Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1857

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Chronique n° 594
14 janvier 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 janvier 1857.

L’année commence à peine, ses premiers jours ont éclairé un de ces événemens sinistres qui émeuvent une société tout entière, et sont les cruelles diversions de la vie publique. Mgr l’archevêque de Paris vient de mourir d’une mort aussi terrible qu’imprévue, et dans des circonstances faites pour ajouter à l’indéfinissable impression que cause une telle fin. Au moment où il présidait à une solennité religieuse, dans l’enceinte même de l’église, à Saint-Étienne-du-Mont, il a été atteint d’un coup porté avec une sûreté effrayante, et la main qui l’a frappé était la main d’un prêtre se levant contre son évêque. Il y a huit ans déjà, un autre prélat, un autre archevêque de Paris, mû par une de ces inspirations qui sont comme une grâce dans l’âme d’un pontife, livrait son sang comme rançon de la guerre civile. Il allait porter la paix dans la bataille de juin, il recevait la mort. Le sacrifice était douloureux, mais, il donnait une sorte de grandeur mystérieuse à ce drame des rues, il relevait la victime, et cette mort était si religieusement héroïque dans sa simplicité, qu’on pouvait à peine plaindre celui qui disparaissait ainsi avec tout le lustre de l’abnégation et du dévouement. Le successeur de Mgr Affre a trouvé la mort obscure, la mort préparée dans une embuscade et qui vient sicut fur, selon le mot sacré. Mgr Sibour n’était point encore d’un âge avancé. Il avait été appelé du siège de Digne au siège de Paris sous la république. Si par sa nature il n’avait pas toujours semblé fait pour vivre dans les temps de violentes oscillations politiques, il avait la douceur de l’esprit, la charité, la tolérance, le zèle. Il se fût exagéré à lui-même certaines faiblesses de son temps plutôt que de ne les pas comprendre. Il n’y avait rien en lui qui pût exciter l’animosité. Pourquoi donc le meurtrier s’est-il armé ? Parce qu’il ne voulait pas croire, a-t-il dit, à l’immaculée conception, parce qu’il avait été l’objet des sévérités de plusieurs prélats, et notamment de l’archevêque de Paris, parce qu’enfin c’était une nature perverse cachée sous un habit de prêtre.

Certes c’est là un crime isolé autant que crime puisse l’être. Il n’a aucun lien avec la religion, et il n’a rien non plus de politique heureusement. Ce serait peut-être une erreur cependant de le séparer entièrement de l’époque où il peut se produire. Supposez l’action d’une atmosphère morale irritante, l’esprit de contention se glissant jusque dans le clergé, la haine des supériorités légitimes, des ambitions trompées, l’absence de respect née de l’habitude de tout diffamer, de tout déconsidérer : tous ces fermens couvent dans l’ombre ; un jour le crime éclate, d’où est-il venu ? C’est à coup sûr le fait d’un fanatisme pervers sans instigateurs et sans complices, et la société se hâte de rejeter avec honte de son sein l’être malfaisant qui a saisi le poignard, la justice accomplit son œuvre ; mais en même temps, à la lumière de ces actes sinistres, quand ils surgissent, la société peut se demander comment ils naissent, comment ils sont possibles, et alors elle sent un secret, un inexprimable besoin de voir se resserrer tous ces liens de la vie morale qui n’ont jamais sans doute assez de force pour empêcher toutes les violences, qui contiennent du moins les mauvais instincts et diminuent le nombre de tous ces êtres flottans et déclassés qui commencent par le désordre pour arriver jusqu’au vice ou au crime.

Ce triste et douloureux dénouement de la vie d’un des chefs de l’église de France, voilà donc l’événement qui a pesé tout à coup sur la conscience publique au moment où s’agitaient encore les plus graves et les plus épineuses questions de politique européenne. Deux affaires principales, comme on sait, restaient en suspens il y a quelques jours : il s’agissait du règlement définitif des difficultés soulevées par l’exécution du traité de Paris et des complications, un instant menaçantes, nées entre la Suisse et la Prusse au sujet de Neuchâtel. Depuis que la conférence était réunie pour rétablir l’intelligence entre les cabinets qui ont signé la dernière paix, on ne doutait point, il est vrai, du résultat de ses délibérations ; mais tant que ce résultat n’était pas inscrit dans de nouveaux actes diplomatiques, tant qu’il n’avait pas reçu la sanction définitive des gouvernemens, il ne pouvait être connu avec précision. D’un autre côté, toutes les raisons politiques s’élevaient assurément contre la possibilité d’une guerre entre la Prusse et la Suisse ; seulement le terrain de la conciliation semblait se rétrécir chaque jour à un tel point qu’il restait à peine le temps et les moyens de détourner un conflit. Or il est arrivé ici ce qui arrive souvent dans la politique comme dans la vie. À mesure qu’on s’est approché de ces difficultés, on a mieux senti de toutes parts la nécessité d’un dénouement pacifique, et l’Europe voit aujourd’hui s’évanouir ces nuages qui ne laissaient pas d’inquiéter sa sécurité. La conférence en effet a terminé ses travaux, et de toutes ces divergences qui avaient rendu si pénible, si problématique même un instant l’exécution du traité de Paris, il ne reste qu’un souvenir. L’arrangement qui a été conclu résout chaque difficulté. Il attribue les points contestés, Bolgrad et Tobaic, à la Moldavie, et il assigne à la Russie la vallée de Komrat avec un territoire assez étendu sur la rive droite de la rivière de Yalpuk. L’île des Serpens est considérée comme une dépendance des embouchures du Danube, et le delta du fleuve rentre sous la souveraineté directe de la Turquie. Enfin la délimitation des frontières suivant les prescriptions nouvelles devra être achevée le 30 mars prochain. un an jour pour jour après la signature du traité de paix, et à cette époque devra aussi être accomplie la double évacuation des principautés danubiennes et de la Mer-Noire par l’Autriche et par l’Angleterre. On dit même aujourd’hui que les forces anglaises et autrichiennes se retireront avant le 15 mars. Alors il ne restera plus qu’une question, assez sérieuse encore, quoiqu’elle n’ait pas eu jusqu’ici le premier rang, celle de l’organisation des principautés. Une commission particulière, on s’en souvient, est chargée de ce travail d’organisation des provinces du Danube, et l’œuvre de la commission, une fois terminée, sera soumise à une conférence nouvelle qui se réunira à Paris pour consacrer par une convention dernière l’accord définitif entre les puissances.

Maintenant dans cet arrangement, fruit de négociations laborieuses, qui a triomphé ? On peut le dire avec vérité, c’est la paix, c’est l’esprit de conciliation et de bonne harmonie ; ce n’est ni la Russie, ni l’Autriche, ni l’Angleterre, bien que les journaux de Londres aient mis quelque hâte à saluer les résolutions de la dernière conférence comme une victoire pour la politique de lord Palmerston. Si l’Angleterre était tellement fondée dans les interprétations qu’elle a soutenues jusqu’à une époque récente de concert avec l’Autriche, si elle était tellement convaincue de son droit, comment a-t-elle consenti à une cession de territoire qui par le fait est pour la Russie une véritable compensation ? Et si le gouvernement anglais a fait sur ce point une concession réelle, comme cela n’est point douteux, pourquoi ne pas faire honneur au cabinet de Londres de cette modération même ? Lord Palmerston, il nous paraît, n’a obtenu qu’un triomphe assez réel, quoique éphémère, qui a consisté à retarder de quelques mois la solution des derniers différends européens. Il a fini par consentir à la réunion de la conférence, et s’il l’a fait, ce n’est pas uniquement peut-être par un sentiment de respect pour la paix générale ; il a obéi à une considération d’un ordre tout intérieur, à une nécessité de sa situation ministérielle. Quelque détachement que montre l’opinion publique en Angleterre à l’égard des affaires étrangères, quelques ménagemens patriotiques que mettent les partis au sujet des questions dont le gouvernement est le premier dépositaire, il n’est guère douteux en effet que le refus prolongé de souscrire à un arrangement eût amené dans le parlement des discussions qui n’auraient pas laissé d’embarrasser le cabinet anglais. Peut-être même des explications seront-elles nécessaires encore. Le résultat couvre aujourd’hui lord Palmerston en face des chambres. En définitive, dans cet arrangement, qui est l’œuvre de tous, si quelqu’un avait triomphé réellement, ce serait plutôt la France. C’est la France qui l’une des premières a accueilli l’idée d’une réunion diplomatique. Dans les dernières délibérations encore, s’il est survenu des péripéties qu’il est plus facile de pressentir que de préciser, c’est la France principalement qui a mis son zèle à tempérer les froissemens, à concilier les divergences pour arriver à déterminer l’époque de l’évacuation des principautés et de la Mer-Noire, que la Russie aurait voulu voir s’accomplir plus promptement, tandis que l’Autriche et l’Angleterre eussent préféré peut-être tout d’abord ne prendre aucun engagement précis. Ainsi finit une question qui n’était que secondaire en apparence, et qui a cependant tenu tout en suspens depuis quelques mois, qui a mis en quelque sorte à nu toutes les politiques, qui a même été une épreuve pour l’alliance de la France et de l’Angleterre. C’est une difficulté qui disparaît dans l’ensemble des affaires de l’Europe.

N’en sera-t-il point de même de la question de Neuchâtel, de cette autre complication qui était venue subitement rouvrir des perspectives de guerre sur le continent ? Sans être entièrement résolue, la question de Neuchâtel vient du moins de faire un pas décisif ; elle est entrée dans une voie qui ne peut que conduire à une pacification définitive. On sait comment cette singulière affaire était arrivée peu à peu, et presque sans qu’on pût y croire, au degré le plus extrême. La Prusse réclamait la libération immédiate des prisonniers royalistes, tandis que la Suisse ne consentait à cette mesure par voie de réciprocité que moyennant une reconnaissance explicite de l’indépendance de Neuchâtel. Engagés dans une route sans issue, les deux gouvernemens rompaient leurs rapports diplomatiques et se disposaient à une lutte inévitable. Le cabinet de Berlin fixait le 15 janvier comme dernière limite laissée à la possibilité d’une transaction. Jusque-là, la libération des prisonniers royalistes de Neuchâtel était considérée comme un préliminaire suffisant de négociation. Si le terme était dépassé, la Prusse entendait rester maîtresse de ses résolutions comme de ses prétentions. La Suisse, avec un ensemble imposant, se préparait à soutenir le choc : le commandement en chef de l’armée était confié au général Dufour ; il restait à peine quelques jours de trêve avant un éclat peut-être irréparable, lorsque la pensée d’un dernier effort de conciliation s’est offerte naturellement à tous les esprits. On n’a pas oublié que la France avait, il y a deux mois, offert en quelque sorte sa médiation à la Suisse ; elle lui donnait le conseil de mettre en liberté les prisonniers royalistes, et en même temps elle promettait ses bons offices pour obtenir de la Prusse un règlement définitif garantissant l’indépendance de Neuchâtel. Le conseil fédéral déclinait cette offre. On lui proposait une intervention diplomatique amicale, et il réclamait des garanties ; on lui offrait des assurances dont l’effet ne pouvait être douteux, quoiqu’elles n’eussent point le caractère d’une obligation, et il demandait des engagemens. L’assemblée fédérale, mise en présence des événemens, a sanctionné, comme on l’a vu, les actes du conseil exécutif. La vérité est cependant que le comité diplomatique de l’assemblée fédérale a été d’avis, dès le premier instant, que les offres du gouvernement français auraient dû être acceptées. Il pensait avec raison que la démarche du cabinet de Paris était inspirée par une évidente sympathie, que la France, une fois engagée dans une médiation, se trouvait, sinon diplomatiquement obligée, du moins moralement liée, et il en concluait qu’il serait encore de l’intérêt de la confédération de revenir à ces propositions, imprudemment déclinées d’abord.

C’est là ce qui s’est débattu dans ces derniers jours en Suisse ; la conséquence de ces délibérations a été la mission que viennent de remplir en France le docteur Kern et l’envoyé suisse à Paris, le colonel Barman, qui s’était d’abord rendu à Berne. Les représentans de la confédération avaient à s’informer si la France était toujours dans les dispositions qu’elle avait manifestées, ou plutôt, comme cela n’était point douteux, ils étaient chargés d’accepter les propositions précédemment faites par le cabinet de Paris. Tel était donc l’objet de cette mission, dont le résultat est connu aujourd’hui. La Suisse consent désormais à mettre en liberté les prisonniers royalistes ; elle se borne, dans un intérêt de sûreté générale, à les éloigner de Neuchâtel temporairement. La France de son côté promet ses bons offices pour obtenir d’abord du roi de Prusse qu’il cesse ses armemens, et pour travailler ensuite à une solution définitive, basée sur la reconnaissance de la situation actuelle de Neuchâtel. C’est là ce qui a été soumis aujourd’hui même à l’assemblée fédérale à Berne et immédiatement sanctionné, de sorte que la question entre par le fait dans une phase nouvelle à partir de ce moment. On ne saurait cependant s’y méprendre : l’acte de la France dans ces conjonctures n’est point une médiation véritable. La Prusse est restée jusqu’ici étrangère à toutes ces négociations. Sans doute, si le gouvernement français agit comme il le fait, c’est qu’il n’ignore pas les dispositions du roi Frédéric-Guillaume ; mais il n’a pu évidemment rien promettre en son nom. Il n’y a point non plus une obligation prise par la France vis-à-vis de la Suisse, ce qui constituerait le cabinet de Paris dans une attitude d’hostilité à l’égard de la Prusse ; il y a seulement l’intention ferme et décidée d’arriver à une solution équitable et propre à concilier tous les intérêts en prenant toujours pour point de départ l’indépendance de Neuchâtel. Cette intention a été communiquée à la Suisse par voie de note diplomatique. Les journaux de Londres assurent que l’Angleterre dans cette circonstance a sauvé la Suisse. Il serait plus vrai de dire qu’après avoir différé d’opinion et avoir encouragé peut-être le conseil fédéral dans la résistance, l’Angleterre s’est rapprochée de la France, de telle façon que les deux puissances agissent aujourd’hui en commun à Berne comme à Berlin. Maintenant, la question la plus délicate une fois résolue par la libération des prisonniers royalistes et cette condition première réalisée, peut-on croire que la Prusse élève des difficultés sérieuses au sujet de Neuchâtel dans les négociations qui s’ouvriront nécessairement ? La Prusse, on n’en peut douter, a fait dans sa pensée le sacrifice de ses anciennes prérogatives de souveraineté. Elle n’ignore pas que dans le canton même de Neuchâtel ses droits sont considérés comme abrogés. Il a pu y avoir quelques royalistes sincères et ardens qui, à un jour donné, et obéissant à un dernier mot d’ordre, ont fait un suprême effort pour le roi Frédéric-Guillaume ; mais la masse des populations, les royalistes modérés eux-mêmes, acceptent la situation actuelle, qui, à leurs yeux, a un caractère définitif. Il ne s’agit donc plus pour la Prusse que d’abdiquer avec honneur des droits frappés de désuétude. Comment arrivera-t-on au règlement de cette question ? Sera-t-elle déférée à une conférence nouvelle ? des négociations directes seront-elles suivies entre les cabinets ? Pour le moment, les armes tombent des mains prêtes à combattre, les menaces de guerre ou de conflit s’évanouissent encore de ce côté, et c’est à la diplomatie seule aujourd’hui de prononcer, de rectifier l’œuvre artificielle et arbitraire du congrès de Vienne, qui a laissé dans la situation de l’Europe bien d’autres germes de malaise et de lutte.

Ce sont là, on peut le dire, les questions actuelles les plus saillantes : elles mettent en jeu les intérêts généraux de l’Europe, et restent l’objet des délibérations des cabinets ; mais la politique ne se résume pas seulement dans ces questions et dans ces faits d’un ordre général. Elle varie suivant les pays et prend toutes les formes, elle est dans les incidens qui surgissent, dans les luttes des partis, dans les discussions législatives qui reflètent la situation intérieure de chaque peuple. Voici un moment où l’activité parlementaire renaît. Le parlement anglais reprendra bientôt ses travaux ; les chambres viennent de s’ouvrir à Lisbonne et à Turin. En Portugal, c’est la première réunion du parlement depuis que les élections générales ont été faites. Il serait difficile de prévoir encore quelle sera la conduite des partis, quelles luttes pourront surgir, quelle sera la faiblesse ou la force du cabinet actuel devant les chambres et en présence de toutes les œuvres qui resteraient à accomplir. Toujours est-il que le discours prononcé par le roi dom Pedro à l’ouverture du parlement est une première expression de l’état général du pays. Politiquement, le Portugal est aujourd’hui à l’abri des crises violentes : la présence sur le trône d’un roi jeune et animé d’un esprit libéral est une garantie de stabilité et d’ordre ; mais c’est surtout dans le domaine des choses matérielles que le progrès est le plus pressant et qu’il est le plus difficile à réaliser en Portugal. Le pays souffre particulièrement, depuis quelques années, de la disette, de la pénurie des récoltes. Il ne souffre pas moins de l’absence de voies de communication, et le roi, dans son discours, insiste sur la nécessité de prendre quelque résolution vigoureuse ; il annonce des propositions qui seront faites par le gouvernement pour la continuation du chemin de fer jusqu’à la frontière d’Espagne et pour la construction d’une ligne ferrée de Lisbonne à Porto. Malheureusement ces travaux ne s’accomplissent pas sans sacrifices, et les finances sont une autre plaie du Portugal. Ce fut là l’année dernière, si l’on s’en souvient, le grand champ de bataille des partis. Ces luttes se renouvelleront encore sans doute ; il est à souhaiter que l’activité des œuvres égale l’activité des discussions.

Dans quelles conditions l’ouverture du parlement trouve-t-elle le petit Pays qui tient aujourd’hui une si grande place en Italie, le Piémont ? Le discours du roi Victor-Emmanuel laisse voir l’esprit libéral qui anime le gouvernement, la fierté légitime qu’il ressent d’avoir pris part aux plus grandes affaires du monde, d’avoir pour la première fois offert le spectacle d’un état italien prenant dans un congrès la défense des intérêts de l’Italie. Au point de vue intérieur, il est bien évident que rien n’est changé dans la situation du Piémont, et que le gouvernement actuel jouit d’un ascendant complet. Il y a eu un moment où on eût dit qu’il y avait un travail d’opposition dirigé, non contre M. de Cavour principalement, mais contre certains membres du cabinet, tels que MM. Ratazzi, Lanza. Ces efforts tendaient à séparer le président du conseil de ses collègues pour amener le premier à former un ministère avec des élémens plus exclusivement conservateurs. Ce travail ne paraît point avoir eu une portée bien sérieuse. Les premières opérations des chambres ont été entièrement favorables au cabinet. L’ancien président de la chambre des députés, M. Boncompagni, a été nommé depuis la dernière session ministre à Florence. Il y avait donc à lui trouver un successeur à la présidence. Le candidat ministériel, M. Cadorna, a obtenu une majorité considérable. Dans les votes successifs qui ont eu lieu pour la nomination du président et du vice-président, les diverses fractions de la chambre ont pu montrer leurs forces, qui sont peu menaçantes. Le ministère reste donc en possession du pouvoir, et ce n’est pas le spectacle le moins curieux de voir dans un pays constitutionnel un homme rester pendant si longtemps à la tête des affaires. M. de Cavour a eu à traverser des épreuves difficiles, il les a surmontées avec habileté. Doué d’un esprit fort libéral, il n’ignore pas qu’après tout le libéralisme ne saurait dépasser certaines limites, et que la meilleure politique pour le Piémont est celle qui maintient dans leur intégrité toutes les garanties conservatrices. Le Piémont, on s’en souvient, avait avec l’Autriche une difficulté particulière bien ancienne, celle qui était née du séquestre mis sur les biens des émigrés lombards. L’Autriche a levé le séquestre, et la difficulté diplomatique disparaît. Les rapports n’ont pas été renoués encore entre les deux gouvernemens, mais ils le seront inévitablement, et s’il n’y a pas plus d’amitié entre le Piémont et l’Autriche, il y aura du moins des relations régulières.

De quelque côté qu’on tourne son regard en Europe, n’aperçoit-on pas quelques symptômes de ce travail politique qui agite tous les pays et qui se manifeste sous les formes les plus diverses ? La situation respective du gouvernement et du parlement n’a point changé en Hollande depuis les débats assez orageux du budget. La lutte est naturellement suspendue par l’ajournement des chambres, elle n’est point finie ; il est facile de voir au contraire que les partis n’ont nullement abdiqué leurs ressentimens, et qu’ils attendent l’heure où la session législative recommencera. On a pu croire un instant que le cabinet, cherchant à surmonter les difficultés qui l’entourent, songeait à dissoudre la seconde chambre et à faire appel aux électeurs. Une résolution de ce genre eût été peut-être du goût des passions extrêmes. Plus circonspect et mieux inspiré, le ministère n’en a rien fait ; il a vu, il a dû voir qu’une élection en ce moment pourrait accroître la force de l’opposition au lieu de la diminuer, et que les complications se trouveraient ainsi aggravées. Au fond, l’opposition garde son attitude d’expectative, toujours assez menaçante, et le cabinet reste tel qu’il était. Le ministre de l’intérieur, M. Simons, qui avait été pris tout à coup de maladie à la suite des dernières discussions, est aujourd’hui rétabli, et dans la retraite de Loo, que le roi lui a ménagée avec bienveillance, il s’est occupé de l’élaboration de la loi sur l’instruction primaire. M. Simons paraît avoir terminé son travail, qui a été soumis au conseil des ministres, et qui doit subir encore l’examen du conseil d’état avant d’être présenté aux chambres. C’est dans la discussion de ce projet sans doute que se réveilleront les luttes entre le cabinet actuel et l’opposition parlementaire. Ces luttes politiques ne sont pas tout cependant : la Hollande vient de perdre plusieurs hommes distingués ; l’un d’eux est le baron de Fagel, bien connu dans la diplomatie pour la droiture et la bienveillance de son caractère. Ce digne vieillard, qui était plus qu’octogénaire, avait débuté autrefois dans la vie militaire et s’était associé à toutes les vicissitudes de la maison d’Orange avec une fidélité héréditaire dans sa famille. Il lui était arrivé un jour de combat, en Allemagne, de sauver la vie du prince d’Orange, devenu plus tard Guillaume Ier. En 1814, il fut nommé ministre des Pays-Bas à Paris, et pendant quarante ans consécutifs il mit tout son zèle à cultiver les relations amicales entre les deux pays à travers toutes les révolutions, M. de Fagel était un de ces hommes qui savent faire marcher ensemble le dévouement le plus entier à, leur souverain et les principes d’une sage liberté. La Hollande a fait aussi récemment une autre perte, celle de M. le baron Melvill van Carnbee, officier de marine d’un mérite supérieur, et qui venait d’être nommé directeur de l’établissement maritime de Batavia. M. Melvill était à peine âgé de quarante ans ; il n’a eu qu’une courte carrière, tout entière dévouée à la science. Ses ouvrages hydrographiques et géographiques sur l’archipel des Indes orientales, ses travaux de statistique et de mesurage des pics les plus élevés de l’archipel indien lui avaient valu une juste réputation, rehaussée par un caractère éminent. Il venait de terminer la première partie d’un grand ouvrage, l’Atlas général de l’Archipel, qui se publie sous les auspices du gouvernement hollandais. Ce travail ne restera point inachevé sans doute, et les élémens rassemblés par le zèle de M. Melvill seront probablement confiés à des mains assez habiles pour terminer une telle œuvre comme on l’avait commencée. N’est-ce point la meilleure manière d’honorer la mémoire d’un homme dont la vie s’est absorbée dans tous les travaux de la science ?

Une crise des plus graves, on peut s’en souvenir, pèse sur un autre pays du nord de l’Europe, sur le Danemark. Cette crise affecte en quelque sorte l’intégrité de la monarchie ; elle met aux prises l’élément danois et l’élément germanique, représenté par le duché de Holstein. De plus, elle s’est compliquée dans ces derniers temps de l’intervention diplomatique de la Prusse et de l’Autriche, qui ont pris en main les droits du Holstein, considérés par elles comme lésés dans l’organisation politique nouvelle du Danemark. Le cabinet de Copenhague avait mis quelque lenteur à répondre aux communications émanées de Berlin et de Vienne ; il vient, à ce qu’il paraît, de préparer une réponse, et de la nature de cette réponse peut dépendre le caractère que prendront ces complications, moins éclatantes que bien d’autres et cependant aussi graves. Toujours est-il que la lutte se poursuit entre les partis, entre les gouvernemens, et elle se reflète dans la presse de l’Allemagne comme dans la presse du Danemark. Chose singulière, les partis, dans l’entraînement de leurs désirs, ont souvent recours à une tactique qui consiste à prêter à leurs adversaires des idées et des vues qui ne seraient de la part de ceux-ci qu’une Inconséquente et irréparable faiblesse. C’est ainsi que la presse allemande, malgré toutes les dénégations, s’obstine depuis quelque temps à prêter au roi de Danemark des projets d’abdication ; elle se fait en cela l’écho des vœux bien connus de l’aristocratie du Holstein, qui, aspirant toujours à reconstituer le passé, n’ignore pas qu’elle trouverait dans le successeur désigné de Frédéric VII un adversaire de ses tendances moins ferme que ce loyal souverain. En réalité, il n’y a absolument rien d’exact dans ces bruits d’abdication, répandus peut-être pour en faire naître l’idée, et propres dans tous les cas à entretenir l’incertitude dans les esprits. Ce qu’il y a de plus grave dans cette crise en effet, c’est qu’elle jette partout l’incertitude, c’est qu’elle met en question non-seulement l’organisation politique du Danemark, mais encore son existence comme état indépendant ; elle rouvre la carrière à toutes les discussions, et les faiseurs d’utopies ne s’arrêtent pas, ils remettent au jour d’anciens projets. L’un de ces projets consisterait tout simplement à enlever au Danemark une partie du Slesvig pour la rattacher au Holstein, et créer avec ce dernier duché, joint au Lauenbourg, un nouvel état indépendant.

Or sur quoi repose cette combinaison ? Elle est évidemment dénuée de toute raison d’être, géographique, historique ou politique. De tout temps le Slesvig a fait partie du royaume de Danemark. Tout dans cette province porte la marque d’une origine danoise. La législation du Holstein et celle du Slesvig diffèrent essentiellement, sauf en ce qui touche les lois communes à la monarchie tout entière. La législation du Holstein est l’ancien droit germanique, tandis que le Slesvig a été régi soit par des lois partielles et locales, soit par l’ancienne loi jutlandaise. Les mœurs, les usages, la manière de vivre, les costumes même, tout diffère entre les deux pays. La langue allemande est employée, il est vrai, dans la partie méridionale du Slesvig ; mais c’est un usage en quelque sorte sans profondeur, et qui céderait aux premières mesures que croirait devoir prendre le Danemark. Aujourd’hui cette idée d’un partage du Slesvig, qui a déjà échoué en 1848, réussirait certainement moins que jamais ; mais en outre quel serait le sens de cette création d’un nouvel état indépendant ? Depuis longtemps, une juste et saine politique tend à diminuer le nombre des petits états qui ne sont souverains que de nom. Le Holstein et le Lauenbourg ont à peine ensemble six cent mille habitans. La principauté nouvelle qu’ils formeraient irait se perdre dans cette foule de principautés imperceptibles de l’Allemagne. D’ailleurs les difficultés diplomatiques ne naîtraient-elles pas aussitôt ? La Prusse souscrirait sans doute à cette combinaison, car elle y trouverait bien plus de facilités pour arriver à s’emparer progressivement d’un pays qui lui donnerait des ports sur la Baltique, et dans tous les cas elle aurait dans le nouvel état un humble tributaire. Il n’en serait point de même de la Russie, qui ne livrerait pas aisément à la Prusse les moyens de devenir une puissance maritime et de lui disputer l’empire de la Baltique. De plus, par suite d’un droit de succession, la famille régnante de Russie a une certaine expectative d’héritage sur le Holstein et par voie indirecte sur le Danemark. Tant que le Holstein reste uni au Danemark, cette expectative, quoique fort problématique, a une double valeur. La Russie peut bien se prêter à toutes les stratégies de la politique allemande toutes les fois qu’il s’agit d’arrêter le développement du régime libéral dans le royaume danois ; elle ne peut favoriser une idée qui porte atteinte à ses propres prétentions, si douteuses qu’elles soient. Quant au Danemark, on ne pense pas sans doute qu’il acceptât un démembrement sans combat. Il est facile de voir en définitive que toutes ces combinaisons merveilleuses rencontrent mille difficultés qui n’existeraient point aujourd’hui, si l’aristocratie du Holstein, appuyée par l’esprit germanique, ne portait pas dans les complications actuelles l’âpre persistance d’une féodalité décidée à défendre ses privilèges, fût-ce au prix de quelque tentative de scission avec le Danemark.

Si l’on ne suivait les affaires des peuples que dans ces événemens qui se nouent ou se dénouent tous les jours et composent de fugitives annales, on ne les verrait que sous un de leurs aspects. Le monde n’agit pas seulement, il pense ; il a besoin de penser comme il a besoin de respirer, et dans ce travail universel, qui a ses momens de langueur et ses momens d’éclat, chaque génie se montre avec ses inclinations, ses préférences, ses instincts natifs. Sans parler aujourd’hui de la France, l’Angleterre, quoique moins brillante que du temps de Scott et de Byron, l’Angleterre porte dans les choses littéraires ce sentiment pratique qui donne une si singulière saveur à toutes ses œuvres intellectuelles, même à sa poésie et à ses romans. L’Allemagne, tout étonnée encore de s’être vue lancée il y a huit ans dans les aventures, se réfugie dans l’étude abstraite et dans les investigations de l’histoire ; elle n’est plus au même degré que par le passé un ardent foyer de prédications et de systèmes ; elle est plus modeste, à ce qu’il semble, ayant ressenti toutes les déceptions de la vie active, et elle cherche de nouveaux élémens pour son génie méditatif et profond. L’Italie, non moins agitée que l’Allemagne il y a quelques années et plus malheureuse, l’Italie, qui a subi, elle aussi, tous les enivremens de l’action et toutes les amertumes des espérances déçues, revient lentement vers l’étude et vers les lettres. La politique n’a souvent d’autre effet que de cacher ce travail des esprits, qui se manifeste sous plus d’une forme. En peu de temps, on a publié la correspondance de Giordani et tout un recueil de lettres inédites de Silvio Pellico. Dante, le poète toujours étudié et toujours plein de mystères, a trouvé un nouveau commentateur en M. Tommaseo. À Florence, on rassemble les poésies populaires de l’Italie, et on écrit des œuvres d’histoire qui ont souvent plus de mérite que de retentissement. À Venise même et à Milan il ne serait point impossible de distinguer plus d’un essai où brille encore l’imagination italienne. Turin a eu pendant longtemps un genre particulier d’infériorité au-delà des Alpes, c’était peut-être la ville la moins littéraire de l’Italie ; aujourd’hui la capitale du Piémont a l’avantage de la liberté politique, et c’est là surtout que les esprits sont à l’œuvre, c’est là que les tentatives se multiplient, et que la vie intellectuelle a toutes les apparences de l’activité.

Mais quelle est la direction de ces efforts ? Philosophiquement, il est vrai, rien de bien nouveau n’apparaît au-delà des Alpes. L’influence philosophique la plus sérieuse et la plus active est celle de Vincenzo Gioberti, — influence qui a survécu à l’homme, qui domine les luttes actuelles, et qui semble se raviver encore aujourd’hui par la publication récente de divers ouvrages posthumes, dont l’un traite de la réforme de l’église, — della Riforma cattolica della Chiesa. C’est un des publicistes distingués de l’Italie, M. Giuseppe Massari, qui s’est chargé de recueillir et de mettre au jour les papiers du philosophe piémontais. Le livre de la Riforma cattolica n’est point évidemment un travail achevé ; c’est une suite de pensées, un ensemble de fragmens où manque le sceau définitif de l’écrivain, subitement interrompu dans son œuvre par la mort. Comme le titre l’indique, Gioberti ne se proposait rien moins que de réformer l’église ; seulement, qu’on y prenne bien garde, il ne songeait ni à l’atteindre dans ses dogmes, ni à la désarmer de sa puissance, ni à la révolutionner par l’autorité d’une force étrangère ; c’est à l’église elle-même qu’il demandait de se réformer, de maintenir ce qu’elle avait de divin en faisant la part de l’œuvre des hommes, de ressaisir la dictature spirituelle par la formation d’un clergé intelligent et actif, par une alliance nouvelle hardiment scellée entre l’idée religieuse et toutes les idées justes de progrès civil. En un mot, il voulait modifier l’action extérieure du catholicisme sans cesser d’être catholique. Pour lui, il se disait avant tout catholique et Italien. Politique en même temps que philosophe et que patriote, il poursuivait un triple but : c’était de faire disparaître la domination autrichienne dans l’ordre national, la domination de ce qu’il appelait l’esprit jésuitique dans l’ordre religieux, la domination des idées et des habitudes françaises dans l’ordre intellectuel et moral. C’était toute une résurrection de l’individualité italienne dans le monde. L’auteur du Primato, on n’en peut douter, était un esprit éminent, d’une vive et forte originalité, plein de ressources. Par malheur aussi, il mêlait fort souvent la subtilité à la vigueur, les pussions d’une personnalité irascible aux bonnes raisons, et la chimère à la grandeur des idées. Il était plus spéculatif que pratique, et lorsqu’il a été sommé par les événemens de mettre la main à l’œuvre, il n’a pas trop réussi, comme on sait. Ses idées sur l’église n’auront point sans doute une grande fortune là où il aurait désiré qu’elles fussent entendues et accueillies. Déjà l’un de ses plus anciens et de ses plus ardens adversaires, un jésuite napolitain, le père Curci, est revenu au combat contre ses œuvres posthumes, et en particulier contre la Riforma cattolica. Qu’on songe cependant que ce philosophe, ce prêtre a eu de véritables triomphes en Italie, qu’il a été plus d’une fois reçu avec affection par le pape lui-même, et que ses œuvres ont eu une popularité immense jusque dans Rome. Les temps ont singulièrement changé, cela est certain. L’auteur du Primato, quant à lui, s’est laissé plus d’une fois entraîner depuis cette époque par l’esprit de système, et, en croyant n’être qu’un réformateur, il a été souvent très près de devenir un révolutionnaire. Malgré tout, au milieu de cette foule d’idées que Gioberti a semées à la hâte dans sa courte vie de penseur, il en est une qui a fait sa gloire à l’origine, qui conserve toujours sa justesse et sa puissance : c’est que l’Italie ne peut trouver qu’en son propre sein le secret de sa libération et de ses progrès, et qu’elle doit tout d’abord penser par elle-même avant d’agir par elle-même.

N’est-ce point là, en effet, que tout doit tendre au-delà des Alpes, dans les lettres et dans les arts comme dans la politique ? La forme importe peu ; i’essentiel est de s’inspirer de la pensée nationale, d’exprimer le véritable état moral de cette brillante race, de peindre la vie italienne dans ses nuances diverses. C’est là le mérite et l’attrait de toute littérature nouvelle en Italie ; c’est le meilleur moyen de renouer ces traditions qui se sont prolongées jusqu’aux dernières révolutions, et qui se sont trouvées brisées tout à coup en 1848 par des événemens qui ont dispersé tous les groupes et détourné tous les esprits. Aujourd’hui le roman italien cherche à renaître, et on pourrait rapprocher des essais de plus d’un genre où se révèle le travail des imaginations. L’un des plus jeunes écrivains de Turin, M. Vittorio Bersezio, est un inventeur habile, un conteur ingénieux qui avait publié déjà, il y a deux ans, un recueil de récits, le Novelliere contemporaneo, et qui vient de mettre au jour successivement de nouvelles histoires telles que la Famiglia, Virtu ed Amore, Amor di patria. M. Bersezio a surtout, il nous semble, l’heureuse pensée de se soustraire à l’imitation des romans français : il cherche à ressaisir l’ancienne forme des conteurs italiens, mais en même temps c’est la vie moderne qu’il peint ; c’est dans la vie moderne que sont pris les caractères, les mœurs, les sentimens qu’il reproduit. M. Bersezio saisit avec promptitude, il observe avec finesse, il raconte avec élégance, dans une langue vive et colorée. Une idée morale anime ses récits, elle est comme le nerf de l’action. Dans la Famiglia, l’idée morale jaillit du double spectacle de la vie mondaine et de la vie de famille. Ici c’est un jeune homme livré aux plaisirs, oublieux des siens, tout enivré par les frivolités corruptrices ; là c’est la famille, la vie simple, l’amour vrai, le dévouement obscur. Qu’est-ce qui l’emportera ? Ce sera la famille ; mais l’épreuve aura été nécessaire, et l’épreuve se déroule dans une série de scènes où se reflète à ses divers degrés la vie sociale. Sans avoir le culte de la couleur locale et sans la prodiguer, l’auteur ne quitte point le Piémont pour tracer ses tableaux. M. Bersezio est donc tout à fait un peintre de la vie privée telle qu’elle apparaît aujourd’hui, et dans cette étude attentive des mœurs son talent ingénieux peut trouver les élémens de nouveaux et attachans récits.

Un autre écrivain, M. Marchese, s’est placé hors de ces sphères de la vie privée. Ce n’est pas l’homme dans les conditions de l’existence ordinaire qu’il cherche à peindre, c’est l’homme dans les orageuses agitations de la politique, l’homme ajoutant à ses passions naturelles cet autre genre de passions où l’esprit a souvent plus de part que le cœur. Une œuvre récente de M. Marchese, Marc ou les Enfans de l’Aveugle, est en effet, à proprement parler, un roman politique, un roman qui, par une singularité de plus, est écrit dans la langue de la France, et que l’auteur eût mieux fait sans doute d’écrire dans sa propre langue. Marc repose sur une donnée originale dont le développement peut devenir singulièrement fécond. Qu’on prenne un pays, — ce sera le Piémont, si l’on veut, — placé dans ce vague état de transition entre ce qui va cesser d’exister et ce qui n’existe pas encore. Un régime ancien est tout entier debout, le roi absolu est sur son trône, en apparence rien n’est changé ; mais en réalité tout s’ébranle, l’air se remplit de signes précurseurs. Le roi absolu délibère avec lui-même, l’aristocratie se démembre, et quelques-uns des siens manifestent ouvertement leurs idées libérales. Dans le peuple des villes fermentent des aspirations plébéiennes. Au sein des universités, les étudians oublient leurs cours pour aller aux manifestations qui se préparent. Encore un instant, tout éclatera. Au milieu de cette fermentation publique cependant la vie humaine suit son cours. Aujourd’hui comme hier, comme il y a des siècles, des amours se nouent ou se dénouent, les hommes s’entrechoquent par leurs passions ou leurs intérêts ; ils portent dans ce commencement d’agitation politique leurs mobiles généreux ou mesquins. Rassemblez tous ces élémens, ce sera là le sujet de Marc, et le pays où se déroule ce drame obscur sera, à ne point s’y méprendre, le Piémont, au moment où il allait se transformer et entrer dans la voie constitutionnelle. Le livre de M. Marchese n’est point sans doute une œuvre d’un dessin bien précis ; tout flotte dans une assez grande confusion, la langue elle-même a ses faiblesses, et est singulièrement tourmentée, et néanmoins dans ce livre il y a des élémens d’intérêt ; il y a parfois de la vie et de l’originalité. Quelques figures sont hardiment saisies. Marc est le type compliqué de ces passions populaires où l’envie se mêle à des aspirations légitimes ; M. de Grosseterre représente avec vérité cette aristocratie qu’un froissement personnel jette quelquefois dans l’opposition, et qui ouvre la route pour être bientôt dépassée par ceux qui l’ont acceptée comme guide. Mais le personnage le plus curieux, c’est le roi Prime VII, dans lequel on a voulu reconnaître Charles-Albert. ]’est-ce point là en effet ce roi au caractère mystérieux, chevaleresque et passionné sous un air impassible, généreux et souvent plein d’ironie, inquiet du passé, du présent, de l’avenir, cherchant à tout savoir, à pénétrer les secrets des conspirateurs, à étudier les véritables besoins de son peuple, pour retomber à chaque instant dans une incertitude poignante ? Maintenant le Piémont est sorti de ces régions mystérieuses où il vivait il y a dix ans, et c’est au faraud jour qu’on peut étudier ses mœurs politiques pour les peindre, pour les corriger et les fortifier, de façon à ce qu’elles restent le premier fondement d’une liberté durable.

ch. de mazade.


POÉSIES


AUX POÈTES.


Aux poètes je dis : Si vos cris, vos sanglots.
Si vos gémissemens ne trouvent pas d’échos.
C’est que seuls vous avez une âme désolée.
Que la grande douleur du Doute est consolée ;
C’est que vous êtes vieux dans un temps rajeuni
C’est qu’au cadran du siècle il a sonné midi,
Et que, bercés longtemps par des muses pleureuses.
Des progrès de l’esprit et du temps oublieuses.
Tandis que vous rêviez derrière vos rideaux
Des poèmes de nuit, des sonnets de tombeaux,
La foule autour de vous marchait dans la lumière.
Droit à son but, laissant les doutes en arrière,
Rallumant au flambeau des nouvelles clartés
Le flambeau mal éteint des vieilles vérités.

Plutôt que courtiser des muses étrangères.
Tristes comme le vent qui glace leurs bruyères.
Que ne renouez-vous le beau fil des amours
Que contait si gaiement la nôtre aux anciens jours ?

La muse du pays, la muse souveraine !
Allez aux beaux jardins de la belle Touraine,
Aux prés de l’Angouniois où naquit ce Ronsard
Qui chanta sur un ton si plein d’amour et d’art :
Là vous la trouverez dormant dans une vigne,
Pour donner ses faveurs attendant le plus digne.

Fanée entre ses doigts, depuis longtemps elle a
Une rose de mai que Marot lui donna,
Simple fleur de buisson, mais qui vaut un empire.
Sachant aussi pleurer, elle aime encor mieux rire.
Elle est simple de cœur, et douce et sans fierté ;
Pourtant se souvenant que durant un été,
Au temps où Primatice embellissait Amboise,
Sur les gazons fleuris et sous les toits d’ardoise.
Rieuse et répétant des vers à demi-voix.
Elle s’est promenée au bras du roi François,

Tandis que pour pleurer, compagne favorite.
Dans son grand lit sculpté l’attendait Marguerite.

Elle fut prise un jour d’un grand frisson de froid :
Elle sentait venir les pédans du grand roi.
Ils vinrent en effet, et sans le fabuliste.
Sans le comédien qu’elle trouva fort triste,
Sans le siècle poudré qui refit la chanson.
Bien sûr, elle fût morte en son bois de Chinon.

Un de ces jours derniers, un poète, un des vôtres.
Pris au piège du doute aussi comme les autres,
Autrefois byronien, poète au sombre ennui,
Qui d’avoir trop pleuré se repent aujourd’hui,
S’en alla la chercher, cette muse de France;
Mais soit qu’il eût de lui trop grande défiance,
Ou soit que, la voyant dormir sous un pommier,
Il la trouvât trop belle ainsi pour l’éveiller :
« Muse, lui dit-il, ce n’est que moi; sommeille. »

Lui-même, on ne sait plus ou s’il dort ou s’il veille.


SOUVENIR D’UN VIEIL AIR.


C’est étrange, il ne faut qu’une simple romance.
Le souvenir lointain d’un air de notre enfance,
Pour rendre à notre cœur toute sa pureté.
Ses premières pudeurs et son honnêteté.

Refrain naïf éclos sous sa main délicate.
Fragment presque oublié d’une vieille sonate
Que Mozart a rêvée et qu’il n’écrivit pas,
Je vous répète encore, en m’endormant, tout bas.
Et vous vous réveillez, jours de mon premier âge.
Je vous vois encadrés dans un frais paysage;
Vous passez en riant, vous tenant par la main.
Foulant une herbe haute au bord d’un grand chemin.

Du platane élevé tombe le crépuscule;
La nuit vient; vous criez : O déesse, recule,
Arrête un peu ton char, laisse-nous, laisse-nous;
N’éteins pas le soleil; Ah! nos jeux sont si doux!
Vois quel nœud d’amitié divine nous rassemble.
Quel charme de courir sous les arbres ensemble !
La pelouse est si verte, et cette heure du soir
Est si belle! Demain pourra-t-on se revoir?
On s’embrasse, on se dit adieu. Puis c’est la mère
Qui veut qu’on s’agenouille et dise une prière.
« De ces plaisirs lassés, souvenez-vous un peu,
Dit-elle, que tout bien ici-bas vient de Dieu. »

Ainsi ces chants éclos sous cette main charmante
Ont refait mon cœur pur et mon âme innocente.
Ainsi des jours anciens le chaste souvenir
Est la clé d’or qui seule a le don de rouvrir,
Talisman précieux, infaillible sésame,
L’écrin longtemps fermé des purs trésors de l’âme.


LE RENOUVEAU DES AMES.


Après les jours brumeux des froids soleils d’hiver,
Quand un rayon plus chaud descend du ciel ouvert,
Lorsque des champs en herbe et des grasses prairies
Vient le parfum nouveau des luzernes fleuries,

Des portes de la ville aux féodales tours,
Vous voyez, revêtus des habits des grands jours,
Sortir à flots pressés, foule sereine et fière.
Avides d’air plus pur, d’espace, de lumière.
Les pauvres habitans, hommes, filles, vieillards.
Le printemps a passé sur leurs tristes remparts;
Un vent tiède a soufflé dans leurs étroites rues
Et leur a conseillé d’aller aux avenues.
Aux jardins, aux vergers, aux verts chemins des champs.
Voir comme tout verdit et pousse en peu de temps.
Ils ont quitté leurs cours à la fétide haleine.
Leurs antiques logis où le jour entre à peine.
Où dans l’ombre est resté le fauteuil des aïeux.
Et voilà qu’ils s’en vont vers les arbres, joyeux.

Sous la voûte en arceaux de la porte de ville.
Comme l’eau sous le pont, ils passent, flot tranquille :
Ils quittent leurs plafonds enfumés pour l’azur,
La nuit pour le soleil, le cachot pour l’air pur;
Ils renaissent.

Ainsi les esprits et les âmes,
Ranimés on ne sait par quelles saintes flammes,
A de certains momens des siècles, quand Dieu veut,
Passent de l’ombre au jour, du ciel noir au ciel bleu,.
Du blasphème à la foi, du doute à la croyance ;
Du désespoir, prison, à l’espoir, délivrance.
Alors malheur à ceux qui pleurent à l’écart.
Et vers la nue encor tournent un œil hagard!


VALERY VERNIER.


V. DE MARS.