Chronique de la quinzaine - 14 février 1923

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René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 février 1923
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 948-958).

Chronique 14 février 1923

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Un mois s’est écoulé depuis que les troupes franco-belges ont occupé le bassin minier de la Ruhr ; l’expérience se poursuit normalement dans les conditions que le Gouvernement allemand, instrument des grands industriels, a lui-même choisies. C’est lui qui a voulu livrer une bataille d’opinion et entamer une guerre économique, et s’il s’effraye aujourd’hui, c’est devant son œuvre : le général Degoutte, qui a dirigé toute l’opération avec tant de prudence et de fermeté, l’a rappelé à bon droit dans des déclarations aux représentants de la presse française. Les Gouvernements français et belge, en prenant les mesures indispensables pour sauvegarder leurs droits et leurs intérêts, avaient manifesté leur intention de ne pas troubler la vie et le travail des populations. Si le Gouvernement allemand s’était prêté, comme c’était son devoir, à un contrôle et à des perceptions légitimes, les troupes auraient pu être retirées au bout de peu de jours ; il est intervenu dans l’espoir de compliquer et de faire échouer l’entreprise franco-belge ; c’est donc lui qui a opté ; il a réussi à rendre l’expérience plus difficile, mais le succès n’en sera que plus concluant.

Le signal, parti du Gouvernement, a déchaîné dans toute l’Allemagne une tempête de haine et de violence. Il se formait, depuis 1918, dans l’âme allemande ulcérée par la défaite, un formidable dépôt de rancune et de rage impuissante ; ce peuple a subi une trop profonde intoxication d’orgueil national, pour qu’une seule leçon suffise à le guérir ; tant qu’il gardera cette mentalité, il restera pour la paix et la sécurité de l’Europe un péril dont il serait téméraire de ne pas tenir compte. L’acte d’énergie des Gouvernements alliés a ouvert l’abcès et révélé le mal. Il n’était que temps : la conjonction de la revanche allemande et des appétits bolchévistes de révolution universelle, proclamée à Rapallo, préparait à l’Europe épuisée un sanglant réveil. La colère allemande s’épanche en un fleuve d’injures et de violences ; les procédés lâches et cyniques dont furent victimes, en août 1914, l’ambassadeur et les agents diplomatiques français se renouvellent ; la police reste cachée ; la complicité des autorités n’est pas douteuse. À Munich, c’est le ministre de France, M. Dard, auquel le Gouvernement signifie qu’il ne répond pas de sa sécurité ; à Carlsruhe, c’est le Consul de France qui est boycotté, privé de vivres ; çà et là, ce sont des officiers de la mission interalliée de contrôle, parfois même de simples particuliers voyageant pour leurs affaires, que l’on oblige à descendre des trains, que l’on couvre d’injures et de crachats, qui sont frappés et bousculés ; à Kœnigsberg, les incidents sont si violents que le Gouvernement se croit obligé de présenter des excuses ; à Francfort, un officier belge et sa femme sont poursuivis jusque dans leur chambre d’hôtel ; à Langensalza, ce sont des cercueils de prisonniers morts de privations et de mauvais traitements, que l’on outrage. Dans la presse, c’est un débordement d’injures et de calomnies contre la France et M. Poincaré, que reprennent, comme un orchestre stylé, les journaux germanophiles de tous les pays. À ces provocations, dont le but est d’entraîner des représailles qui permettraient de représenter l’Allemagne comme violentée et opprimée, la France et la Belgique opposent le calme de leurs représentants et le sang-froid de leurs soldats. Que le monde compare et juge !

La France n’a pas dévié de ses intentions originelles, mais ce qu’elle avait espéré accomplir à l’amiable, il lui faut l’obtenir par la contrainte et déjouer des manœuvres hostiles. Les premières semaines ont vu la rage allemande grandir et s’épancher, mais ce paroxysme de délire semble passé ; le Gouvernement, qui l’avait déchaîné, s’est vu débordé et contraint de donner à ses fonctionnaires, qui sont partout les metteurs en scène de cette indignation qu’on voudrait faire passer pour nationale, des instructions plus lénifiantes. Une résistance passive, méthodique, s’organise : pour cette bataille économique très âpre que les magnats de l’industrie nous imposent à l’encontre des intérêts de leur propre pays, il faut nous armer : de là cette période pénible, difficile, de préparation que nous traversons. On ne pouvait tout prévoir et il n’est pas certain que l’on ait prévu tout ce qui pouvait l’être. Quoi qu’on fasse, la solution ne paraît pas proche ; l’Allemagne ayant pris le chemin qui l’en éloigne le plus, il faut attendre sans impatience qu’un détour la rapproche. Les événements ont prouvé que l’Allemagne ne voulait pas, n’a jamais voulu faire honneur à ses engagements ; ses statistiques étaient une mystification ; elle se moquait des Alliés et de la Commission des réparations. Ses industriels à eux seuls possèdent à leur crédit dans les banques de Londres, Amsterdam et New-York au moins cinq cents millions de livres sterling, soit environ treize milliards de francs-or, et vraisemblablement beaucoup plus. Il faut que les possesseurs de ces richesses se résignent à l’idée qu’ils doivent aider l’Etat, dont ils savent si bien se servir à leur avantage, à acquitter ses dettes.

La lutte qui s’est engagée entre les Étals alliés et la grande industrie allemande, maîtresse du Gouvernement, a passé par les étapes suivantes. Envoi à Essen d’une mission belge, française, italienne d’ingénieurs, chargée de contrôler la vente des charbons, et escortée de troupes ; la fuite du Syndicat des charbons oblige les Alliés à étendre et à compléter leur occupation. Les techniciens allemands paraissent disposés à collaborer avec leurs collègues alliés, mais le Gouvernement de Berlin intervient et leur ordonne de résister obstinément, de faire le vide autour de nos ingénieurs et de leur opposer une fin de non-recevoir générale et absolue. En même temps, on excite, par la voie de la presse, la foule à des manifestations et au boycottage des étrangers ; le mouvement s’étend à toute l’Allemagne, y compris la Rhénanie occupée. Le Gouvernement tente de provoquer la grève générale à propos du procès de Thyssen et des industriels allemands dont il voudrait faire des martyrs ; mais les ouvriers de la Ruhr refusent de s’émouvoir pour quelques milliers de francs d’amende infligés à des patrons qui, en des circonstances qu’ils n’ont pas oubliées, se sont montrés fort durs à leur égard ; il y a des grèves sporadiques, locales ou professionnelles ; la grève générale n’aboutit pas. Les provocations échouent de même devant l’attitude calme mais résolue des autorités et des soldats français et belges. Le Gouvernement en vient aujourd’hui à une tactique de sabotage et de grève perlée en vue de désorganiser toute la vie économique de la région, d’y provoquer la misère et d’en rejeter la responsabilité sur les troupes d’occupation. Mais déjà se révèle la lassitude ; grèves, manifestations, sabotages, sont l’œuvre préméditée des fonctionnaires et des chefs ; nulle part on ne sent le frémissement spontané et profond d’un peuple ; partout commence à s’établir, timidement d’abord, la collaboration avec « l’envahisseur » qui, à l’usage, ne s’est montré ni féroce ni brutal. Le 4 février, le Chancelier lui-même se déplace pour prêcher la résistance dans la Ruhr et, le lendemain, on signale quelques recrudescences de zèle. Mais l’impression générale est que la détente va s’accentuer et se généraliser et que bientôt l’inefficacité de la résistance apparaîtra.

A ces mesures de combat, quelles parades et quelles initiatives les Alliés ont-ils opposées ? Les premières tentatives de la mission de contrôle dirigée par M. Coste : accords amiables, ordres écrits, réquisitions, ne donnent pas de résultats ; il devient bien vite évident que le détournement des trains de charbon et des péniches n’est pratiquement réalisable qu’à la condition de disposer d’un personnel nombreux et expérimenté ; des équipes de cheminots français sont dirigées vers les pays rhénans et la phase d’organisation des transports commence. L’armée, qui n’avait tout d’abord qu’un rôle de protection, est amenée à une intervention plus directe : répression des sabotages, occupation des gares et des nœuds de voies ferrées, enfin et surtout encerclement du bassin de la Ruhr. Les Gouvernements alliés ne peuvent assumer eux-mêmes l’exploitation des mines et des usines du bassin ; mais ils peuvent tenir toutes les issues, fermer les voies par où le charbon s’écoule vers l’Allemagne et détourner les transports vers l’Occident, contrôler l’entrée et la sortie des matières premières et des produits fabriqués. Il s’agit, par là, de peser sur la vie de l’Allemagne et sur les décisions du Gouvernement. L’Allemagne dispose, à en croire ses journaux, de stocks importants de charbon et elle cherche à en acheter ; mais déjà la fermeture de la Ruhr l’oblige à restreindre la circulation des trains. Elle en a profité pour arrêter les express internationaux Paris, Prague et Orient-express ; le Gouvernement français a immédiatement répondu en faisant occuper, par les troupes de la tête de pont de Kehl, les gares d’Offenbourg et d’Appenweier ; le trafic de la ligne de Carlsruhe en Suisse restera interrompu tant que le passage des trains internationaux ne sera pas assuré. Cette riposte prompte et efficace a naturellement soulevé dans la presse de nouvelles tempêtes. Ainsi, l’action des Gouvernements continentaux a pris une ampleur et une importance qu’ils n’avaient pas cherchées, mais dont ils comprennent pleinement la décisive importance ; c’est toute la politique allemande qui est enjeu et toute la nôtre ; c’est une nouvelle bataille sur un nouveau terrain ; nous la gagnerons comme l’autre, mais il y faut de la patience ; de la ténacité et cet esprit d’organisation, que l’on nous dénie parfois, mais dont, pendant la guerre, nous avons donné tant de preuves éclatantes. Dans cette lutte que le Gouvernement de Berlin, sous la pression des grands industriels, a voulue et choisie, il ne se sent assuré ni de son droit, ni de sa force, ni de sympathies extérieures, ni de l’union indéfectible de tout le peuple allemand. Il suffit que nous persévérions pour l’emporter.

L’organisation générale est aux mains du général Dégoutte, commandant l’armée d’occupation. A trois reprises, M. Le Trocquer, ministre des Travaux publics, et le général Weygand se sont rendus dans la Ruhr pour assurer la coordination des services et étudier les mesures les plus propres à organiser les transports. Au retour de l’une de ces missions, le ministre et le général sont passés par Bruxelles où ils ont conféré avec le Gouvernement belge dont l’action est si étroitement associée à la nôtre. Il est question de créer un haut-commissariat qui centraliserait sur place toute la politique militaire et civile que la résistance allemande nous oblige à développer dans la Ruhr, et l’on a même précisé que cette fonction de haute confiance serait confiée au général Weygand, chef d’état-major du maréchal Foch ; on ne saurait assurément faire un choix plus heureux et plus justifié. L’autorité du Gouvernement, en face de l’Allemagne, a été renforcée le 1er février par le vote de la Chambre qui, par 483 voix contre 71, a ajourné les interpellations sur la politique extérieure ; M. Painlevé, au nom des républicains socialistes, et M. Herriot, au nom des radicaux-socialistes, ont déclaré qu’ils voteraient pour le Gouvernement, tout en réservant leur jugement, et M. Herriot a eu, cette fois, la satisfaction d’être suivi par ses troupes. Enfin les décisions de la Commission des réparations ont renforcé la valeur juridique de la thèse sur laquelle les Gouvernements alliés appuient leur action ; en réponse à l’Allemagne, qui, le 13 janvier, lui notifiait qu’elle cessait toutes livraisons pour le compte des réparations, la Commission, sous la présidence de M. Barthou, a constaté, le 26 janvier, par 3 voix et une abstention, le manquement général de l’Allemagne à toutes ses obligations résultant du Traité ; il n’y a donc plus lieu de statuer sur la demande de moratorium déposée par le Gouvernement allemand le 14 novembre ; l’état des paiements du 5 mai 1921 se trouve par le fait même remis en vigueur. Ainsi l’Allemagne, en droit comme en fait, est en révolte ouverte contre le Traité de Versailles.

En Allemagne, une opinion enfiévrée suit toutes les phases de cette « guérilla morale » que le Gouvernement mène contre le Traité de Versailles et contre les Alliés : la thèse, que répètent les journaux allemands et tous les amis de l’Allemagne, n’est ni compliquée, ni nouvelle : la France est militariste et chauvine ; les réparations, les manquements, ne sont pour elle qu’un prétexte derrière lequel se cachent ses appétits de conquête ; son but est de démembrer l’Allemagne, d’en séparer la Rhénanie et la Ruhr pour anéantir sa puissance économique, politique et militaire. On l’a si bien répété que beaucoup d’Allemands sont arrivés à le croire de bonne foi. N’en trouvent-ils pas d’ailleurs la confirmation dans certains journaux français d’extrême gauche, qui prêtent à M. Poincaré ces mêmes desseins, dans la presse libérale anglaise et dans les articles de M. Lloyd George ? A la conférence de l’Internationale syndicale à Amsterdam, le 28 janvier, les délégués allemands ont insisté auprès de M. J.-H. Thomas, le député travailliste anglais, pour que les troupes britanniques ne soient pas retirées de Cologne, « car c’est leur présence qui empêche les Français de faire de la Ruhr une nouvelle Alsace-Lorraine. » Le plan d’offensive consiste surtout à priver la France de coke ; elle ne produit que 17 p. 100 du coke nécessaire à sa métallurgie, il lui faudra en acheter en Angleterre et le franc tombera. Mais le Gouvernement français et la métallurgie, qui ont prévu cet inconvénient, n’en paraissent pas émus, et c’est en Allemagne que l’inquiétude grandit.

Pour qui suit attentivement le langage de la presse allemande, le fléchissement, depuis quelques jours, est très sensible. Vers le 15 janvier, la presse déclare que le Traité de Versailles, déchiré par la France, n’existe plus ; mais dès le 26 ou le 27 le ton change ; le Traité, on ne l’a pas dénoncé, on a seulement dit qu’on ne l’appliquerait pas tant que les troupes franco-belges seraient dans la Ruhr ; le 29, la Gazette de Francfort, qui donne le ton, déclare que « l’Allemagne est toujours prête à exécuter le Traité. » Les socialistes s’y montrent disposés dès maintenant et demandent qu’on entame des négociations. Le Vorwaerts qui, vers le 15, prêchait la grève générale, prétend, le 26, n’y avoir jamais songé. L’excitation nationaliste provoquée par le Gouvernement des grands industriels favorise la propagande communiste en même temps qu’elle renforce les corps francs réactionnaires : double sujet d’alarme pour les social-démocrates. Dès le 26, M. Breitscheid, au Reichstag, déclare, approuvé par ses amis : « Nous voulions et nous espérions une entente avec la France et nous sommes encore aujourd’hui d’avis que la paix du monde ne peut être édifiée sans une entente entre la France et l’Allemagne. » Le 29, dans la revue de Helphand, dit Parvus, die Glocke, nous trouvons, sous la signature de M. Erich Kuttner, une thèse de même esprit développée avec beaucoup de force : il faut résister, mais le but de la résistance doit être d’arriver à un accord ; « si Poincaré, comme le soutiennent les feuilles nationalistes, n’était qu’un soudard ivre, notre situation serait aussi simple que favorable ; » à quoi bon tromper le peuple ? pourquoi ne pas « parler simplement de la tentative que fait un pays banqueroutier pour rétablir ses finances en allant chercher le montant de ses créances chez un débiteur encore plus banqueroutier ?... Mieux encore : ayons le courage de parler de l’interdépendance dans laquelle se trouvent le fer français et le charbon allemand. Disons que la forge française a absolument besoin du coke allemand, de même que la forge allemande a besoin du fer français... » Milferding, au Congrès du parti socialiste à Lille, parle de la nécessité morale des réparations. Enfin le Vorwaerts du 2 février, après avoir critiqué les énormes dépenses que l’Allemagne s’impose « pour venir en aide aux habitants de la Ruhr c’est-à-dire les payer et les nourrir à ne rien faire, » et déclaré que « l’État allemand n’est plus qu’une fabrique de fausse monnaie, » écrit ces lignes qu’il faut relever, parce qu’elles renferment une part souvent méconnue de profonde vérité : « Cette situation prouve, une fois de plus, que les Allemands manquent de toute conscience civique. Chez eux ce n’est que le sentiment national qui est puissant. Cette particularité du peuple allemand rend très difficile les relations avec lui. Nous avons devant nous une nationalité et non pas un État. On ne traite pas avec une nationalité. Il n’y a pas de rapports de droit entre des nationalités ; il n’y en a qu’entre États. Le traité de paix n’a pas été exécuté, parce qu’une des parties était inexistante. » Les milieux financiers eux aussi s’alarment et leur inquiétude les achemine vers des conclusions qui se rapprochent de celles des socialistes. Le 26, Le Berliner Börsen Courier publie, non sans précautions oratoires, un article où M. Arnold Rechberg montre, avec beaucoup de courage, que l’Allemagne est responsable de la situation actuelle, et aboutit à un projet de collaboration économique avec la France qui se rapproche de celui qu’a développé à la tribune M. le député Paul Reynaud. .

Plusieurs journaux allemands (notamment le Berliner Bôrsen Courier du 2 février), partisans d’une négociation avec la France, demandent que la France publie ses « buts de guerre, » énonce ses exigences. M. Poincaré a répondu, sans entrer dans le détail, au dîner annuel de l’Association des journalistes républicains le 4 février : « Que voulons-nous ? Deux choses : être dédommagés de nos ruines et n’être plus attaqués. Dans la Ruhr comme sur le Rhin, nous ne cherchons rien de plus... Cette paix, à laquelle nous ne demandons pas un centimètre carré de territoire allemand, cette paix dans laquelle nous ne cherchons que nos réparations et notre sécurité, nous sommes résolus à l’établir enfin sur des fondements indestructibles. » L’opération de la Ruhr a eu cet heureux résultat de nous révéler un état d’esprit, des passions, des espérances et, déjà, des préparations, contre lesquels il est indispensable de prendre des précautions. L’Allemagne, dans cette crise, a dévoilé son vrai visage. Les prédicants de haine sont particulièrement dangereux chez un peuple si crédule (unpolitisch), quand ses passions sont en jeu, et si discipliné. L’emploi de la méthode forte a été rendu nécessaire par l’Allemagne elle-même et par la politique anglaise, mais elle n’est qu’un moyen ; le but c’est d’arriver avec l’Allemagne à une collaboration économique et financière qui est, pour elle, le seul chemin du salut et, pour nous, le seul moyen d’être payés. Nous tiendrons, jusqu’à ce que nous soyons parfaitement assurés de l’avenir, des gages à la fois défensifs et productifs, et nous ne nous en dessaisirons qu’à bon escient. On entend souvent demander si l’opération de la Ruhr paiera ; plus tard, sans doute ; mais, pour le moment il s’agit de faire naître en Allemagne un état moral qui l’incline à s’acquitter et d’y rétablir une situation matérielle qui lui permette de payer. La première chose que demande la France, c’est d’abord, comme l’a dit le Daily Mail, « la preuve que l’Allemagne a enfin l’intention d’être honnête. »

L’attitude du Gouvernement britannique continue d’être d’une correction parfaite et parfois amicale. Lors de l’arrestation du Président du Bureau des Finances à Cologne, les troupes anglaises, sans y prendre part, y ont assisté afin qu’il soit évident que les autorités britanniques n’y faisaient pas d’objection ; mais, en Angleterre, ce fut l’occasion d’une très vive polémique. L’Angleterre doit-elle maintenir sur le Rhin ses troupes et sa zone d’occupation ? La presse libérale et travailliste demande en général l’évacuation, et parmi ceux qui réclament le maintien, plusieurs, dont M. Lloyd George, n’en sont partisans que pour mieux surveiller et entraver l’action franco-belge. En définitive, les troupes restent, comme sir John Bradbury reste à la Commission des réparations, où il s’abstient de voter sans renoncer à collaborer à la rédaction des textes ; l’Angleterre n’a jamais aimé la politique de l’absence. Négligeons les journaux, comme le Daily News, et cette partie du public anglais qui, germanophile en 1914, l’est redevenue en 1918 ; observons la grande majorité saine de la nation : elle se croit tenue, par ses doctrines politiques et économiques, de blâmer l’action de la France, de la Belgique et de l’Italie et de se séparer d’elles, mais elle s’alarme de les voir agir seules, elle se demande si elle ne va pas se trouver isolée ; elle ressemble, révérence parler, à la poule qui a couvé des canards et qui, inquiète de les voir s’aventurer sur l’eau, pousse sur la rive des gloussements éperdus sans oser se risquer sur l’onde. M. H. Wickam Steed, dans un article de la Nineteenth Century, se demande, avec sa pénétration coutumière, et non sans une pointe d’inquiétude, ce qu’il adviendrait de l’entente franco-britannique, qu’il regarde comme le fondement nécessaire de la paix, si l’action de la France dans la Ruhr avait pour conséquence un accord économique entre la France et l’Allemagne, où l’Angleterre ne serait pas partie et qui, par la force des choses, pourrait se trouver en quelque mesure dirigé contre elle. La réponse nous parait bien simple : l’Angleterre ne sera fondée à participer aux avantages que si elle participe aux risques ; nous l’attendons.

Un mouvement se dessine aux États-Unis, sous l’empire de préoccupations du même ordre, en faveur d’une médiation américaine entre la France et l’Allemagne ; le sénateur Borah a déposé le 30 janvier une motion invitant le Gouvernement à convoquer une conférence économique internationale. La cause de la France a été éloquemment défendue par le sénateur Reed, de Pensylvania, le seul membre du Sénat qui ait combattu en France et mérité la croix de guerre ; il prononça une justification et un éloge de la politique française qui ont fait une forte impression. Le Gouvernement du président Harding reste opposé, au moins provisoirement, à toute immixtion dans la politique européenne. La propagande allemande a tenté d’émouvoir, par d’invraisemblables inventions, les sentiments humanitaires des Américains, mais, comme pendant la guerre, elle a dépassé le but et forcé la note. La grande masse de l’opinion américaine est aujourd’hui fixée ; elle reste dans la même tranchée que ses alliés de 1917 et 1918. En Amérique, comme dans tous les pays, l’occupation de la Ruhr a eu le même résultat ; ceux dont les sympathies, durant la guerre, étaient acquises à l’Allemagne et qui, depuis l’armistice se tenaient prudemment silencieux, se sont de nouveau déchaînés ; mais ceux, plus nombreux et plus intéressants, qui étaient venus spontanément à la cause des Alliés, se rallient à notre drapeau : car telle est la vertu de l’action.

La session du Conseil de la Société des Nations vient de se tenir à Paris et, à cette occasion, le chancelier d’Autriche, Mgr Seipel, y a fait un séjour ; grâce à son énergie et à l’appui résolu de la Société des Nations, le salut de l’Autriche paraît assuré, pourvu que les crédits qui lui sont promis et dont elle ne peut se passer, soient promptement fournis. Tandis que Mgr Seipel recevait à Paris le plus favorable accueil, le général Ludendorf, invité à Klagenfurt (Styrie) par les pangermanistes, s’y faisait houspiller par les socialistes. La grande masse de l’opinion, en Autriche, appuie l’homme d’État énergique et probe qui a rendu au pays, dans des circonstances si difficiles, courage et confiance. C’est un succès qui fait autant d’honneur au Gouvernement de l’Autriche qu’à la Société des Nations et à son haut-commissaire, M. Zimmermann, bourgmestre de Rotterdam.

Le Conseil a eu à statuer sur plusieurs autres questions, mais, contrairement aux espérances de Berlin, il n’a pas eu à s’occuper, si ce n’est pour l’écarter, du différend franco-allemand. Un incident, qui vaut la peine d’être relevé, a terminé la session. Entre la Lithuanie et le territoire de Wilno, occupé par les Polonais, s’étend une bande de terrain neutralisé où aucune police ne faisait sentir son action et où se réfugiaient les malandrins du pays ; le Conseil a « recommandé » une ligne frontière ; le représentant de la Pologne, Askenazy, a déclaré que son Gouvernement acceptait, encore qu’elle ne lui donnât pas toute satisfaction, la « recommandation » du Conseil ; mais le délégué lithuanien protesta et déclara que son pays « repousserait par tous les moyens » la solution préconisée. M. Viviani, qui présidait, releva comme il convenait, avec l’approbation de tous ses collègues, le langage du représentant de la Lithuanie ; le recours à la force, qu’il ne craignait pas d’invoquer, mettrait son pays « en rupture de pacte » et attirerait sur lui les sanctions prévues par l’article 16 du pacte : blocus économique, exclusion de la Société des Nations. L’incident n’aurait en lui-même qu’une importance secondaire s’il n’apparaissait en corrélation avec l’affaire de Memel, dont nous avons montré la gravité, et qui n’est pas aplanie. La diète de Kovno a voté la réunion du territoire de Memel à la Lithuanie. Les troupes lithuaniennes s’organisent et se renforcent. Cependant, aux dernières nouvelles, sur un ultimatum de la Commission interalliée, le Gouvernement lithuanien se serait résolu à céder, aurait promis de retirer ses troupes et de rétablir l’autorité des Alliés conformément au traité. Souhaitons que cette conversion soit sincère et durable. Peut-être les Lithuaniens ont-ils enfin compris que, pour s’affranchir de l’influence des Alliés qui est leur sauvegarde, ils se mettent à la merci du Gouvernement de Berlin ou de celui des Soviets qui ont l’un et l’autre intérêt à supprimer leur indépendance. La Lithuanie, qui forme le pont entre l’Allemagne et la Russie soviétique, est à surveiller de près.

A Lausanne, après bien des avatars et des incidents étranges, on paraissait, le 4 février à midi, à peu près certain de signer la paix le jour même, avant l’heure, irrévocablement fixée, où le Simplon-Express devait emporter lord Curzon : les plénipotentiaires turcs avaient cédé sur la plupart des points en litige et paraissaient apprécier les concessions considérables, peut-être dangereuses pour l’avenir, auxquelles consentaient les Alliés pressés d’en finir ; ils résistaient cependant encore et c’était sur les points qui intéressaient particulièrement la délégation française : les articles financiers et économiques et le statut des étrangers ; dans la soirée, cette résistance, au lieu de fléchir, se raidit, comme si les Turcs cherchaient une rupture et voulaient en rejeter sur la France la responsabilité : jeu maladroit et malséant auquel on ne veut pas croire qu’Ismet Pacha se soit prêté ! Quoi qu’il en soit, dans la soirée, lord Curzon montait dans son train ; tout était rompu ; la Conférence de Lausanne échouait piteusement au port. Mais le lendemain matin 3 février, Ismet pacha, dans un entretien avec M. Bompard, cédait sur les deux points en litige et, à quelques réserves près, se déclarait prêt à signer ? toutefois il préférait se rendre à Angora pour en rapporter l’approbation de Moustapha Kemal et de l’Assemblée. M. Poincaré, informé, insistait pour qu’il signât tout de suite, et lord Curzon, pour couper court à de nouveaux marchandages, demandait à la délégation turque de présenter elle-même un texte écrit sur les points en litige. Ismet pacha se dérobait. Les délégations quittaient Lausanne. La conférence n’est pas rompue ; elle est ajournée. En retardant indéfiniment la signature de la paix, les Turcs ne comprennent-ils pas qu’ils font le jeu de leurs adversaires et qu’ils donnent, au Gouvernement hellénique qui souhaite la guerre, le temps de la préparer et l’occasion de la précipiter ? Nous avons, sur le Rhin, des difficultés, mais le danger est en Europe orientale,


RENE PINON.


Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.