l’imprudence de la politique anglaise qui pousse l’Allemagne précisément dans la direction où elle désire aller, la seule où elle puisse trouver les moyens de redevenir dangereuse pour la paix européenne ? Car la conjonction de l’Allemagne organisatrice et de la Russie, réservoir d’hommes et de richesses, est de nature à mettre en péril non seulement la frontière du Rhin mais encore Constantinople et les Indes. Dans cette voie périlleuse la Conférence de Gênes sera la première étape. Telle est la terrible antinomie qui pèse sur la reconstruction de l’Europe et que les peuples qui n’ont pas avec l’Allemagne une frontière continentale ne peuvent pas voir sous le même aspect où elle nous apparaît ; l’expérience des siècles et le retour d’incidents douloureux comme celui de Gleiwitz nous ont appris à nos dépens que la sagesse du peuple allemand a tout juste la durée de sa faiblesse. C’est pourquoi le problème consiste à concilier les précautions indispensables à notre sécurité et le relèvement économique nécessaire de l’Allemagne.

A ce point de vue, l’existence d’une Pologne forte apparaît comme particulièrement indispensable à l’équilibre de la nouvelle Europe et c’est avec une vive satisfaction que nous voyons un grand journal anglais, le Morning Post, le reconnaître. « Si la Pologne devait un jour perdre son indépendance, c’est le Traité de Versailles qui croulerait immédiatement... Si, par malheur, la barrière polonaise cessait d’exister, la conjonction russo-allemande se réaliserait automatiquement. Varsovie a donc une importance incalculable pour le maintien de la paix européenne. » C’est la vérité même. Puissent les Anglais s’en pénétrer ! C’est aussi ce qui fait l’importance européenne de la question lithuanienne, du problème de Vilna et des élections très favorables aux Polonais qui viennent d’avoir lieu dans , cette ville et dans les districts environnants.

La Gazette de Francfort du 29 janvier a publié le texte intégral de la réponse du Gouvernement allemand à la note de la Commission des réparations. Elle s’inspire des mêmes conceptions que l’exposé de M. Rathenau à Cannes. Elle fait grand état des réformes financières que le cabinet Wirth se propose de réaliser cette année : augmentation des impôts, compression des dépenses, qui équilibreront le budget de 1922, pourvu que le mark ne subisse pas de nouvelle dépréciation, et laisseront un solde de 16 milliards 1/2 de marks-papier applicable aux dépenses résultant du Traité de paix et des réparations Le chancelier affirme cependant ne pouvoir donner satisfaction aux exigences des Alliés. Tout, selon lui, se réduit à un problème de crédit. « Rétablir la confiance du monde dans la solvabilité de l’Allemagne, c’est la prémisse indispensable pour une solution satisfaisante du problème. » La Conférence de Gênes donnera-t-elle à l’Allemagne ce crédit ? Est-ce bien cela d’ailleurs qu’elle en espère ? N’est-ce pas plutôt la révision du Traité de Versailles ? Que la Conférence de Gênes entraîne nécessairement la révision du Traité de Versailles, Trotsky l’a démontré à l’envoyé spécial du New-York Times : « Le but du pacte de Versailles était d’écraser d’Allemagne et d’isoler la Russie derrière un réseau de fils de fer barbelés. Aujourd’hui la Russie et l’Allemagne sont invitées à venir à Gênes discuter des plans pour changer en reconstructions les réparations inspirées par la haine à Versailles. Qu’est-ce donc, sinon la révision ? « En Italie d’importants journaux, ceux notamment de M. Nitti, tiennent le même langage. L’un d’eux demande que la France en finisse avec « le bivouac et l’orgie dans le pays des vaincus. » M. Dernbourg, et avec lui la masse de l’opinion allemande, en attend « la fin de l’oppression des vaincus par les vainqueurs. » Et M. Lucien Le Foyer, — un Français, lui, il est utile de spécifier, — estime que ce « concile de la civilisation » marquera « la défaite de la victoire ».

Mais la reconstruction de l’Europe, le crédit à l’Allemagne, la remise sur pied de la Russie, ne sont-ce pas les États-Unis d’Amérique qui, surtout, y pourraient pourvoir ? Or le Gouvernement de Washington manifeste son intention formelle de s’abstenir. M. Hoover, qui fut naguère le « grand ravitailleur » de l’Europe après l’armistice, admettrait cependant la participation des États-Unis à la Conférence de Gênes, pourvu que le Gouvernement bolchéviste démobilisât l’armée rouge et que la France réduisît son armée. Sans insister sur ce que l’assimilation a d’injurieux à l’égard de la France et d’une armée aux côtés de laquelle ont combattu des soldats américains, constatons qu’il n’y a aucune chance pour que le Gouvernement des Soviets démobilise l’armée rouge. Que va faire, sans l’Amérique, la Conférence de Gênes ? Que ferait-elle d’ailleurs, même avec elle ? La grande combinaison de M. Lloyd George qui consistait à faire rentrer, à la Conférence de Gênes, les Américains dans les affaires européennes, est à vau l’eau. Seuls ceux, individus ou nations, qui ont intérêt à troubler l’Europe et à remettre en question les résultats des traités voient s’approcher avec confiance les ides de mars.

En attendant, on cherche, entre Londres et Paris, à préciser, dans des conversations diplomatiques, un programme pratique et limité pour la Conférence. M. Poincaré et lord Hardinge, lord Curzon et le comte de Saint-Aulaire poursuivent, sans précipitation, l’entretien au sujet du pacte franco-britannique. Ce qui importe plus que les textes, c’est que les deux pays donnent, le plus tôt possible et avec éclat, le spectacle de leur entente et de leur volonté d’agir d’un commun accord en face des difficultés nouvelles qui surgissent chaque jour. La Conférence de Gênes sera une occasion sans précédent de manifester cette solidarité qui en imposera aux fauteurs de troubles, quels qu’ils soient. Lord Grey, dans un nouveau discours, courageux et noblement inspiré, prononcé le 27 à Edimbourg, s’est élevé contre la politique de l’isolement et a montré l’utilité, pour les deux pays, de revenir à l’entente cordiale. Il faut, à son avis, revenir aux méthodes pratiquées de 1904 à 1914, quand les deux cabinets agissaient l’un vis-à-vis de l’autre avec une entière franchise et une volonté constante de collaboration. Où, depuis l’armistice, n’avons-nous pas trouvé sur notre route l’opposition plus ou moins ouverte de la politique ou des agents britanniques ? Partout, comme en vertu d’un mot d’ordre, les Anglais travaillent contre l’influence française. C’est cette atmosphère de défiance et de malveillance qu’il importe, de part et d’autre, de dissiper. Les négociations difficiles qui se poursuivent entre Londres et Paris pour le règlement de la question d’Orient en offriront l’occasion aux deux Gouvernements.

Le nouveau livre de M. John Maynard Keynes aura-t-il une heureuse influence pour le rapprochement politique des deux pays ? Il suffit pour en douter d’en connaître le titre : A Revision of the Peace Treaty ; demander la révision du traité de paix, c’est prendre la mauvaise route, celle qui aboutit à une impasse ; la bonne voie est celle d’un accord sur les modes d’exécution du Traité de Versailles. M. Keynes, s’il évalue très au-dessous de leur valeur les indemnités dues à la France, a du moins le mérite d’insister, avec de solides arguments, pour l’annulation réciproque des dettes des Alliés les uns envers les autres. Cette thèse a reçu récemment l’approbation chaleureuse de M. Asquith. Rien ne serait plus équitable ; rien non plus n’amènerait plus sûrement une détente des changes et ne préparerait mieux la détente des esprits. Pour arriver à l’allégement des charges qui pèsent sur l’Allemagne, c’est la seule voie légitime, dans laquelle il faudra bien, après beaucoup de détours, finir par s’engager.

Nous en sommes, pour le moment, bien éloignés, et c’est des États-Unis que nous viennent de justes sujets d’alarme et de tristesse. Sur la proposition de M. Mac-Cormick, le Sénat a volé une motion invitant le Gouvernement à déclarer aux Alliés qu’ils devront avoir payé leurs dettes de guerre aux États-Unis dans un délai de vingt-cinq ans, y compris les intérêts à 4 1/4 pour 100 au minimum. Le projet a été envoyé à la Chambre des représentants, qui le votera sans doute à son tour. M. Mac-Cormick, dans une polémique avec des journaux français, s’est défendu d’être animé d’un sentiment malveillant à l’égard de l’Europe en général et de la France en particulier. Des Pyrénées à la Volga, a-t-il dit en substance, il y a plus de douze Gouvernements qui, presque tous, sont les débiteurs des États-Unis dont la créance totale atteint sept milliards de dollars. Or, ces États, ex-associés, ou ex-ennemis, ou ex-neutres, — car M. Mac-Cormick les met dans le même sac, — font des dépenses dépassant leurs ressources, non seulement pour la reconstruction, ce qui serait acceptable, mais pour de fortes armées, pour un trop grand nombre de fonctionnaires civils, pour les intérêts de leurs dettes intérieures ; leur budget est en déficit continu et grandissant ; cette situation jette l’inquiétude dans l’esprit du citoyen américain ; il se demande s’il n’est pas en quelque sorte complice de l’entretien de grandes armées et de fonctionnaires parasites ; il ne comprend pas pourquoi l’Europe n’accomplit pas les réformes et les économies que les États-Unis ont réalisées. — Ces scrupules sont nouveaux ; ils dénotent une parfaite ignorance des conditions réelles de la vie politique dans l’Europe continentale, mais surtout, ils révèlent avec quelle adresse les uns, avec quelle candeur les autres, ont tiré parti des imprudences de la délégation française à la Conférence de Washington. « De la France vient tout le mal ; elle ne rêve que guerre et conquête ; elle ne pense qu’à anéantir la pauvre Allemagne... » Les Américains ne délestent pas de s’admirer dans le rôle hautement moral de pacificateurs et de redresseurs de torts ; les succès qu’ils ont remportés à la Conférence de Washington les ont quelque peu grisés ; ils se flattent de désarmer l’Europe et d’assurer le règne perpétuel de la paix et du droit. Les États-Unis sont créanciers de la France ; les Français affirment que le remboursement de leur dette dépend des paiements de l’Allemagne et de la Russie ; il en résulte, conclut la Chicago Tribune (26 janvier), que les États-Unis ont le droit de s’assurer que la politique actuelle de la France est compatible avec la solvabilité de l’Allemagne et de la Russie ; « nous avons un intérêt matériel à savoir si la politique française est sensée ou insensée. »

On voit ici percer le bout de l’oreille, d’une oreille allemande. M. Poincaré ayant affirmé le droit pour les Alliés d’établir, si l’Allemagne se soustrait à ses obligations, « un contrôle sérieux et efficace sur le budget du Reich, les émissions de papier et les exportations, » voici les États-Unis qui laissent entendre qu’ils pourraient eux aussi exiger de la France un droit de regard sur ses finances et sa politique. Il y a là un avertissement et un danger. Nous ne nous arrêterons pas à discuter la thèse qu’a fait momentanément triompher M. Mac-Cormick. Les Américains qui, sur leur continent, ne peuvent pas avoir d’ennemi assez puissant pour leur donner quelque alarme, sont doués d’assez de bon sens et gardent assez de sympathie pour la France de La Fayette et de Foch, pour comprendre quels sentiments nous éprouvons quand ils assimilent les dettes que nous avons contractées envers eux en combattant côte à côte avec leurs soldats sur le front de la liberté, avec les dettes dont les Allemands se sont chargés en nous attaquant et en ravageant systématiquement les provinces les plus riches et les plus civilisées de la Belgique et de la France. Les Américains s’apercevront un jour que, des politiques, successives où les entraînent leurs élus, la plus noble fut celle qui les amena dans les tranchées de France, et que la plus loyale serait de continuer une œuvre si bien commencée. La Société des Nations de Wilson, avec ses imperfections, est encore plus pratique que le Parlement universel de Gênes ou le « Comité des Nations » qu’on voudrait instaurer à Washington.

Pour le moment, l’opinion américaine est tout à la joie de l’heureuse conclusion de la Conférence de Washington. Le président Harding, dans son discours de clôture, a affirmé que « la foi jurée par ces traités marque le début d’une époque nouvelle et meilleure dans le progrès de l’humanité. » C’est beaucoup dire ! Tenons-nous en à la déclaration du secrétaire d’État Hughes : « L’esprit qui a animé les délibérations importe plus encore que les résultats acquis. » Chaque nation a consenti des sacrifices méritoires. La limitation des armements navals devient une réalité. La paix est assurée dans le Pacifique ; mais on peut se demander si elle a jamais été sérieusement menacée. Les Japonais ont signé avec les Chinois un traité au sujet du Chan-Toung qu’ils s’engagent à rendre à son propriétaire légitime, ainsi que le chemin de fer que les Chinois rachèteront par annuités. L’intégrité de l’Empire chinois est de nouveau proclamée intangible ; la « porte ouverte » et l’égalité des droits pour toutes les nations en Chine sont garantis. Le prince Tokugawa et ses collègues japonais ont adroitement manœuvré ; ils ont réservé les droits spéciaux qui résultent, pour leur pays, de son voisinage avec l’empire chinois ; c’est, pour eux, l’essentiel ; par cette petite porte, que ne passera-t-il pas ? Les Japonais n’ont nullement besoin d’une grande puissance navale pour continuer en Chine, en Mandchourie, en Sibérie leur politique d’influence et d’infiltration : et, si un jour les circonstances les invitaient à se départir de la réserve qu’ils ont pris à Washington l’engagement moral d’observer, les Américains s’apercevraient peut-être qu’ils se sont bénévolement privés du seul moyen efficace d’intervenir utilement dans les mers chinoises.

À Washington, le vrai succès est pour les Anglais. Ils ont sacrifié l’alliance avec le Japon, qui leur était devenue plus onéreuse qu’utile ; ils ont consenti à partager avec les Américains leur suprématie navale ; ils ont en réalité acquis la certitude que, pendant dix ans, les Américains ne profiteront pas des embarras économiques et financiers de l’Angleterre pour acquérir sur les mers une supériorité qu’il deviendrait impossible de rattraper. Ils ont eu l’art, tout en conquérant à bon marché les sympathies américaines, de déchaîner l’opinion contre la France « militariste. » Jusqu’au bout, contre toute évidence, Lord Lee a maintenu, à l’encontre de M. Sarraut, son interprétation erronée de l’article du commandant Castex ; le Times du 5 le lui reproche loyalement ; mais, sur l’opinion américaine, l’effet reste produit. Un bon discours de M. Sarraut, avant la clôture, a commencé de dissiper les malentendus ; il faudra du temps pour achever de détruire le résultat de quelques maladresses et de beaucoup de calomnies.

Habemus pontifîcem ! Le six février au matin, après trois jours de scrutins négatifs, le cardinal Achille Ratti, archevêque de Milan, a été élu Pape et a pris le nom de Pie XI. Depuis la mort de Benoît XV, son nom était prononcé avec faveur ; il avait l’avantage d’être, à la fois, archevêque et diplomate. Il n’avait été promu cardinal qu’au consistoire du 16 juin dernier, à son retour de Pologne. À l’Ambrosienne et à la Vaticane, Mgr Ratti s’est acquis l’estime et la sympathie des savants et des lettrés ; c’est un humaniste qui monte sur le siège de Pierre. C’est aussi un homme d’action, car son premier geste a été un acte d’une haute portée : pour la première fois depuis l’entrée des Italiens à Rome, le nouveau Pape a donné sa première bénédiction de la loggia extérieure de Saint-Pierre, Urbi et Orbi. C’est la fin d’un deuil de cinquante-deux ans. Sous le nom de Pie XI, le nouveau chef de l’Église continuera la politique de Benoît XV.


INTERIM.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

  1. Copyright by Raymond Poincaré, 1921.
  2. Voyez : le Problème de la socialisation en Allemagne, par Marcel Tardy, dans la nouvelle et excellente Bibliothèque de la Société d’Études et d’informations économiques. Voyez aussi, dans la Revue d’Économie politique : la Question des réparations depuis la paix, par Y... Cette initiale cache l’une des personnalités les mieux qualifiées pour bien connaître le problème des réparations.