Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1854

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Chronique n° 522
14 janvier 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 janvier 1854.

Nous assistons, depuis un an bientôt, à un spectacle véritablement étrange. Une de ces questions qui, sous l’apparence d’un différend local et restreint, affectent profondément l’équilibre politique du monde, s’élève tout à coup : quelle est la première pensée des gouvernemens ? quelle est leur attitude en présence de la crise qui s’ouvre ? Leur première pensée est pour la conservation de la paix du continent. Comme en définitive ils ne peuvent se dissimuler la gravité des choses, ils emploient leur sagesse et toute l’habileté de leur diplomatie à modérer les prétentions d’une part, les résistances de l’autre, à adoucir les antagonismes, à prévenir les chocs. Tant que l’épée n’est pas hors du fourreau, ils s’efforcent d’étouffer le germe d’un conflit armé ; quand l’épée est sortie du fourreau, ils s’efforcent encore de circonscrire la lutte d’abord, de la suspendre ensuite, et de la dénouer par des négociations chaque jour plus difficiles. Certes il est rare de trouver un tel concert d’efforts, et on ne peut qu’en faire honneur à cette intime solidarité qui existe aujourd’hui entre la paix et la civilisation. Il y a mieux, le principe qui est en question, tout le monde l’admet, sans exclure la Russie, qui n’a cessé, dans ses actes diplomatiques, de professer le respect de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman. Or cette intégrité, c’est là tout ce que prétend maintenir et sauvegarder l’Europe. Comment se fait-il donc qu’avec un principe que tout le monde reconnaît, avec un point de départ commun, on en soit arrivé à s’entendre si peu ? Il faut bien tirer la conclusion rigoureuse : c’est qu’en résumé on s’entend sur les mots, on ne s’entend pas sur les choses. L’intégrité de l’empire ottoman a été et ne cesse d’être une réalité pour l’Europe, elle a été un mot pour la Russie jusqu’à ce moment.

Qu’on observe la conduite des diverses instances engagées dans ces complications : ce serait un non-sens à coup sûr d’accuser les gouvernemens européens de vues envahissantes en Orient, de préméditations de conquêtes sur le Danube ou à Constantinople. En ceci du moins, l’Angleterre et la France sont complètement désintéressées. Elles se bornent à défendre un principe qu’elles veulent maintenir dans toute sa puissance réelle, sans donner à leur politique aucun caractère agressif. Elles ont même poussé la condescendance, il y a quelques mois, jusqu’à reconnaître à la Russie une sorte de droit moral de protectorat qu’elles ne reconnaîtraient plus aujourd’hui sans doute. Quand elles ont dû agir, elles n’ont agi qu’à la dernière extrémité, mesurant la route à leurs escadres, les retenant d’étape en étape dans l’espoir d’une pacification prochaine, et leurs résolutions les plus décisives n’ont été prises que lorsqu’elles ne pouvaient plus atermoyer sans laisser mettre en doute le principe qu’elles étaient décidées à soutenir. En a-t-il été de même du gouvernement de Saint-Pétersbourg ? La Russie a déclaré sans doute à l’origine qu’elle ne voulait pas prendre une attitude offensive : elle s’est défendue là où elle a été attaquée, comme c’était son droit ; mais en même temps n’était-il pas visible qu’elle se préparait à une lutte plus sérieuse ? Elle ne s’est pas bornée à se défendre, à maintenir sa position, même telle que l’avait faite l’invasion déjà exorbitante des principautés danubiennes. Elle a fait marcher ses armées, elle s’est appliquée à nouer de redoutables complications. Ce travail s’est manifesté récemment par divers faits, par les tentatives du cabinet de Saint-Pétersbourg pour entraîner certains états du nord de l’Europe dans l’orbite de sa politique, par l’expédition de Khiva en Asie, par les efforts de la diplomatie russe pour provoquer une rupture entre la Perse et la Turquie. Au moment même où on cherchait à renouer une dernière négociation, que faisait la Russie ? Elle brûlait les vaisseaux Turcs à Sinope, presque sous le canon immobile des vaisseaux anglais et français mouillés devant Constantinople. Qu’est-il résulté de cette série de complications et d’aggravations ? C’est que nous en sommes venus aujourd’hui à un point où non-seulement les traités qui liaient la Turquie à la Russie n’existent plus par le fait même de la guerre, mais où rigoureusement on peut considérer tout au moins comme suspendus les traités qui réglaient la politique combinée de la Russie et des autres puissances européennes en Orient. D’un différend local qu’un peu de modération eût aisément tranché, il est sorti cette autre immense question, de savoir quels seront désormais les rapports de l’empire ottoman et de l’empire russe d’une part, et de l’autre côté quelles seront les relations mutuelles de l’Europe et de la Russie en ce qui touche l’Orient. Au fond, il n’y a point d’autre question à débattre dans les négociations qui s’ouvriraient, si le protocole signé à Vienne le 5 décembre atteignait son but; mais ces négociations s’ouvriront-elles en effet ? C’est maintenant le secret du premier courrier qui viendra de Saint-Pétersbourg.

On n’en est point à remarquer que, dans cette crise prolongée, il y a deux ordres de faits qui se développent simultanément, qui se touchent par maint endroit, et réagissent sans cesse les uns sur les autres. D’un côté, la guerre suit son cours avec ses chances et ses périls; de l’autre, des négociations incessantes cherchent, si l’on nous passe ce terme, à rattraper les événemens et à les gagner de vitesse. Or dans quelles conditions se présentaient récemment les propositions nouvelles élaborées à Vienne ? Tandis que la diplomatie européenne renouvelait son travail de Pénélope, les hostilités se poursuivaient en Europe et en Asie entre les armées russes et ottomanes. Dans les régions danubiennes, la guerre semblait se concentrer du côté de Kalafat. C’est là du moins qu’ont eu lieu divers engagemens sur lesquels il y a jusqu’ici peu de lumières, et dont aucun d’ailleurs ne mérite le nom de bataille. Sur un autre point du Danube cependant, à Matchin, les troupes russes paraissent avoir échoué devant les batteries turques. Sur la frontière asiatique, l’armée ottomane est sous le coup des récentes défaites d’Akhalzik et d’Alexandropol; elle n’a rien tenté depuis, et s’est retirée à Karz. Bien qu’il faille faire la part de l’exagération dans les bulletins russes quant à l’importance de ces victoires et au nombre des morts laissés par les Turcs sur le champ de bataille, il y a pourtant de ces faits qui dénotent ce qu’il y a de difficile à maintenir dans une certaine discipline ces masses irrégulières jetées dans l’armée ottomane. Un général que les uns nomment Selim-Pacha, les autres Veli-Pacha, a été massacré par ses soldats au moment où il voulait les ramener au combat. Il est résulté de ces opérations malheureuses de l’armée d’Anatolie la destitution du général en chef Abdi-Pacha, dont la mollesse et l’incapacité n’ont pas peu contribué à ces revers, il a été remplacé par un de ses lieutenans, Ahmet-Pacha. Toutefois ces faits eux-mêmes, quelque graves qu’ils soient, auraient eu sans nul doute moins d’importance sans le combat naval, plus désastreux encore, de Sinope, qui a provoqué l’entrée des flottes anglaise et française dans la Mer-Noire.

Ainsi, en Europe, l’armée du Danube se maintient dans ses positions, sans gagner du terrain, il est vrai, mais aussi sans reculer; en Asie, l’armée turque a des revers à effacer sous un nouveau chef. Quant aux côtes de l’empire ottoman, elles sont aujourd’hui sous la garde de la France et de l’Angleterre. C’est là ce qu’on pourrait appeler la part de l’action dans les affaires d’Orient, et c’est au moment où ces faits s’accomplissaient que les propositions diplomatiques émanées de Vienne arrivaient à Constantinople. Le divan a eu la sagesse d’y adhérer après plusieurs grands conseils où ont été appelés tous les grands dignitaires de l’empire, les anciens ministres, les généraux. En quoi se résumaient d’ailleurs ces propositions ? Elles posaient pour bases des négociations à ouvrir l’évacuation des principautés, le renouvellement des anciens traités entre la Russie et la Turquie, la confirmation des firmans relatifs aux privilèges spirituels des communautés chrétiennes, l’adoption définitive de l’arrangement relatif aux lieux saints. La porte déclarerait qu’elle est prête à nommer un plénipotentiaire, à signer un armistice et à négocier. Elle s’engagerait à développer le système d’une administration intérieure protectrice pour tous ses sujets indistinctement. D’un autre côté, les puissances renouvelleraient la déclaration de garantie stipulée par le traité du 13 juillet 1841 dans l’intérêt de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman. Le fait le plus notable qui doit découler de cette situation nouvelle, c’est que désormais l’Europe, en même temps qu’elle couvrirait la porte de sa garantie, acquerrait sur l’ensemble des communautés chrétiennes de l’Orient un droit général de protectorat que la Russie prétend seule exercer aujourd’hui. Quand nous disons que le divan a eu la sagesse d’adhérer à ces propositions, il faut bien lui en tenir compte, puisqu’il a eu, à la suite de sa décision, à réprimer une émeute heureusement peu grave, mais qui a néanmoins entraîné la déportation à Candie de trois cents softas ou étudians. Au même instant, du reste, le cabinet ottoman subissait une modification. Riza-Pacha était nommé ministre de la marine, Halil-Pacha était adjoint au conseil, et le ministère turc, un moment ébranlé, se raffermissait après une crise où Reschid-Pacha lui-même avait donné sa démission. Comme on le voit, l’Europe a trouvé le gouvernement du sultan accessible à ses conseils pacifiques; mais, les propositions de Vienne une fois admises à Constantinople, il n’y a que la moitié de l’œuvre accomplie : la moitié la plus difficile reste à accomplir, c’est-à-dire l’acceptation des mêmes bases de négociation par le tsar. En elles-mêmes, les propositions de Vienne ne donnent point sans doute satisfaction à toutes les prétentions de la poli- tique russe. Venant après la nouvelle de l’entrée des flottes dans la Mer-Noire, seront-elle ? Plus favorablement accueillies ? Là, à vrai dire, est le doute le plus grave, et c’est ce doute que doivent faire cesser les premières communications de Saint-Pétersbourg pour laisser apparaître la situation actuelle dans toute sa netteté.

Si d’ailleurs l’entrée des flottes dans la Mer-Noire est une difficulté nouvelle, qui donc a provoqué cette résolution, si ce n’est la Russie elle-même ? Nous disions récemment ce qui nous semblait le sens réel de cet acte décisif accompli par la France et par l’Angleterre; la dernière circulaire de M. le ministre des affaires étrangères le dit aujourd’hui clairement et avec autorité. L’occupation des provinces du Danube, l’affaire de Sinope donnaient à l’Angleterre et à la France le droit de mesurer elles-mêmes l’étendue de la compensation qui leur était due comme puissances intéressées à l’existence de la Turquie, et en raison des positions militaires déjà prises par les Russes. Cette compensation, c’est l’occupation de la Mer-Noire « de façon à empêcher le territoire ou le pavillon ottoman d’être en butte à une nouvelle attaque de la part des forces navales de la Russie. » Si dès le début de ce conflit le cabinet de Saint-Pétersbourg a pu envahir les principautés pour se nantir d’un gage matériel, comme il le disait, l’Angleterre et la France n’ont-elles pas le droit aujourd’hui de se saisir à leur tour d’un gage « qui leur assure le rétablissement de la paix en Orient à des conditions qui ne changent pas la distribution des forces respectives des grands états de l’Europe ? » Ce n’est, à tout prendre, que rétablir l’égalité en fait; mais au point de vue du droit il n’en est pas même ainsi. En jetant son armée dans les principautés, la Russie violait très clairement et très manifestement les traités. En entrant dans la Mer-Noire, l’Angleterre et la France n’ont pour but que de défendre et de maintenir le traité du 13 juillet 1841, qui garantit l’intégrité de la Turquie, et par lequel les cinq puissances signataires s’engagent respectivement à ne point rechercher à Constantinople des avantages qui ne seraient point assurés aux autres. C’est dans ce sens qu’un journal accrédité de l’Autriche pouvait dire récemment que la politique actuelle de l’Europe se rattachait essentiellement à la convention de 1841 ; elle en est le développement naturel et la confirmation. C’est pourquoi aussi l’Autriche, pas plus que la Prusse, ne sauraient voir dans la marche des flottes combinées autre chose qu’une défense plus effective des stipulations par lesquelles elles se croient justement liées, une affirmation sous une forme plus décisive de la politique à laquelle elles viennent d’adhérer de nouveau par le protocole de Vienne. L’entrée des flottes dans la Mer-Noire ne change rien au principe qui règle leur action commune avec l’Angleterre et la France. Aussi apprenons-nous sans surprise qu’un de ces jours derniers a dû être signé à Vienne un nouvel acte par lequel les quatre puissauces proposent à l’empereur Nicolas l’acceptation des bases déjà accueillies à Constantinople, comme le seul moyen de rétablir honorablement et convenablement la paix, et si l’on songe que cet acte est postérieur à l’entrée des flottes dans la Mer-Noire, on en saisira mieux le caractère explicite en ce qui touche la coopération de l’Autriche et de la Prusse. Quant aux autres états de l’Europe, on vient de voir récemment la Suède et le Danemark résister aux séductions de la Russie, qui cherchait à les attirer, et s’entendre pour maintenir leur neutralité en vue de circonstances plus graves. Que reste-t-il donc ? Il reste cette situation tranchée où la Russie seule poursuit sa politique eu dehors des obligations internationales sous la sauvegarde desquelles a été placé l’Orient, tandis que les autres puissances de l’Europe, quelle que soit la mesure de leur intervention, demeurent fidèles à des traités sur lesquels reposent à leurs yeux la sécurité et l’équilibre du continent, La décision de l’empereur Nicolas peut aggraver matériellement le caractère de cette situation ; elle ne peut en changer le caractère moral. Quoi qu’il en soit, le tsar est aujourd’hui en mesure de réfléchir sur la responsabilité qu’il assume. Son intelligence ne saurait méconnaître que, s’il crée des dangers pour le continent, il en crée pour lui-même de plus graves peut-être encore qu’il serait sage d’éviter.

Évidemment c’est aujourd’hui dans l’union de la France et de l’Angleterre que réside la plus efficace garantie des droits de l’Europe, justement parce que ces deux puissances sont celles qui se sont montrées le plus décidées à agir. Aussi est-ce peut-être pour opérer une diversion favorable à sa politique en Europe que la Russie, dans ces derniers temps, a tourné ses regards vers l’Asie. De là cette expédition de Khiva dont on a parlé, cette rupture provoquée entre la Perse et la Turquie, ce redoublement d’action parmi les peuplades de l’Asie centrale, tous ces incidens, en un mot, qui ont toujours le don d’éveiller une émotion singulière en Angleterre, parce qu’ils montrent l’ambition de la Russie tournée vers l’Indus et menaçant déjà les possessions britanniques. S’il en était ainsi, il est bien des esprits qui ne demanderaient pas mieux que de voir la France se désintéresser d’une lutte si lointaine et si étrangère pour elle, et de fait elle n’aurait point certainement à s’en mêler, laissant à l’Angleterre le soin de se défendre, et ayant bien assez de ses propres affaires. Il est des esprits qui vont plus loin et qui s’occupent même aujourd’hui à démontrer l’excellence d’une alliance permanente entre la France et la Russie. C’est le thème d’une brochure, — la Russie et l’Équilibre européen, — dont l’auteur signe un homme d’état, probablement parce qu’il ne l’est guère, les hommes d’état n’ayant pas l’habitude d’afficher leur titre. Prenons les plus modérés, ceux qui croient qu’il n’y a point d’intérêt pour la France dans les événemens dont l’extrême Orient pourrait être le théâtre. L’erreur de ces esprits est de ne point voir la connexité qui existe aujourd’hui entre les tentatives de la Russie en Asie et ses tentatives en Europe. Supposez que la politique russe fût assez forte ou assez habile pour créer en Orient de véritables dangers à l’Angleterre, pour distraire une portion de ses forces, pour diminuer ses moyens d’action en Occident : pense-t-on qu’elle n’eût rien gagné pour l’accomplissement de ses desseins en Europe ? Imaginez encore mieux, supposez que la Russie parvînt un jour à frapper au cœur la puissance anglaise en lui disputant son plus vaste empire : — croit-on que cette diminution de puissance pour l’Angleterre ne changeât pas notablement la situation de l’Europe et n’ouvrît pas une chance de plus à la prépondérance de la Russie ? Or, quelques souvenirs de haine qu’il y ait entre l’Angleterre et la France, par quelques violens antagonismes qu’elles aient été séparées, il y a du moins entre elles l’analogie de la civilisation occidentale. Leur prospérité et leurs forces réunies ne sont point un lest trop puissant pour l’Europe. Elles peuvent être divisées encore sur bien des points : les événemens actuels serviraient de peu de chose cependant, s’ils n’apprenaient aux deux pays qu’en certains momens leur union est la plus sûre garantie de l’Occident, et qu’ils sont encore plus intéressés à prospérer ensemble qu’à se poursuivre parfois d’animosités étroites et puériles.

Telle est au surplus la naturelle prépondérance d’une question comme celle qui plane sur l’Europe et sur le monde depuis quelques mois, qu’il est tout simple de voir les incidens de la vie intérieure se rattacher sans effort à cet ensemble de complications et en recevoir leur signification. C’est ainsi que s’explique par les circonstances actuelles l’appel sous les drapeaux de la seconde partie du contingent militaire de 1852. C’est la même pensée qui a dicté ces mesures d’armement maritime, d’après lesquelles nos escadres pourraient être doublées ou triplées d’un jour à l’autre, selon les expressions d’une lettre adressée par l’empereur à M. le ministre de la marine. Quant à l’influence qu’une crise de cette nature peut avoir sur la situation économique du pays, sur le mouvement des affaires et des intérêts, il est évident qu’elle ne peut être très favorable à toutes les entreprises de l’industrie et du commerce. L’incertitude se communique nécessairement à tout; elle produit ces oscillations singulières qu’on peut voir d’un jour à l’autre dans toutes les valeurs du crédit public. Ce n’est pas que ces alternatives de confiance ou de découragement dont la Bourse est l’habituel et mobile thermomètre soient toujours également justifiées, et qu’elles ne déroutent parfois toutes les prévisions les mieux assises; mais dans leur mobilité même, dans leur mouvement confus et contradictoire, elles offrent le plus palpable résumé des variations de l’esprit d’industrie. On ne saurait méconnaître que ces jours derniers les plus récens événemens ont produit un temps d’arrêt marqué, si ce n’est un mouvement de retraite momentané, dans le monde des spéculations financières. Voilà donc comment cette année nouvelle commençait, comment elle a vécu ce peu de jours qu’elle compte jusqu’ici ! Une grande question extérieure entretenant une grande perplexité, le silence des débats intérieurs, les progrès matériels suivant leur cours, mais inquiétés déjà par la perspective des événemens qui peuvent surgir, l’ouverture des fêtes d’hiver et les réceptions souveraines, — c’est l’histoire de cette courte période; c’est là le monde actuel avec ses préoccupations, ses entraînemens, ses malaises, ses besoins de plaisirs et de luxe toujours survivans. N’y a-t-il pas cependant dans la vie sociale des incidens d’une nature particulière qui ont aussi leur sens et qui sont toujours un des élémens de l’histoire contemporaine ? Ce sont ces disparitions successives d’hommes qui ont eu leur rôle et leur influence soit dans la politique, soit dans les lettres, soit dans toute autre sphère de l’activité publique. Le monde ne s’arrête pas, ce sont les hommes qui restent en route, emportant avec eux l’un après l’autre l’esprit de leur génération et de leur temps. Il y a peu de jours mourait, près de Bordeaux, un homme qui avait eu une de ces destinées politiques si communes à notre époque, — une rapide élévation suivie d’une chute plus rapide encore ; c’est M. de Peyronnet, l’un des anciens ministres de la restauration, l’un des signataires des ordonnances d’où sortit la révolution de 1830. Esprit ferme et hautain, M. de Peyronnet avait d’avance sans doute mesuré le péril au-devant duquel il eût mieux valu ne pas aller; aussi, les événemens une fois accomplis, porta-t-il avec une certaine fierté virile sa part de responsabilité. Depuis, il s’était retiré près de Bordeaux, vivant à la campagne, s’occupant de littérature, faisant même des vers, entretenant en un mot son active et ardente nature, et c’est là qu’il est mort dans un âge avancé. Plus près de nous encore vient de disparaître presque subitement un homme dont le nom a sa place dans l’histoire de la publicité contemporaine, c’est M. Armand Berlin, directeur du Journal des Débats. M. Armand Berlin avait recueilli une tradition qu’il avait su conserver, et c’est ainsi qu’il avait maintenu au journal qu’il dirigeait une autorité perpétuée à travers bien des événemens depuis le commencement de ce siècle. S’il faut enfin étendre son regard hors de la France, une des pertes récentes les plus sensibles à coup sûr pour le monde politique en Europe, c’est celle de M. de Radowitz, qui vient de mourir en Prusse. La politique de l’ancien ministre du roi de Prusse a laissé bien des doutes; le caractère élevé de l’homme n’en laisse aucun. Il est certainement peu de faits plus honorables pour un personnage public que le témoignage attendri et ému que le roi Frédéric-Guillaume donnait à M. de Radowitz au moment où il était forcé de se séparer de lui en 1850. Et quel moment que celui-là! On n’a point oublié ce duel engagé entre l’Autriche et la Prusse, audacieusement soutenu au nom du cabinet impérial par le prince Schwarzenberg. D’un côté, c’était le génie de l’action allant droit au but, pressant les événemens, et raffermissant par la plus vigoureuse initiative la fortune de l’Autriche; de l’autre, c’était le ministre du roi Frédéric-Guillaume se préparant à la lutte, sachant bien qu’il s’agissait après tout du rôle et de l’avenir de la Prusse, mais peu sûr peut-être de la parfaite efficacité de sa politique et se sentant plier sous le poids d’une telle responsabilité. Chez le prince Schwarzenberg, le soldat se retrouvait dans le ministre et dans le diplomate. Chez M. de Radowitz, c’était le penseur, l’homme accoutumé à délibérer avec lui-même, à vivre avec les créations de son esprit, souvent assez différentes de la réalité, tant il est vrai que de nos jours la littérature se glisse partout!

Ainsi l’intelligence philosophique et littéraire vient souvent se mêler à l’intelligence politique. Ce n’est pas qu’en elle-même cette alliance ne soit simple et féconde : qu’y a-t-il de mieux fait pour marcher ensemble que l’art de conduire les hommes et l’art de les dominer par la supériorité d’un esprit cultivé ? Que faut-il seulement pour laisser à cet accord tout son prix ? Il faut que la culture littéraire ne se combine avec l’instinct politique que pour l’éclairer, l’élever et lui donner l’étendue. Là où l’imagination empiète et substitue ses propres conceptions, ses habitudes, aux vues et aux procédés de la raison positive qui s’inspire des faits, le chimérique et le romanesque naissent bientôt La pensée politique y perd son caractère pratique et réel, la pensée littéraire y laisse son indépendance et son prestige. Tout se confond dans une sorte de fantasmagorique transformation. S’il y a donc une juste combinaison de ces élémens divers qu’il n’est donné qu’à des natures exceptionnelles de réaliser, il y a aussi des limites qu’il faut savoir maintenir pour le bien de tous. La politique a son domaine, sa voie, ses conditions; la littérature a sa route distincte, elle suit le mouvement des choses. Au milieu des entraînemens et des réactions qui remplissent un temps, elle intervient quelquefois comme une auxiliaire utile, plus souvent comme l’expression indépendante de ce travail permanent des choses et des idées, expression incertaine et confuse par momens, mais où le regard pénétrant peut apercevoir les secrets, les contradictions et les luttes d’une vie sociale éprouvée. Là est toujours l’intérêt de l’histoire intellectuelle, qui côtoie de toutes parts l’histoire politique et l’histoire morale. Suivez le mouvement des productions purement littéraires : il y a aujourd’hui des œuvres qui portent la visible empreinte des réactions morales contemporaines; il en est d’autres qui vont chercher encore, pour la mettre à nu et la peindre, quelqu’une de ces situations obscures et poignantes perdues dans une société encombrée; il est des livres vieux de trente ans, et qui trouvent un succès nouveau comme pour mieux marquer les changemens de l’esprit littéraire. Tout se mêle ainsi.

Ce n’est point le hasard assurément qui fait naître d’une même inspiration des œuvres conçues dans des pays différens, écrites dans des langues différentes, telles que le Mémorial de Famille, de M, É. Souvestre, et le Tour de Jacob le Compagnon, de Jérémias Gotthelf, le romancier suisse. Tout diffère dans les détails de ces œuvres, seule la pensée est au fond identique : pensée d’apaisement et de retour à une manière plus saine d’entendre la vie de tous les jours. L’auteur du Mémorial de Famille prend un jeune ménage à l’instant où il se forme, et il l’accompagne pas à pas dans cette longue carrière, douce et rude à la fois, d’une existence réglée. Les contrariétés qui viennent à la traverse, les nuages qui s’élèvent, les chocs intimes, les enfans qui grandissent et amènent dans le foyer les prévisions soucieuses, la lutte des goûts et des penchans souvent illimités contre des ressources matérielles bornées, tous ces détails d’un intérieur simple et bourgeois, M. Souvestre les décrit d’une plume honnête et sérieuse, avec un art plus préoccupé de rester sensé et moral que d’intéresser par les coups de théâtre. C’est un livre qu’on peut lire dans le foyer, un jour où l’on a eu quelque illusion trop vive, pour se remettre d’accord avec la réalité. Le roman de M. Souvestre ne finit pas, il est vrai; il s’arrête au moment où les enfans à leur tour vont prendre leur essor. Et n’en est-il pas de même de la vie ordinaire ? C’est un drame qui finit pour les uns, qui recommence pour les autres, semblable à ces ondulations des mers qui vont en s’étendant, puis disparaissent pour faire place à des ondulations nouvelles. Le livre de Jérémias Gotthelf a sans doute une destination plus populaire. La satire s’y mêle à la poésie, les portraits ingénieux et mordans aux scènes rustiques et émouvantes. C’est toujours le peuple que peint le romancier suisse, comme dans le charmant roman d’Uli le Valet de Ferme; mais ici, c’est un ouvrier compagnon qu’il prend pour le jeter au milieu de tout ce monde radical et communiste de la Suisse. A peine sorti de son village, le pauvre Jacob se forme assez vite aux manières nouvelles, et la vieille société n’a qu’à se bien tenir. Voici pourtant qu’à Zurich il tombe chez un patron grand orateur des clubs et cent fois plus despote qu’un aristocrate. A Genève, il va se mêler à une émeute où il n’a que faire, et il en revient à demi mort. Abandonné de tous, sans ressources, il n’a que le temps, au sortir d’un hôpital, de s’enfuir dans les campagnes de la Suisse française, où il est recueilli, mourant de froid et de faim, par de pauvres gens qui n’ont guère ouï parler du communisme, de l’amour libre et de l’égale répartition des biens. Ici la guérison commence, la contagion du bien se fait sentir, les impressions premières se réveillent, et produisent sur le pauvre Jacob l’effet attendrissant des sons de la cloche du soir, quand il était près de sa grand’mère, et peu à peu il revient au village en invoquant le « chez soi ! chez soi ! » après une série d’aventures singulières. On voit ce qu’il y a de commun dans le Mémorial de Famille et dans le Tour de Jacob le Compagnon : c’est la pensée de la vie de famille supérieure aux tracasseries, aux tentations, aux désordres, et servant en quelque sorte d’ancre dans la tempête. Dans les deux romans, il y a la part de l’épreuve, mais sans rien d’irréparable encore. Ces héros si divers se retrouvent au même port, avec un horizon calme et serein : les routes ont été différentes pour eux, le but est le même.

Il est bien vrai cependant que pour des sociétés comme les nôtres il peut y avoir d’autres genres de lutte et des destinées qui, dans la voie où elles sont, ne peuvent trouver que l’impossible au bout; il y a des types saisissans et d’un caractère presque exceptionnel. On en a de nos jours poussé jusqu’à l’excès la reproduction. C’est toute une autre littérature, à laquelle appartient le Journal d’une Jeune Fille, de M. Arnould Fremy. Si les détails du récit de M. Fremy sont souvent vulgaires et usés, le fond d’ailleurs ne laisse point d’avoir son intérêt de vérité émouvante. N’est-ce point en effet une histoire propre à notre temps que cette histoire d’une jeune fille tombée dans la détresse avec une éducation libérale et des goûts élevés, réduite à vivre, avec sa mère, de quelques leçons de musique, et bientôt privée par la maladie de cette dernière ressource elle-même ? Une de ses amies vient à son aide et lui donne, dans un château du Nivernais, une de ces positions qui ne sont point la domesticité, mais qui en approchent. Ici c’est un autre genre de lutte : c’est la révolte du sang, des souvenirs, de la vanité. Comment échapper à cette situation ? La jeune fille n’en sortira pas, elle y succombera; elle aimera le fils de la maison durant une absence de la famille, et cette passion sera pleine d’orages, d’impossibilités ; elle transformera l’honnêteté de la veille en oubli de toute pudeur. La jeune fille deviendra publiquement la maîtresse du jeune homme sous le même toit où la mère reste une sorte de femme de charge, et ainsi jusqu’au dernier moment, où cette triste héroïne meurt de honte, de chagrin, ou par le poison peut-être. La première partie du Journal publié par M. Fremy, celle qui raconte cette vie précaire de la maîtresse de musique, a un accent de vérité dramatique; la seconde partie aboutit à des scènes de séduction vulgaire. Et ensuite pourquoi l’auteur dit-il que cette jeune fille était étrangère à toute littérature ? Il est fort à craindre au contraire qu’elle n’y eut goûté plus qu’il n’eût fallu pour la droiture de son imagination et de son caractère. Le pire de tout, c’est qu’en réalité c’est un esprit fort qui cite Bayle et Basnage dans ses conversations avec un curé de campagne et qui subtilise sur toute chose. Or, s’il est une manière de laisser tout leur intérêt à ces existences déclassées, flottant entre la détresse matérielle et des goûts qui répugnent à la médiocrité, c’est de les représenter comme la lutte obscure et poignante d’une nature simple soutenant ces combats avec son cœur, avec son courage, non avec son esprit, surtout avec un esprit enclin aux subtilités. L’auteur dira qu’il n’a rien inventé, que ce Journal est authentique : qu’importe l’authenticité là où il ne s’agit que de vérité morale et de l’art qui la reproduit ?

Au milieu des révolutions de l’intelligence littéraire, la fortune des livres et des renommées est assurément un des plus délicats problèmes. S’il est bien des réputations usurpées qui s’effacent, s’il est bien des livres qui, après un moment de bruit factice, tombent dans l’oubli, il est aussi des œuvres qui, un moment oubliées, retrouvent une fortune nouvelle. N’est-ce point là ce qui arrive aujourd’hui aux productions littéraires d’un homme mort depuis dix ans, de Beyle, qui se cacha durant sa vie sous le nom de Stendhal ? Beyle a eu le privilège d’attirer de nouveau l’attention. Il y a eu pour lui comme un regain de succès. Ses œuvres sont réunies dans une édition complète. A quoi tient ce retour de fortune ? C’est que Beyle avait justement quelques-unes des qualités qui ont le plus d’attrait dans ces momens où l’on se trouve las des excès littéraires et des vulgarités prétentieuses; il avait l’esprit pénétrant, l’humeur vive et hardie, le style net et rapide. Dans toutes ses œuvres, de quelques matières qu’elles traitent, dans la Chartreuse de Parme et dans Rouge et Noir, dans l’Histoire de la Peinture en Italie et dans le livre De l’Amour, dans les Promenades dans Rome et dans la brochure sur Racine et Shakspeare, on retrouve le même esprit aventureux, piquant, abondant en vues ingénieuses. Malheureusement Beyle était un de ces esprits fins, froids et secs, qui causent plus de surprise que de sympathie réelle. Il y a des mystères de l’âme humaine qu’ils n’ont jamais pénétrés; il y a un genre d’impressions et d’exaltations morales dont ils n’ont pas le secret, il y a même des délicatesses intimes qu’ils ne respectent pas toujours. Sous la finesse de leur langage, il se cache souvent quelque chose de grossier par la pensée. Beyle était, à tout prendre, un très spirituel et très sceptique épicurien; et ce qu’il était dans le fond, peut-être feignait-il encore plus de le paraître, par une raison singulière propre à ce genre de nature : il craignait d’être ridicule ou dupe. De là pour cet esprit étrange un redoublement de zèle à affecter de n’être ni l’un ni l’autre, à faire prédominer sur tout une observation libre, mordante et volontiers paradoxale. Il suffit d’observer la nature de ce talent pour s’expliquer comment il a pu beaucoup produire sans atteindre à la popularité. Ses qualités ne sont point de celles qui saisissent le public; elles sont plutôt faites pour être goûtées des écrivains. À ce point de vue surtout, il est certain que Beyle a semé beaucoup d’idées neuves et hardies que beaucoup d’autres ont popularisées. Et puis, le plus grand mérite de Beyle, c’est de haïr le vulgaire, de ne point écrire pour le vulgaire. Or on conçoit combien d’esprits sont intéressés à comprendre et à goûter le talent de l’auteur de la Chartreuse de Parme, ne fût-ce qu’afin de ne point être du vulgaire. Une des plus remarquables portions dans les œuvres de Beyle, c’est celle où il traite des arts, de la peinture, de la musique. Sous une forme singulière, bien des aperçus nouveaux et frappans se révèlent. Aussi ne faut-il point s’étonner qu’avec ce vif et curieux instinct des arts, Beyle eût une prédilection particulière pour l’Italie. L’Italie était le grand centre pour cet observateur, souvent trop peu scrupuleux, qui faisait l’anatomie de l’amour italien comme de l’art de Michel-Ange.

L’Italie qu’observait Beyle en humoriste sceptique et épicurien est-elle la même qu’on pourrait observer aujourd’hui ? Sans doute, il est des traits de nature qui ne changent pas. Le caractère et la vie sociale d’un peuple sont plus lents à se transformer. Depuis cette époque cependant, que d’événemens se sont accomplis qui provoquent d’autres réflexions ! L’Italie bouleversée, les gouvernemens renversés ou chancelans, la guerre se mêlant aux révolutions, telle est l’histoire de ces dernières années, et c’est sous le poids des fautes commises durant cette cruelle période que vit aujourd’hui l’Italie. Des tentatives de rénovation inaugurées il y a cinq ans, la seule qui soit restée intacte, c’est celle qui a transformé le Piémont. Ce n’est pas que là même il n’y ait aucune difficulté; mais du moins le pays se développe à l’abri d’institutions respectées jusqu’ici par les partis comme par le gouvernement. Aujourd’hui le parlement piémontais, sorti des récentes élections, est en pleine session. C’est à la fin du mois dernier qu’il était ouvert par le roi, lequel s’est montré dans son discours plus que jamais décidé à respecter le régime constitutionnel institué par Charles-Albert. Les réponses des deux chambres sont empreintes des mêmes sentimens, et n’ont donné lieu à aucune discussion sérieuse. Dans le sénat seulement, M. Alberto Ricci a développé quelques considérations relativement à la situation financière du pays et aux affaires ecclésiastiques. Ce sont là en effet les deux questions les plus graves pour le Piémont. Quant à la situation des finances, l’exposé récemment soumis aux chambres par M. de Cavour peut en donner une idée. La réalité est que sur un budget de 149 millions il y a pour 1854 près de 25 millions de déficit. Depuis quelques années, bien des réformes économiques ont été faites, des impôts nouveaux ont été créés : il résultera sans doute de ces mesures des effets bienfaisans; mais pour le moment le déficit subsiste, et on conçoit que les chambres, comme le gouvernement, se préoccupent de cette situation financière, d’autant plus sensible dans les conditions rigoureuses où se trouve le Piémont comme beaucoup d’autres pays, plus que d’autres pays peut-être. Cela est si vrai que de cette situation difficile, des griefs des populations contre certains impôts, de la misère actuelle, il est sorti récemment une sorte d’émeute dans la vallée d’Aoste, émeute heureusement peu grave et promptement apaisée. On a voulu expliquer ces mouvemens populaires par les instigations des partis; il est bien plus simple d’en chercher la véritable cause dans les conditions rigoureuses où vivent les populations, comme aussi il est sage de porter une attention prévoyante sur cet état, sur ces difficultés financières du pays. Quant aux affaires ecclésiastiques, au sujet desquelles M. Ricci a émis, dans le sénat, des vœux de conciliation avec le saint-siège, rien ne semble jusqu’ici faire prévoir une issue définitive, et il serait difficile de rien conclure de la réponse de M. de Cavour à M. Ricci. Le voyage à Turin de M. de Pralormo, ministre piémontais à Rome, a un moment accrédité le bruit de négociations qui seraient sur le point d’aboutir. Si ces négociations étaient réelles cependant, comment s’expliquerait-on que le cabinet de Turin tînt à présenter de nouveau quelques-unes des lois qui ont été l’objet des plus graves complications ? S’il est utile pour le Piémont de ne point se hasarder dans des luttes qui touchent à tant d’intérêts sérieux et puissans, c’est que son intérêt avant tout est de rester en Italie le représentant d’une politique libérale, mais en même temps modérée et conservatrice; il a à prouver que la liberté constitutionnelle n’est nullement incompatible avec l’ordre et la paix religieuse. Le meilleur moyen pour lui de se préserver des réactions excessives, c’est de se garder de tout entraînement qui ne ferait que frayer le chemin aux révolutionnaires.

Toute l’histoire de l’Italie contemporaine est là. C’est l’excès des bouleversemens et des agitations qui l’a rejetée dans l’excès de la compression et de l’autorité discrétionnaire. Entre les deux extrêmes, il ne s’est point trouvé malheureusement un parti libéral modéré assez fort pour faire face tour à tour à ce double courant et sauver l’intérêt de l’Italie. Ce parti ne s’est point trouvé assez fort, disons-nous, sur la plupart des points de l’Italie, et cependant il a existé et il existe encore, il est même des pays où il a exercé à un moment donné une influence décisive. En Toscane, par exemple, comment s’est accomplie la restauration du grand-duc, si ce n’est par l’effort de ce parti ? C’est un point sur lequel jette une vive lumière un livre qui vient de paraître à Florence sous le titre de Ricordi sulla Commissione govemativa Toscana del 1849. Cette commission de gouvernement dont l’histoire est ici racontée est celle qui se forma à Florence spontanément le 12 avril 1849, pour renverser la dictature de M. Guerrazzi et préparer la restauration du grand-duc, qui s’était retiré à Gaëte. L’auteur des Ricordi, M. Cambray-Digny, en faisait partie avec les Gino Capponi, les Ricasoli; il raconte les travaux, les efforts et les luttes de cette portion sensée, modérée et éclairée de la population toscane, qui n’eut qu’à faire un mouvement pour faire évanouir ce fantôme démagogique au pouvoir duquel elle était tombée. S’il est une lumière utile qui ressorte du livre de M. Cambray-Digny, c’est qu’à ce parti libéral modéré appartient la première pensée de la restauration monarchique à Florence, et cette restauration, il l’accomplissait lui-même dans un double objet également honorable, d’abord pour qu’elle ne se réalisât pas par l’intervention de l’Autriche, et ensuite pour rendre plus facile la continuation de ce rôle de réformateur prudent qu’avait pris jusque-là le grand-duc. Il y a une autre lumière qu’on peut dégager des pages de l’auteur florentin, c’est qu’à travers tout il y a en Italie un ensemble de besoins qui répugnent également aux folies de la démagogie et aux procédés d’une autorité trop absolue. Cet ensemble de besoins a précédé les révolutions dernières, il leur a survécu, et la politique la plus sage pour les souverains serait de s’y appuyer en donnant à ces besoins de prudentes satisfactions. En Toscane particulièrement. cette œuvre serait facile au grand-duc, au milieu de populations douces et sympathiques, avec l’aide d’hommes intelligens qui ont conspiré pour son retour. Par malheur, les gouvememens attendent toujours la pression des événemens pour agir dans un sens de justice et de modération, et alors ils agissent mal, tandis qu’ils pourraient à d’autres instans agir en toute sûreté et se préserver des catastrophes de l’avenir.

La Hollande vient d’avoir une crise ministérielle qUi a amené la retraite de M. van Doom du ministère des finances, et cette crise elle-même est la conséquence d’une discussion qui se produisait il y a quelques jours dans la seconde chambre des états-généraux, au sujet de l’abolition des droits sur l’abatage des bestiaux et des droits de tonnage. Bien que se rattachant à un ordre de faits purement économiques, la discussion qui avait lieu à ce sujet n’était guère moins vive que la discussion soulevée par l’établissement de la hiérarchie épiscopale. C’est que dans le fond on a vu et on ne pouvait manquer de voir un sens politique dans la proposition faite à la seconde chambre pour la suppression des droits d’abatage et de tonnage, d’autant plus que parmi les auteurs de cette proposition se trouvaient deux membres de l’ancien ministère, M. Thorbecke et M. van Bosse. Cette intention politique, MM. Thorbecke et van Bosse l’ont niée, il est vrai. Quoi qu’il en soit, de quel motif s’appuyaient principalement les partisans de la proposition ? Ils s’appuyaient sur ce que plusieurs fois déjà on avait promis au pays des dégrèvemens qui n’avaient jamais été réalisés, malgré l’amélioration constante des finances publiques ; ils ajoutaient que, dans l’état de cherté des denrées alimentaires, il était nécessaire de venir en aide aux classes medheureuses en facilitant leur subsistance ; ils ne dissimulaient point enfin que leur but était de substituer la liberté commerciale au système des accises, qui n’avait d’autre eifet que d’entraver le développement de l’industrie. On ne pouvait répondre à ces raisons que ce qu’avaient répondu précédemment en pareil cas MM. Thorbecke et van Bosse eux-mêmes : c’est qu’il n’était pomt sage de supprimer des branches de revenu sans nulle compensation pour le trésor. PoUtiquement, l’admission de cette proposition par la seconde chambre eût été une sorte de vote de défiance contre le cabinet, et c’est ce qui en a motivé le rejet ; mais au point de vue économique, il n’en restait pas moins, aux yeux de bien des hommes éclairés, quelque chose à faire pour l’allégement de certaines charges publiques. C’est sur ce point, à ce qu’il semble, qu’a éclaté un dissentiment entre M. van Doom et le reste du conseil. Le gouvernement désirait prendre l’initiative de certaines mesures fiscales que n’a point approuvées M. van Doom. Pour le moment, c’est le ministre des affaires étrangères, M. van Halle, qui reste à titre provisoire ministre des finances. Rien n’indique d’ailleurs que le ministère hollandais doive subir une modification plus essentielle. ch. de mazade.

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V. de Mars.