Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1860

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Chronique n° 666
14 janvier 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier 1860.

Si nous étions vains (nous ne disons pas orgueilleux), nous nous applaudirions à cœur-joie de ce qui s’est passé depuis quinze jours. La politique des préliminaires de Villafranca, qui, dès le premier moment, nous avait paru d’une exécution impossible, est abandonnée. Nous avions été trouvés téméraires pour avoir osé en signaler les contradictions et les inconséquences dans le plus énergique manifeste de cette politique, — la note du Moniteur du 9 septembre. Nous attaquer au Moniteur, qui nous menaçait de ne plus faire la guerre pour une idée ! Ne pas même se laisser convaincre par la lettre de l’empereur au roi de Sardaigne, cet effort héroïque et suprême où les arrangemens de Villafranca étaient si chaudement recommandés à l’Italie, et où on lisait ces mots : « Il était nécessaire de conclure un traité qui assurât autant que possible l’indépendance de l’Italie, et qui pût satisfaire le Piémont et les vœux des populations, sans pour cela blesser le sentiment catholique ou le droit des souverains auxquels s’intéressait l’Europe ! » Ne pas se rendre à cette adjuration sévère contenue dans la même lettre : « Il est de l’intérêt de votre majesté et de la péninsule de me seconder dans le développement de ce plan, afin qu’il produise les meilleurs résultats possibles, car votre majesté ne saurait oublier que je suis lié par le traité, et je ne puis, dans le congrès qui est sur le point de s’ouvrir, me soustraire à mes engagemens. Le rôle de la France est tracé d’avance… » Oser douter que des intentions si sincères et des déclarations si nettes pussent empêcher les principes posés d’enfanter leurs conséquences naturelles, quelle audace ! L’on voit maintenant que semblable audace ne porte pas toujours malheur. Il paraît que les vœux des populations italiennes ont pour le moment plus de chance d’être satisfaits que le sentiment catholique ou les droits des princes auxquels s’intéressait l’Europe. Nous ne savons s’il y aura un congrès ; mais, s’il y en a un, comme nous ne pouvons nous soustraire à nos engagemens, nous devons supposer que nous serons déliés par qui de droit des obligations du traité. Le dernier mot reste enfin à cette inexorable logique des faits, si opportunément invoquée par l’empereur dans sa récente lettre au saint-père ; mais cette inexorable logique des faits est-elle près d’achever son œuvre ? Nous ne le croyons point, et c’est une des raisons pour lesquelles nous ne sommes pas fiers de voir aujourd’hui le gouvernement incliner si ouvertement vers les opinions que nous soutenons depuis six mois.

Qu’un changement se soit opéré dans la politique du gouvernement sur les questions italiennes, on le pressentait depuis quelque temps, on le devinait, on en pouvait même jurer depuis la publication de la fameuse brochure ; mais enfin la retraite de M. le comte Walewski et la publication de la lettre de l’empereur au saint-père nous l’ont officiellement appris. Malgré le principe constitutionnel en vigueur de l’irresponsabilité ministérielle, nos ministres des affaires étrangères ont conservé, il faut le dire à leur honneur, la tradition parlementaire, et se tiennent pour responsables envers l’opinion de leur consistance politique. MM. Drouyn de Lhuys et Walewski ont donné, sous ce rapport, des exemples dont il doit être tenu compte. Quoi qu’il en soit, nous avons à déterminer la portée des modifications survenues dans la politique du gouvernement, à étudier les questions délicates et graves que les actes récens ont fait naître, et à chercher les rapports qui existent entre la nouvelle politique et les dispositions présentes des populations italiennes.

À notre avis, le changement de la politique impériale est exprimé surtout dans le passage de la lettre au saint-père où l’empereur avoue son impuissance à arrêter dans les Romagnes « l’établissement du nouveau régime. » Il est permis sans doute d’étendre le bénéfice de cet aveu d’impuissance aux autres parties de l’Italie centrale, Parme, Modène et Toscane. Si l’empereur croit ne rien pouvoir pour la restauration du pape, qui a été neutre dans la dernière guerre, à plus forte raison doit-il penser ne rien pouvoir pour la restauration des archiducs, alliés avoués de l’empereur d’Autriche. Il y a donc eu deux périodes dans la politique française depuis Villafranca : l’une pendant laquelle le gouvernement impérial croit les restaurations possibles dans l’Italie centrale, l’autre où il les juge impossibles. La première de ces périodes, dont le caractère est surtout exprimé par l’article du Moniteur du 9 septembre et par la lettre au roi de Sardaigne, est décidément close. L’autre est celle où nous sommes entrés depuis peu : elle est inaugurée par ce fait important, que la politique impériale se reconnaît impuissante à arrêter l’établissement des nouveaux régimes, et en conséquence déclare franchement qu’elle renonce à restaurer les anciens. En arrêtant à cette limite la nouvelle politique impériale, nous n’avons rien à y redire au nom des opinions que nous avons soutenues dans la question italienne. Nous n’avons point appelé, nous aurions au contraire désiré pouvoir détourner la guerre d’Italie. Nous eussions voulu, en tout cas, que la France ne se fût engagée dans cette guerre qu’après de vastes et profondes discussions publiques où tous les intérêts du pays eussent pu se faire entendre, où toutes les difficultés politiques inhérentes à cette entreprise, et qui ont l’air aujourd’hui de nous prendre à l’improviste, eussent été prévues, calculées, et par conséquent rapprochées des solutions légitimes et naturelles. La guerre a éclaté malgré nous. La guerre est un de ces terribles faits à l’empire desquels le patriotisme et la politique rationnelle ne se peuvent dérober. Le bon sens pratique ne consistait plus à gémir rétrospectivement sur les causes de la guerre ou à critiquer les volontés qui nous avaient entraînés dans la série de conséquences fatales qu’elle crée. Il n’est permis qu’aux gérontes de comédie de crier sans fin pour l’amusement du parterre : « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ? » Une fois dans la maudite galère, il n’est question que d’arriver au port. La guerre commencée, l’enjeu risqué, il fallait gagner la partie, c’est-à-dire atteindre l’objet de la guerre, fonder l’indépendance de l’Italie. Cette indépendance se pouvait-elle assurer par des combinaisons artificielles et chimériques, conçues à priori et imposées par une politique étrangère aux répugnances des populations italiennes ? Nous ne le pensions point, et c’est pourquoi nous avons souhaité et prédit aux arrangemens de Villafranca le sort qu’ils éprouvent aujourd’hui. À notre avis, si l’Italie est capable d’être indépendante, les Italiens seuls sont capables de trouver la forme, le cadre, les défenses permanentes de son indépendance. Dans une telle œuvre, le succès ne dépend que des Italiens : à eux seuls il faut laisser le mérite de la réussite ou la peine de l’échec. Toute immixtion étrangère dans la nouvelle formation de l’Italie, outre qu’elle produirait d’inévitables avortemens, ferait retomber sur les souverains et les peuples qui l’auraient commise de longues et redoutables responsabilités, et perpétuerait ce foyer de troubles et de révolutions que la France a tenté d’éteindre au prix de si grands risques et de si grands sacrifices. Laissons les Italiens décider du sort de l’Italie, évitons les immixtions aussi bien que les interventions. Sur ce point, la nouvelle politique impériale nous donne raison en partie, puisqu’après avoir écarté les moyens de coercition, elle renonce même aux moyens de persuasion pour rétablir les anciens régimes dans les provinces affranchies de l’Italie centrale.

Nous disons que cette nouvelle politique vient en partie sur notre terrain. En effet, si sur le fond des choses elle s’accorde avec ce que nous avons toujours demandé, nous avons le regret de dire que, par la forme sous laquelle elle nous a été révélée, elle soulève des questions nouvelles et très graves qui dépassent l’Italie, et que, par les moyens à l’aide desquels elle semble vouloir atteindre son but, elle n’affranchit pas suffisamment, selon nous, la France des compromissions auxquelles nous sommes exposés dans le maniement des affaires italiennes.

La forme sous laquelle le gouvernement a fait connaître ses vues sur la question romaine, une brochure et une lettre impériale, nous paraît dangereuse, et nous espérons qu’il nous sera permis de dire franchement pourquoi. Cette forme, à nos yeux, a eu l’inconvénient de substituer une question de principe à une question de fait. Le fait était déjà hérissé de bien des difficultés. Les Romagnes, après le départ des Autrichiens, qui les occupaient et les opprimaient depuis onze ans, se sont déclarées indépendantes, et ont usé de leur indépendance pour exprimer la volonté d’être unies au Piémont. Nous qui professons le principe général que les peuples ont le droit de s’affranchir des mauvais gouvernemens et de se constituer librement sous le régime de leur choix, et qui dans la question particulière de l’Italie pensons qu’il faut laisser les Italiens s’organiser comme ils l’entendent, nous n’aurions rencontré dans la question des Romagnes que les difficultés inhérentes au fait lui-même. Sans doute ce fait excite et doit entretenir chez les catholiques dans le monde entier une vive émotion et un grand mécontentement. Toutefois les catholiques appartenant aux nations dont la constitution est fondée sur la revendication du droit populaire, les catholiques de France et d’Angleterre, n’auraient eu aucune plainte légitime à adresser à leurs gouvernemens, lorsque ces gouvernemens auraient pu leur dire : — Nous sommes tenus par notre constitution même de respecter le droit populaire partout où il s’exerce. Fidèles à ce principe, nous ne voulons pratiquer ni intervention ni ingérence en Italie ; nous y laissons les gouvernemens et les peuples régler leurs différends comme ils voudront et comme ils pourront. — Ni les catholiques français ni les catholiques anglais n’auraient pu avec justice s’élever contre une pareille politique et afficher l’exigence que leurs gouvernemens démentissent leur origine et leur principe politique pour rétablir par la force l’autorité du saint-siège sur les Romagnes. Si le pape n’eût pu recouvrer ces provinces, il serait arrivé ce que l’on a vu bien des fois dans l’histoire moderne. Le souverain dépossédé eût protesté contre le fait accompli : quelques puissances attachées à la légitimité auraient refusé de le reconnaître ; on eût laissé le temps accumuler ce nombre variable d’années qui est nécessaire pour donner à un fait la décente parure de la légitimité. Il n’eût même pas été défendu d’espérer qu’un jour un pape pieux, tout en retenant pour l’honneur du principe le titre nominal de sa souveraineté évanouie, jugerait utile d’entrer en relations avec les populations détachées du domaine pontifical et de reconnaître leur nouveau régime. Parcourez la liste des souverains de l’Europe : il en est plusieurs qui portent les titres de souverainetés qui ne leur appartiennent pas, et qui n’en vivent pas moins en bonne amitié avec les possesseurs réels. Le roi de Sardaigne lui-même par exemple n’est-il pas roi de Chypre et de Jérusalem, et songe-t-il à disputer ces fantastiques royaumes au Grand-Turc ?

Ainsi les principes du droit populaire que la France s’est appropriés en 1789 et l’aveu d’une politique de non-intervention en Italie nous suffisaient pour laisser s’accomplir le fait de la séparation des Romagnes, sans que nous eussions à nous exposer aux récriminations légitimes des catholiques français qui croient le temporel nécessaire à l’indépendance du spirituel, sans que nous eussions à courir le danger gratuit d’attrister le cœur du saint-père ou de blesser en lui le souverain. La publication d’une brochure où l’anonymie transparente a laissé voir l’initiative gouvernementale et la publicité donnée à une lettre impériale nous ont enlevé ce bénéfice de la neutralité officielle. En dépit de quelques contradictions, la brochure a mis gratuitement en question le principe du pouvoir temporel du pape, et a fourni un prétexte à l’allocution pontificale du 1er janvier. Quant à la publication de la lettre de l’empereur, il nous est impossible, malgré la meilleure volonté, de croire qu’elle puisse réparer le mal. Pourquoi du moins la lettre n’a-t-elle pas devancé la brochure ? Le pape n’eût point sans doute prononcé le discours du 1er janvier, la lettre n’aurait pas été publiée, et un regrettable éclat eût été prévenu. Nous ne comprenons pas au surplus l’intérêt que peut avoir un gouvernement à entamer une controverse sur le principe d’une souveraineté étrangère et sur la mesure de son domaine. La question purement italienne, la question de fait de la séparation des Romagnes, disparaît ici sous des intérêts et des droits bien plus vastes. On veut sans doute adresser au pape de bons conseils ; mais la publicité donnée à de tels conseils agit infailliblement contre les intentions apparentes qui les ont dictés. Toutes les souverainetés, quels que soient le régime politique qu’elles représentent et l’étendue de leur puissance, sont égales devant le droit public. Cette convention d’égalité est leur mutuelle garantie. C’est pour éviter le péril qu’il y aurait à engager dans des relations directes la dignité des souverains, déjà protégée par le secret des rapports diplomatiques, qu’une longue tradition européenne veut que les souverains traitent entre eux par des ministres. Ces intermédiaires sont faits exprès pour prévenir ou amortir les chocs que pourrait amener le contact trop direct des souverains, pour empêcher les souverains de se commettre dans des conflits qui deviendraient irréconciliables une fois leur dignité engagée. Ce sont là des précautions, nous le répétons, qui protègent tous les gouvernemens, les républiques comme les monarchies, les souverainetés démocratiques comme celles du droit divin. Ces précautions sont écartées par la publicité donnée aux lettres impériales. Il y a là un danger général que la courtoisie de la forme ne suffit pas à conjurer. On nous accordera en outre qu’il est fort rare, si cela s’est jamais vu, qu’un souverain cède aux conseils qui lui sont publiquement adressés par un autre souverain. La publicité en effet imprime à ces conseils, malgré tous les adoucissemens du style, un caractère impératif, et elle enlève en tout cas à celui qui les reçoit le mérite de l’initiative, l’attitude et la bonne grâce de l’indépendance. Pourquoi d’ailleurs discuter avec le pape sur l’étendue de son domaine temporel ? On sait bien que les papes prêtent serment à leur avènement de conserver intact le domaine de saint Pierre : ce serment, impuissant contre la force des faits, les oblige pourtant à la revendication permanente de ce qu’ils considèrent comme des droits, et l’on conviendra que, s’il est des princes pour lesquels un serment même politique doit être un lien sacré, ce sont les papes. Pourquoi s’engager dans une polémique qui met fatalement aux prises le droit légitimiste et le droit populaire, lutte sans issue entre gouvernemens, et qui n’a eu jusqu’à présent d’autre arbitre dans le monde que la force ? Il suffisait d’ailleurs de prévenir le pape que la France ne pouvait permettre que la force fût employée pour rétablir son pouvoir dans les Romagnes. Le pape n’eût eu rien à dire à une politique justifiée par les principes constitutifs de la France moderne. Était-il nécessaire d’aller plus loin, et de lui demander l’abdication d’un droit dont le maintien lui est imposé comme un devoir par son serment ? N’était-ce pas fournir prétexte à la méprise, affectée, nous le savons, de ceux qui à tort, nous le voulons bien, essaieraient de dire que, dans ce cas et en tenant compte de la différence des puissances, demander le sacrifice, c’est l’imposer ? Une telle discussion n’était-elle pas de nature à soulever des réclamations plausibles au sein du clergé et des catholiques français, qui ne peuvent oublier un acte récent et erroné, suivant nous, de la politique française, l’expédition de Rome de 1849, acte erroné, disons-nous, que nous expions tous en ce moment, mais qui avait eu le grand avantage légal, si nous pouvons ainsi dire, d’être décidé en pleine république, sous le couvert de ces institutions représentatives où toutes les grandes influences du pays pouvaient librement et en pleine lumière agir sur la direction, de la politique générale ? Enfin, au point de vue purement italien, ces conseils donnés de haut, si favorables qu’ils soient au fond à la cause de l’indépendance italienne, ne courent-ils point le danger, en se répétant, d’être représentés comme une immixtion étrangère ? Le droit populaire ne perd-il pas quelque chose de son prestige à recevoir du dehors une protection si marquée ? Ne devons-nous pas prendre garde, si nous voulons que quelque chose de vraiment indépendant et de durable se fonde en Italie, de laisser voir trop fortement l’empreinte française ?

Tels sont les doutes sérieux et les scrupules dont nous ne pouvons nous défendre devant les difficultés d’une autre sorte que la politique du gouvernement a, en se modifiant, rencontrées ou soulevées dans la politique italienne. Les difficultés sont grandes, tout le monde le reconnaît : c’est même le seul point sur lequel le saint-père et l’empereur se soient rencontrés dans le discours et la lettre qui viennent de se croiser entre Paris et Rome. Le pape prie Dieu de faire descendre ses grâces et ses lumières sur l’empereur, « afin que, par le secours de ces lumières, il puisse marcher sûrement dans sa voie difficile, » et l’empereur espère que sa sainteté « comprendra la difficulté de sa situation. » Ces difficultés sont, il faut le reconnaître, atténuées par le concours moral que nous pouvons attendre de l’Angleterre. Malgré les bruits qui ont été récemment prodigués par une partie de la presse anglaise, nous croyons qu’il est sage de n’accueillir qu’avec réserve tout ce que l’on rapporte sur la nature et la portée de ce concours. Nous ne voulons pas savoir si le voyage de lord Cowley autour duquel ont roulé tant de rumeurs avait un objet politique précis. Nous ne pensons pas qu’en Angleterre au moins on ait jamais eu l’idée de cimenter par un traité avec la France et la Sardaigne une triple alliance dans le genre de cette quadruple alliance qui se forma en 1834 entre la France, l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal. On parle maintenant d’un traité de commerce qui se négocierait entre Paris et Londres. Nous avons peu de confiance en cette nouvelle. Nous applaudirions médiocrement à la conclusion d’un traité de commerce. Partisans de la liberté commerciale, nous sommes convaincus que c’est par des réformes de tarifs d’une application générale et non par des traités de commerce qu’elle doit se réaliser. Le point de départ de toute politique commerciale éclairée doit être celui-ci. Il faut qu’un pays soit amené à abaisser ses tarifs par la conviction que ses intérêts généraux le lui commandent ; il faut qu’il soit pénétré de cette vérité de bon sens, qu’en payant les produits dont il a besoin à leurs prix naturels, il gagne en richesse une somme bien plus considérable encore que celle qu’il payait aux industries protégées sous forme de droits de douane ; il faut qu’il comprenne, comme l’Angleterre, qu’en réduisant ses tarifs, il ferait une excellente affaire, lors même qu’aucun pays étranger ne le paierait de réciprocité. Une réforme des tarifs serait une œuvre de raison, d’équité et d’égalité, dans laquelle on ménagerait des compensations naturelles aux industries dont on réduirait la protection ; l’équité et l’égalité sont bien plus difficiles à obtenir dans les dispositions restreintes d’un traité de commerce. Une réforme des tarifs serait une mesure d’intérêt public dont tous les motifs seraient exclusivement puisés dans les intérêts généraux de la nation ; un traité de commerce aurait pour le moins l’air de favoriser certains intérêts aux dépens d’un grand nombre d’autres, et ceux qui se croiraient lésés ne manqueraient pas d’y dénoncer une concession commerciale faite à l’Angleterre en vue d’un intérêt politique. Il est donc sage, croyons-nous, de rayer un traité de commerce de la liste des amorces qui doivent nous rapprocher de l’Angleterre. Encore quelques jours de patience, et nous apprendrons du parlement anglais lui-même la vérité sur la situation de l’Europe et les bases positives, s’il en existe, de la nouvelle alliance occidentale. Contentons-nous, en attendant, des évidentes raisons morales qui doivent nous assurer le concours de l’Angleterre dans le règlement des affaires italiennes. Les Anglais seraient d’humeur difficile, s’ils ne faisaient volontiers avec nous la nouvelle campagne d’Italie. Ce que nous semblons vouloir aujourd’hui et ce que nous nous apprêtons à faire est justement ce qu’ils n’ont cessé de demander depuis la paix de Villafranca. Notre excellente presse officieuse s’est assez longtemps escrimée contre leur insupportable outrecuidance ; elle leur a reproché assez violemment de vouloir confisquer les profits d’une guerre où ils n’avaient risqué ni un homme ni un shilling ; elle a assez raillé leur décadence ; elle les a assez menacés de les exclure du concert européen et des affaires du continent ! Convertie aujourd’hui par six mois de discussion et toujours satisfaite et fière, elle enregistre avec une imperturbable complaisance les bonnes nouvelles que certains journaux de Londres veulent bien lui expédier sur les progrès de l’entente cordiale et sur les projets concertés entre la France et l’Angleterre pour l’organisation de l’Italie. Si hautains que soient les Anglais, comment n’assisteraient-ils pas à un tel spectacle le rire aux lèvres et en battant des mains ?

Si dans la diplomatie française quelqu’un est à la hauteur des difficultés que l’alliance anglaise ne suffit point à extirper de la situation, c’est notre nouveau ministre des affaires étrangères. Personne ne contestera que M. Thouvenel ne doive son élévation à son seul mérite. Cette fois c’est bien le soldat qui est arrivé jeune encore, grade par grade, et par d’évidens services, au premier poste de sa carrière. Nous attendons de M. Thouvenel des vues élevées et une conduite ferme et résolue. Puisqu’on n’a point encore absolument cessé de parler de congrès, nous serions bien aises, pour l’amour de l’art, de le voir réussir dans ce tour de force, et puisque l’on parle plus que jamais d’un projet de royaume de l’Italie centrale, nous faisons des vœux pour qu’il ne soit point obligé d’user ses éminentes facultés à couvrir d’une apparence de vie des combinaisons repoussées par la nature des choses et par les esprits les plus sains et les plus vigoureux de l’Italie.

Notre crainte en effet, et nous revenons ainsi aux difficultés pratiques des questions italiennes, est que l’on n’y aggrave ces difficultés en s’efforçant d’établir des organisations arbitraires et sans racines dans les choses ni dans les hommes. La première difficulté de la situation actuelle de l’Italie, c’est que la guerre entreprise l’année dernière a été interrompue, mais non achevée, par la paix de Villafranca. La guerre n’a pas été finie, puisque l’Autriche est restée maîtresse de la Vénétie avec la formidable position militaire du quadrilatère et l’accès de la rive droite du Pô. De cette guerre et de cette paix brusquées sont nées les deux difficultés de la situation présente, la difficulté romaine et l’annexion. Si le programme de la guerre eût été rempli, et si l’Italie avait été rendue libre jusqu’à l’Adriatique, trois choses nous paraissent démontrées : c’est que premièrement un congrès n’eût point été nécessaire, secondement que toutes les provinces de l’Italie centrale n’eussent pas demandé, du moins avec la ténacité qu’elles ont montrée depuis six mois, à être unies au Piémont, troisièmement que le divorce entre le saint-père et ses sujets ne se fût pas accompli, et qu’entre les Italiens affranchis de la crainte de l’étranger, cherchant leur constitution définitive, et le pape délivré de l’odieuse protection autrichienne, une entente eût pu s’établir. L’on a jugé un congrès nécessaire pour appuyer d’une sanction européenne un état de choses factice, et qui n’avait point de chance d’exister par la propre force des intérêts et des idées en Italie. Les Italiens, de leur côté, ont jugé l’annexion nécessaire pour constituer une force militaire nationale qui pût achever l’affranchissement de l’Italie et défendre son indépendance. Dans ce mouvement, le pape demeurait condamné, comme souverain temporel, à ces indécisions qui l’ont brouillé depuis 1848 avec le parti militant de l’indépendance, et les chefs de ce parti ont sacrifié à la cause de l’affranchissement, pour laquelle il fallait se préparer à combattre encore, l’intérêt de la papauté, qui est pourtant un intérêt si essentiellement italien, et auquel aucun homme d’état véritable de la péninsule ne saurait refuser une grande et haute place dans la réorganisation définitive de l’Italie rendue à elle-même. Le meilleur parti à tirer encore de cette confusion pour une puissance comme la France, qui n’a pas voulu achever la guerre qu’elle avait commencée, et qui s’est créé une triste nécessité d’intervention et d’immixtion perpétuelles tant que l’Italie ne serait pas assez forte pour pouvoir défendre seule son indépendance, c’était de laisser faire les Italiens et de ne pas s’opposer à l’annexion. Il ne paraît pas que nous soyons arrivés encore à cette conclusion pratique, puisqu’on parle toujours de la création éventuelle d’un royaume de l’Italie centrale ; mais pour créer un royaume de l’Italie centrale, dont aucun homme sérieux ne veut en Italie, il faut lui chercher des états en Europe, il faut poursuivre l’expédient d’un congrès, il faut demander au pape et aux archiducs des renonciations qui permettent au congrès de disposer des Romagnes, de la Toscane, de Modène, de Parme : sans renonciations semblables, comment le droit légitimiste et le droit populaire pourraient-ils s’affronter l’un l’autre devant une assemblée de représentans de souverains ? Congrès et renonciations furent donc de compagnie devant la main qui les cherche et croit pouvoir les saisir. En attendant, en Italie, les faits qui tendent naturellement à s’accomplir sont entravés, suspendus. Rien ne s’achève, ne se prépare, ne prend cette force naturelle dont nous devrions hâter au contraire la formation, afin de nous dégager au plus vite des responsabilités et des nécessités de l’intervention. Nous laissons les choses en péril en poursuivant les fantômes.

Ceci n’est point une simple spéculation fondée sur des conjectures. L’état même de l’Italie nous prouve les dangers du provisoire, et il n’y a pas dans la lettre de l’empereur de mot plus vrai que celui-ci : « Enfin cette incertitude ne peut pas durer toujours. » Jetons un rapide coup d’œil sur les points les plus importans de la péninsule. Commençons par le Piémont. Le Piémont se constitue-t-il ? Montre-t-il dans sa nouvelle fortune cette sûreté et cette vigueur d’allures qui le distinguaient sous la conduite de M. de Cavour ? Assurément non. Il a à sa tête un ministère qui se considérait comme transitoire, qui dure au-delà de ses prévisions et de sa volonté, qui est depuis trois semaines à l’état de crise chronique. Des intrigues, de petites manœuvres, des mouvemens inexplicables, et qui annoncent une étrange confusion d’hommes et d’idées, les rapprochemens de M. Ratazzi et de M. Brofferio, les fausses démarches de Garibaldi, les démissions offertes par MM. de Lamarmora, Dabormida, Oytana, et reprises sur les instances du roi, les froissemens ressentis par les Lombards, toutes ces circonstances auxquelles nous ne voudrions pas nous arrêter, mais qu’il faut signaler pourtant, car il y aurait péril à les laisser se répéter, démontrent que le ministère piémontais est insuffisant, et qu’il serait grand temps que M. de Cavour reprît le pouvoir. Malheureusement un obstacle empêche, paraît-il, M. de Cavour de rentrer aux affaires : il repousse, dit-on, de toutes ses forces la création d’un royaume de l’Italie centrale. Comment voit-on au sein même de l’Italie centrale ce projet de royaume ? Il n’y a pas à parler de Parme et de Modène, dont les tendances à l’annexion au Piémont sont connues depuis longtemps ; Parme du reste a été promise à la Sardaigne dans la lettre de l’empereur du 20 octobre. Les Romagnes et la Toscane, qui formeraient le royaume projeté, sont plus novices dans le mouvement annexioniste, M. Ricasoli pensait à l’union avec le Piémont dès 1848 ; mais la masse paisible de la population toscane n’est pas arrivée par élan et par enthousiasme à l’annexion : elle ne demandait que l’indépendance vis-à-vis de l’étranger et l’ordre intérieur, et c’est pour s’assurer cette double garantie d’ordre et d’indépendance qu’elle a compris depuis Villafranca qu’il fallait appuyer la Toscane au royaume militaire de la Haute-Italie. M. Ricasoli s’est fait l’énergique représentant de cette conviction raisonnée, et, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, c’est pour ne point entrer dans le cadre tout fait d’un royaume de l’Italie centrale qu’il a voulu amoindrir la régence de M. Boncompagni, poussant peut être la jalousie jusqu’au point de ne pas profiter des avantages que cette régence offrait à une meilleure organisation des ressources militaires de la Toscane. Quant aux Romagnes, on sait qu’avant 1848 elles aspiraient à s’unir à la Toscane. On sait aussi que depuis cette époque, les mazziniens, c’est-à-dire les républicains unitaires, avaient pris la direction des libéraux, très nombreux et très énergiques, de ces provinces. Ce que l’on connaît moins en France, c’est comment les républicains romagnols ont été convertis à l’annexion piémontaise par cette association nationale qui couvrait l’Italie avant la guerre, et qui était dirigée par MM. Lafarina et Garibaldi. Les Romagnols au fond sont demeurés républicains ; en acceptant le roi Victor-Emmanuel, ils ne se sont pas rendus à la foi monarchique ; ils ne contractent en quelque sorte qu’un lien exceptionnel et personnel au roi vaillant. Ils redeviendraient infailliblement républicains, si on leur offrait un autre prince dans la combinaison d’un royaume central. De bons observateurs regardent comme probable que cette solution serait repoussée même par les armes dans les Romagnes, et ne serait tolérée qu’avec une morne résignation par les Toscans. Mais qu’arriverait-il une fois ce royaume formé ? On aurait établi un gouvernement sans racines dans le pays, ne pouvant compter sur le concours d’aucun homme considérable, constamment miné par le parti habile et vigoureux qui aurait à sa tête le baron Ricasoli, et qui au-delà des Apennins s’appuierait sur l’énergie romagnole. Florence, la paisible Florence, deviendrait un foyer de luttes ardentes, de mazzinisme, d’anarchie. L’on n’aurait fondé que le désordre. Est-il sage, est-il prudent, nous le demandons, de subordonner à un expédient aussi problématique qu’un royaume de l’Italie centrale, qui coûte d’ailleurs d’aussi graves infractions que l’annexion au droit légitimiste, qui soulève par conséquent les mêmes difficultés européennes, l’intérêt si urgent de l’organisation sérieuse des forces et des ressources de l’Italie sous la direction du Piémont et l’intérêt qui appelle à la tête du Piémont lui-même l’homme le plus capable de le conduire dans cette crise ?

L’incertitude des questions étrangères et la perplexité absorbante qu’elle excite chez les esprits réfléchis sont regrettables à plusieurs points de vue. Les dangers extérieurs détournent l’attention des questions intérieures. Parmi ces questions, il en est pourtant auxquelles nous voudrions pouvoir nous arrêter à loisir, car elles intéressent le mouvement et les manifestations de la vie publique. Mentionnons ces conflits municipaux qui ont récemment frappé l’attention publique. Après les manifestations qui ont été faites à plusieurs reprises par des personnages importans du régime actuel en faveur de la décentralisation, nous ne nous serions pas attendus, par exemple, à voir l’ancienne municipalité marseillaise succomber dans sa lutte avec le préfet des Bouches-du-Rhône. Nous devons surtout signaler, parmi les faits intérieurs qui se sont produits récemment, une consultation délibérée et rédigée, sur la demande de M. d’Haussonville, par le bâtonnier et les anciens bâtonniers de l’ordre des avocats, et revêtue des adhésions de l’élite du barreau de Paris. La question spéciale qui a motivé cet acte est intéressante sans doute, puisqu’il s’agit de savoir si un imprimeur peut refuser d’imprimer un écrit sous prétexte que cet écrit aurait été dans un journal l’objet d’un avertissement. Cependant la question générale traitée dans la consultation des bâtonniers est bien plus importante. Il s’agit d’établir le terrain légal sur lequel les citoyens peuvent poursuivre la réforme de la législation de la presse. Nous avons trouvé dans la consultation des bâtonniers la confirmation de deux opinions que nous avions précédemment développées ici sur le même sujet, à savoir que la critique d’une législation existante est toujours permise, et ne saurait être assimilée à une attaque contre les lois, et que le moyen constitutionnel d’obtenir la réforme de la législation de la presse est de s’adresser au sénat par vole de pétition. L’autorité des jurisconsultes les plus éminens est sur ce point un précieux appui pour la cause libérale. Il dépend maintenant des hommes modérés et résolus qui croient qu’un élargissement des libertés de la presse est réclamé par l’intérêt public de mettre à profit ce puissant appui.

E. Forcade.



ESSAIS ET NOTICES.

DE QUELQUES ÉCRITS SUR LA PAPAUTÉ.
I. Pie IX et la France en 1849 et en 1859, par M. le comte de Montalembert. — II. La France, l’Empire et la Papauté, question de droit public, par M. Villemain. — III. La Politique et le Droit chrétien au point de vue de la question italienne, par M. Massimo d’Azeglio. — IV. Du Domaine temporel des Papes, par M. G. B. Giorgini.


Au milieu des agitations du temps où nous vivons, les événemens infligent parfois des anxiétés cruelles à tous les esprits sincères qui veulent garder leur fidélité à des intérêts également puissans, et qui ont la prétention de ne point subir l’inexorable fatalité de ces duels à outrance entre tous les droits, entre toutes les forces du monde moral et politique. Une question est née il y a un an, ou plutôt elle n’est pas née il y a un an, elle n’a fait que se réveiller avec une intensité nouvelle et ardente. Elle avait à peine éclaté ; que tout se précipitait vers la guerre avec un irrésistible emportement de logique, et la guerre en Italie, on le sentait bien, c’était le champ ouvert à tous les problèmes accumulés au sein de la péninsule, à tous les sentimens comprimés de nationalité, à tous les désirs de réforme intérieure, à toutes les luttes de principes et d’intérêts. La paix est venue à son tour, une paix aussi imprévue que la guerre elle-même ; mais si on peut toujours, au premier commandement, arrêter des armées disciplinées sur le champ de bataille qu’elles viennent de se disputer, et qui est encore teint de leur sang, on n’arrête pas aussi subitement un peuple dans son élan vers tout ce qu’il recherche et tout ce qu’il désire. On avait fait la paix entre la France et l’Autriche, on n’avait pas résolu le problème de la situation nouvelle de l’Italie, qui restait à demi armée, poursuivant en quelque sorte la guerre dans la paix, se prononçant pour des combinaisons nationales, se donnant des gouvernemens, et arrivant enfin à soulever la plus grave, la plus délicate des questions, celle de l’existence temporelle du saint-siège, par la séparation de la Romagne. C’est le spectacle que nous avons eu sous les yeux depuis six mois, et qui nous conduit aujourd’hui à une crise où sont engagés à la fois tous les intérêts catholiques et libéraux.

Un phénomène curieux dans cette série d’événemens, c’est le rôle actif et prépondérant de l’opinion, de cette opinion qu’on appelait un jour la reine du monde, et qui l’est réellement plus qu’on ne croit. Tandis que la diplomatie s’évertue à découvrir des combinaisons qui fuient toujours et à préparer un congrès dont on ne peut définir les prérogatives réelles ni la sphère d’action, dont la réunion même est peut-être désormais un problème, l’opinion exerce un visible empire. N’a-t-elle point été, nouveauté singulière, quelque peu chargée d’interpréter et de limiter les engagemens diplomatiques qui ont marqué la fin de la dernière guerre ? Ce que nous voulons dire, c’est que si l’opinion n’a pas toujours dicté tout ce qui s’est fait depuis six mois au-delà des Alpes, elle n’a point été sans influence sur l’attitude des gouvernemens et sur cette direction des politiques qui a permis à l’Italie centrale de s’organiser, de prendre position et d’attendre, si bien que la péninsule arrive au congrès, si congrès il y a, avec une situation qui peut se placer sous la sauvegarde d’un droit de souveraineté nationale et de six mois d’un ordre régulier.

À vrai dire, le point grave aujourd’hui n’est pas de savoir ce qui arrivera du duché de Modène et du grand-duché de Toscane ; la question supérieure et décisive, on le sent à l’émotion croissante qu’elle suscite, cette question est à Bologne : elle est dans ce qu’on fera d’une des plus belles provinces des états de l’église et de l’existence temporelle elle-même du saint-siège. Et ici encore, à travers les restrictions et les difficultés qu’il lui faut vaincre, l’opinion n’a-t-elle point à quelque degré sa part d’influence et d’action ? C’est l’opinion du clergé ou du moins d’une partie du clergé qui se fait jour dans les mandemens de l’épiscopat français, surtout dans les dernières lettres de M. l’évêque d’Orléans et de M. l’évêque d’Arras. M. Villemain intervient à son tour pour défendre l’intégrité des droits territoriaux du saint-siège. M. de Montalembert n’avait point attendu ce moment pour prêter au souverain pontife l’appui de sa véhémente parole. D’autres, venant d’un pôle opposé, ne cachent point l’espérance de voir le pontificat temporel disparaître dans cette crise, et dans ce combat d’opinion enfin l’Italie apparaît représentée par M. Giorgini, l’auteur d’une brochure sur le Pouvoir temporel des Papes, par M. Massimo d’Azeglio, l’auteur du livre récent de la Politique et le Droit chrétien au point de vue de la question italienne. À la veille d’un congrès possible, devant l’opinion confusément agitée, la papauté temporelle se trouve ainsi placée entre ceux qui lui veulent tout ravir, ceux qui voudraient la restaurer dans l’intégralité de ses droits politiques, et ceux qui, comme l’auteur de la brochure sur le Pape et le Congrès, proposent de lui créer une situation intermédiaire, exceptionnelle, la situation d’un pouvoir affranchi de soins temporels au milieu d’une population adonnée à la contemplation et aux arts !

Assurément on ne peut être surpris qu’un tel débat, qui touche aux plus intimes croyances, fasse vibrer les passions les plus ardentes et excite partout une sorte d’attente inquiète. Au fond cependant, quelle est la réalité des choses ? La papauté temporelle souffre évidemment aujourd’hui de bien des fautes politiques commises en son nom depuis longtemps, et le moment est sans doute venu pour elle de chercher de nouveaux gages de puissance et de durée, de se raffermir dans des conditions nouvelles, fût-ce au prix de l’abandon d’une province qu’on ne pourrait désormais lui rendre que par la force. C’est là le fait assez grave pour devenir un des plus épineux problèmes de la politique, et qui dans sa gravité même toutefois ne saurait certainement être élevée jusqu’à la hauteur d’une atteinte portée à la puissance spirituelle du souverain pontife. S’il est encore des théoriciens absolus, et il y en a, nous le savons trop, en France aussi bien qu’à Rome, qui s’efforcent d’étendre au pouvoir temporel le caractère indiscutable du pouvoir religieux, ils trouvent peu d’écho. Cela est si vrai que M. l’évêque d’Arras lui-même n’hésite nullement à admettre qu’on puisse, comme catholique, se complaire dans ce qu’il appelle cette hypothèse mystique du père commun des fidèles n’ayant plus à s’occuper de son temporel et pouvant donner exclusivement tous ses soins au salut et à la perfection des âmes. Il en résulte que la souveraineté temporelle du saint-siège est un fait essentiellement politique ; elle s’est formée, comme toutes les souverainetés, par des cessions, par des donations, par des traités, quelquefois même par la conquête, et elle reste soumise aux mêmes vicissitudes. Sans doute, à un certain point de vue, il y a un caractère exceptionnel dans cette souveraineté. L’existence temporelle du pape est la garantie de son indépendance comme pontife. Les raisons sur lesquelles se fonde cette alliance des deux pouvoirs dans une même main, tout le monde les connaît. Pour la dignité de sa puissance, pour la liberté de son action, le souverain pontife ne peut être ni Français, ni Autrichien, ni Espagnol ; mais cette existence temporelle indépendante n’est point par elle-même en dehors des lois et des conditions ordinaires de la politique. En un mot, les droits souverains du pape dans ses rapports avec ces états sont, comme tous les droits de ce monde, limités par d’autres droits, notamment par ceux des populations, qui peuvent aspirer légitimement à être gouvernées dans un esprit de nationalité et suivant des principes conformes à la civilisation de leur temps.

Il y dans la dernière lettre de M. l’évêque d’Orléans un passage remarquable où l’éminent prélat ouvre un dialogue singulier avec l’auteur de la brochure sur le Pape et le Congrès. « Le pape doit vivre sans armée, dit l’auteur de la brochure. — Et pourquoi cela ? répond M. l’abbé Dupanloup ; qu’est-ce qui l’empêche d’avoir une armée, non pour attaquer, mais pour se défendre et protéger l’ordre public ? — Le pouvoir pontifical, poursuit l’auteur du Pape, est incompatible avec un état de quelque étendue. Il n’est possible que s’il est exempt de toutes les conditions ordinaires du pouvoir, c’est-à-dire de tout ce qui constitue son activité, ses développemens, ses progrès. Il doit vivre sans représentation législative, sans code et sans justice. Ses lois seront enchaînées aux dogmes, son activité sera paralysée par la tradition, son patriotisme sera condamné par sa foi… — Et par quelle raison tout cela ? reprend M. l’évêque d’Orléans ; est-ce que les dogmes catholiques dispensent une nation d’avoir des lois, un code, une justice ? Est-ce que par hasard les bonnes lois et la bonne justice sont incompatibles avec les dogmes catholiques ? Depuis quand la foi condamne-t-elle le patriotisme ? » Oui, en effet, pourrait-on dire avec M. l’évêque d’Orléans, pourquoi tout cela ? Il n’y a rien assurément d’incompatible entre le catholicisme et tout ce qui constitue un bon gouvernement. Rien n’empêche que le gouvernement pontifical ait l’esprit patriotique, de bonnes lois, une armée, des finances régulières, une justice environnée de garanties. Et cependant tout ce que M. l’évêque d’Orléans déclare si parfaitement conciliante avec l’inviolabilité du dogme catholique existe-t-il à Rome ? Et s’il n’en est pas ainsi, pourquoi cela ? Parce que depuis longtemps la papauté est malheureusement entraînée et compromise dans son existence temporelle par les conseillers qui s’efforcent de la faire autrichienne, et qui résument sa politique dans ce mot : pas de concessions !

Le malheur de la papauté contemporaine, c’est justement de ne s’être point toujours inspirée de ces pontifes patriotes dont M. Dupanloup cite l’exemple ; c’est au contraire de s’être insensiblement laissé entraîner vers l’Autriche au point de s’absorber en elle, de vivre de son secours et d’accepter politiquement une connivence ou une solidarité de principe et de domination dont le cabinet de Vienne était trop intéressé à se servir pour ne point la rechercher et l’imposer. Ce n’est pas qu’il n’y ait eu parfois des velléités d’indépendance et de nationalité. Il fut un temps où le cardinal Consalvi surveillait avec défiance les envahissemens croissans de l’Autriche, et le pape actuel, Pie IX, on s’en souvient, écrivait un jour à l’empereur de renoncer à « une domination qui ne serait ni noble ni heureuse, puisqu’elle ne reposerait que sur le fer,… de ne pas mettre son honneur dans des tentatives sanglantes contre la nation italienne. » Mais ce n’est là qu’une lueur faible et intermittente. La vraie et fatale tradition de la cour romaine depuis 1815 est dans l’alliance avec l’Autriche, dans une sorte d’identification d’intérêts, au point que depuis quarante-cinq ans l’empereur a été à coup sûr beaucoup plus que le pape le maître de Bologne. Ni l’Autriche ni les autorités pontificales ne s’en cachaient guère au reste. « Après nous être entendu avec le gouvernement militaire autrichien, » disaient les édits des délégats apostoliques, tandis que les chefs autrichiens inscrivaient de leur côté en tête de leurs arrêtés : « l’impérial et royal gouvernement civil et militaire résidant à Bologne ordonne… » Nous ne citerons qu’un fait récemment dévoilé. Un jour le commissaire pontifical proposait de ramasser tous les suspects à Bologne et de les envoyer comme recrues au maréchal Radetzky, lequel les refusait, et le légat écrivait au cardinal Antonelli : « C’en est fait de l’espérance placée dans la déclaration du ministère autrichien relativement au projet d’incorporer dans les régimens impériaux la tourbe de nos vagabonds… » Que voulez-vous dire aux Romagnols s’ils finissent par se lasser de ce régime et par confondre dans leur ressentiment l’Autriche et l’autorité pontificale elle-même, dépopularisée par dix ans d’occupation étrangère ? Faudra-t-il, comme on le fait, accuser leur ingratitude ?

Les conseillers de la papauté n’ont pas été plus heureux, et ne l’ont pas moins compromise par le système politique qu’ils lui ont imposé dans le gouvernement des États-Romains. Point de concessions ! tel est le dernier mot de cette politique, plus forte que toutes les volontés des pontifes eux-mêmes. « L’immobilité n’est point une conséquence du dogme catholique, » dit justement M. Dupanloup. Non, mais elle peut être un fait de gouvernement, et elle est le dogme de la cour romaine, si bien que les réformes sont impuissantes. Les édits rendus par Pie IX depuis la restauration de 1849 n’ont-ils pas été une lettre morte ? Les institutions les plus modestes sont-elles réellement autre chose qu’un nom ? On l’a vu récemment encore : il y a à Rome une consulte des finances qui s’est réunie. Le jour de la réunion de la consulte, le président, le cardinal Savelli, adressait un discours au pape, et il se permettait d’exprimer quelques conseils bien timides au sujet des dépenses croissantes et de l’exagération des crédits additionnels. Le lendemain, le cardinal Savelli était remplacé, et autorisé à prendre un repos devenu nécessaire à sa santé. La crainte de tout mouvement, un certain effroi de l’esprit moderne, voilà le mal éternel… Et cependant il y a longtemps déjà que les puissances européennes ont cherché à éclairer le saint-siège. Dans la politique contemporaine, il y a, si l’on me passe le terme, toute une tradition de conseils dont les premiers remontent au mémorandum de 1831. Il y a quatre ans encore, la situation alarmante des états de l’église était constatée au congrès de Paris, et les conseillers de la cour de Rome auraient pu, ce semble, voir la lumière jaillir de ces débats diplomatiques ; ils auraient pu comprendre que le moment était venu, et que la plus dangereuse des politiques était de laisser s’accumuler les griefs, de se laisser devancer par la désaffection des populations. On n’en a rien fait ; on a préféré rester dans l’immobilité, louvoyer sans cesse et se réfugier dans une faiblesse invulnérable sans doute contre les violences despotiques, mais qui n’est point à l’abri de la force des choses, de la loi souveraine qui règle la marche des sociétés humaines.

Qu’en est-il résulté ? On l’a vu suffisamment : cette politique a conduit tout droit à une situation telle que le jour où les Autrichiens quittaient Bologne, au mois de juin 1859, l’autorité pontificale cessait d’exister, et que, le jour où l’armée française quitterait Rome, la puissance temporelle du saint-siège serait vraisemblablement fort en péril au centre même de la catholicité. Faut-il donc, comme M. l’évêque d’Orléans et M. de Montalembert, en accuser uniquement les révolutionnaires, une tourbe de démagogues ? Non ; si l’on veut être vrai, il faut en accuser deux choses qui ont droit au respect de tous les hommes sérieux, qui sont honorées dans tous les pays et que nous ne devons pas traiter légèrement, parce qu’elles se retrouvent dans les États-Romains : l’esprit de nationalité, qui est en souffrance depuis si longtemps à Bologne, et un besoin de réformes civiles qu’on n’a pas su satisfaire. Qu’on nous permette de croire que tout l’épiscopat ne pense pas absolument comme M. l’abbé Dupanloup. M. d’Azeglio cite dans sa brochure une lettre d’un évêque français qui allait vraiment fort loin, et qui écrivait il y a peu de temps : « Si le saint-siège vient à être privé de son temporel, il pourra bien en faire son meâ culpâ. Cette soustraction d’autorité temporelle aura lieu cependant si le pape ne donne pas à ses états une constitution sur une large échelle. L’absolutisme n’est plus de mise en Europe ; c’est pour cela que l’Autriche a été chassée d’Italie. » — « Que prétendons-nous de plus ? » ajoute fort justement M. d’Azeglio. Et qu’on observe ici un fait singulier ; qu’on remarque comment les politiques inertes ou peu prévoyantes compromettent souvent les causes qu’elles prétendent sauver, comment elles finissent par rendre possible ce qui ressemblait à une utopie. Il y a trente ans, Rossi, qui était alors à Genève, proposait de constituer la Romagne en une sorte de principauté indépendante sous la suzeraineté du saint-père ; mais lui-même il considérait son idée presque comme un rêve, bien qu’il s’appuyât sur les plus fortes raisons. Il y a quatre ans, M. de Cavour reprenait cette idée dans le congrès de Paris, et on reléguait encore cette combinaison dans le domaine des chimères. Quatre ans se sont écoulés, et la séparation de la Romagne est un fait accompli, sur lequel on peut argumenter sans pouvoir le méconnaître. Voilà comment marchent les choses quand les hommes ne savent pas les conduire ou les prévenir.

La séparation de la Romagne est un fait accompli, un de ces faits avec lesquels la chaleureuse éloquence de M. l’évêque d’Orléans ne veut point compter, mais avec lesquels la politique est bien obligée de compter. La décision même d’un congrès n’y peut rien changer, si elle est dépourvue d’une sanction matérielle. En un mot, il faut la force contre ce fait. Emploiera-t-on la force pour ramener la Romagne sous le sceptre du souverain pontife ? On a déclaré en toute occasion qu’il n’en serait rien ; mais en outre nous avouons pour notre part que nous ne le désirons ni dans l’intérêt libéral, ni dans l’intérêt catholique, car enfin de quoi s’agit-il ? Voici une population séparée par l’Apennin du reste des états pontificaux, accoutumée à subir l’occupation étrangère, et qui un jour d’un mouvement spontané dispose d’elle-même sans qu’il y ait une résistance. Ses vœux sont-ils une atteinte à l’ordre social ? Cette population porte-t-elle en son sein quelque foyer incendiaire ? Elle est restée jusqu’ici dans l’ordre le plus complet, elle veut s’unir au Piémont pour avoir le droit d’être italienne et pour être libéralement gouvernée. Qu’irions-nous faire dès lors à Bologne ? Irions-nous imposer aux Romagnols et aux autres Italiens du centre des gouvernemens qu’ils repoussent ? Ce serait le plus solennel démenti de tous les principes libéraux, sans que la sécurité des gouvernemens restaurés fût mieux assise. Rien n’est mieux assurément que de signaler les contradictions, les inconséquences de toutes les politiques, qui sont responsables de ce qu’elles font ; mais ce serait, il nous semble, une inconséquence d’un autre genre de la part des libéraux français de vouloir être libres à Paris et de disputer aux Italiens le droit de l’être à Florence et à Bologne. Et le catholicisme, que pourrait-il gagner au rétablissement par les armes de l’autorité pontificale dans la Romagne ? Il y a longtemps qu’on connaît les désastreuses conséquences morales de ces occupations, de ces interventions, de cet emploi permanent de la force. La religion perd ce que la politique ne gagne même pas. Le prince temporel a des sujets domptés, contenus par la force étrangère et ulcérés jusqu’à l’athéisme, qui finissent par confondre le pouvoir religieux et le pouvoir politique. Les protestans ont espéré quelquefois profiter de cet état violent, et les défenseurs du saint-siège l’ont craint au point de donner le signal d’alarme. C’était une erreur des uns et des autres, ainsi que le remarque M. d’Azeglio. Les Italiens ne peuvent être protestans ; ils sont catholiques par tradition, par essence, par nature. Que le pape soit restauré à Bologne pour y vivre dans les mêmes conditions, cette plaie ne fera que s’aggraver. Le catholicisme et le libéralisme ont ici le même intérêt.

Et puis, nous en France, que pouvons-nous répondre aux Italiens, qui nous tiennent à peu près ce langage par l’organe de M. le professeur Giorgini de Florence ? « La France, dit-on, est un pays catholique. Si grand que soit l’intérêt que lui inspire la cause de l’indépendance italienne, elle ne peut souffrir que les droits du saint-siège soient méconnus… Si la France est catholique, si tout ce qui afflige le saint-père l’afflige, qu’elle nous donne donc l’exemple de cette déférence, de cette soumission filiale qu’elle exige de nous !… La France a des lois organiques qui sont contre le droit canonique, qui lèsent la liberté de l’église. Napoléon les fit approuver par son corps législatif ; malgré toutes les protestations de Rome, elles subsistent encore : abolissez les lois organiques. — La France possède Avignon. Le pape avait à la possession d’Avignon des titres non moins clairs, non moins valides que ceux qu’il revendique sur les légations ; le cardinal Consalvi protesta au congrès de Vienne contre l’annexion de cette ville à l’a France : restituez Avignon… Quand ces actes seront accomplis, venez alors nous parler de nos devoirs ; mais tant qu’il y aura une doctrine des droits du pape faite exprès pour l’Italie, ne vous étonnez pas si l’Italie écoute peu vos conseils, ou, pour mieux dire, si elle cherche ailleurs que dans l’Univers l’expression de la pensée et de la volonté de la France… » Et réellement, quand on se place au point de vue du droit traditionnel, du principe absolu de la légitimité, ainsi que le fait M. Villemain dans sa brochure, il n’y a rien à répondre à l’étrange revendication de la ville d’Avignon que nous adresse M. Giorgini au nom du pape. Le droit est, ou il n’est pas. L’assemblée constituante n’avait pas plus la légitimité pour elle en annexant le pays venaissin à la France que les légations en se proclamant indépendantes. Et ici, on peut le remarquer, M. de Montalembert se montre plus libéral que M. Villemain, car il fait une plus grande part au principe de la souveraineté nationale ; seulement M. de Montalembert veut que la souveraineté nationale ait raison dans ces hautes et exceptionnelles manifestations par lesquelles elle s’atteste. Nous n’en disconvenons pas ; mais il reste à savoir si les Romagnols, qui ont vécu pendant plus de vingt-cinq ans depuis 1815 sous le joug de l’Autriche, ont tort de vouloir être Italiens, et si ce sont des démagogues parce qu’ils portent une force de plus dans une monarchie qui, dans la pensée de tous, est destinée à défendre l’indépendance commune.

Il faut revenir à la réalité. Une chose est certaine : à côté du droit traditionnel du saint-siège, qui a pour lui le prestige de l’ancienneté, mais qui, au point de vue diplomatique, n’a d’autre consécration que les traités de 1815, il s’est élevé un autre droit, celui de la souveraineté nationale, qui s’appuie aujourd’hui sur le fait accompli de la séparation de la Romagne. Dès que la pensée d’une intervention par la force est écartée, et elle doit l’être, à notre sens, dans l’intérêt du catholicisme autant que dans l’intérêt libéral, que reste-t-il à faire pour l’Europe, si ce n’est à travailler à la coordination la plus favorable de toutes ces situations irrégulières qui se sont produites en Italie sous l’impulsion du sentiment national bien plus que d’une idée de révolution ? « L’Europe, dit M. Villemain, a depuis trois quarts de siècle épuisé bien des combinaisons de la force et du hasard ;… mais elle n’est pas arrivée à une conclusion qui doive se résumer ainsi : là où une partie des sujets dépendant d’une souveraineté reconnue se sera, n’importe à quelle occasion, séparée de cette souveraineté, et aura, sous une forme générale quelconque, manifesté son vœu, il y aura lieu pour l’Europe de vérifier en congrès le fait accompli, et d’enregistrer la création d’une souveraineté nouvelle… » Mais au contraire l’exemple d’une situation exactement analogue est là, ce nous semble, à nos portes : c’est la Belgique, qui s’est détachée des Pays-Bas, Qui a manifesté son vœu, et dont l’Europe a enregistré la naissance en vérifiant le fait accompli, et alors même le catholicisme s’est réjoui autant que le libéralisme. Il n’y a donc ici rien d’absolument nouveau, et lorsque M. Villemain, en rappelant les titres de grandeur, le passé de la papauté, ajoute : « Tout cela est-il vain souvenir, curiosité d’histoire et de littérature ? A la bonne heure ; mais que toutes les souverainetés d’Europe, que toutes les maisons régnantes se tiennent bien averties alors qu’il n’y a pas de droit réel résultant de la durée, de la tradition continuel… » Lorsque M. Villemain parle ainsi, on ne peut s’empêcher de se souvenir qu’il y a feu un jour en France une souveraineté qui avait aussi pour elle la durée, l’éclat des souvenirs, et qui ne fut pas moins emportée pour être remplacée par un gouvernement dont l’éminent académicien ne conteste pas sans doute la légitimité. Le monde est plein de ces événemens. C’est qu’en effet la vie des peuples n’est qu’une série de transactions entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau, entre des droits traditionnels et les droits que le mouvement des choses fait surgir. Quand la transaction ne se réalise pas naturellement, pacifiquement, la lutte éclate. Ce qui se passe aujourd’hui en Italie n’est qu’un épisode de ce drame permanent et quelquefois douloureux.

D’ailleurs, lorsqu’on parle de la souveraineté politique du saint-siège, en revendiquant pour elle l’intégrité de son existence territoriale, il ne faut pas s’y méprendre : cette souveraineté est réelle, elle est utile au monde, elle représente en certains momens la seule force morale capable de lutter avec certains despotismes outrés ; elle repose sur des titres que nul ne peut contester. On ne peut cependant méconnaître aussi ce qu’il y a depuis longtemps d’anormal dans la situation des états de l’église au point de vue de cette souveraineté même, qui ne se soutient qu’à l’aide des secours étrangers. La séparation de la Romagne, dites-vous, est moins grave par l’étendue de territoire qu’elle retire au saint-siège que par l’atteinte qu’elle porte à la dignité du principat temporel de la papauté ! Nous ne méconnaissons pas ce qu’il y a de sérieux dans la fatalité de ces événemens ; mais lorsque l’autorité de l’Autriche se substituait partout à l’autorité pontificale, à Bologne, dans le gouvernement civil comme dans le gouvernement militaire, lorsque les jugemens prononcés contre des sujets romains étaient visés à Mantoue et à Vérone, l’indépendance politique du saint-siège était-elle bien entière ? Ce n’est donc point d’aujourd’hui que la souveraineté temporelle du pape souffre d’atteintes de plus d’une sorte. Et quand on ramènerait maintenant l’autorité du souverain pontife à Bologne, à quoi arriverait-on ? Il faudrait l’y soutenir, la faire vivre, la défendre, toujours en garde-en face de populations dont la persistance de sentiment est attestée, depuis dix ans surtout, par l’invariabilité de la répression. Sans doute de cette lutte de tous les droits, de tous les principes, de toutes les forces, de grandes, d’immenses difficultés naissent pour la politique contemporaine, et parmi toutes les combinaisons, tous les expédiens qu’on propose, il n’y en a point où il n’y ait infiniment à redire, à commencer par le projet de transformer les Romains en un peuple de camaldules lettrés, efféminés et contemplatifs.

L’embarras est partout, car si les Romagnols ont aujourd’hui le droit de se soustraire à la domination pontificale, pourquoi les autres parties des États-Romains n’auraient-elles pas le même droit ? Et si l’Europe s’offre aujourd’hui à garantir au pape le reste de ses possessions à la condition de l’abandon de la Romagne, pourquoi ne pourrait-elle pas garantir dès ce moment l’intégrité de ses droits souverains ? Mais que prouve cela ? C’est qu’au-dessus de tout et en dehors de toutes les combinaisons de la diplomatie, qu’il doive cesser d’étendre son sceptre sur la Romagne, ou qu’on découvre quel que moyen extrême de conciliation, le souverain pontife est peut-être le seul qui puisse trouver dans sa conscience, dans le sentiment de la situation du monde, le secret d’une solution qui rassure à la fois tous les intérêts, qui promette même à la papauté des destinées nouvelles en Italie. Il le peut toujours par quelque noble et généreuse initiative. La papauté est aujourd’hui entourée de conseillers de plus d’une sorte. Il en est, et de fort éloquens, qui lui disent : Persistez, souffrez, ayez cette grande force de l’église, la patience ; dans vos droits anciens, défendez le droit public. M. Villemain même prononce les noms de Louis XVI et de Charles Ier, en disant que la papauté n’aura point de ces illustres victimes, et que d’ailleurs la papauté ne meurt pas. Pour nous, nous croyons l’âme de Pie IX à la hauteur de tous les sacrifices ; mais il y a heureusement des luttes qui ne sont plus de ce temps. La grande affaire aujourd’hui, il nous semble, c’est moins de se résigner que d’agir, et pour notre part, d’une voix si humble qu’elle soit, nous demanderions plutôt à Pie IX de marcher, de chercher son appui et sa force dans l’Italie réconciliée, dans la liberté vraie et juste, — et la liberté elle-même, plus qu’on ne le pense, viendra en aide au catholicisme. ch. de mazade



ÉTUDES AGRICOLES SUR LA DOMBES,
par M. DUBOST, ingénieur-draineur


Si courte qu’ait été la durée de l’Institut national agronomique de Versailles, fondé par une loi en 1848 et supprimé par un décret en 1852, cet établissement a eu le temps de former quelques élèves qui lui font honneur aujourd’hui. Même sans parler de ceux qui dirigent de grandes exploitations rurales, soit en France, soit à l’étranger, il en est qui commencent à se distinguer dans diverses carrières. L’un d’eux, M. Lejourdan, a été mis par ses compatriotes à la tête des cultures du beau jardin zoologique de Marseille ; un autre, M. Lesage, vient de publier une nouvelle traduction du célèbre Voyage en France d’Arthur Young en 1787, 1788 et 1789 ; un troisième, M. Dubost, s’est fait ingénieur-draineur dans le département de l’Ain, maintenant un des premiers de France pour l’étendue des terrains drainés. De plus, dans l’intervalle que lui laissent ses travaux, M. Dubost vient de publier une excellente étude sur cette partie du département de l’Ain qu’on appelait autrefois la principauté de Dombes, et qui forme aujourd’hui l’arrondissement de Trévoux.

La Dombes est un vaste plateau de près de 100,000 hectares, borné à l’ouest par la Saône, à l’est par l’Ain, au midi par le Rhône. Quand on sort des rians paysages de la Bresse pour mettre le pied sur ce plateau, les prairies verdoyantes disparaissent, et à leur place s’étendent d’immenses flaques d’eau où de chétifs animaux cherchent dans la vase une chétive nourriture. Les cultures riches et variées font place à de maigres récoltes, à des champs nus ou couverts de fougères, et parsemés de loin en loin de quelques bouleaux. L’homme lui-même a pris le cachet du pays ; la fièvre l’a rabougri, et, si loin que le regard puisse s’égarer, on aura bien vite compté les rares demeures des habitans. D’où vient cet aspect désolé ? Quelle cause a semé sur cette vaste surface la fièvre et la pauvreté ?

Le plateau de la Dombes n’est pas précisément plat ; le point le plus élevé est à 300 mètres au-dessus du niveau de la mer et à 130 mètres environ au-dessus de la Saône. Tous les cours d’eau y ont une pente suffisante pour un rapide écoulement. Le sol n’y est pas monotone et dépourvu d’accidens, chaque vallée principale se subdivise en vallées secondaires, qui, en se ramifiant elles-mêmes, forment une succession d’ondulations aussi agréables à l’œil que favorables à la culture ; mais ces avantages sont fort atténués par la nature géologique. M. Dubost entre à ce sujet dans les détails les plus précis, d’après les travaux de MM. Élie de Beaumont, Emile Benoît et Pouriau. La première couche, formant le sol arable, est un composé de silice et d’argile ; la seconde couche, ou sous-sol, une argile ferrugineuse d’une profondeur moyenne de 9 à 10 mètres ; la troisième, un gravier perméable et calcaire d’une grande épaisseur, et qui n’affleure à la surface que dans la coupure des vallées principales. Cette constitution a l’inconvénient naturel de retenir les eaux à la superficie jusqu’à ce que l’évaporation les fasse disparaître.

Un grand écart des températures moyennes, des chaleurs intenses en été, des froids rigoureux en hiver, une énorme quantité d’eau pluviale, la persistance des vents du nord et la fréquence des orages, tels sont les caractères généraux du climat dans cette région de la France. La quantité d’eau pluviale que reçoit la Dombes est presque double de celle qui tombe annuellement sous le climat de Paris, et cependant le nombre des jours pluvieux y est inférieur ; il n’y a en moyenne que 115 jours de pluie par an. Ce qui manque le plus à la Dombes, ce sont des abris ; de mémoire d’homme, on n’a cessé d’y défricher les bois et de détruire les rideaux d’arbres. La partie centrale, la plus élevée et par conséquent la plus accessible au vent, est aussi la plus déboisée. Les cours d’eau, par le défaut de curage et d’entretien, ont été encombrés et rétrécis, et ne présentent plus qu’un débouché insuffisant. Les pluies torrentielles n’étant pas rares, il en résulte des débordemens périodiques. Les eaux pluviales sont très chargées d’ammoniaque, et par conséquent très fertilisantes ; mais on a négligé jusqu’ici de les utiliser pour la culture. On a remarqué que les momens de l’année où les fièvres sévissent avec le plus d’intensité, c’est-à-dire les mois d’août et de septembre, coïncident avec l’époque où l’évaporation est la plus forte et où l’atmosphère est par conséquent plus chargée d’ammoniaque.

Ces faits expliquent l’insalubrité de la Dombes, cause première du défaut de culture et de population ; mais M. Dubost fait remarquer que les vices du sol et du climat sont loin d’être invincibles. Depuis quelques années, un service spécial d’ingénieurs a été organisé aux frais de l’état pour le curage et l’élargissement des rivières ; quelques années encore, et le plus grand danger des pluies excessives sera conjuré. En même temps, d’heureuses expériences ont démontré que, sur beaucoup de points, le drainage tubulaire réussit parfaitement ; sur d’autres, des défoncemens et des labours profonds ont amené une amélioration sensible. Le sol arable contient une dose de calcaire très faible et insuffisante pour entretenir une forte végétation ; mais la couche de gravier calcaire qui soutient le sous-sol peut être utilisée pour des marnages dans le voisinage des points d’affleurement. La Dombes est d’ailleurs entourée de pays calcaires, où la chaux se fabrique pour l’exportation. On peut s’y procurer aujourd’hui la chaux à raison de 1 fr. 25 c. l’hectolitre.

Malheureusement l’insalubrité naturelle de la Dombes a été fort accrue par une cause artificielle qui se retrouve dans d’autres parties de la France, mais qui n’a pris nulle part un aussi grand développement : c’est l’établissement de nombreux étangs. Ainsi que tous les hommes fortement convaincus, M. Dubost exagère l’influence des étangs en les présentant comme la cause unique de l’insalubrité : à coup sûr, il ne se trompe pas en leur attribuant une action pernicieuse sur la santé et la force des habitans. Si ce n’est pas la seule cause du mal, c’est une des plus puissantes.

La population de l’arrondissement de Trévoux est, d’après le recensement de 1856, de 90,000 habitans, ou 61 en moyenne par 100 hectares ; mais la répartition de cette population est très inégale : extrêmement dense sur les bords de la Saône, du Rhône et de l’Ain, elle va en se raréfiant à mesure qu’on se rapproche du centre. La population de la Dombes d’étangs proprement dite est de 25,000 habitans sur une surface de 76,000 hectares, ou de 33 en moyenne par 100 hectares. Considérée en elle-même, cette population dépasse celle des grandes Landes, de la Sologne, de la Brenne, des cantons montagneux de la Lozère et des Alpes ; mais M. Dubost fait remarquer qu’elle ne s’accroît pas naturellement par l’excès des naissances sur les décès, et qu’elle ne s’entretient que par une immigration constante des pays voisins. Attirés par l’appât de salaires élevés, les travailleurs des environs viennent volontiers s’y établir, bien qu’ils paient tous un large tribut à ce climat inhospitalier. D’après d’autres renseignemens, il y aurait en Dombes un excédant régulier de naissances sur les décès, mais si faible qu’il ne contrarie pas l’assertion de M. Dubost. La durée moyenne de la vie est de vingt-huit ans, c’est-à-dire équivalente à la moyenne nationale avant 1789 et inférieure à peu près d’un tiers à notre moyenne actuelle ; dans quelques communes, elle n’est que de dix-huit à vingt ans.

Pendant qu’un bon valet de ferme se contente d’un gage de 200 fr. dans les pays environnai, il n’exigera pas moins de 300 à 350 fr. en Dombes, et cette élévation des salaires s’aggrave encore des interruptions de travail que rend fréquentes l’invasion des fièvres. Par suite de ces interruptions, le salaire moyen doit être au moins de 2 fr. 50 c. par journée de travail effectif. De plus, lorsque vient l’époque de la moisson et du battage, la Dombes n’a plus assez de bras par elle-même. Alors des pays voisins vient s’abattre une véritable armée de travailleurs temporaires ; leur salaire, qui leur est payé en nature, consiste dans le cinquième environ du produit de la récolte ; c’est ce qu’on nomme les affanures. En sus de cette proportion déjà énorme, ces ouvriers sont nourris.

La Dombes était autrefois composée de grandes terres appartenant aux principales familles de France, au clergé, à la magistrature de Lyon. Quelques-unes de ces terres sont restées aux héritiers naturels de leurs anciens possesseurs ; la plupart ont été aliénées ou partagées. On y trouve quelques propriétés au-dessus de 1,000 hectares, celles de 200 à 500 sont fort nombreuses, celles au-dessous de 100 hectares fort rares ; on peut fixer à 200 hectares l’étendue moyenne. C’est, comme on voit, un pays de grande propriété. La rente nominale du sol peut être évaluée à 24 ou 25 fr. par hectare, mais l’impôt et les mécomptes de tout genre la réduisent à 18 ou 20.fr. La plupart des propriétaires ne résident pas, l’insalubrité les éloigne ; ils habitent Lyon ou les bords de la Saône, et ne viennent que de loin en loin faire quelques parties de chasse ou chercher leurs revenus. Il y a vingt ans environ, vers 1840, la Dombes a paru un moment se régénérer : un grand nombre de capitalistes lyonnais y ont fait des acquisitions et ont entrepris des améliorations agricoles ; ce mouvement, mal dirigé, a dissipé inutilement beaucoup de capitaux. À la suite de la révolution de février, de nombreuses catastrophes ont éclaté, qui ont rejeté le pays dans l’abandon.

M. Dubost explique fort bien les causes de ces déplorables échecs ; ce sont les mêmes qui se retrouvent partout, et qui ont donné une si mauvaise réputation aux entreprises agricoles en général. Ces cultivateurs inexpérimentés ont voulu tout faire à la fois : ils ont commencé par immobiliser une grande partie de leurs capitaux dans des constructions dispendieuses, des châteaux, des fermes immenses ; ils ont étendu leurs terres arables bien au-delà de ce que permettaient leurs ressources en engrais, employé inconsidérément la chaux, qui est à la fois le plus utile et le plus dangereux des stimulans ; ils ont desséché et défriché à tort et à travers, élevé à l’excès la demande de travail, par conséquent le taux des salaires et le prix des matériaux. Cette règle n’a pas d’ailleurs été sans exception ; M. Dubost annonce que, dans une seconde partie de son travail, qui doit paraître plus tard, il racontera en détail des succès agricoles aussi éclatans que les revers, et qui prouveront qu’en aucun pays le sage emploi des capitaux n’est appelé à jouer un rôle plus fécond.

Dans l’état actuel, les propriétaires, ne résidant pas, sont forcés de confier à d’autres l’exploitation du sol. La culture est plus divisée que la propriété, sans l’être beaucoup ; l’étendue du plus grand nombre des domaines est comprise entre 40 et 60 hectares ; on peut fixer à ce dernier chiffre la contenance moyenne. Le capital d’exploitation est évalué à 110 francs par hectare de la superficie totale et à 150 francs par hectare en culture. Comme dans toute la moitié méridionale de la France, ce capital n’appartient pas à la culture, mais à la propriété. Le mode d’exploitation est tantôt le fermage, tantôt le métayage : on peut dire assez exactement que la moitié des exploitations est soumise au premier de ces régimes, et l’autre moitié au second. Sous ce rapport, la Dombes paraît encore supérieure à la moyenne de la France méridionale, où la proportion des métayers aux fermiers est beaucoup plus grande ; mais il y a fermiers et fermiers, et ceux de la Dombes ne paraissent pas appartenir à la meilleure espèce. N’ayant que de petits profits, ils ne s’en servent que pour vivre plus commodément, et ne songent à l’avenir ni pour eux ni pour le sol. L’institution déplorable des fermiers généraux, qui se maintient dans d’autres parties du centre, et qui existait autrefois dans toute la Dombes, n’y a plus qu’un très petit nombre de représentans.

La surface des quarante-deux communes qui forment plus spécialement la Dombes d’étangs peut se décomposer ainsi :


Hectares
Étangs 14,000
Bois 12,000
Terres arables 34,000
Prés 8,000
Pâturages 4,000
Bâtimens, chemins, cours, etc 4,000
Total 70,000 hectares.

Les étangs couvrent donc le cinquième environ de la surface totale. Ils sont établis dans le creux des vallées secondaires ou dans les plis de terrain qui viennent y aboutir ; les eaux y sont retenues par des chaussées transversales à la pente du sol. On les trouve fréquemment disposés en chapelet, c’est-à-dire à la suite l’un de l’autre, et séparés par une seule chaussée. Ces étangs sont alternativement couverts d’eau et cultivés en céréales ; la période en eau porte le nom d’évolage et dure généralement deux ans. La période de culture porte le nom d’assec et ne dure qu’une année. Rien de plus compliqué que la propriété : non-seulement l’évolage et l’assec appartiennent le plus souvent à des propriétaires différens, mais encore il se rencontre quelquefois que l’évolage d’un même étang a plusieurs propriétaires, et plus fréquemment l’assec en a un nombre considérable. Les propriétaires de pies ou parcelles d’assec ont sur l’évolage des droits d’abreuvage et de pâturage, à moins qu’ils ne les aient aliénés. Enfin les étangs sont soumis à des servitudes les uns à l’égard des autres par leur position réciproque.

Ces étangs n’existaient pas au XIIIe siècle : les redevances féodales exigées des vassaux par les seigneurs jusqu’à cette époque ne font pas mention du produit des étangs ; celles dont on a retrouvé les titres portent sur le blé, le seigle, l’avoine, le foin, le vin, le miel ; aucune n’est stipulée en poisson. Les documens du temps attestent d’ailleurs que le pays, était autrefois couvert de villages et de mas nombreux dont on ne retrouve aujourd’hui les traces qu’en fouillant le sol, et notamment celui des étangs. Des paroisses ont entièrement disparu, et les églises des paroisses actuelles sont toutes trop grandes pour la population. M. Dubost fait à ce sujet une observation ingénieuse qui mérite d’être vraie : le morcellement actuel de l’assec serait, suivant lui, le reste d’un ancien morcellement du sol qui aurait survécu à l’établissement des étangs, et qui attesterait dans une certaine mesure l’ancienne densité de la population. On attribue aux guerres féodales des XIVe et XVe, siècles la dépopulation du pays. Ces causes, quelles qu’elles soient, n’ont pas été particulières à la Dombes, elles ont agi sur la France entière, car la population nationale avait diminué partout, après la guerre de cent ans contre les Anglais, dans une effrayante proportion. Ce qui est particulier à la Dombes, à la Brenne, à la Sologne, c’est la création des étangs à la suite de la dépopulation. L’ancien système de culture n’étant plus possible faute de bras, on imagina, partout où la nature du sol et l’abondance des eaux s’y prêtaient, ce nouveau mode d’exploitation. Le plus grand nombre des étangs de la Dombes datent des XVe et XVIe siècles ; on a sur leur origine des documens certains.

On trouve encore dans la coutume locale des marques évidentes de la faveur autrefois accordée aux étangs par la législation. Quiconque possédait un emplacement convenable pour une chaussée avait le droit d’en élever une et d’inonder les terrains supérieurs, à la charge de laisser aux possesseurs de ces fonds la jouissance de l’assec et les droits de pâture pendant la culture en eau, et de leur payer une indemnité réglée par arbitres et s’élevant en moyenne à la moitié de la valeur des fonds inondés. Ce privilège avait été poussé si loin qu’on avait dépouillé les fonds supérieurs de la faculté d’utiliser les eaux pluviales. Le possesseur de l’évolage avait la propriété absolue de ces eaux dans tout le bassin hydrographique qui alimentait l’étang. Pour que l’évolagiste eût intérêt à payer la moitié de la valeur des fonds inondés et à faire les frais de la construction d’une chaussée, il fallait que la valeur de l’évolage, aujourd’hui à peine égale à la valeur de l’assec, fût bien supérieure. Ce qui explique la vogue des étangs au moment où ils ont été créés, c’est le bénéfice exceptionnel qu’on retirait de la vente du poisson. Par sa position entre trois grands cours d’eau, la Dombes exportait son poisson non-seulement à Lyon, mais jusqu’en Savoie, en Dauphiné et en Provence. Le blé au contraire ne pouvait s’exporter que dans un rayon très restreint, le mauvais état des routes et les entraves de la législation y mettaient un obstacle infranchissable ; il était d’ailleurs obtenu trop chèrement et en trop petite quantité pour pouvoir donner lieu à un commerce quelconque, tandis que le poisson n’exigeait presque pas de main-d’œuvre, une fois la chaussée construite. Les mœurs religieuses avaient puissamment contribué à étendre ce débouché par la multiplicité des couvens et la fréquence des jours maigres ; bon nombre de congrégations étaient propriétaires en Dombes et y produisaient leur approvisionnement.

Un auteur local, nommé Collet, qui écrivait à la fin du XVIIe siècle, en 1695, s’est fait l’interprète de cette vogue. « Ces eaux, dit-il, rendent le fonds où elles ont croupi gras et fertile, sans autre fumier et amendement ; on y met du poisson qui croît, se nourrit, s’augmente et s’engraisse en peu de temps, et s’y multiplie à l’infini. La quantité de poissons qu’on a achetée cinquante ou soixante sols pour empoissonner un étang se vend après un an et demi ou deux ans deux cents francs au moins, car le prix le plus commun du millier d’empoissonnage est de trois livres, et le moindre prix des poissons de deux ans est de vingt livres le cent. Il n’y a donc aucune espèce de biens et de revenus plus considérables que ceux des étangs ; il n’y en a point de plus sûrs, parce que tout ce qui gâte les vignes et les blés ne fait aucun mal aux étangs. Nous ne devons pas porter envie aux autres provinces qui cueillent les vins les plus précieux, et qui ne passent pas un jour sans crainte et sans péril ; leurs revenus sont plus délicieux et plus recherchés, les nôtres sont plus sûrs. »

Un autre document du même temps et même un peu plus ancien, puisqu’il date de 1683, nous révèle cependant qu’une opposition aux étangs avait dès lors commencé à se produire ; c’était devenu une question de caste. Un édit bursal ayant mis un impôt de trois livres sur chaque cent de poissons, qui sortirait de la province, le premier syndic du tiers-état prit la défense de cet impôt dans un mémoire dont voici un passage : « Ceux qui ont intérêt à empêcher l’effet de cet édit sont messieurs de l’église et de la noblesse qui possèdent presque tous les étangs, le tiers-état n’en possédant pas la centième partie. Il serait avantageux au tiers-état que l’imposition fût si grande sur le poisson, que la noblesse et l’église fussent contraints de tenir toujours à sec leurs étangs, tant parce que l’air serait meilleur au pays, et l’on ne serait pas si sujet aux maladies, que parce qu’il abonderait en foins, dont ils sont en disette, les meilleurs fonds étant occupés par les eaux, et la province s’en peuplerait davantage. »

Malgré cette protestation, qui jette un jour curieux sur l’histoire du pays, messieurs de l’église et de la noblesse l’emportèrent, et pendant tout le cours du XVIIIe siècle on continua à bâtir de nouvelles chaussées et à créer de nouveaux étangs. La Dombes formait encore à cette époque une principauté particulière ; il y a un siècle à peine qu’elle a été définitivement réunie à la couronne, en 1762. Parmi les possessions de la fameuse Mademoiselle, la principauté de Dombes était considérée comme une des plus riches, et quand elle voulut faire reconnaître par Louis XIV son mariage avec Lauzun, ce fut cette principauté que le roi lui demanda en échange pour le duc du Maine. Jusqu’à la veille de 1789, le prince souverain de Dombes a eu son hôtel des monnaies, ses tribunaux, ses lois, sa chancellerie, ses états particuliers ; ses revenus étaient évalués à plus de 300,000 livres. Nul doute que le produit des étangs ne fût pour beaucoup dans cette richesse féodale. Une terre en Dombes a été longtemps, à cause de ce produit, très recherchée. Il paraît même que vers les premières années du siècle dernier les seigneurs déportèrent sur les bords de la Saône et du Rhône une partie de la population de l’intérieur pour être moins gênés dans l’exercice de cette industrie, et en vérité, le système des étangs une fois admis, c’était ce qu’il y avait de mieux à faire.

Le dictionnaire d’Expilly, publié en 1764, vante la douceur du climat de la Dombes, la fertilité du sol, la sagesse de son gouvernement, et termine ainsi cette description flatteuse : a En un mot, la Dombes est un des meilleurs et des plus beaux pays du royaume. »

Encore aujourd’hui, après une baisse sensible dans le prix du poisson, on retire en moyenne tous les deux ans, par hectare d’étangs, 165 kilogrammes de poisson, qui, à 60 francs les 100 kilos pris sur la chaussée, forment une valeur de 100 francs environ. L’empoissonnement a coûté 15 francs, les frais de pêche sont de 10 francs ; restent 75 francs pour la rente du sol, l’impôt et le profit de l’exploitant pendant deux ans, soit à peu près 30 fr. par an pour le propriétaire. Le revenu de l’année d’assec paraît un peu plus élevé. Durant l’évolage, le sol s’est enrichi de détritus animaux et végétaux qui lui tiennent lieu d’une bonne fumure. Le quart de la surface annuellement en assec est habituellement cultivé en blé ; les trois autres quarts portent de l’avoine. Grâce à ce mode ingénieux d’exploitation, qui a été souvent décrit et vanté par les auteurs, le revenu du sol inondé dépasse beaucoup, soit comme produit brut, soit comme produit net, celui des terres arables environnantes. La culture en eau, considérée isolément, a donc encore des avantages apparens ; mais M. Dubost pense, comme le syndic du tiers-état de 1683, que ces avantages sont plus que compensés par l’insalubrité. Il fait d’ailleurs remarquer, avec le même syndic, qu’étant placés dans le fond des vallées, les étangs occupent les parties les plus naturellement fertiles, et qui donneraient dans tous les cas le plus de produits.

Le bétail ne souffre pas moins que les hommes de cette situation générale. L’espèce chevaline en Dombes a un passé brillant. L’histoire a conservé le souvenir de quelques chevaux dombistes montés par des rois de France et par des princes de la maison de Savoie dans des expéditions militaires. La création des étangs, en donnant aux chevaux un régime aqueux et de mauvaises conditions hygiéniques, a fait dégénérer la race. Le bétail à cornes est plus chétif encore ; il vit exclusivement dans de mauvais pâturages pendant huit mois de l’année, et ne reçoit d’alimens en hiver qu’avec une extrême parcimonie. Tout le foin récolté servant à nourrir les chevaux et les bœufs de travail, il ne reste pour les vaches et les élèves que de la paille. Il y aurait profit à réduire de moitié le nombre de ces animaux, pour les mieux nourrir, car ce n’est pas la quantité de bétail qui importe, c’est la quantité de fourrage à consommer. La Dombes n’a que peu de moutons, et beaucoup d’entre eux meurent de la cachexie.

M. Dubost estime que les 34,000 hectares de terres arables, déduction faite des étangs, des prairies et des bois, se divisent à peu près ainsi : une moitié en céréales d’hiver, un tiers en jachères, un sixième en cultures de printemps et d’été. Cette distribution, qui se retrouve dans toute la moitié méridionale de la France, est des plus vicieuses. C’est l’ancien assolement biennal, un peu amélioré, mais n’ayant pas encore perdu ses principaux défauts, l’étendue beaucoup trop grande consacrée aux céréales, et l’étendue non moins excessive des jachères. L’engrais manquant par suite de cette mauvaise distribution, on n’obtient en grains qu’une faible récolte : on évalue en moyenne le produit en froment, semence déduite, à 10 hectolitres par hectare, et le produit en seigle à 9. Voilà de bien pauvres rendemens, comparés avec ceux qu’on obtient dans les pays bien cultivés ; il ne faut pourtant pas s’imaginer qu’ils soient exceptionnels : ils égalent la moyenne attribuée à la France entière par les statistiques, et bien certainement ils dépassent la moyenne obtenue dans le centre et dans le midi. M. Dubost se laisse quelquefois entraîner par une ardeur bien naturelle ; en voyant le triste état de la Dombes, il force un peu les couleurs. Cette exagération n’était pas nécessaire. Qu’on puisse ou non en dire autant de bien d’autres pays, l’état de la Dombes n’en est pas moins regrettable en soi. La Bresse est un peu plus éloignée du débouché commun, elle n’a pas un sol beaucoup meilleur ; elle a été aussi couverte d’étangs, et elle est aujourd’hui deux fois plus riche.

D’après ce qui précède, on doit facilement deviner que M. Dubost conclut à la nécessité de dessécher les étangs. Ces étangs produisant aujourd’hui de l’engrais au lieu d’en consommer, le dessèchement serait fatal, s’ils étaient transformés en terres arables. Aussi n’est-ce pas des terres, mais des prairies, qu’il voudrait mettre à la place. Ces prairies arrosées augmenteraient dans une forte proportion la quantité des fourrages, et par conséquent des engrais. Il évalue à la moitié de la surface actuelle des étangs, soit 7,000 hectares, ceux qui pourraient être avantageusement convertis en prairies ; les 7,000 hectares restans devraient se changer en pâturages. En même temps, l’étendue des prairies artificielles et des racines devrait s’accroître, de manière à couvrir la presque totalité des jachères, et les 76,000 hectares de la Dombes d’étangs arriveraient à la répartition suivante :


Hectares
Prairies naturelles 15,000
Pâturages 11,000
Bois 12,000
Céréales d’hiver 17,000
Prairies artificielles, racines, etc 17,000
Cours, chemins, etc 4,000
Total 70,000 hectares

Il ne saurait être douteux que cette répartition, qui consacrerait à la production des engrais les trois quarts du sol en culture, ne fût infiniment supérieure à l’ancienne. La suppression des étangs ferait disparaître la principale cause de l’insalubrité, et la Dombes deviendrait ce qu’elle doit être par son extrême proximité d’un débouché comme Lyon, un des plus riches pays de culture de France.

L’unique question est dans la transition. M. Dubost évalue à 725 fr. par hectare les frais de transformation des étangs en prairies. Les élémens nous manquent pour discuter ce chiffre, nous ne pouvons que l’accepter. La conversion d’un étang de 10 hectares coûtera donc 7,250 fr. L’augmentation de valeur et de produit doit-elle être partout suffisante pour rémunérer une pareille dépense ? Même en supposant que la rémunération soit assurée, où trouvera-t-on les capitaux nécessaires pour cette entreprise ? Dans l’état actuel de la propriété en Dombes, et avec la direction si malheureusement imprimée aux capitaux depuis quelques années, il est peu probable qu’on arrive de longtemps à réunir les 5 ou 6 millions qu’exigera le dessèchement des étangs et la somme bien autrement considérable que demandera l’amélioration générale du sol. L’opération ne peut donc se faire que lentement, au fur et à mesure des ressources. Suivant l’habitude universelle en France, on n’a pas manqué d’invoquer en Dombes l’intervention de l’état pour venir en aide à la transformation désirée. Dans une certaine mesure, cette intervention est justifiée par la situation exceptionnelle du pays ; mais, si puissant que soit l’état, il ne peut pas tout. Outre qu’on ne saurait sans injustice imposer au reste de la France de trop grands sacrifices en faveur d’une localité quelconque, si intéressante qu’elle soit, quand tant d’autres auraient besoin de secours, il est difficile d’employer utilement sur un point donné au-delà d’une somme déterminée ; tout excès de crédit conduit au gaspillage. D’un autre côté, l’état ne peut pas procéder par voie de coercition pure et simple, et sans y joindre des secours en argent, ù moins de violer le droit de propriété et de faire en définitive plus de mal que de bien. Son action légitime et efficace se trouve contenue dans d’assez étroites limites.

À une époque où l’on ne doutait de rien, en 1790, quelques communes de la Dombes demandèrent à l’assemblée nationale d’ordonner la suppression immédiate des étangs. Un propriétaire du pays, parfaitement compétent, Varenne de Fenille, écrivit sur ce sujet un très bon mémoire, publié dans le recueil de la Sociélé royale d’Agriculture de Paris. Varenne de Fenille ne peut être considéré comme un partisan des étangs ; il avait été au contraire fortement attaqué comme un novateur dangereux pour en avoir dit ce qu’en dit aujourd’hui M. Dubost. La première partie de son mémoire est consacrée à démontrer de nouveau contre ces attaques l’utilité du dessèchement ; mais dans la seconde il combat avec non moins de force ceux qui demandaient un dessèchement général et subit. « Cette proposition, dit-il, mettrait à la place d’un mal très grand un mal plus grand encore, en ce qu’elle aurait pour effet de métamorphoser les étangs en marais ; on dirait un homme qui, atteint d’une maladie grave et sachant qu’il doit prendre successivement plusieurs remèdes, proposerait à son médecin de les lui administrer tous le même jour. » C’est la même idée qui a été résumée plus tard dans ce distique latin :

Incidit in Scyllam curans vitarc Charybdim,
Et stagnum fugiens incidit in paludem.

Varenne de Fenille s’élève formellement contre toute idée d’employer la contrainte pour forcer les propriétaires à détruire leurs étangs ; le moyen qu’il propose consiste à imposer un peu plus les étangs en eau et un peu moins les étangs desséchés, afin d’amener les propriétaires à les dessécher progressivement, volontairement, sans commotion et sans violence.

Malgré ces sages observations, l’assemblée nationale rendit le 11 septembre 1792 un décret ainsi conçu : « Lorsque des étangs, d’après les avis et procès-verbaux des gens de l’art, pourront occasionner, par la stagnation de leurs eaux, des maladies épidémiques ou épizootiques, ou que, par leur position, ils seront sujets à des inondations qui envahissent et ravagent les propriétés inférieures, les conseils-généraux des départemens seront autorisés à en ordonner la destruction, sur la demande formelle des conseils-généraux des communes et d’après avis des administrateurs du district. » Ce décret ouvrait, comme on voit, une assez large porte à l’arbitraire, puisqu’il autorisait la destruction des étangs sans indemnité ; mais, comme il admettait encore quelques formalités pour constater l’insalubrité, la mesure parut insuffisante aux gens pressés, et le 14 frimaire an II (4 septembre 1793), la convention rendit le décret suivant, un des monumens les plus curieux de l’ignorance et de la violence révolutionnaires :

« Art. 1er. Tous les étangs et lacs de la république qu’on est dans l’usage de mettre à sec pour les pêches, ceux dont les eaux sont rassemblées par des digues et des chaussées, tous ceux enfin dont la pente du terrain permet le dessèchement, seront mis à sec avant le 15 pluviôse prochain (en deux mois), par l’enlèvement des bondes et coupure des chaussées, et ne pourront plus être remis en étangs, le tout sous peine de confiscation au profit des citoyens non propriétaires.

« Art. 2. Le sol des étangs desséchés sera ensemencé en graines de maïs, ou planté en légumes propres à la subsistance de l’homme, par les propriétaires, fermiers ou métayers, et si les empêchemens ou délais proviennent du défaut d’arrangement entre les propriétaires, fermiers ou métayers à cause des conditions des fermes, les propriétaires seuls en seront responsables, sous les peines portées par l’article 1er. »

Cette odieuse et ridicule loi ne fut pas exécutée et ne pouvait pas l’être. Non-seulement tous les propriétaires d’étangs auraient été ruinés du coup, ce qui importait fort peu à la convention, mais la coupure des chaussées, sans les travaux complémentaires qu’exige l’aménagement des eaux, aurait doublé l’insalubrité, inondé les fonds inférieurs, tari la source principale d’engrais, et rendu le pays tout entier inhabitable et incultivable, malgré la clause monumentale qui ordonnait de semer immédiatement les étangs en graines de maïs et en légumes propres à la nourriture de l’homme. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que l’administration publique, qui régissait alors les biens de l’église et des émigrés placés sous le séquestre, c’est-à-dire une grande partie des étangs, n’exécuta pas elle-même ces prescriptions. Dès l’année suivante, il fallut révoquer la loi, et en vendant les biens confisqués, la nation vendit les évolages comme le reste, en garantissant aux acquéreurs la pleine propriété. La loi de 1792 elle-même, quoique non abrogée, est restée une lettre morte pendant plus d’un demi-siècle, parce qu’elle présentait en petit les mêmes dangers que celle de 1793 en grand.

En 1856, une loi nouvelle a été rendue, mais celle-ci ne mérite que des éloges ; l’extrême complication des droits sur les étangs mettait un obstacle très grave au dessèchement en rendant les licitations à peu près impossibles, alors qu’on avait affaire à vingt ou trente intéressés pour des surfaces de 12 ou 15 hectares ; la loi nouvelle a déclaré rachetables les servitudes de toute nature et simplifié beaucoup la procédure à suivre. En même temps, le gouvernement a institué un service spécial d’ingénieurs pour le curage des rivières, et fait commencer l’exécution d’un réseau de chemins qui doit diviser le pays comme un damier. De plus, la Dombes se trouve placée depuis quelques années au milieu d’un triangle de chemins de fer, et on y a établi à la Saulsaie une école régionale d’agriculture, entretenue par l’état. Ces conditions nouvelles suffiraient pour amener avec le temps la révolution agricole.

On ne s’en est pourtant pas contenté, et sous l’impulsion de cet esprit. d’impatience qui a déjà plusieurs fois porté malheur à la Dombes, un autre projet de loi a été présenté au corps législatif dans sa dernière session. Ce projet n’est pas encore converti en loi ; il reste par conséquent soumis à la discussion. Le corps législatif a heureusement sursis au vote en demandant un plus ample informé. Comme la loi de la convention, ce projet enveloppe dans une suspicion commune tous les étangs de la Dombes, et permet d’en ordonner la suppression, sans autre formalité qu’un décret rendu dans la forme des règlemens d’administration publique. Seulement, comme les idées économiques ont fait quelques progrès depuis 1793, au lieu d’exiger la destruction des étangs en deux mois, le projet accorde un délai de quinze ans, et il ne parle pas des ensemencemens en graine de maïs. De plus, il consacre une somme de 2,500,000 fr., prise sur le budget de l’état, pour être distribuée en prime aux propriétaires qui dessécheraient volontairement, et une autre somme de 2 millions pour leur être prêtée à 3 pour 100. Les intérêts menacés se sont défendus[1], et tout permet d’espérer aujourd’hui que la partie coercitive du projet sera abandonnée ; si l’on veut absolument de la coercition, la loi de 1792 est plus que suffisante. Quant à l’autre partie, l’affectation des 4 millions et demi en primes et prêts, elle a naturellement plus de succès auprès des propriétaires dombistes, mais on peut douter qu’elle en ait autant auprès de la généralité des contribuables. Cette somme, ajoutée à que ce que l’état dépense déjà en Dombes, dépasse ce qu’il est raisonnable de consacrer à cette destination. Il ne s’agit après tout que de 14,000 hectares ; la subvention serait donc de 320 fr. par hectare, dont plus de moitié en pur don, et sans compter les travaux extraordinaires. C’est trop. Rien n’est plus fécond en abus de toute sorte, plus contraire à une bonne direction du travail, plus nuisible au véritable esprit d’entreprise, que ce système arbitraire de primes distribuées Dieu sait comment.

Il faut rendre cette justice à M. Dubost qu’il n’a rien demandé de pareil. Quel que soit son désir de voir disparaître les étangs, il respecte trop le droit de propriété pour avoir recours à la contrainte, au moins sous une forme générale, et il a un sentiment trop éclairé de la justice distributive pour attendre des contribuables des sacrifices excessifs. La loi de 1792, combinée avec celle de 1856, lui suffit. « Cette loi, dit-il en propres termes, peut désormais poursuivre pacifiquement son œuvre et rendre peu à peu à ce pays la salubrité ; le dessèchement des étangs aura lieu, sans secousse trop brusque, tout le monde le désire, mais inévitablement. » Nous irions même un peu plus loin que lui. Il manque quelque chose à la loi de 1792 pour la rendre applicable : c’est la juste et préalable indemnité due aux propriétaires d’étangs reconnus insalubres dans les formes voulues par cette loi, et dont la destruction serait ordonnée. Un crédit annuel de 50,000 francs pendant dix ans suffirait probablement pour ces indemnités ; à raison de 250 fr. par hectare, il permettrait de dessécher 200 hectares d’étangs insalubres par an, ou 2,000 hectares en tout[2] ; le reste viendra de soi.

Avant tout, ici comme ailleurs, l’action des intérêts privés. Cette action n’a pas été inerte, même avant la loi de 1856 et en l’absence de tout encouragement exceptionnel. On estimait à 20,000 hectares, en 1790, l’étendue des étangs, qui n’est plus aujourd’hui que de 14,000 ; ils ont reculé de plus d’un quart, et ce premier progrès n’est pas dû aux lois révolutionnaires, il s’est accompli tout entier depuis 1815. En même temps, la durée moyenne de la vie a monté de 20 ans a 28, la population a passé de 18,000 âmes à 25,000, le froment a gagné du terrain sur le seigle, les prairies artificielles ont pris naissance, les fermiers-généraux ont disparu, tout a marché. En admettant que les nouvelles mesures accélèrent le mouvement, on peut espérer que, d’ici à la fin du siècle, la Dombes sera délivrée de ses étangs ; c’est tout ce qui est possible. On ne peut essayer d’aller plus vite sans tout bouleverser.

On sait ce qui est arrivé pour le drainage depuis le fameux prêt des 100 millions. Chacun a espéré drainer son bien aux frais de l’état, et les travaux particuliers ont cessé presque partout ; puis, on s’est aperçu qu’il fallait remplir une foule de formalités pour obtenir l’argent de l’état, et on y a renoncé. Ce qui devait, disait-on, exciter les travaux du drainage n’a servi qu’à les ralentir. Qu’on prenne garde d’en faire autant pour la Dombes. Tout ce qui se fait artificiellement se fait mal. Le principe de l’indemnité, si juste qu’il soit, a lui-même des inconvéniens, s’il n’est pas appliqué avec une grande réserve, car il faut éviter que les propriétaires d’étangs aient intérêt à ne pas dessécher eux-mêmes et à attendre de se faire exproprier. Il n’y a que des considérations d’extrême urgence qui puissent justifier l’application de la loi de 1792, et par suite l’indemnité qui en est la conséquence forcée. Pour être vraiment utile, cette indemnité doit être réduite au strict nécessaire et seulement pour les étangs les plus manifestement dangereux. Rien ne prouve que la Dombes ait intérêt à dessécher tous ses étangs sans exception ; il est au contraire très-probable qu’on aura avantage à en conserver une partie, soit pour relever les eaux dans un intérêt d’irrigation, soit pour alimenter des usines, soit pour tout autre motif, quand la question de salubrité ne sera plus en jeu.

En attendant, une conclusion manque au travail d’ailleurs si remarquable de M. Dubost ; il la réserve sans doute pour la seconde partie. C’est l’indication détaillée de la meilleure marche à suivre par les intérêts privés pour l’amélioration agricole et sociale de la Dombes, en sus du dessèchement des étangs. Il a bien indiqué en termes généraux les principaux vices à corriger dans l’organisation actuelle : les remèdes, selon toute apparence, consistent dans l’adoption d’un système plus pastoral, dans l’achat d’engrais et d’amendemens ; dans l’emploi des machines ; mais ce sujet vaut la peine d’être traité à fond. Tant que les terres arables ne rapporteront que 15 ou 16 francs par hectare, tandis que les étangs rapportent le double, la cause première des étangs persistera. M. Dubost combat avec raison l’idée qui a été mise en avant de créer un plus grand nombre de fermes ; on n’a déjà dépensé que trop d’argent dans des constructions improductives, et le nombre des hommes n’est déjà que trop grand pour le produit brut et pour la salubrité. Mieux vaudrait moins d’hommes et plus d’animaux, ou au moins des animaux mieux nourris. La population humaine viendra plus tard, elle doit suivre l’assainissement et non le précéder. Il doit être possible de démontrer, preuves en main, comment une étendue de cent hectares par exemple, qui occupe trois familles de cultivateurs, avec un supplément extraordinaire de bras en été, pourrait n’en occuper que deux sans supplément, et donner à la fois, sans une trop forte émission de capital, une rente plus élevée et un plus grand profit. M. Dubost nous doit cette démonstration, accompagnée d’exemples positifs. Il aura beaucoup fait alors pour la Dombes. Les propriétaires seront encouragés par la perspective de nouveaux bénéfices à dessécher eux-mêmes, et les cultivateurs moins nombreux deviendront moins sensibles aux effets du climat par suite d’un meilleur régime.

Un dernier point mérite enfin d’être éclairci. M. Dubost affirme qu’en Dombes l’hectare de bois rapporte 30 francs de revenu net ; les bouleaux surtout viendraient admirablement et donneraient un bon produit. S’il en est ainsi, les propriétaires auraient un véritable intérêt à planter et à semer des bois ; ce serait fort, heureux, car les arbres sont par tout pays un des plus sûrs moyens de combattre l’insalubrité. Varenne de Fenille recommandait déjà très vivement les plantations en 1790.

Rien n’est plus chimérique que la prétention de passer sans transition d’un état misérable à une condition brillante. On ne défait pas en un jour l’œuvre de trois siècles. La Dombes paraît propre à rivaliser dans un temps donné avec ce que nous avons de mieux, mais elle a beaucoup de chemin à faire pour en arriver là ; ce chemin ne peut se faire que pas à pas. Nos plus riches provinces n’étaient pas, il y a cent ans, dans une condition meilleure : elles ont marché progressivement ; que la Dombes fasse de même. Sans doute il faut moins de temps aujourd’hui pour les progrès agricoles, mais il en faudra toujours, quoi qu’on fasse. Le quart environ du territoire national n’est ni beaucoup plus florissant ni beaucoup plus peuplé, et la plupart de ces contrées en souffrance n’ont ni les trois rivières de la Dombes, ni ses chemins de fer, ni le voisinage de Lyon, ni les secours de l’état pour les travaux publics, ni l’école régionale. Si l’état a d’autres secours à donner, qu’il songe à les répartir suivant les besoins. Il est de mode aujourd’hui de chercher partout des capitaux pour l’agriculture ; ces capitaux n’ont qu’un défaut, ils n’existent pas. C’est à l’agriculture elle-même de les former, comme S elle a déjà formé ceux dont elle dispose. La Dombes ne peut pas être affranchie de cette loi commune.


LEONCE DE LAVERGNE.


V. DE MARS.


  1. Conseil-général de l’Ain, session de 1859 ; rapport fait au nom d’une commission chargée de donner son avis sur le projet de loi relatif à la suppression des étangs.
  2. Le conseil-général de l’Ain porte à 385 fr. la valeur moyenne des évolages, mais cette évaluation parait exagérée, en ce sens que la valeur de l’assec, qui ne représente aujourd’hui qu’une année sur trois, et qui y ajouterait désormais les deux autres, devrait s’accroître et faire en partie compensation ; c’est une question de licitation entre les intéressés. Nul ne peut prétendre à fixer d’avance l’indemnité due aux propriétaires des évolages supprimés ; cette indemnité devra varier suivant les cas, et ne pourra être justement appréciée pour chaque étang qu’après un débat contradictoire ; il ne s’agit ici que d’une évaluation générale et approximative.