Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1850

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Chronique n° 438
14 juillet 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1850.

La révolution de février est-elle une catastrophe ? Voilà une des questions politiques de cette quinzaine, question toute rétrospective, comme on le voit, tout historique, et qui par conséquent nous intéresse peu. M. le ministre de la justice dit que la révolution de février est une catastrophe : il dit cela dans la discussion d’une des mille et une fois qu’on a faites et défaites sur la presse, et cela prouve suffisamment qu’il entend laisser à la presse une grande liberté sous le gouvernement républicain, celle, par exemple, de dire que la révolution de février est une catastrophe. Cette liberté nous suffit ; elle vaut toute la loi. La montagne, au contraire, crie de toute l’énergie de ses poumons que la révolution de février n’est pas une catastrophe, et, comme elle crie cela dans une discussion sur la presse, cela veut dire apparemment que dans la loi sur la liberté de la presse, comme l’entend la montagne, il ne sera pas permis de dire que la révolution de février est une catastrophe. La discussion des origines de la révolution de février sera interdite. Voilà le libéralisme de la montagne.

M. Ledru-Rollin était plus libéral : il appelait le 24 février un fait, et un fait qu’il aurait pu, disait-il, modifier et changer le 16 avril au profit d’un autre gouvernement, sans pour cela être coupable de violer aucun droit ; car jusqu’au 4 mai, c’est-à-dire jusqu’à la proclamation de la république par l’assemblée nationale, il n’y a eu en France depuis le 24 février qu’un gouvernement de fait et point de gouvernement de droit. Si M. Ledru-Rollin avait le droit de changer ce gouvernement de fait, à plus forte raison M. Rouher peut le juger.

La révolution de février n’est point une catastrophe ! Cela pourra devenir une maxime d’état ; mais cela aura de la peine à devenir un lieu commun et une opinion courante. Que voulez-vous, en effet, que pensent ce commerçant et ce manufacturier qui, avant 1848, faisaient de grandes et de bonnes affaires, et qui depuis 1848 n’en font que de petites et de mauvaises ? Ils pensent, comme M. Rouher, que la révolution de février est une catastrophe. — Et cet agriculteur qui, avant 1848, vendait aisément et à bon prix ses denrées, grace à la prospérité publique, et que la révolution du 24 février a appauvri par la mévente de ses denrées et par les 45 centimes ? Il pense, comme M. Rouher, que la révolution de février est une catastrophe. — Et ces artistes qui trouvaient dans le goût du luxe et des beaux-arts répandu partout dans le monde l’honorable et utile emploi de leurs talens, et qui, depuis 1848, n’ont plus à qui dédier leurs pinceaux et leurs ciseaux ? Ils pensent, comme M. Rouher, que la révolution de février est une catastrophe, et ils le pensent d’autant plus maintenant, que, grace à l’entraînement de leur imagination, ils ne l’ont peut-être pas tous pensé en commençant. — Et ces ouvriers, enfin, que la révolution de février a enfiévrés de la passion de l’impossible, et qui comprennent maintenant que, quelle que soit la forme du gouvernement, l’impossible reste toujours l’impossible, qui voient surtout combien ils ont perdu à l’appauvrissement universel ? Ils pensent, comme M. Rouher, que la révolution de février est une catastrophe. Qui donc est tenu de penser le contraire ? — L’état ! nous dit-on, l’état ! parce que l’état nouveau est sorti de la révolution de février.

Ainsi, pour les commerçans et pour les manufacturiers, pour les agriculteurs, pour les artistes, pour les ouvriers, pour tout le monde enfin, la révolution de février est une catastrophe. Pour l’état seulement ce n’est point une catastrophe. M. Rouher a dit la vérité de tout le monde ; mais il a contredit la consigne de l’état, telle du moins que les montagnards entendent la consigne de l’état.

Les montagnards ont sur ce point un argument qui leur semble triomphant. Le 10 décembre, disent-ils, procède du 24 février, et M. Rouher procède du 10 décembre. Donc M. Rouher, ministre du 10 décembre, n’a point le droit de dire que la révolution de février est une catastrophe. Oui, le 10 décembre, selon nous, procède du 24 février, comme la médecine procède de la maladie. Ah ! s’il n’y avait pas de maladie, il n’y aurait ni médecins ni remèdes : cela est vrai ; mais cela veut-il dire que les médecins sont tenus de rendre en tout lieu foi et hommage à la maladie, même au lit du malade ? Cela veut-il dire qu’il leur est défendu, au nom d’Esculape et d’Hippocrate, de regretter que le malade ait eu la fièvre ? Cela veut-il dire que le chirurgien, abordant l’homme qui vient de se casser la jambe, ne pourra pas, sous peine de forfaiture, lui tenir ce langage : Ah ! mon Dieu, quel accident ! quelle catastrophe ! Il est possible que les médecins bénissent tout bas la maladie qui fait qu’il y a des médecins dans le monde ; mais c’est bien bas, soyez-en sûrs. Oh ! assurément, si nous n’avions pas eu le 24 février et le gouvernement provisoire, nous n’aurions pas eu le 10 décembre ; nous n’aurions pas eu, dans l’élection du président et dans l’élection de l’assemblée nationale, la grande et solennelle protestation que nous avons vue. Mais quoi ? la maladie a amené le remède ; c’est ce qu’elle fait toujours quand elle n’amène pas la mort. Or après le 24 février il fallait que la société pérît ou guérît. Il y avait des chances pour l’un et l’autre dénoûment. Les bonnes chances l’ont emporté sur les mauvaises. La guérison et non la mort a suivi la maladie. Dira-t-on que la guérison procède de la maladie ? Voilà pourtant quelle est la logique de la montagne, quand elle prétend que le 10 décembre procède du 24 février !

Nous ne parlerons pas beaucoup de la loi sur la presse, du cautionnement préventif, du droit du timbre, ou de l’obligation qu’on veut imposer aux auteurs de signer tous leurs articles, cette obligation qui sera une gêne pour l’administration des journaux sans être un frein pour les rédacteurs. Ce sont des questions techniques qui doivent être traitées à part pour être bien traitées, et d’ailleurs nous savons que ce que le public aime le moins dans un journal, ce sont les pages que le journaliste emploie à défendre la presse. La presse doit savoir quel est son sort dans ce monde. Elle est redoutée, elle est jalousée, elle est cajolée et courtisée ; mais elle n’est point aimée. Il faut qu’elle prenne son parti de cette petite malveillance universelle. Qu’elle se console d’ailleurs d’être suspecte : elle est indispensable ; cela lui vaut toutes les garanties légales et constitutionnelles. Elle fait partie de notre état social, de nos qualités, de nos défauts, de nos vices : comment donc la détruire ? Eh ! ne voyez-vous pas qu’on ne fait tant de lois pour la contenir que parce que nos mœurs la protégent et l’émancipent, et qu’il y a une lutte perpétuelle entre l’hostilité des lois et la tolérance des mœurs ? Nous dirons même, autorisés en cela par une longue expérience, que nous n’avons vu personne détestant la presse, et cela parmi les plus élevés, qui ne fût tenté en même temps d’être journaliste, ou d’écrire dans les journaux. La presse est comme ces pistolets qu’on n’aime pas à voir manier par le prochain de peur que, par maladresse ou par méchanceté, il ne les tire contre nous, mais qu’on aime fort à manier soi-même.

Ne voulant pas traiter ex professo la question de la liberté de la presse, nous nous attachons seulement aux incidens politiques de la discussion. Un mot, à ce titre, sur le discours de M. Victor Hugo, quoique nous voyions avec peine que M. Victor Hugo est en train de prouver à l’assemblée qu’il fait toujours le même discours, comme il avait aussi fini par prouver au public qu’il faisait toujours le même drame. M. Victor Hugo, en effet, a ce grand défaut à la tribune comme au théâtre, qu’il est à la fois extraordinaire et monotone. C’est la pire réunion de mauvaises qualités. Il vise à l’imprévu, au gigantesque, au paradoxe ; mais il y vise toujours de la même manière. Il veut faire des tours de force, mais il fait toujours les mêmes. Or on peut remarquer que tous ceux qui font des tours de force sont tenus, pour réussir, de changer souvent de spectateurs. Il en est de même des nains, des géans, de tous les prodiges ; ils changent souvent de public : ils vont de Paris à Londres, de Londres à New-York, de New-York à San-Francisco. Ils iront à Pékin, afin de renouveler leur public, ne pouvant pas renouveler leur talent.

Mauvais jour pour le grand ou pour le grandiose, quand on sent qu’il est vide ; or, cela commence à se sentir pour M. Hugo. Que veut-il dire en effet avec cette perpétuelle apothéose de l’idée et des idées ? — les idées, dit-il, qui sont immortelles et qui sont incompressibles ! — Oui, les idées sont immortelles, mais à une condition : c’est que ce ne soient pas des phrases. De tous les mérites que M. Victor Hugo attribue à la révolution de février, celui qu’il lui donne le plus libéralement et celui qu’elle a le moins est le mérite d’avoir des idées. Il est vrai que M. Victor Hugo, pour mieux faire accepter sa pensée, prétend que, si la révolution de février a enfanté de grandes idées, elle a en retour enfanté beaucoup de petits hommes. Dans la bouche d’un néophyte du parti du gouvernement provisoire, le mot sent l’enfant terrible. Nous ne contestons pas les petits hommes ; mais, de bonne foi, où sont les grandes idées ? Le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle ont eu leurs grandes idées ; le XIXe siècle a eu aussi ses grandes idées sous Napoléon, et ses bonnes et justes idées, disons-le, ce qui vaut les grandes idées, sous la monarchie constitutionnelle. Et la preuve que ces idées étaient grandes et bonnes, c’est qu’elles existent encore, c’est qu’elles constituent le fond de l’opinion générale, c’est que nous vivons tous en politique sur les idées qui nous viennent de l’empire ou de la monarchie constitutionnelle. Mais la révolution de février, quelles grandes ou quelles bonnes idées a-t-elle produite ? Est-ce une idée que de dire aux ouvriers que les salaires doivent être proportionnés aux besoins, c’est-à-dire que le meilleur moyen d’avoir beaucoup à manger, c’est d’avoir beaucoup d’appétit ? Est-ce une idée que de dire aux passions brutales : Satisfaites-vous ! — aux envieux, enviez ! – aux concupiscens, prenez ! — aux haineux, haïssez ! Est-ce une idée que de faire des sept péchés capitaux un système politique ? Or nous défions qu’on trouve une seule des prétendues idées enfantées par la révolution de février et par les docteurs du gouvernement provisoire qui n’aboutisse à la satisfaction d’un des sept péchés capitaux ou de tous les sept ensemble. Sont-ce là des idées nouvelles ? Assurément non. Il y a dans les lettres historiques de Mme Dunoyer un mot qui nous revient toujours en tête, quand nous entendons parler des idées de la révolution de février ou de la théologie de M. Pierre Leroux. On demandait un jour, dit Mme Dunoyer, quelle est la meilleure manière de se délivrer d’une tentation. Les uns répondaient qu’il fallait faire ceci, les autres qu’il fallait faire cela. — Vous êtes bien embarrassés, dit quelqu’un : la meilleure manière de se délivrer d’une tentation, c’est de la satisfaire. — Voilà toute la doctrine de la révolution de février.

Beaucoup de chimères, beaucoup de folles utopies greffées sur beaucoup l’ambition et d’orgueil, telles sont, selon nous, les grandes idées de nos jours La première pensée venue, le plus ordinaire cerveau du monde, pourvu qu’il fermente un peu, après avoir touché au mauvais levain du temps, enfante un système général du monde et de la société. Nous lisions dernièrement une brochure intitulée Armanase ou le Règne de la capacité. L’auteur nous avertit dans sa préface qu’Armanase, dans la langue sacrée de l’Inde, veut dire l’empire de l’intelligence, et c’est cet empire qu’il veut réaliser sur la terre. Comme l’auteur nous paraît un penseur solitaire et honnête, nous sommes persuadés que nous n’avons pas affaire en lui à quelque dictateur futur, et qu’il ne trônera pas quelque jour au Luxembourg. S’il en était autrement, nous serions effrayés du mal que ferait la fondation de l’Armanase, en voyant les merveilles que nous promet l’auteur. Règle générale : aussitôt qu’on me promet de réaliser une merveille ici-bas, j’ai peur, sachant ce qu’est l’humanité et ce qu’est mon temps. Voici, par exemple, ce que serait Paris dans l’Armanase. Pardon de cette citation ; mais il nous semble bon de voir ce qu’est une des grandes idées de notre temps, avant qu’elle ait passé par la pratique de quelque gouvernement provisoire, et quand elle est encore dans le simple appareil de l’idée pure.

PARIS ARMANASIEN

« Nous n’osons esquisser en ce moment ce que nous entendons par une ville normale, digne demeure de l’homme-roi, où tous les élémens lutteraient de zèle pour éviter le moindre effort à leur souverain ; mais nous pouvons parler de quelques améliorations que l’on pourrait apporter à nos vieilles cités.

« Les jeux, les fêtes publiques occuperaient une foule joyeuse et réjouiraient le soi de notre vieux Paris. La moitié des rues seraient converties en passages, le Palais-National vitré ; la Seine, détournée de son lit par un canal creusé dans les catacombes de Montrouge, laisserait une large place pour des cirques, des amphithéâtres et des promenades. Cette idée de M. Émile Thomas nous a toujours séduit par un caractère de grandeur toute babylonienne. Nous voyons d’ici cette navigation souterraine à la lueur rougeâtre des torches flamboyantes et aux cris des nautoniers répercutés par les voûtes. Et puisque la surface du sol est tellement encombrée par nos misérables constructions et l’enchevêtrement de nos intérêts, pourquoi ne songerions-nous pas à trouver au-dessous du sol de nos rues, et au-dessus du niveau de nos maisons, l’espace qui nous manque pour y établir nos créations armanasiennes ? Ainsi, des catacombes de Montrouge agrandies, rectifiées et éclairées, pourraient partir de longues galeries, qui viendraient aboutir à de larges places souterraines sous le Palais-National, sous nos boulevards ; là, au sein des hivers, la population trouverait une température toujours constante, des cirques, des théâtres, des promenades, des lignes de communication, parfaitement saines, abritées et directes, entre les points les plus importans de la cité. Vingt lignes de chemins de fer souterrains viendraient, à chaque minute, prendre et ramener le voyageur au centre même des affaires, débarrasseraient nos rues des encombremens du roulage, et répareraient ainsi en partie la faute que l’on a faite de placer les embarcadères à une distance démesurée du point naturel où ils devraient être.

« Cette cité plutonienne serait pour le Parisien sa galerie d’hiver. Ne pourrions-nous pas, pendant que nous y sommes, lui bâtir dans les airs une villa pour l’été ? Les jardins suspendus de Sémiramis seraient-ils au-dessus des ressources de l’art moderne ? Nous ne le croyons pas. Nous croyons que les toits de nos maisons pourraient être nivelés en terrasses continues, qui couvriraient Paris d’un gracieux parterre, et nous rendraient avec usure l’aspect du ciel et l’air que les architectes nous disputent pied à pied. Nous connaissons une substance, méprisée aujourd’hui, qui se prêterait admirablement à la confection de ces terrasses. Des ornemens de fonte préserveraient les promeneurs de chuter dans le ravin des rues de la ville bruissante au-dessous d’eux. Des colonnes élégantes élèveraient dans les airs les fumées et les émanations des habitations. De légères passerelles uniraient entre elles les îles des maisons : Venise aérienne, flottant au milieu des nuages, embaumée par les fleurs, égayée par les oiseaux, inondée de lumière.

« Enfin, pour que la capitale de la France ait quelque ressemblance de plus avec un cerveau humain, nous voudrions que chacune des parties pût, comme par un contact électrique, se mettre en rapport avec toutes les autres. Nous possédons un moyen pour obtenir ce prodigieux résultat, que nous espérons bien voir mettre en pratique un jour. Alors tout individu pourra, du coin de son feu, écrire un bulletin, qui sera instantanément transmis à un bureau central, et de là au point voulu de la circonférence, pour que l’ordre y soit exécuté. On pourra, en six minutes, avoir des nouvelles d’un ami, recevoir des échantillons d’étoffe, un livre nouveau, ou un plat de supplément pour quelque convive inattendu.

« Alors Paris sera, pour chacun de ses habitans, comme un de ces orgues immenses dont un habile musicien concentre tous les claviers sous ses doigts. Il répondra à tous les désirs, à toutes les fantaisies, à toutes les extravagances. Il se livrera tout entier, sans réserve, et sans les conditions de temps et d’espace qui nous consument aujourd’hui. Or, notre moyen est tellement réel, tellement pratique, qu’il a déjà fonctionné entre nos mains.

Il est impossible que nous laissions nos lecteurs aux bords du grand secret qui doit fonder l’Armanase, sans le leur révéler. Ce moyen réel et pratique est le droit de préemption. « Grace à la préemption, il sera permis, dans le cas qui nous occupe, de fonder une compagnie puissante sur des bases raisonnables pour exécuter cette tâche assyrienne. En effet, avec quelques fonds en caisse et les bases du projet arrêtées… » Vous entendez ? avec quelques fonds en caisse, c’est là le point important : toujours la vieille recette des alchimistes. Voulez-vous que je vous fasse de l’or ? commencez par m’en donner. Et ne riez pas, je vous prie, du droit de préemption ! Il n’est ni plus absurde ni plus impraticable que la proportionnalité des salaires aux besoins, qui a manqué de devenir un des articles de la constitution, et que le droit an travail, qui ressemble de bien près à la proportionnalité des salaires aux besoins.

Nous avons parlé des origines de la révolution de février et des idées qu’elle a enfantées. Cela nous amène naturellement à parler de quelques-uns de ses auteurs qui, réfugiés à Londres et condamnés par contumace, viennent de faire paraître un journal intitulé le Proscrit. Ce journal a été saisi, et nous ne voulons pas rechercher quels sont les délits que la justice y poursuit ; nous voulons seulement en tirer quelques curieux renseignemens sur l’état du parti démagogique et sur ses profondes divisions ; nous voulons voir aussi de quelle manière le parti démagogique réfugié apprécie la victoire légale que le parti conservateur a remportée le 31 mai, dans la loi électorale, et la conduite qu’ont tenue en cette occasion la montagne et la presse socialiste ou démagogique.

Le journal commence par un article à la fois violent et solennel de M. Ledru-Rollin :

« Peuple, ceux qui te guident se trompent ou te trahissent.

« Ils se trompent, en demandant à l’habileté, au calcul, à l’inaction, le succès que tes ennemis n’attendent que de leur témérité.

« Ils te trahissent, s’ils te disent qu’après avoir subi, sans protester, le plus monstrueux des attentats, tu te retrouveras vaillant et tout entier au jour du dernier péril, car il est plus facile de ne point accepter le joug que de le briser.

« L’audace, cette force des révolutions, elle qui t’a toujours fait victorieux, serait-elle passée de ton cœur au cœur de tes ennemis ? »

Une fois sur ce ton d’excommunicateur, M. Ledru-Rollin ne s’arrête plus, et enveloppe dans une réprobation commune la presse démagogique, les derniers élus de Paris et la montagne elle-même tout entière. Le peuple ne doit plus compter que sur lui-même. De qui pourrait-il attendre une direction ?

« De la presse ? Après t’avoir engagé, de loin, à la résistance, elle s’est rabattue sur le refus de l’impôt, puis, sur la transformation de l’impôt, puis… que sais-je ? elle a peur.

« Les derniers représentans socialistes par toi nommés, ces hommes de feu qui devaient tout embraser, ces révélateurs de l’avenir près de qui tout était obscurantisme et passé, ils ne se sont pas donné le temps de s’asseoir, de laisser sonner la douzième heure, que déjà ils avaient renié trois fois la révolution et abdiqué entre les mains de la réaction.

« Et la montagne, il faut bien lui dire ici ce que lui dira l’histoire. Elle s’est montrée indigne du grand nom dont ses ennemis l’avaient honorée. Dépourvue de mandat, elle a laissé mettre aux voix deux questions au-dessus de toutes les questions : la constitution et le suffrage universel ; elle a donc, en votant, habilité, autant qu’elle l’a pu, une majorité radicalement incapable, et légitimé l’usurpation. Puis, l’attentat commis, elle est demeurée sur ses sièges, comme s’il pouvait encore y avoir une opposition sérieuse, des garanties de droit là où ne règne plus que la force, et un peuple à représenter quand il a été mis au ban de la constitution. »

« Nous ne pouvons le taire, dit un autre proscrit, le citoyen Delescluze, dans cette circonstance suprême, c’est-à-dire dans la discussion électorale, la France républicaine a démérité devant sa propre estime. — « Ceux-là sont des fous ou des traîtres qui voudraient protester contre la mutilation du suffrage universel ; il faut attendre ! » Voilà ce qui s’est dit et redit du haut de la tribune, ce qui se répétait dans la presse, et le peuple a cru faire acte de sagesse et de patriotisme en se laissant dépouiller sans mot dire. Eh bien ! à ceux qui ont pris la responsabilité de cette honteuse politique, nous n’avons qu’une chose à répondre : Lâches ou traîtres !

« Oui, lâches ont été ceux qui ont transigé sur le droit, si l’ambition ou des intérêts plus vils n’ont pas dirigé leurs écrits et leurs actes ! Avec le suffrage universel, la patience était possible, car l’avenir était sauf ; après la suppression du suffrage universel, c’est un suicide. Et comment rachèterez-vous cette irréparable défaite qui ne vous laisse ni l’honneur comme parti, ni l’espérance comme citoyens ? Quand vous rendra-t-on ces quatre millions d’ilotes que vous avez laissé destituer du droit d’homme ? Assez de mensonges ! ne jouez pas plus long-temps l’habileté politique, cessez de parler de 1852, car vous y croyez moins que personne. Avouez-le, vous avez eu peur pour votre négoce ou vos indemnités parlementaires, et vous avez conduit vous-mêmes les funérailles du suffrage universel,

Quand ils condamnent ainsi la conduite de leurs coreligionnaires, les réfugiés savent bien quels reproches ceux-ci leur jettent à leur tour à la tête. Ce sont des impatiens de l’exil, et c’est cette impatience qui leur inspire ces amers dépits contre leur propre parti. Aussi y a-t-il dans le Proscrit un article intitulé les Impatiences de l’exil, qui nous en apprend beaucoup sur les querelles du ménage démagogique

« Ce mot a déjà été prononcé, et pourquoi ne servirait-il pas à expliquer et à réfuter la politique dont le Proscrit lève le drapeau ? La méthode est facile, elle n’exige pas une grande dépense d’esprit ni surtout de courage ; enfin, elle peut s’appliquer à tout. Nous avons, par exemple, le malheur de ne pas trouver absolument bon que la révolution se laisse traîner aux gémonies, que la république, désertée par ceux qui avaient manat de la défendre, s’en aille docilement de vie à trépas ; — impatiences de l’exil !

« Nous sommes assez osés pour ne pas admirer le stoïcisme de la montagne, assistant, l’arme au bras, à la ruine de la constitution, et se laissant clouer sur ses bancs par l’insulte et l’outrage ; nous pensons et nous disons tout haut, avec l’espoir que notre parole sera entendue de la France entière, que le peuple n’a plus rien à attendre que de son patriotisme et de son courage, qu’il peut et doit choisir son temps et son heure, sans demander un firman aux muets de la montagne et aux endormeurs de la presse ; — impatiences de l’exil ! »

Nous avons cité ces curieux passages du journal de M. Ledru-Rollin, parce qu’il nous montre bien l’importance de la victoire légale du 31 mai. Oui, ç’a été un grand coup porté à l’armée du mal que la loi du 31 mai 1850. Chaque jour, les renseignemens que nous trouvons dans les journaux sur la réduction des listes nous prouvent que la loi a atteint le but qu’elle poursuivait, puisque partout la population nomade, c’est-à-dire la population qui n’a aucun intérêt au maintien de l’ordre social, se trouve éliminée, tandis que la population domiciliée, c’est-à-dire la population honnête et régulière, s’est affermie dans ses droits ; mais ce qui a frappé surtout les réfugiés dans la discussion de la loi électorale, c’est que la montagne, après avoir annoncé qu’elle allait tout foudroyer, s’est laissé vaincre le plus commodément du monde. Nous avons nous-mêmes remarqué cette soudaine sagesse ; mais la remarque est plus piquante dans la bouche de M. Ledru-Rollin. D’où vient cette prudence, sinon du sentiment que la montagne a eu de sa faiblesse, sentiment fort juste, selon nous. Et quand nous entendons M. Ledru-Rollin en faire un reproche à la montagne, nous trouvons que la montagne de Paris serait fort à son aise pour renvoyer le reproche à la montagne de Londres. Cette faiblesse, en effet, du parti démagogique, d’où vient-elle, sinon de la conduite de M. Ledru-Rollin et de ses amis depuis la révolution de février, et surtout depuis dix-huit mois ? S’il n’y avait pas en l’année dernière un 13 juin aussi impuissant que ridicule, on s’en souvient, peut-être y aurait-il eu cette année quelque 13 juin formidable. Nous n’en croyons rien quant à nous ; mais, contre M. Ledru-Rollin, la montagne de Paris peut le croire et le dire. Si quelqu’un, en effet, depuis le 24 février 1843 jusqu’au 13 juin 1849, a pu se dire le chef du parti démagogique, si quelqu’un a conduit ce parti, c’est assurément M. Ledru-Rollin. Où l’a-t-il mené ? Qu’en a-t-il fait ? Ce ne sont pas les fautes de cette année qui ont perdu le parti démagogique ; ce sont les fautes de toute sa conduite depuis le 24 février. Il n’appartient pas à ceux qui ont épuisé un parti par leurs imprudences et leurs folies de lui reprocher de manquer de force.

Nous avons vu comment M. Ledru-Rollin juge la montagne d’aujourd’hui. Il est curieux peut-être aussi de voir comment il juge le gouvernement provisoire et les événemens de 1848. Nous avons entendu rappeler souvent un proverbe de notre première révolution : Égoïste comme un émigré. Ce proverbe s’applique fort bien aux émigrés démocrates de Londres. Il n’y a qu’eux qui aient compris le sens de la révolution de février ; il n’y a qu’eux qui savent la diriger, et quiconque s’écarte d’eux ou de leurs pensées est un aveugle ou un traître. Le mal remonte haut, selon le citoyen Delescluze. Ainsi le peuple s’est trompé dès le 24 février, car, parmi ceux que le peuple élève au rang de gouvernans provisoires, on ne compte pour ainsi dire « que des royalistes ou des whigs ambitieux couvés dans la serre chaude du National… » Que fait le peuple-roi ? Il s’enivre des paroles dorées de Lamartine ; il plante des arbres de la liberté et fait allumer des lampions… Si des voix sages s’élèvent pour parler au nom de l’unité ou de la tradition, elles sont bientôt couvertes par les vociférations des sectaires. Les théories les plus contraires à l’esprit national, les sophismes les plus monstrueux, les projets les plus impossibles trouvent des apôtres et des disciples. » — Ces derniers mots, si nous ne nous trompons, doivent être à l’adresse de M. Louis Blanc, ce qui prouve que la montagne de Londres a elle-même ses divisions.

Ainsi la première erreur du peuple fut la nomination du gouvernement provisoire ; nous ne demandons pas mieux que de le croire. La seconde fut l’élection de l’assemblée constituante. « Les prolétaires trompés vont prendre leurs mandataires parmi les ennemis secrets ou déclarés de l’égalité ; sur 900 membres accourus de tous les points de la France, le parti républicain ne compte pas 100 représentans ! »

Quoi ! dans l’assemblée constituante, il n’y avait pas 100 républicains, et c’est cette assemblée qui a proclamé avec tant d’ardeur la république ! Ce qui nous étonne, c’est qu’en constatant qu’il n’y avait pas plus de 100 républicains dans l’assemblée, M. Delescluze ne se demande pas pourquoi cela ? Il parle bien de l’erreur des prolétaires ; mais qui sait ? peut-être les prolétaires ont-ils pris ce jour-là tout ce qu’il y avait de républicains en France. Cette explication en vaut bien un autre.

Voilà deux fois déjà que le peuple a agi, 1° dans la nomination du gouvernement provisoire, 2° dans l’élection de l’assemblée constituante, et deux fois déjà, selon le Proscrit, il s’est trompé. C’est à décourager de l’employer. Cependant, quand vint l’élection de l’assemblée législative, le peuple agit mieux, et en voici le témoignage. « Le suffrage universel, dit M. Delescluze, faisait peu à peu son éducation ; il s’était montré impitoyable pour les républicains de la forme, sans merci pour ces ambitions vulgaires qui avaient si honteusement déserté le devoir pour les vaines satisfactions de l’orgueil ou de la cupidité. » Ces phrases ont leur adresse évidemment, et ce n’est pas un des signes les moins caractéristiques de l’esprit réfugié ou émigré que nous étudions en ce moment, que cette implacable rancune de la montagne de Londres. La montagne de Londres ne pardonne pas. Elle rejette sans pitié tous ceux qui, dans le parti démocratique, semblent aujourd’hui revenir à la démagogie après l’avoir répudiée pendant quelque temps. « Pouvons-nous oublier, dit le Proscrit (et nous ne citons les noms qu’on va lire que parce que ce qui fait leur crime aux yeux des montagnards de Londres fait leur honneur aux nôtres), pouvons-nous oublier qu’aujourd’hui les Pascal Duprat, les Ducoux et tant d’autres, qui alors se faisaient si hardiment les porte-bannières et les pourvoyeurs de la réaction, se glissent pas à pas dans les rangs démocratiques, que Cavaignac lui-même est accepté par certains journaux comme l’espoir de la république ? »

Le Proscrit n’est pas seulement le journal de l’émigration démagogique française ; c’est le journal de la république européenne réfugiée à Londres et concentrée pour le moment en quelques hommes, jusqu’à ce qu’elle s’établisse dans toute l’Europe. Ce plan de république universelle et d’unité démagogique est surtout exposé dans un article de M. Mazzini, l’ancien dictateur romain. « Il faut, dit M. Mazzini, il faut qu’aux chapelles se substitue l’église, aux sectes la religion de l’avenir. Il faut que la démocratie européenne se constitue. Il faut qu’à la ligue des pouvoirs corrompus ou mensongers vienne enfin s’opposer dans sa réalité et dans sa puissance la sainte alliance des peuples. Il faut poser en commun la première pierre du temple sur le fronton duquel l’avenir inscrira : DIEU EST DIEU, et L’HUMANITÉ EST SON PROPHÈTE. La victoire est à ce prix ; l’initiative est à tous. »

Que signifient ces pompeuses glorifications de l’humanité ? Quoi ! nous sommes tous les prophètes de Dieu ! Pauvres prophètes ! Mais M. Mazzini sait bien ce qu’il veut dire. L’humanité, c’est lui, comme, dans la bouche de M. Ledru-Rollin, le peuple, c’est M. Ledru-Rollin lui-même et lui seul. Grands mots et petits hommes, orgueils individuels qui s’érigent en personnifications insolentes de l’univers, voilà la triste histoire de nos jours ! Nous ne nous y trompons pas en effet, et nous ne prenons pas M. Mazzini pour un fanatique. Les fanatiques se dévouent aux autres ; M. Mazzini se dévoue à sa propre déification. Cela ne fait qu’un égoïste, plus le galimatias.

Reposons-nous des publications étranges ou coupables que nous venons de parcourir sur l’écrit d’un homme de talent et d’un homme de bien, M. Émile de Bonnechose. Cet écrit, intitulé les Chances de salut de la société actuelle, commence par analyser nos maux, et, parmi nos maux, M. Émile de Bonnechose compte sans hésiter quelques-unes de nos institutions, les lois sur la presse, sur l’enseignement, sur les concours, sur la garde nationale, et surtout le suffrage universel. « Si l’ordre règne en ce moment, dit M. de Bonnechose, si la société se maintient debout, si ses ennemis sont momentanément abattus, cet état de choses doit être attribué uniquement à la sagesse et à l’union des grands pouvoirs constitués, dont l’existence est précaire, et qui n’ont en eux-mêmes aucune condition de stabilité ni de durée, et les seules chances qu’ait la société pour échapper aux plus grands malheurs c’est d’être replacée par ces mêmes pouvoirs sur des bases plus fermes et dans des conditions d’existence plus normales. » Or, quelles sont ces conditions ? M. de Bonnechose compte parmi les premières conditions de l’existence de la société l’établissement d’un pouvoir exécutif respecté et suffisamment fort, « et enfin des institutions tutélaires qui proportionnent, autant que possible, la part d’influence politique donnée à chacun dans la société à l’intérêt plus ou moins grand que chacun peut avoir à la défendre. »

Ces derniers mots, si je ne me trompe, font de M. de. Bonnechose un réactionnaire décidé. Il veut, en effet, revenir au cens ou tout au moins à la capacité spéciale, pour constituer la liste électorale. Il ne croit pas que tout le monde naisse électeur ; il pense que l’électorat est un droit qui ne doit être conféré qu’à ceux qui le méritent ; il nie enfin le principe du suffrage universel, et, pour nier le principe du suffrage universel, il s’appuie avec une grande naïveté sur l’autorité de Benjamin Constant, comme si, depuis les grands publicistes que nous avons eus, voici bientôt trois ans, par milliers et par millions, l’autorité de Benjamin Constant était encore de mise. Benjamin Constant disait, il est vrai, il y a vingt ans : « La propriété seule assure le loisir indispensable à l’acquisition des lumières et à la rectitude du jugement ; la propriété seule rend les hommes capables de l’exercice des droits politiques… Lorsque les non-propriétaires ont des droits politiques, de trois choses il en arrive unes ou ils ne reçoivent d’impulsion que d’eux-mêmes, et alors ils détruisent la société, ou ils reçoivent celle de l’homme ou des hommes du pouvoir, et ils sont des instrumens de tyrannie, ou ils reçoivent celle des aspirans au pouvoir, et ils sont des instrumens de factions. J’établis donc des conditions de propriété, et je les établis également pour les électeurs et pour les éligibles… » Mais nous avons changé tout cela, et nous avons entrepris de prouver au monde qui ne connaissait encore de république ayant vécu et ayant fait quelque figure dans le monde que les républiques aristocratiques, nous avons entrepris de prouver qu’une république démocratique pouvait, dans un grand état, vivre avec le suffrage universel.

Jusqu’ici nous avons beaucoup plus parlé de la politique générale que des discussions de l’assemblée. Cela tient à ce que, ne voulant pas parler de la loi de la presse, il n’y a pas eu dans cette quinzaine d’autre discussion importante qui ait attiré l’attention du public. Les délibérations de l’assemblée n’en ont pas moins été utiles. Nous avons, en effet, à mentionner pendant cette quinzaine plusieurs lois excellentes, de ces lois que les partis demandent avec emportement, tant qu’ils pensent qu’on ne les leur accordera pas, et qu’ils oublient aussitôt qu’on les a faites : la loi sur les caisses de secours mutuels, qui fait le pendant à la loi sur les caisses de retraite, la loi sur les sociétés de patronage, la loi sur l’avancement des fonctionnaires publics ; nous n’oublierons pas même la loi sur les mauvais traitemens infligés aux animaux, car la liberté d’être brutal et cruel avec les animaux ne nous a jamais semblé une liberté qu’il fallut soigneusement maintenir, convaincus, comme nous le sommes, que toutes les brutalités et toutes les violences se touchent. Parmi ces lois, celles qui sont surtout destinées à soulager les classes laborieuses ont été discutées par l’assemblée avec beaucoup de soin. Préparées par le grand et intelligent rapport de M. Thiers sur l’assistance publique et par les rapports spéciaux de M. Benoît d’Azy, ces lois, nous l’espérons, produiront quelques heureux effets elles feront du bien, quoiqu’elles n’aient pas fait de bruit. Nous ne croyons pas qu’elles vont renouveler en un instant la face de la société laborieuse ; nous ne nous attendons pas à des miracles. Il y a quelque chose à quoi l’assemblée doit encore moins s’attendre qu’à des miracles : c’est à la reconnaissance, je dis à la reconnaissance bruyante ou à la popularité. Elle aura la reconnaissance des ouvriers honnêtes et laborieux qui profiteront du bienfait des nouvelles lois ; elle n’aura pas celle des ouvriers coureurs de clubs et lecteurs de journaux. Ceux-là ne connaîtront pas les nouvelles lois, pour deux raisons : la première, parce que leurs journaux se garderont bien de leur dire que le gouvernement du président et l’assemblée législative viennent de faire trois lois qui seront favorables aux intérêts des classes laborieuses ; l’autre raison qui fera que les ouvriers dont nous parlons ne connaîtront pas ces lois par leurs effets, c’est que ces lois ont sagement établi que la société ne devait faire quelque chose que pour ceux qui commençaient par faire quelque chose pour eux-mêmes, et qui ne mettaient pas leur paresse et leurs vices à la charge de l’état. Les lois nouvelles font certains avantages à ceux qui font certaines économies ; elles récompensent les vigilans, les sobres, les honnêtes, ceux enfin qui imitent la fourmi et non ceux qui imitent la cigale. Vous voyez bien qu’à cause de cela même ces lois sont destinées à rester étrangères et inutiles aux ouvriers qui n’aiment pas le travail, et qui ne s’en intitulent pas moins le peuple des travailleurs. Que l’assemblée le sache, elle a fait le bien, elle n’en sera pas plus populaire pour cela, et nous n’en entendrons pas moins répéter par les mille échos de la presse démagogique que l’assemblée ne fait rien pour le peuple, et qu’il n’est rien sorti du travail de la commission sur l’assistance publique.

Nous devons compter aussi parmi les bonnes œuvres de la majorité de l’assemblée la loi sur la mise en état de siège de la Guadeloupe. L’état de nos malheureuses colonies est vraiment déplorable. La liberté des noirs, que le gouvernement provisoire a proclamée imprudemment, a excité au plus haut degré la haine des diverses races qui peuplent nos Antilles. Hier encore esclaves, aujourd’hui citoyens et électeurs, que voulez-vous que fassent les noirs, sinon d’obéir aux rancunes de l’esclavage ? Comment espérer la paix quand on met des armes aux mains des passions et des intérêts rivaux ? Aussi les plus cruels récits de meurtres et d’incendies nous arrivent sans cesse de la Guadeloupe. Les défenseurs même ou les auteurs de cette brusque émancipation qui a désolé les colonies nous en font de tels tableaux, qu’il faudrait en conclure que les deux races ne peuvent plus exister sur le même sol. Ainsi la liberté des noirs aurait pour effet l’extermination des blancs. Que dites-vous de ce nouveau produit de la fraternité de 1848 ?

Nous ne voulons pas en finir avec les délibérations de l’assemblée, pendant cette quinzaine, sans dire un mot d’une délibération sur les colonies agricoles de l’Algérie. Nous laissons de côté ce qui touche aux erreurs qui ont été faites dans le choix des colons. Ces erreurs ont été signalées d’une manière expressive dans le rapport de M. Reybaud ; mais les députés de l’Algérie s’étaient imaginés que la meilleure manière de faire prospérer ces colonies, c’était de les affranchir de ce qu’on appelle le régime militaire, pour les ramener au régime civil, et là-dessus nous avons entendu de grandes déclamations contre ce qu’on nomme le militarisme ou le gouvernement du sabre. Nous ne saurions dire, laissant de côté les hommes que nous respectons toujours pour aller aux choses que nous avons le droit de juger, nous ne saurions dire combien ces déclamations nous semblent sottes et ingrates, sottes et ingrates en Algérie, à propos de laquelle on les fait, sottes et ingrates en France, où l’on vient les faire. Y a-t-il un pays au monde qui doive plus à l’armée que l’Algérie et la France ? L’une lui doit d’être née, et l’autre lui doit de n’être pas morte. En Algérie, tout a été fait et créé par l’armée. C’est l’armée qui a bâti les villes, bâti les ponts, bâti les routes, bâti les églises, bâti les maisons ; c’est elle qui a défriché les champs, planté les arbres, creusé les fontaines dans ces colonies agricoles elles-mêmes qu’elle a si grand’peine à empêcher de retomber dans la stérilité et dans l’inculture, depuis qu’elle y a installé les citadins turbulens et paresseux qu’on y a envoyés comme colons. Dans, les derniers temps de la république romaine, c’étaient les soldats qui chassaient l’agriculteur du champ qu’il avait labouré et ensemencé.

Haec mea sunt ! veteres migrate coloni.

Aujourd’hui en Algérie c’est le contraire. Le soldat laboure, arrose, ensemence, cultive, et, cela fait, le colon arrive pour moissonner. Et il se plaint du régime militaire ! — Mais, dit-on, pourquoi sont-ce des officiers qui gouvernent les colons ? Pourquoi ces colons n’ont-ils pas leurs magistrats électifs, leurs maires et leurs conseils municipaux ? — Vous demandez pourquoi ils ne se gouvernent pas eux-mêmes ! C’est qu’ils ne le peuvent pas, c’est qu’ils sont incapables de se faire une règle et de la suivre, c’est qu’ôtez-leur l’officier qui les gouverne, ils tombent aussitôt dans l’anarchie, et la colonie dans le néant. Tenez ! vous nous forcez de le dire, il n’y a plus aujourd’hui en France comme en Algérie, il n’y a plus qu’une seule école de gouvernement : c’est l’armée ; il n’y a plus que là qu’on apprenne encore les deux qualités qui font vivre la société, obéir et commander. L’armée est la seule portion de la société qui soit encore un corps régulier, hiérarchique, qui soit encore une vraie société, et c’est pour cela que l’armée a une si grande importance dans le gouvernement. Ce n’est pas parce que l’armée a un sabre et un fusil, ce n’est pas pour cela qu’elle gouvernera ; c’est parce qu’elle a une organisation, une hiérarchie. C’est de là que vient sa force, et partout où la société s’est trouvée vieille et lasse, partout où les liens de l’ordre social se sont détendus et relâchés, à Rome par exemple, sous les empereurs, si l’armée a gouverné, c’est que l’armée avait conservé son organisation, tandis que le reste de la société avait perdu ou vu s’altérer la sienne. L’armée a ce grand avantage dans un état agité par les factions, qu’elle reste un corps pendant que les autres corps s’amollissent et s’effacent. Si cela est vrai de toutes les armées, qu’est-ce de notre armée si intelligente à la fois et si énergique ? Que veut-on dire, en effet, quand on parle du gouvernement du sabre ? Ne dirait-on pas que nos officiers ne sont bons qu’à commander une charge de cavalerie ? Oublie-t-on que, formés dans nos écoles savantes, nos officiers sont des hommes instruits, lettrés, savans, qui savent penser et agir, écrire et faire, qui ont à la fois le discours et l’œuvre, l’action et la parole, perfectionnant l’une par l’autre, empêchant que la parole, toujours séparée de l’action, ne tombe dans la langueur et dans la frivolité ? Et non-seulement nos officiers sont en général des hommes d’un esprit cultivé, ils ont dans leur sein les spécialités les plus diverses. Ceux qui médisent de l’armée et qui veulent en faire la personnification de la force brutale ne réfléchissent pas qu’une armée est une société complète, ayant tous ses instrumens d’action, son administration des vivres, du logement, du vêtement ; ayant ses constructeurs, ses ingénieurs, et dont nous dirions volontiers qu’elle fait aussi la guerre, tant elle fait bien d’abord toute autre chose. Avec une organisation pareille, on comprend ce que l’armée a fait dans un pays où tout était à faire comme en Algérie, dans un pays où il faut avoir la pioche d’une main pour défricher, et le sabre d’une autre pour défendre le sillon qui vient d’être ouvert, dans un pays et devant un peuple comme le peuple arabe, qui n’aime et n’estime que la guerre. Voulez-vous par hasard, devant les Arabes, jouer au gouvernement représentatif, avoir un maire en lutte avec son conseil municipal, ou bien encore jouer à la garde nationale ? En Algérie, la garde nationale devient bien vite une milice sérieuse, et c’est pour cela qu’elle a besoin d’être commandée par des officiers sérieux. Pour gouverner les colonies agricoles, les officiers ont le titre qui de tout temps a conféré le pouvoir : ils défendent la colonie. Qui dit défenseur dit gouverneur. Cela est vrai en France et en Algérie.

C’était l’armée romaine qui, par ses grands travaux, changeait la face des provinces conquises ; c’est notre armée aussi qui, en Afrique, installe la civilisation, ou plutôt qui l’y ramène, car l’armée française, partout où elle s’avance en Afrique, y trouve les traces de son héroïque devancière, l’armée romaine. Il semble qu’il y ait comme une sorte de généreuse émulation entre ces deux armées dont la gloire vient dans les mêmes lieux se toucher à travers les siècles. Qui aura été le plus loin de l’armée française ou de l’armée romaine ? Qui aura bravé le plus de périls et vaincu le plus d’obstacles ? Dernièrement, une expédition française partait de Biscara et pénétrait dans la vallée de l’Oued-el-Abiod. Bientôt elle arrivait à un défilé formidable, le Kanga de Tighanimias, et nos chefs arabes affirmaient que la colonne ne pourrait point passer. Ils indiquaient même de longs circuits pour tourner le défilé. Cependant le général en fait la reconnaissance. Pendant six heures de travail obstiné, la pioche, le pic à roc, la mine, sont employés. Quarante sapeurs du génie et deux bataillons du 20e rivalisent d’adresse et d’ardeur. Le lendemain matin, en trois heures, la colonne passe sans difficulté ce mauvais pas, laissant derrière elle au bénéfice du pays une route bonne et durable. Nous croyions bien, écrit le général, passer là les premiers ; mais au milieu du défilé une inscription latine gravée dans le roc nous apprit que sous le règne d’Antonin-le-Pieux la 6e légion romaine avait montré ses aigles à ces mêmes rochers. « J’espère que nous avons au moins traduit l’inscription romaine et gravé notre traduction dans le roc. » La version cette fois vaut l’original.

En passant des affaires du dedans aux affaires du dehors, la première circonstance que nous rencontrons, c’est en Angleterre la mort de sir Robert Peel et les hommages que l’Angleterre et toute l’Europe rendent avec empressement à sa mémoire. Heureux homme en dépit de la précocité de sa mort ! heureux peuple malgré la grande porte qu’il a faite ! oui, heureux peuple, puisqu’il a encore cette vertu de la reconnaissance, qui, de toutes les vertus d’une société, est la plus rare et la plus salutaire, celle surtout qui témoigne le mieux de la vitalité d’un état. Les nations reconnaissantes ne meurent pas. Elles ont en elles l’instinct de la justice, et c’est à cause de cet instinct qu’elles rendent hommage aux grands hommes qui se sont dévoués à leur salut ou à leur gloire ; mais cet instinct de la justice leur révèle aussi les véritables conditions de l’ordre social, et elles s’y soumettent avec empressement. L’ordre dans l’état ne leur pèse pas plus que la gloire dans les hommes d’état, et elles se sentent fortifiées, honorées, et non pas gênées, par tout ce qui les soumet. Heureux donc sir Robert Peel d’avoir vécu et d’être mort au milieu d’un pareil peuple ! Mais aussi il a tout fait pendant sa vie pour conserver à ce peuple les qualités qui le rendent capable de supporter ses grands hommes. Il ne l’a jamais ni excité ni flatté. Aussi quels hommages rendus à sa mémoire ! Quelles belles et glorieuses séances que celles que le parlement interrompt en signe de deuil, et celles où les amis de Robert Peel refusent en pleurant les funérailles publiques que la patrie leur offre, parce qu’ils ne peuvent pas les préférer aux funérailles de famille qu’a voulues l’illustre défunt ! car, sachons-le bien, là où la patrie est si bien constituée, la famille cependant domine et prévaut sur la patrie dans le cœur des hommes, et la patrie ne s’en plaint pas ; elle s’applaudit au contraire que ses plus véritables et ses plus solides fondemens soient entourés de tant de respect et de si pieuses préférences.

Nous ne jugerons pas ici la politique extérieure et intérieure de sir Robert Peel pendant sa longue carrière publique. Nous ne voulons faire que deux courtes remarques à ce sujet. L’histoire dira qu’il y a eu, dans notre siècle et depuis trente ans, une école d’hommes d’état qui se sont, dans les divers pays de l’Europe, glorieusement employés à maintenir la paix du monde : en France, le roi Louis-Philippe, et avec lui MM. Molé, de Broglie, Thiers et Guizot ; en Autriche, M. de Metternich ; en Russie, M. de Nesselrode ; en Prusse, le vieux roi de Prusse et ses ministres ; en Angleterre, lord Wellington, lord Aberdeen, lord Lansdowne, lord John Russell, et parmi eux, au premier rang, sir Robert Peel. Ce sera l’honneur de ces hommes d’état d’avoir su, en soutenant les légitimes intérêts de leur pays, subordonner ces intérêts au maintien de la paix générale, et d’avoir toujours préféré la grande politique à la petite. Nous sommes moins à notre aise, nous l’avouions, pour louer la politique intérieure de sir Robert Peel, et particulièrement la politique commerciale qu’il avait adoptée depuis quelques années. Il y a là une grande expérience qui se fait sans qu’on puisse encore en juger les résultats. Le libre échange fera-t-il la prospérité de l’Angleterre, ou bien l’agriculture et par conséquent la propriété anglaise recevra-t-elle du coup un échec dont elle aura de la peine à se relever ? C’est là une grande question. L’avenir seul sait ce qu’il gardait à M. Peel et ce que la mort lui a enlevé.

La paix entre l’Allemagne et le Danemark, la dissolution de la chambre des députés en Wurtemberg, enfin les projets d’union commerciale présentés par l’Autriche, tels sont les trois points qui doivent attirer l’attention du public ; mais nous renvoyons à la prochaine chronique ce que nous voulons dire à ce sujet. En Allemagne, nous ne sommes jamais pressés de nous mettre au courant. Les projets y vont si vite, et les événemens y vont si lentement, que d’une part on est toujours à temps pour dire ce qui doit durer, et que d’autre part il est fort inutile de rappeler ce qui a vécu à peine.


Depuis plusieurs mois, l’Espagne semblait n’avoir qu’une pensée ; d’un bout à l’autre de la Péninsule, ce singulier peuple espagnol attendait avec une impatience fébrile la naissance d’un héritier royal. Quel serait le cérémonial adopté pour le baptême de l’infant ? Telle était la grande préoccupation de Madrid. Les brochures abondaient sur ce sujet, et nous en avons une entre les mains que nous recommandons aux chercheurs de curiosités historiques. Les pompes de la vieille monarchie y sont décrites avec la minutieuse exactitude des procès-verbaux contemporains[1]. La lithographie ne restait pas en arrière de l’imprimerie, et le portrait anticipé du futur prince des Asturies circulait déjà de main en main. Nous disons prince, car le peuple espagnol y tenait, et de fait on ne peut nier que la naissance d’un infant n’eût été pour l’avenir de la Péninsule une double garantie de sécurité. Prince ou princesse d’ailleurs, l’enfant qu’attendait la sollicitude monarchique du pays paraissait devoir venir au monde sous de meilleurs auspices que la jeune reine sa mère, car, il n’y a pas vingt ans, la blanche bannière qui se déploie sur le château royal à la naissance d’une infante[2] devenait, par une contradiction symbolique, le drapeau d’une sanglante guerre de succession qui n’a été résolue qu’à Vergara. Ce qui frappait surtout dans les manifestations dont les journaux espagnols ne nous apportaient qu’un écho affaibli, c’était l’accent de spontanéité, de conviction, d’enthousiasme réel et sincère qui s’y révélait, même à distance ; mais le vœu populaire n’a pas été exaucé : on a appris à peu près en même temps à Madrid la naissance et la mort du jeune prince. Un pareil événement ne peut manquer sans doute de raviver les espérances des montémolinistes ; mais nous ne voyons pas qu’il leur donne la moindre autorité. Aujourd’hui comme devant, la question de succession reste résolue.


Cuba et la Propagande annexioniste

L’avortement du coup de main tenté naguère par la bande Narcisco Lopez contre Cuba a été aussi complet que possible ; mais, pour qui connaît l’inexorable convoitise des Anglo-Américains et leur dédain de certains scrupules, pour qui tient compte surtout de la latitude que donnent à ces tendances de l’esprit national la faiblesse et l’instabilité constitutives du gouvernement de Washington, la complicité tacite des agens de celui-ci, qui, en dépit d’ordres formels, ont laissé l’expédition s’organiser en plein jour, la complicité avouée des autorités locales, dont quelques-unes, et de ce nombre le gouverneur même de l’état de Mississipi, ont officiellement patroné Lopez, il est bien évident que l’essai de piraterie auquel vient d’échapper la principale des Antilles se reproduira tôt ou tard. Il n’est donc pas sans intérêt de rechercher sur quels élémens de résistance l’Espagne, le cas échéant, pourrait compter.

La propagande annexioniste de New-York exploite à Cuba trois intérêts fort distincts, dont deux sont même essentiellement contradictoires. Aux noirs, elle promet l’émancipation ; aux propriétaires d’esclaves, elle offre la restauration et l’impunité de la traite à l’abri du pavillon américain, le partage de la prospérité commerciale et agricole des États-Unis. Elle s’adresse enfin aux susceptibilités locales, déclame contre la tyrannie militaire et l’avidité fiscale de la métropole et vante les douceurs du régime fédéral[3]. Voyons jusqu’à quel point, ce triple appel peut trouver des échos au sein de la population de Cuba.

Nous dirons d’abord que, si l’idée d’émancipation était assez puissante pour insurrectionner les noirs, ils n’auraient pas attendu jusqu’ici. Ils se seraient soulevés en 1841, alors que le gouvernement de la métropole, en rupture ouverte avec la France, seule alliée continentale de celle-ci, était à la merci de l’Angleterre, qui, par l’organe de son agent à Cuba, M. Turnbull, leur prêchait ouvertement la révolte. Ils se seraient surtout soulevés en 1848 ; les dangers qui menaçaient intérieurement et extérieurement l’Espagne, sa querelle diplomatique avec l’Angleterre, la suppression de l’esclavage dans nos colonies, l’ascendant irrésistible que semblait donner aux idées d’émancipation la révolution européenne, tout les y encourageait, et les propagandistes, tant anglais qu’américains, qui s’étaient abattus sur l’île ne le leur laissaient pas ignorer. Ce que les noirs n’osèrent ou ne voulurent pas tenter à ces deux époques, l’oseraient-ils et le pourraient-ils aujourd’hui que l’Espagne, libre de toute complication extérieure et remise de son délabrement intérieur, est plus que jamais en mesure de les contenir ? Cette liberté qu’ils n’ont pas songé à prendre des mains de l’Angleterre, dont la bonne foi abolitioniste ne pouvait être du moins révoquée en doute, iraient-ils précisément la demander aux États-Unis, où la question de l’esclavage est plus que jamais en suspens, aux États-Unis, qui de la même main offrent l’émancipation des noirs et le rétablissement de la traite ? Ajoutons que la position des noirs est à Cuba des plus tolérables. Des règlemens sévères, qui datent des premiers temps de la conquête, les mettent à l’abri de tout mauvais traitement, et l’opinion ne les protège pas moins que la loi. Ce sentiment d’égalité pratique qui est le fond du caractère espagnol a déteint ici sur les rapports des colons avec les esclaves : l’esclavage ne s’y distingue, à proprement parler, de la domesticité libre que par son côté avantageux, par le patronage perpétuel qu’il implique. Un grand nombre de noirs ont pu s’y créer par leur industrie une aisance personnelle qui leur permet souvent jusqu’aux jouissances du luxe, et il ne tient qu’à eux d’oublier qu’ils ont encore un maître. Cette liberté de fait ne vaut-elle pas la liberté légale des noirs et des mulâtres de l’Amérique du Nord, qui ne pourraient, sans courir danger de mort, user des droits politiques que la constitution leur confère, et que l’impitoyable orgueil de la race blanche exclut de ses écoles, de ses églises, et jusque de ses cimetières ?

La propagande à double face des annexionistes n’est pas de nature à inspirer plus de confiance aux planteurs qu’à la race noire. En supposant même que ceux-ci fussent complètement rassurés du côté des abolitionistes américains, le danger ne serait que déplacé. Si l’Espagne voyait jamais Cuba lui échapper par le fait des planteurs, hésiterait-elle un seul, instant, fût-ce en pure perte, à décréter elle-même l’émancipation en masse des noirs ? Ceci est élémentaire on encloue les canons qu’on est forcé d’abandonner à l’ennemi, et nous n’énonçons pas d’ailleurs cette hypothèse au hasard. Il est un mot semi-officiel qui fait fortune en Espagne, et que méditeront sans doute les créoles annexionistes, s’il y en a réellement : « Cuba doit être espagnole ou africaine ! »

Allons plus loin : supposons que, par un concours de circonstances imprévues, Cuba put parvenir à entrer comme état à esclaves dans la confédération anglo-américaine : le commerce et la production de cette île y gagneraient-ils beaucoup ? Quelques chiffres vont prouver le contraire.

L’immigration des blancs est le thermomètre le plus infaillible de la prospérité matérielle d’une colonie ; or la population blanche de Cuba, qui n’était en 1774 que de 96,000 ames, s’élevait en 1846 à 425,000, c’est-à-dire à près de quatre fais et demie en sus. Si l’on compare ce mouvement de population à celui des États-Unis, les résultats sont plus significatifs encore. De 1810 à 1840, l’accroissement a été en moyenne, pour Cuba, de 25,70 pour, 100 par, période décennale, et, pour les États-Unis, de 33 pour 100, de sorte que l’avantage des États-Unis sur Cuba se réduit à un peu plus de 7 pour 100 tous les dix ans.

On peut raisonnablement imputer cette différence à des causes physiologiques et topographiques que l’annexion ne ferait pas disparaître. Et d’abord, outre que la race anglaise, française et allemande, qui est le principal élément de la population blanche des États-Unis, se multiplie beaucoup plus rapidement que la race espagnole, le climat tempéré d’une bonne moitié des États-Unis favorise beaucoup plus cette multiplication que le climat tropical des Antilles. En second lieu, le domaine agricole disponible des États-Unis est presque illimité ; l’appât des concessions gratuites ou quasi-gratuites de terrains y attire une foule d’Irlandais et d’Allemands qui viennent simplement demander à un sol vierge la subsistance que l’Europe leur refuse, et dont l’immigration ne dépend dès-lors nullement du plus ou moins de prospérité de leur nouvelle patrie. À Cuba, au contraire, la propriété entière est divisée ; l’immigration blanche y correspond rigoureusement à une progression proportionnelle du mouvement industriel et commercial. Toutes ces compensations faites, on peut donc affirmer, à coup sur, que les conditions propres de prospérité matérielle sont pour le moins aussi développées à Cuba qu’aux États-Unis.

Voici des chiffres plus décisifs encore : de 1827 à 1849, l’étendue des cultures en exploitation a progressé, à Cuba, dans la proportion de 38 à 65. Le mouvement commercial de l’île avec l’extérieur, qui représentait, en 1829, une valeur moyenne de 30 millions de piastres, s’élevait, en 1848, à 50 millions, et aurait atteint à cette date bien près de 60 millions, si les épouvantables désastres occasionnés par les derniers ouragans, c’est-à-dire des causes tout-à-fait accidentelles, n’étaient venus ralentir, dans la période 1844-48, la progression normale. Qu’on nous cite un seul point des États-Unis où le commerce local ait à peu près doublé en vingt ans. Depuis 1834, il a été construit à Cuba trois cents milles de chemin de fer : c’est encore un début qui promet.

Ces progrès sont d’autant plus remarquables, que, dans la période où ils se sont accomplis, la métropole a traversé deux guerres maritimes qui anéantirent son pavillon, une guerre d’invasion et quinze ans de guerre civile. Aujourd’hui que l’Espagne est pacifiée, que son marché et ses capitaux sont redevenus libres, qu’elle a une marine marchande de seize mille voiles, et que la réforme de son tarif l’appelle à nouer des rapports commerciaux avec tous les autres pays du continent, Cuba n’a-t-elle pas plus intérêt que jamais à rester espagnole ? Pourrait-elle raisonnablement préférer au monopole de la consommation péninsulaire et au partage des divers débouchés européens que la Péninsule est en mesure de s’ouvrir, nous ne savons quelle solidarité de dupe avec les États-Unis, dont les denrées tropicales, grace au bas prix des terrains, grace surtout à la facilité et au bon marché des transports terrestres, supplanteraient bien certainement les siennes auprès des consommateurs américains, — dont tous les débouchés extérieurs sont déjà conquis et desservis, — dont les développemens agricoles, qui pis est, tendent de plus en plus à dépasser les besoins de la consommation tant intérieure qu’extérieure ?

Enfin, et ceci répond à tout, quels sont ces symptômes de sourde irritation que la presse annexioniste des États-Unis prétend avoir découverts parmi les propriétaires de l’île ? A des suppositions que rien n’autorise, on peut opposer un fait : à deux reprises depuis 1848, l’autorité coloniale a manqué de fonds, et chaque fois les planteurs et les négocians se sont spontanément cotisés pour lui faire une avance. Est-ce là un indice, nous ne dirons pas de mauvais vouloir, mais d’indifférence envers la métropole ? Est-ce encore un symptôme de séparation que l’empressement des capitalistes de la colonie à souscrire pour les chemins de fer espagnols ? L’élément annexioniste qui s’est manifesté dans la classe des propriétaires, le voici : en 1848, cinq ou six jeunes gens frais sortis des collèges de New-York furent impliqués dans la première conspiration du général Lopez. À vingt ans, on est annexioniste à la Havane, comme on est révolutionnaire à Paris, ce qui ne tire pas à conséquence. À vingt-cinq, on devient substitut ici, planteur là-bas. Nous ne sachons pas d’ailleurs que la prévoyance quelque peu triviale du général Lopez, partageant d’avance à sa bande, au vu et su des autorités américaines, les plantations de Cuba, et laissant pour tout souvenir héroïque dans l’île celui d’une serrure forcée, soit de nature à poétiser pour ces jeunes têtes les idées d’annexion.

Restent les questions d’impôts et de libertés. Cuba, qui est peuplée d’un million deux cent mille habitans, est grevée d’un impôt total (droits de douanes compris) d’un peu moins de 11 millions de piastres, soit environ 45 francs par tête, ce qui, en tenant compte de la valeur relative de l’argent dans les Antilles, ne représenterait certainement pas en Europe 35 francs. Or, veut-on savoir ce que paie, non compris les droits de douanes, la province de Madrid, où la production est à peu près nulle, et où par conséquent les capitaux qui desservent la consommation madrilègne ne s’arrêtent que peu et point ? 43 francs par tête : de sorte que la plus florissante des Antilles est beaucoup moins grevée que la province la plus infertile d’Espagne[4]. Y a-t-il encore là de quoi justifier les déclamations annexionistes, et ne peut-on pas affirmer à coup sûr que ces innombrables taxes locales qui font partout cortége à la civilisation anglo-américaine prendraient à Cuba plus de 11 millions de piastres ? Ajoutons que, sur cette somme, le budget de la métropole n’absorbe qu’un peu plus de 12 millions de francs : est-ce payer bien cher le débouché de seize millions de consommateurs et surtout les garanties de sécurité, les garanties d’existence, devrions-nous dire, que la métropole donne à Cuba ?

En fait de liberté politique, nous avouons que le régime colonial n’est nulle part un régime-modèle ; mais ni les planteurs que ce régime protège contre les tentatives d’embauchage exercées sur les noirs, ni les immigrans qui savent d’avance à quoi ils s’engagent, ni les noirs qui s’inquiètent fort peu de droits politiques, n’ont à s’en plaindre. Quand je lis d’ailleurs dans les journaux de l’île le récit des solennités scientifiques et littéraires qui constituent à Cuba la manie du jour, je me dis que ce ne sont pas là les préoccupations d’une société avilie par le despotisme officiel, ou méditant dans sa silencieuse colère un nouveau serment de Bolivar. En admettant même que le régime colonial de Cuba fût des plus tyranniques, — et il est, au contraire, infiniment plus libéral que celui des colonies anglaises, — nous savons une tyrannie bien autrement odieuse : c’est celle d’une majorité yankee. Or, quel est le point où la race anglo-américaine ait pris pied sans y devenir bientôt majorité ? Que sont devenues la race française dans la Louisiane, la race hollandaise à New-York, la race suédoise à New-Jersey et dans le Delaware, la race allemande en Pensylvanie ?

N’allons pas plus loin, car nous avons prononcé le mot décisif. L’annexion fût-elle, pour Cuba, une condition de salut, au lieu d’être un suicide, cette question seule de race ferait pencher la balance en faveur de la métropole. Une partie des colons auraient pu céder peut-être tôt ou tard à la velléité d’une émancipation pure et simple qui leur aurait permis de rester Espagnols : la crainte, désormais justifiée, de devenir anglo-américains garantit leur fidélité. Entre la plus ombrageuse nationalité de l’ancien monde et la plus envahissante du nouveau, il n’y a d’étreinte possible que pour la lutte, il n’y a d’accord possible que dans l’isolement mutuel.

Il ne faut donc pas s’exagérer, comme l’ont fait quelques-uns de nos journaux, les dangers que peut courir du côté des États-Unis la riche colonie qui nous occupe. Le cas échéant, l’Espagne peut être à peu près sûre de n’avoir qu’un seul ennemi à repousser. Et si, par un de ces reviremens auxquels l’instabilité électorale des pouvoirs de l’Union nous a habitués, le guet-apens organisé contre Cuba venait à s’abriter un jour, non plus sous un pavillon de fantaisie, mais sous le drapeau fédéral même, nous le demandons à l’avance l’Espagne n’aurait-elle pas le droit de compter sur des auxiliaires ? La politique d’intervention commence à être fort en défaveur, elle ne profite guère à personne ; mais il ne profiterait non plus, ce nous semble, à personne de laisser se fonder sur la moitié du globe et notamment sur un archipel où flottent presque tous les drapeaux européens un droit qui n’avait jusqu’ici de nom dans aucune langue humaine : le droit divin de la piraterie.


G. d’A…

BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
De la législation musulmane en Algérie.[5].

Une grande part de nos embarras en Algérie nous est venue d’avoir, au début de la conquête, méconnu des droits consacrés, froissé des mœurs séculaires, et surtout d’avoir bouleversé complètement, sans le savoir, l’assiette de la propriété territoriale, de telle sorte que l’administration et l’autorité judiciaire ne peuvent encore aujourd’hui l’établir avec certitude sur des bases légales et inattaquables. Lorsque Alger tomba en notre pouvoir en 1830, une politique prudente et équitable conseillait de laisser à la population conquise ses usages et ses lois : c’est ce qui fut admis en principe ; mais ces lois, nous ne les connaissions pas, et nous ne pouvions en faire l’application nous-mêmes ; force fut donc de confier ce soin aux Maures, qui, intéressés à nous rendre la victoire onéreuse et à contrarier toutes tentatives d’établissement durable dans leur pays, ont, avec la mauvaise foi africaine, créé et entretenu un désordre inextricable. Les bases de l’impôt ont été déplacées, les rapports de sujets à gouvernement altérés ; le principe fondamental de la propriété nous a été caché sous d’artificieux mensonges. Pour être juste et pour rendre à chacun sa part de responsabilité, on peut ajouter d’un autre côté que, si les Maures ont trompé et volé l’état, l’état, lui aussi, a eu bien des usurpations à se reprocher. La société musulmane, telle que nous l’avions trouvée, possédait, par exemple, des établissemens de charité publique, des fondations pieuses, dont on a saisi les revenus en les détournant de leurs anciens usages. Nombre d’hospices, d’écoles et de collèges n’ont pas tardé à disparaître. Il existait, en 1837, à Constantine des écoles d’instruction secondaire et supérieure, renfermant de six à sept cents élèves, où l’on enseignait le koran, l’arithmétique, la rhétorique, l’astronomie, la philosophie ; quatre-vingt-dix écoles primaires entretenaient en outre de treize à quatorze cents écoliers. Dix ans après, en 1847, les hautes études n’occupaient plus que soixante jeunes gens, et les écoles primaires, réduites à trente, n’étaient plus fréquentées que par trois cent cinquante enfans.

Nous avons causé toute cette perturbation par ignorance des coutumes et de la loi. Aux difficultés déjà considérables que présente l’étude de la langue arabe s’ajoutait la méfiance des indigènes, qui se sont constamment efforcés de nous interdire l’étude de leurs actes civils et de leurs codes législatifs. Là où la loi est un texte sacré, c’est un devoir pour tout vrai croyant d’en dérober la connaissance aux infidèles. En Algérie, le ressentiment de la conquête augmentait cette disposition commune à toutes les populations musulmanes, et c’est pourquoi il nous a fallu une armée de cent mille hommes et un budget de 100 millions pour contenir un pays qu’une poignée de Turcs gardaient avant nous sans conteste.

Aujourd’hui néanmoins ces ténèbres commencent à devenir moins épaisses, avec le temps elles finiront par s’éclaircir et disparaître ; des recherches et des études persévérantes ont été entreprises ; elles ont produit déjà des résultats utiles. L’Exploration scientifique de l’Algérie, vaste publication ordonnée par le gouvernement, a mis au jour une masse de documens qu’on aurait vainement recherchés dans les traités ex Professo des érudits ou des orientalistes qui ont écrit jusqu’à ce jour sur ces matières, et cette encyclopédie algérienne vient de s’enrichir d’un monument considérable, le Précis de Jurisprudence musulmane selon le rite malékile, traduit par M. Perron, véritable corpus juris, qui comprend la collection de toutes les lois religieuses, politiques et civiles des populations barbaresques.

Dans l’islamisme, il n’y a qu’une loi, il n’y a que la loi. C’est la loi religieuse, qui embrasse à la fois le dogme, les prescriptions du culte et les règlemens de la vie civile. Cette loi étant l’émanation de la volonté de Dieu, qui en a posé les bases sommaires dans le koran, tout ce qu’elle renferme est également sacré et vénérable au même degré, depuis l’article qui règle l’institution du khaliphat jusqu’aux textes qui prescrivent l’attitude et les précautions à prendre pendant l’ablution. De là résulte à nos yeux, dans la rédaction du code islamique, une confusion apparente. Habitués que nous sommes à la séparation du spirituel d’avec le temporel, à la distinction du sacré et du profane, nous voyons des incohérences là où il y a en réalité connexion logique. En tête du code néanmoins sont placées cinquante-huit propositions ou principes formulés qui constituent le dogme ; c’est ce que les musulmans nomment el-din (la religion) pour le distinguer de la loi proprement dite, qu’ils appellent cherîà. Quant à la morale des Orientaux, elle est disséminée en quelque sorte dans leur jurisprudence. L’islamisme n’a jamais conçu l’idée de faire de la morale un traité distinct, un chapitre à part de la science de la vie. « Il semble, observe judicieusement M. Perron, que cet arrangement de choses ait voulu dire : La morale est la loi appliquée à tous les détails de la vie sociale et de la religion. » A la suite de l’exposé du dogme viennent en première ligne les pratiques du culte et les prescriptions de la liturgie, où l’on trouve tout ce qui regarde la prière, les ablutions, les cérémonies funéraires, puis les actes ou les règlemens de la vie civile. Après les devoirs de l’homme envers Dieu, les devoirs du sujet envers le prince et ceux des citoyens entre eux : — où trouver un ordre plus logique ? S’il n’existe aucune division tranchée entre ces diverses matières, c’est que, dans une société où la pratique religieuse prime tout, il n’est pas un détail qui, de près ou de loin, ne se rattache à quelque observation liturgique. En une foule de circonstances, c’est un précepte du culte qui établit ou infirme la validité des actes civils : par exemple, une vente conclue à l’heure de la prière solennelle du vendredi est par cela seul frappée de nullité. Le culte se mêle à tout : à l’hygiène publique, à la police générale, au droit, à la science, etc. Le législateur arabe, comme autrefois Moïse, forcé de prévoir et de régler jusqu’aux moindres circonstances, a dû, pour chaque incident de la vie, préparer une formule inviolable. Pour établir une puissante unité politique et fonder une grande nation avec des élémens aussi mobiles que l’étaient les tribus orientales, il lui fallut partout substituer son immuable volonté à l’initiative, individuelle, supprimer la liberté du corps aussi bien que celle de l’esprit, soumettre l’un et l’autre à une véritable discipline de caserne. Il a organisé une nation comme nous organisons un régiment. Dans son système, c’est la loi qui a fait le peuple, au rebours des contrées de l’Europe et du nord, où c’est le peuple dont les mœurs et les traditions ont engendré la loi.

Les lois musulmanes ne furent recueillies et mises en ordre pour la première fois qu’au IIe siècle de l’hégire ; avant cette époque, il n’existait d’autre loi écrite que le Koran ; les décisions, les conseils, les jugemens du prophète, contenus dans ce livre, étaient transmis et commentés par ses compagnons (as’h’âb), ou disciples directs, aux suivans (tâbio’ûn), disciples des disciples directs, qui continuèrent après leurs maîtres la tradition orale, et, dans tous les pays qui tombaient successivement sous les armes de l’islamisme, furent recherchés comme juges consultans, arbitres et interprètes de la loi. Quand ces contemporains de la première génération commencèrent à disparaître, on sentit le besoin de recueillir et de consigner les textes saints dont leur mémoire avait gardé le dépôt. Nombre d’imâms et de juristes publièrent alors des compilations plus ou moins authentiques entre lesquelles, par une singulière conformité de plus avec la religion chrétienne, quatre seulement ont été acceptées comme orthodoxes, parce que les auteurs de ces codes paraissent avoir écrit sous la dictée des as’h’âb et des tâbio’ûn les plus vénérés, et qu’ils sont absolument d’accord sur les dogmes fondamentaux et les articles de foi, bien qu’ils diffèrent parfois sur certains points secondaires du rite et de la législation. Les quatre corps de législation orthodoxes dans les pays musulmans sont : le rite h’anafite, le rite châféïte, le rite mâlékite, et le rite h’anbalite.

Le premier, qui eut pour fondateur l’imàm Abou-H’anifa-No’man-Ibn-Tâbit, surnommé le Grand-Imâm, a été le plus généralement adopté par les khaliphes abbassides, et particulièrement mis en honneur par le célèbre Hâroùn-er-Rachid. Après la chute de l’empire arabe de Baghdad, il est resté en vigueur à la cour ottomane, dans les états asiatiques des princes turcs, en Tartarie et dans l’Inde. La doctrine de l’imâm Chàféï est suivie en Égypte ; celle d’H’anbal n’a plus que quelques adhérens dispersés ; enfin, celle de Mâlek, introduite d’abord en Espagne sous le règne d’El-Hâkem au Ixe siècle de l’ère chrétienne, y remplaça la jurisprudence h’anafite, adoptée jusqu’alors. De Cordoue, elle se propagea en Afrique, où depuis lors elle fait seule autorité dans tout le Mar’reb (pays d’Occident, ainsi appelé par les Arabes par opposition au Gârb, ou pays d’Orient, qui comprend l’Arabie, la Syrie, etc.). Le rite malekite est, on le voit, le plus répandu après celui de H’anifâ, et il régit près de la moitié du monde musulman.

L’imâm Mâlek avait publié son enseignement dans un livre qui fut la base des travaux de sept docteurs principaux, ses disciples, la plupart de Cordoue. Ces travaux servirent de codes jusqu’au VIIIe siècle de l’hégire, époque où Khalîl-Ibn-Ish’âk, célèbre professeur du Kaire et auteur de plusieurs ouvrages très estimés des Orientaux, entreprit la rédaction du Mouktaç’ar ou Précis de Jurisprudence, vaste compendium auquel il travailla pendant vingt-cinq ans ; à sa mort, il n’avait mis au net que le premier tiers de son manuscrit jusqu’au chapitre du Mariage ; le reste fut trouvé dans ses écrits posthumes à l’état de brouillon sur des feuillets détachés que ses élèves transcrivirent religieusement. La mémoire de Sidi-Khalil (le maître Khalil) est restée en grande vénération en Afrique, et son Mouktaç’ar est reconnu dans tout le Mar’reb comme le code le plus complet. C’est celui qui régit notre colonie d’Alger.

Le gouvernement a donc ordonné et confié la traduction du Mouktaç’ar de Khalil à M. Perron, le fondateur et le savant directeur de l’école de médecine d’Abou-Zabel, cette création éphémère de Méhémet-Ali, tombée après sa mort. Un séjour de quatorze ans au Kaire, une connaissance approfondie de la langue et de la science des Arabes, acquise par des rapports continuels avec leurs cheikhs et leurs oulémas, ont fait du docteur Perron un des maîtres les plus distingués dans les lettres orientales, et nul n’était plus que lui capable de mener à bonne fin cette laborieuse entreprise. Grace à l’intelligente décision prise par le ministère de l’instruction publique, nous aurons désormais une base certaine à donner à la législation spéciale que réclame notre établissement d’Afrique, et la science sera enrichie d’un monument dort les plus intrépides orientalistes n’avaient pas jusqu’ici osé aborder la traduction complète, rebutés qu’ils étaient probablement par l’ennui d’un travail de si longue haleine, et par les difficultés incroyables qu’il présente. Qu’on en juge. Le Précis de Khalil renferme environ cent mille propositions explicites et environ autant, d’implicites, c’est-à-dire trente fois plus que n’en contiennent nos codes réunis. Ces deux cent mille dispositions de la loi doivent être apprises par cœur par les étudians en droit et en théologie, et ce n’est qu’après qu’ils les possèdent à fond qu’ils en étudient les nombreux commentaires. Afin de rendre possible un aussi prodigieux travail de mémoire, l’auteur arabe s’est donc appliqué surtout à resserrer, à condenser son texte ; il a rogné, déchiqueté les phrases, multiplié les ellipses, entassé les sous-entendus. Pour lui, l’idéal eût été d’enfermer un article dans chaque mot, et peu s’en faut qu’il n’y soit tout-à-fait parvenu. En maint endroit, ce tour de force est accompli. De toutes parts, le sens déborde et éclate à travers les mots comme dans un vêtement trop étroit ; la pensée devance de bien loin la phrase attardée, et, dans ce déchiffrement d’hiéroglyphes, le plus robuste esprit se lasse, vaincu par une concision auprès de laquelle Tacite et Perse ne sont que d’interminables discoureurs. On s’explique ainsi, très bien comment Sidi-Khalîl mit un quart de siècle à parfaire son œuvre.

Pour l’artiste, aussi bien que pour le savant, la traduction complète du Mouktaç’ar sera une source d’informations précises et variées ; orientalistes, archéologues, légistes, peintres et poètes y pourront tour à tour abondamment puiser. Nous nous bornerons à indiquer, entre les plus curieuses parties, celles qui traitent des purifications, des cérémonies funèbres, du jeune, du mariage, du pèlerinage : ce sont de véritables études de mœurs ; çà et là même la pensée religieuse qui inspire la législation musulmane vivifie les formules de ces Pandectes arabes, et, malgré l’excessive sobriété que l’auteur s’est imposée, en fait, jaillir un certain sentiment poétique. Au point de vue spécial où nous nous sommes placé et à ne considérer que les applications utiles qu’on en peut faire au gouvernement et à l’administration de notre colonie d’Afrique, nous tenons cet ouvrage pour excessivement important ; il convient de le mettre en lumière en ce moment surtout où l’assemblée nationale s’occupe de préparer les lois spéciales qui doivent régir notre colonie, et nous pensons que la tâche de l’assemblée, comme celle de l’administration algérienne, serait singulièrement simplifiée et facilitée, si, maîtres désormais de la lettre et de l’esprit de la législation de nos barbaresques, nous tâchions d’ajuster aux besoins et à l’exercice de notre pouvoir une partie de ces prescriptions séculaires et de ces formes consacrées par la religion et l’usage. Les principes qui régissent les contrats et le système de prélèvement des impôts voudraient être étudiés avec un soin spécial. Ces deux sujets occupent une place étendue dans le Mouktaç’ar, et y sont traités à fond. Peut-être aussi parviendrait-on à donner une base solide à la colonisation européenne, si, par une méditation attentive des textes du code islamique, on se rendait exactement compte des conditions essentielles de la propriété chez les peuples musulmans. Un curieux système a été formulé à ce sujet par un écrivain qui a fait une étude approfondie du Mouktaç’ar dans l’original, ainsi que de tous les traités de jurisprudence des quatre rites orthodoxes.

D’après M. Worms, tout l’édifice de l’islamisme repose sur une idée de conquête, comme l’indique le mot islam, qui, en arabe, signifie soumission. Aussi voit-on, dès l’origine, la loi musulmane diviser le monde en deux catégories, celle des croyans et celle des infidèles, des vainqueurs et des vaincus, soit que ceux-ci aient persisté dans leur foi primitive, soit qu’ils aient cédé à la prédication du sabre et embrassé de force la vraie religion. De ce principe découlent tous les rapports politiques et sociaux. La caste conquérante possède à titre collectif la presque totalité du sol, dont elle abandonne la culture et la jouissance à l’ancien habitant, moyennant tribut. Le tribut se compose de deux impôts, la capitation ou taxe personnelle, et la taxe foncière. La capitation est le rachat de la mort, le signe de la servitude, et l’obligation de compter par têtes les vaincus comme on compterait du bétail leur a fait appliquer la qualification de rayas, dont la racine est rayet (troupeau). L’impôt foncier, nommé kharadj, représente depuis le cinquième jusqu’à la moitié du revenu, sans pouvoir dépasser ce chiffre. Toute terre, suivant les légistes, est kharadj ou décimale, — terre de tribut ou terre de dîme. Nous venons de décrire le kharadj ou tribut ; la terre de dîme est celle qui est considérée comme originairement musulmane ou celle dont les habitans se sont volontairement soumis à l’islamisme. À ce compte, il n’y a guère que l’Arabie qui soit de droit terre de dîme, l’Égypte, la Syrie, et les autres portions du monde musulman ayant été réunies plus ou moins violemment par la force des armes. Certaines parcelles du territoire qui, après la conquête, ont été enlevées à leurs anciens possesseurs pour devenir la propriété des soldats conquérans, sont néanmoins également classées dans cette catégorie.

La dîme se prélève en nature sur le produit de la terre et le loyer des esclaves. On donne à ces prélèvemens le nom de zekkaet. Ils constituent, d’après le code, une obligation canonique, et la destination en est essentiellement religieuse. C’est le premier impôt connu dans l’islam. Il fût institué par Mahomet lui-même, et devait constituer un fonds commun pour les frais d’établissement et de propagande de la vraie foi, en d’autres termes, pour l’entretien de l’armée. À cet égard, la pensée du législateur a toujours été scrupuleusement respectée. Lorsque, par suite de l’accroissement des autres branches du revenu, les zekkaet n’ont plus été absorbés par l’entretien de l’armée, on les a affectés au soulagement des pauvres, au rachat des esclaves, à la libération des débiteurs insolvables et autres bonnes œuvres. C’est, à proprement parler, le budget de l’assistance publique. Abd-et-Kader a trouvé dans les zekkaet d’abondantes ressources, quand il prêchait et soutenait la guerre sainte, et aux yeux de ses coreligionnaires, c’était un devoir sacré de déposer en ses mains le denier de la foi.

On voit que les possesseurs de terres décimales seuls ont le droit d’en disposer comme de leur bien propre, et que les pays grevés du kharadj au contraire ont cessé d’être la propriété des anciens habitans, qui ne les gardent plus qu’à titre viager. Les quatre imâms s’en expliquent d’une manière formelle. Par le fait même de son passage à l’état tributaire, le territoire conquis, mais non partagé entre les vainqueurs, devient l’objet d’un wakf ou fondation pieuse. Le mot wakf correspond à l’idée d’immobilisation ; il annule le privilège de la propriété et fait rentrer le sol dans la grande communauté musulmane.

M. Worms, passant en revue l’Inde, la Perse, la Turquie, l’Égypte, a signalé partout l’application de ce principe ; puis, s’occupant spécialement de l’Algérie, il pose en fait que la plus grande partie du sol ; c’est-à-dire tous les terrains de grande culture où le travail se fait à la charrue, est wakf non-seulement depuis l’occupation des Turcs en 1519, mais à partir de la première invasion arabe. Les villes et leur banlieue, où le travail de la terre se fait à bras, sont seules soumises à la dîme et classées parmi les propriétés individuelles. Le domaine de l’état comprendrait donc plus des deux tiers du territoire algérien. Cette opinion est contraire à celle qui a été adoptée jusqu’à présent par l’administration française, qui a toujours considéré l’Algérie comme terre de dîme et par conséquent propriété incontestable des habitans. À vrai dire, les raisons sur lesquelles elle se fonde ne sont pas très péremptoires, et M. Worms les combat avec des citations et des argumens qui nous paraissent difficiles à réfuter. La publication du Mouktaç’ar en français, en permettant à chacun de contrôler les assertions contradictoires, nous paraît de nature à donner gain de cause au système de M. Worms.

Pour ce qui est du prélèvement de l’impôt, tout a été dit sur la pratique depuis long-temps suivie dans les pays musulmans. Les voyageurs et les écrivains qui ont parlé de l’Orient ont à ce propos déroulé les plus tristes tableaux corruption, exactions d’une part, ruine et misère de l’autre ; et pourtant, si l’on étudie sans préventions ce système, abstraction faite des mains chargées de le faire fonctionner, on n’en saurait sans injustice méconnaître le judicieux et facile mécanisme. La dîme étant établie sur la déclaration de chaque contribuable et le kharadj fixé par des cadastres fréquemment renouvelés, des collecteurs officiels opéraient la rentrée de ces deux sources du revenu public. L’imâm ou chef de l’état en faisait ensuite la répartition à l’armée, c’est-à-dire à la caste victorieuse, qui tout entière comptait sous les drapeaux. Plus tard, ce mode de recouvrement se transforma ; le domaine musulman fut divisé et donné à bail aux principaux officiers de l’armée, qui se chargèrent de lever les impôts moyennant un dixième pour salaire, et furent nommés moultezims (fermiers). Ces gens de guerre, receveurs des finances et chefs de la police, sont ceux que nous trouvâmes établis en Égypte sous le nom de mamelouks : ce sont les timariotes et les sipahis de la Turquie.

Avant 1830, la régence d’Alger était soumise à ce système d’oligarchie militaire et administrée par des sipahis (cavaliers). Son territoire était partagé en trois gouvernemens contenant un certain nombre de sandjaks ou bannières, subdivisés eux-mêmes en douars. Chaque douar était commandé par un sipahi. Les sipahis ne représentaient point le baron féodal, ainsi qu’une analogie apparente pourrait le faire supposer ; ils n’avaient pas, comme les seigneurs, la propriété de la terre ; ils ne rendaient pas la justice, qui n’émane que du kadi ; enfin leurs fiefs n’étaient point héréditaires, ni même viagers. Ils tenaient chacun seulement un des fils du vaste réseau qui couvrait tout le pays et convergeait à Alger. Par eux, la collection des impôts et la police étaient vigoureusement centralisées, tout en laissant, conformément aux mœurs arabes, l’administration du douar aux mains des anciens et des chefs de, famille.

Ce système, comme on le voit, n’était point si illiberal, et il nous eût probablement épargné beaucoup d’embarras, si nous avions pu nous l’approprier à l’origine de l’occupation ; car il y avait quelque chose à prendre dans l’ancienne constitution de l’Algérie, et il n’était pas impossible d’y encadrer notre occupation militaire. Les bureaux arabes, créés trop tard, et qui ont rendu déjà de si bons services, montrent ce qu’on pouvait faire dans cette voie en y entrant plus tôt et plus complètement. Notre pouvoir se serait consolidé rapidement, et, sous la protection d’une puissante police militaire, la colonisation civile, but principal de nos efforts, eût pris racine, tandis qu’aujourd’hui elle est encore à naître.

La lecture du code islamique remue une grave question depuis long-temps posée et que nous voyons se reproduire à chaque complication nouvelle qui semble annoncer un orage du côté de l’Orient. L’organisation politique de l’islamisme, se demande-t-on, est-elle incompatible avec la civilisation moderne, ou comporte-t-elle des modifications successives qui, sans en altérer l’essence, l’associent aux besoins actuels de la société ? L’école saint-simonienne a contenu cette seconde thèse, non sans talent, mais avec des raisons plus ingénieuses que solides. L’opinion contraire s’appuie sur les enseignemens de l’histoire et sur l’expérience du présent. Dans le cas particulier qui nous occupe, il ne s’agit pas de savoir si le principe islamique est encore capable de fonder ou seulement de conserver un établissement politique. Nous avons, en Algérie, tranché la question par la conquête. Il ne nous reste plus qu’à rechercher la proportion exacte dans laquelle le droit civil islamique doit être combiné avec les nécessités de notre politique ; c’est ce que la connaissance des textes malékites permettra désormais de déterminer avec intelligence et précision, et de là pourrait résulter une association féconde. Quand on parcourt la loi musulmane, on est frappé entre mille pauvretés et minuties qui dérivent de son principe despotique, on est frappé, dis-je, d’y trouver si profondément empreints les principes éternels de toute société, le respect le plus absolu de l’autorité et un sentiment de fraternité inépuisable qui inspire à la communauté une préoccupation constante de ses membres pauvres, infirmes et malheureux. Écoutons le Mouktaç’ar au chapitre des Zekkaet : « On croira à toute déclaration de pauvreté et d’indigence, dit-il, à moins de quelque indication par trop douteuse. » — « L’étranger voyageur qui déclare être dans le besoin doit être cru sur parole. » Telle est la prédisposition bienveillante du législateur. À chaque pas se manifeste un esprit de charité rival de celui du christianisme, comme lui dicté par la religion, et bien autrement senti que celui dont nos monumens portent la vaine formule ; et, quand on voit cette bienfaisante sollicitude, cette douceur de mœurs et cette sérénité placide qui fait le fonds du caractère musulman, quand on considère que ces peuples sont exempts de la plupart des passions violentes, filles de la révolte de l’esprit, qui troublent constamment notre société, on se demande si jusqu’à un certain point nous n’aurions pas besoin, nous les civilisateurs, d’aller à l’école de ces prétendus barbares. Ils sont immobiles dans leur croyance, nous nous agitons dans notre doute ; lequel vaut le mieux ? Qu’on ne s’y trompe pas : le musulman, tout en comprenant son infériorité sur bien des points, n’en sait pas moins bien remarquer le vice radical de ce progrès auquel son instinct religieux répugne. « Vous êtes tels que nous devrions être, disait un scheikh du Kaire à M. Perron, mais il vous manque la foi. »

À la longue, cela est certain, les musulmans finiront par se laisser gagner, car nous leur apportons des avantages matériels trop manifestes pour qu’ils les repoussent indéfiniment. Déjà ils aiment et ils apprécient notre justice, la leur ayant bien dévié dans la pratique des sains principes sur lesquels elle avait été fondée. Habitués qu’ils étaient à la vénalité de leurs kadis, ils ne comprenaient pas d’abord que le droit pût se faire reconnaître sans bourse délier : aujourd’hui ils savent bien faire la différence. Les applications de la science au travail et à l’industrie, en leur présentant des profits palpables, ne sauraient non plus les trouver long-temps rebelles. En retour, nous, leurs maîtres par la force et la science, par le sabre et par la plume, comme ils disent, n’aurions-nous rien à leur demander ? Ne pourrions-nous leur emprunter ce qui nous manque, suivant l’expression profonde du scheikh égyptien, non la croyance au dogme, mais le sens moral, l’esprit d’ordre et de subordination, faute duquel le monde chrétien court aujourd’hui à une décadence plus rapide et plus complète que ne l’a été celle du monde musulman ?

L. G.


CHRONICLES AND CHARACTERS OF THE STOCK EXCHANGE, by John Francis, author of the History of the Bank of England, its times and traditions[6]. — L’histoire de la Bourse est, par un très grand côté, l’histoire nationale elle-même dans un pays où la dette publique a pris les proportions qu’elle atteint depuis si long-temps en Angleterre. Le livre de M. John Francis, qui n’affecte pas cependant beaucoup de profondeur, se trouve ainsi avoir plus de portée qu’il ne paraîtrait peut-être au premier abord. Il met en une lumière assez vive l’un des traits les plus originaux, l’une des circonstances les plus caractéristiques de la fortune extraordinaire du peuple anglais. On voit de reste que M. Francis n’apporte dans son travail ni prétention ni système ; il ne court pas du tout après la philosophie des faits qu’il raconte, il les énumère et les entremêle, pour ainsi dire, au jour le jour, en les laissant parler d’eux-mêmes. Telle est cependant la force naturelle avec laquelle ils découlent les uns des autres, que tout cela ne manque pas de suite, et la vie semble, au contraire, éclater avec plus de puissance et de vérité dans la confusion de ce rapide enchaînement. Les chiffres, les portraits, les anecdotes se succèdent sans presque se tenir autrement que par les liens d’ailleurs très peu serrés de l’ordre chronologique. Du tableau d’une crise financière, on passe à une esquisse de mœurs politiques ou privées, d’un trait de friponnerie vulgaire ou d’héroïsme mercantile à quelque grande scène de corruption ou de vertu constitutionnelle ; on quitte un loup-cervier pour aborder un homme d’état, ou bien c’est une de ces hardies et solides figures de marchands anglais qui se croise avec le personnage banal d’un député vendu. Tous les événemens de l’histoire d’Angleterre depuis le règne de Guillaume III sont ainsi effleurés, soit par un côté, soit par l’autre ; car tous viennent en quelque sorte se répercuter dans les variations du crédit public. Il faut choisir au milieu de cette masse de faits et pour donner une idée du livre et pour en tirer nous-mêmes notre profit. Deux points surtout méritent d’être relevés dans ces instructifs mélanges, non pas que M. Francis ait pensé le moins du monde à leur donner plus de saillie ; mais ce sont ceux-là qui doivent nous frapper davantage, si nous reportons un peu notre esprit sur nos propres destinées.

Le premier étonnement qui vienne à un lecteur français en parcourant ces annales du monde de l’argent, c’est de voir avec quelle impudeur l’argent s’est employé à presque toutes les époques dans les coulisses du parlement anglais. Ce bel édifice de la constitution britannique inspire à distance une admiration, du reste, si fondée, qu’on est toujours surpris, en y regardant de plus près, des imperfections qui le déparent. La meilleure preuve de sa vigueur, c’est peut-être d’avoir résisté à ses propres vices. La corruption des hommes publics, le trafic ouvert des opinions et des votes, la vénalité vile et marchande des représentans de la nation, tous ces tristes moyens de gouvernement, l’Angleterre les a pratiqués, et elle n’a pas succombé à l’usage de procédés si désastreux. Ces procédés ont même été plus grossiers chez elle que dans aucun autre état, et elle n’a cependant pas perdu le sens de la grande politique en maniant si brutalement les intrigues et les ressorts de la petite. Quand on a parlé de l’immoralité de Walpole, quand on a rappelé l’Irlande vendue à beaux deniers comptant par ses lords et ses communes, on croit avoir épuisé tous les momens et tous les traits de ce honteux système. L’histoire de la Bourse nous en offre d’autres plus piquans peut-être, s’ils ne sont pas aussi éclatans. C’est le créateur même de la dette anglaise, le prince assez hardi pour asseoir sur la puissance encore inconnue du crédit la prospérité moderne du peuple anglais, c’est Guillaume III qui utilise ses emprunts au moins autant à s’acheter des votes qu’à se procurer des écus. Il lui faut de l’argent pour soutenir sa guerre européenne contre la France, mais il lui faut aussi de la sécurité pour s’établir à l’intérieur ; il la lui faut prompte, facile, sans tiraillement. Il la paie avec le même sang-froid qu’on la lui vend. De grosses parts dans les emprunts, des billets dans les loteries, qui sont alors une des grandes ressources du trésor, lui assurent une majorité complaisante ; la majorité vote de quoi la rétribuer. Il y a tel emprunt destiné aux frais de la guerre qui, contracté pour la somme nominale de 5 millions de livres, n’en rapporte que deux et demi à l’échiquier, tant on a dû solder en route de courtiers et d’intermédiaires, et c’est à des millions que se montent les sommes dont on ne peut rendre compte. Chaque conscience a son tarif qui, d’intervalle en intervalle, est scandaleusement révélé. Un membre des communes est chassé de la chambre pour avoir notoirement accepté un cadeau de 21 livres ; le duc de Leeds est accusé de haute trahison pour en avoir reçu 5,500. La voix du speaker, sir John Trevor, était cotée à 1,005 guinées. De degrés en degrés, cet abominable mercantilisme semblait avoir gagné toute la nation. Les receveurs du trésor gardaient ses fonds et les plaçaient à intérêts chez les orfèvres, et toute affaire publique devenait une spéculation privée, un bon coup, un job, dans les mains de ceux qui l’entreprenaient. Voilà le dessous des cartes du jeu que jouait Guillaume III.

Il fut, comme on sait, continué par Walpole, et Walpole eut des successeurs qui l’imitèrent beaucoup plus qu’on ne le sait ordinairement. Le traité de Paris conclu en 1763 cédait à l’Angleterre nos belles colonies de l’Amérique. L’Angleterre avait cependant pris un tel goût à la guerre qu’elle faisait si glorieusement, que l’opinion presque unanime était contre la paix. La paix fut encore achetée à prix d’argent au sein du parlement. « Il n’y avait que cela qui pût surmonter la difficulté, écrit le secrétaire particulier du comte de Bute. J’ai été moi-même le canal par où l’argent a passé ; j’ai de ma main acquis plus de cent vingt votes dans cette question délicate. 80,000 livres avaient été consacrées à cette destination : quarante membres de la chambre des communes ont reçu de moi 1,000 livres chacun ; les quatre-vingts autres ont été payés 500 livres la pièce. » Les mêmes ressources servent pendant bien des années encore ; on en vient à faire de ces sommes livrées aux membres du parlement une sorte de pension régulière, d’annuité secrète. Un autre distributeur de ces coupables largesses nous en livre le secret : « Je me plaçais, dit-il, dans la cour des requêtes le jour de la prorogation du parlement, et, à mesure que les gentlemen passaient devant moi en entrant à la chambre ou en sortaient, je leur glissais l’argent dans une poignée de main. »

Pourquoi recueillir ici ces souvenirs affligeans, qui certes ne tournent pas à l’honneur du gouvernement parlementaire ? Il n’y a jamais eu que de jeunes sous-préfets, désireux de se poser en Machiavels dans les salons de leurs sous-préfectures, qui aient inventé de proclamer la corruption comme un instrument essentiel à tout régime où le pouvoir exécutif est contrôlé par un pouvoir délibérant. La corruption aboutit fatalement à la ruine des forces publiques comment se fait-il qu’en s’attaquant à l’Angleterre, elle n’y ait pas plus entamé les principes constitutifs et la robuste membrure de l’état ? C’est là le second point qu’on peut étudier facilement dans le livre de M. Francis. À côté de ce regrettable désordre qui compromet et gâte les rapports des pouvoirs publics, on voit partout un patriotisme si décidé, une vigueur d’opinion si nette et si franche, que l’on conçoit bien que le mouvement général imprimé par la nation l’emporte sur les irrégularités des conduites particulières. Dans toutes les rencontres où il s’agit du salut public, l’Angleterre fait face au danger par un unanime élan. L’argent lui-même, par nature si timide, s’enhardit quand il faut soutenir l’honneur national, et, songeons-y, la masse ne tient si ferme, elle ne présente tant de consistance et tant de résolution, que parce que de la masse elle-même se détachent à tout moment des individus énergiques qui ne redoutent pas la responsabilité, et qui, dans toutes les conditions, même les plus modestes, font leur devoir d’individu. Le livre de M. Francis est rempli de ces figures originales et méritoires de bons et braves citoyens. Je voudrais en rencontrer beaucoup de pareilles dans la vie de ce pays-ci et de ce temps-ci.

A. T.


A HISTORY OF ARCHITECTURE (Histoire de l’Architecture), par Edward-A. Freeman, M. A.[7]. — Encore un livre sorti de ce mouvement puseyiste d’Oxford, qui s’est efforcé « de transformer de nouveau la maison à sermons en un temple de prières et de sacremens. » Au milieu des agitations politiques, des préoccupations industrielles et du développement des sciences positives, il est curieux de suivre dans les pages de M. Freeman l’idée fixe qui s’y traduit, le respect immodéré que les formes du culte et les pompes extérieures de l’église lui inspirent à lui et à tout un parti. C’est là un de ces mille symptômes qui font si bien voir comment en Angleterre les tendances les plus diverses se prononcent côte à côte avec une égale intensité, et comment la sagesse du pays est incessamment produite par le concours de toutes ces aspirations exclusives, nous dirions presque de toutes ces folies. Pour sortir des généralités, il n’est pas douteux que le puseyisme, ou la jeune Angleterre, ait rendu de grands services à l’architecture en s’attaquant à cet esprit calviniste qui, par crainte de la superstition, allait jusqu’à proscrire l’art. Sous son influence, des hommes remarquables se sont voués à l’étude des antiquités ecclésiastiques. Ils ont fondé des sociétés, ils ont fondé des revues (l’Ecclesiologist, entre autres), et, si la réaction religieuse n’a pas été la seule cause, au moins a-t-elle été une des principales causes qui ont placé l’Angleterre à l’avant-garde de la science archéologique.

Comme M. Freeman nous l’apprend lui-même, c’est par l’ecclésiologie qu’il est arrivé à l’architecture, et, jusqu’à un certain point, on retrouve encore chez lui la trace de ses premières prédilections. Toutefois son ouvrage n’est nullement composé au point de vue spécial de l’archéologie sacrée, pas plus qu’au point de vue de l’archéologie pure. Disons tout de suite qu’il n’est pas davantage un recueil de documens techniques. — Personnellement, M. Freeman est loin d’avoir visité tous les monumens dont il s’occupe, et il ne prétend point faire avancer la science analytique. Son but est tout autre : il s’est proposé de combler une lacune en écrivant une histoire systématique de l’art architectural. Il a voulu deux choses : premièrement, préciser les divers styles qui se sont succédé, saisir leurs rapports esthétiques, comme leur filiation, et les grouper de manière à les embrasser dans un seul ensemble ; en second lieu, ou plutôt en même temps, il a voulu rattacher cette longue évolution de l’architecture à l’histoire générale, en cherchant à lire sur la face des édifices les idées que les hommes se sont faites du beau, ou plutôt les aspirations, les sentimens et l’état moral qui se sont exprimés par le langage des pierres. Ainsi envisagée, l’histoire générale de l’architecture était certainement un terrain nouveau, une branche peu explorée de la philosophie de l’art, et M. Freeman a fait honneur à sa tâche. Il a une instruction technique suffisamment précise ; il cite consciencieusement les autorités ; il possède des connaissances historiques et littéraires qui lui servent à comprendre les monumens, et les phases de l’architecture, telles qu’il les retrace, reflètent bien les divers degrés de développement qui se sont manifestés dans les institutions, les conceptions et les actes des diverses races d’hommes.

À l’égard de l’Inde et de l’Égypte, il est fort bref, et parce que leurs monumens, suivant lui, ne formulent aucune idée arrêtée, définie, et parce que leur architecture a eu peu d’influence sur celle de l’Europe ancienne et moderne. C’est en Grèce qu’il place, et à juste titre, l’origine de la tradition, qui ne s’est plus interrompue. Sur l’art romain, ses jugemens sont neufs et perspicaces ; il le dénonce avec talent comme une imitation sans vie, comme une alliance de contradictions non harmonisées. À la Grèce, Rome a emprunté une architecture tout horizontale et essentiellement inspirée par des constructions de bois ; à ces données, elle accouple un principe de toute autre origine, le cintre pélagien, primitivement inspiré par des constructions de pierre, et elle entasse sans but ces élémens, plaçant des cintres inutiles sous des poutres de pierre superflues, mettant partout le mensonge, et produisant ainsi des temples qui ne représentent aucune conception naturelle. — Pour M. Freeman, le génie romain ne s’est traduit que dans les aqueducs et les cirques ; c’est là seulement que l’idée du cintre s’est logiquement développée ; et les continuateurs légitimes de ce progrès ont été, non point les architectes classiques des beaux temps, non point les Vitruve et les Palladio, mais bien les artistes de la décadence, les constructeurs des basiliques et les maîtres du style roman.

À partir des basiliques latines jusqu’à la fin de l’art gothique, où s’arrête M. Freeman, la pensée dominante de son œuvre se met de plus en plus en évidence. Cette pensée mérite d’être remarquée, parce qu’elle est commune non-seulement à toute l’école puseyiste, mais encore à toute la génération nouvelle de l’Angleterre. Tandis que les romantiques allemands et français s’enthousiasmaient un peu aveuglément pour la naïveté ou pour l’ascétisme du moyen-âge, l’Angleterre seule, il faut le dire, n’a pas perdu la tête. Chez elle, toute la réaction dirigée contre le XVIIIe siècle et les modèles antiques venus de la renaissance a été uniquement un mouvement national, un effort de la race anglo-saxonne pour se faire un art et une philosophie suivant sa nature à elle. Si elle a remis en honneur le moyen-âge, c’était avant tout parce qu’elle y retrouvait le génie du Nord. C’est au même point de vue que M. Freeman fait ressortir la prééminence de l’art gothique. Il l’aime et il l’admire comme l’épanouissement le plus complet des tendances artistiques et religieuses de sa race. — Peut-être est-il parfois un peu trop systématique, peut-être aussi est-il trop porté à voir dans chaque type architectural le symbole d’une idée qui s’est symbolisée de propos délibéré ; mais ces défauts sont contenus par des qualités opposées, et M. Freeman possède certainement le mérite qui leur correspond. Il a une grande puissance pour déchiffrer la psychologie des monumens et pour la faire saisir à d’autres. Entre autres portions de son ouvrage, ses études sur la transition du roman au gothique ont même une haute valeur philosophique et ethnologique. Ajoutons d’ailleurs que l’Histoire de l’Architecture n’est ni trop abstraite ni trop chargée de détails, et qu’elle cite des faits assez peu connus. Si ce n’est pas M. Freeman qui a signalé le premier l’existence d’un style romano-irlandais et d’un roman anglo-saxon, il a au moins jeté les bases d’une classification qui embrasse fort complètement les périodes romane et gothique, et qui, à l’égard de la première surtout, distingue et caractérise plus de variétés que n’en indiquaient les écrivains antérieurs.

J. M.


- LA MONNAIE, tel est le titre d’un volume de M. Michel Chevalier, qui vient de paraître[8]. C’est une œuvre d’économie politique qui, toute scientifique qu’elle est, se rattache par un double lien aux événemens contemporains. Premièrement, l’auteur, embrassant le sujet dans toute son étendue, y a compris l’étude et l’histoire générale des signes de crédit par lesquels la monnaie proprement dite, c’est-à-dire les pièces d’or ou d’argent, se représentent et se remplacent, tels que le billet de banque, la lettre de change, ce qui l’a conduit aussi à aborder la question du papier-monnaie et celle du crédit foncier. La question du papier-monnaie a été suspendue sur nos têtes pendant quelque temps depuis la révolution de février, et il serait téméraire de dire qu’elle soit écartée encore. Le papier-monnaie est un des plus grands dangers qu’aient courus la fortune publique et les fortunes privées depuis 1848, et ce danger subsiste. M. Michel Chevalier, en discutant, avec les lumières de la théorie et les renseignemens de la pratique, l’utilité des différens titres de crédit et les conditions auxquelles ils doivent satisfaire, a réfuté un à un les sophismes sur lesquels on a essayé d’en justifier l’abus, et il a particulièrement fait justice du papier-monnaie. L’histoire de l’Angleterre de 1797 à 1819, période pendant laquelle le billet de banque y eut un cours forcé, lui a fourni des données précieuses. De même nos assignats, le système de Law et les bons hypothécaires recommandés par un des comités de l’assemblée constituante de 1848.

Outre le lien qu’a ce traité de la Monnaie avec les événemens contemporains par la discussion sur le papier-monnaie et sur les titres de crédit, il offre à ce moment-ci un véritable attrait de circonstance par l’étude qu’il présente relativement aux mines d’or de la Russie et de la Californie. La découverte de ces deux groupes immenses d’alluvions aurifères est un des faits les plus intéressans de notre époque. Les calculs préparés avec beaucoup de soin par M. Michel Chevalier établissent que le marché général du monde ne recevait, au commencement du XIXe siècle, que 24,000 kilogrammes d’or fin. En 1847, sans la Californie, c’était déjà triplé, principalement par le fait de la Russie boréale. En 1849, grace à la Californie, l’extraction a été d’au moins 125,000 kilogrammes : c’est donc quintuplé depuis quarante ans. Où cette progression rapide s’arrêtera-t-elle ? Quelle est la fécondité possible de la Russie boréale ? quelle est celle de la Californie, qui paraît surpasser de beaucoup, sous ce rapport, les provinces aurifères de l’empire russe ? Quels sont les frais d’extraction de l’or dans ces deux contrées, et par conséquent de combien la valeur de l’or baissera-t-elle, avec le temps, par suite de l’exploitation de leurs mines ? Et, si la valeur de l’or baisse dans une forte proportion, ce dont l’auteur ne doute pas, quelles seront les conséquences de ce phénomène dans les transactions commerciales ? Quel effet aura-t-il sur la richesse publique et sur la richesse privée ? Quelles classes en seront atteintes ? quelles autres en retireront avantage ? Et enfin quelles mesures le législateur peut-il prendre pour réduire les proportions de la perturbation à ce qui est inévitable ? Voilà une série de questions financières, économiques, administratives, qui toutes ont un grand intérêt et que l’auteur a traitées avec les mérites qui lui sont propres, la rigueur des déductions, le choix des renseignemens et un style d’une clarté élégante.

Les mêmes questions sont traitées aussi à propos de l’argent, métal pour lequel il y a lieu de prévoir des changemens moins marqués que ceux qu’on est en droit de prévoir pour l’or, mais cependant considérables.

La monnaie sert à mesurer les valeurs ; elle est à la fois un équivalent et une mesure. L’auteur a été ainsi amené à exposer les idées les plus accréditées sur la valeur, et les propositions faites à diverses époques pour remplacer l’or et l’argent par d’autres objets pour la fonction monétaire. Il a dû passer en revue aussi les principales variations que la valeur des métaux précieux avait éprouvées dans les temps anciens et dans le cours de l’histoire des peuples modernes, par suite de la découverte des mines nouvelles ou du progrès des arts et du commerce. Il a exposé surtout avec détail ce qui s’était passé en ce genre depuis la découverte de l’Amérique jusqu’à nos jours ; il en a parlé en homme qui a visité l’Amérique et exploré les mines elles-mêmes. Il a présenté aussi lee tableau des quantités extraites des mines, de ce qui a été monnayé, de ce qui a pu se perdre. Il n’est pas une des questions relatives à la monnaie ou aux métaux précieux qu’il n’ait approfondie avec succès.


ESSAI SUR LA LIBERTÉ, L’EGALIT2 ET LA FRATERNITÉ, considérées au point de vue chrétien, social et personnel, par Mme L. de Challié, née Jussieu[9]. — Le titre de cet ouvrage est peut-être de nature à inspirer d’abord quelque défiance aux esprits sensés. On a tant abusé depuis deux ans des trois mots sacramentels liberté, égalité, fraternité, ces trois mots si beaux en eux-mêmes, on les a fait servir de prétexte à tant de déclamations folles ou perverses, qu’ils sont devenus comme une sorte d’épouvantail, dont le seul aspect sur la couverture d’un livre suffit pour mettre en fuite beaucoup de lecteurs. Ce n’est donc pas sans une certaine inquiétude que nous avons ouvert le livre de Mme de Challié ; mais nous avons été bientôt rassuré. Dès les premières pages, nous avons senti que nous étions en présence non-seulement d’un cœur noble, sincère et généreux, mais d’un esprit des plus droits, des plus fermes, d’une intelligence élevée servie par un vrai talent d’écrivain, et, en terminant cette lecture attachante, notre conscience nous a dit que nous pouvions sans flatterie classer cet ouvrage parmi les travaux les plus distingués qui aient paru dans ces derniers temps.

Au début même de cet Essai, on entrevoit la série d’idées qui en forme le caractère distinctif, et on reconnaît la solidité du terrain sur lequel l’auteur fait reposer sa dissertation. Remontant à l’origine de ces trois principes : liberté, égalité, fraternité, Mme de Challié les montre d’abord déposés par Dieu dans la conscience de l’homme, obscurcis et corrompus par les erreurs et les vices du monde païen, et enfin épurés, restaurés en quelque sorte dans l’ame humaine par le Christ, et commençant dès-lors à exercer sur la vie morale et politique des peuples une influence toujours croissante. Mais quelle est la nature de cette influence, ou mieux quelle est la nature de la révolution accomplie par le Christ ? Qu’est-ce qui la distingue de ces crises violentes et si souvent stériles que nous appelons ordinairement révolutions ?

De nos jours, on n’attaque plus guère ouvertement le christianisme comme au dernier siècle ; on cherche seulement, en le falsifiant, à l’exploiter au profit d’idées qui lui sont ou étrangères ou ennemies. Toutes les sectes socialistes se ressemblent en cela, qu’elles aiment à appeler l’Évangile en garantie de systèmes plus ou moins ingénieux, dont le but serait de faire des sociétés très grandes et très fortes avec des individus moralement très faibles et très petits. Or, cette recette ne se trouve pas dans l’Évangile. Ce qui distingue la révolution dont le Christ fut l’auteur, la plus sainte dans son principe, et, comme le dit très hier, Mme de Challié, la seule définitive dans ses résultats, c’est qu’elle s’exerça dans des régions plus hautes que le monde matériel, c’est quelle fut d’abord et avant tout une révolution morale, c’est qu’elle eut pour but de régénérer l’ame humaine, de rendre l’homme meilleur, plus fort et plus grand. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’influence sociale du christianisme n’est qu’une conséquence essentiellement subordonnée et secondaire par rapport au principe de moralité individuelle duquel tout découle et qui domine tout. Or, la moralité, ce n’est pas la jouissance, c’est le devoir ; ce n’est pas le bonheur dans le sens vulgaire du mot, c’est la satisfaction de la conscience, c’est la vertu.

« La liberté, l’égalité et la fraternité sont trois faits qui ont leur existence en Dieu d’abord, dans la vérité éternelle ; mais ils ne sont réalisables sur la terre que par l’union du droit et da devoir telle que l’Évangile nous l’a présentée. Démontrer dans la mesure de nos forces cette union du droit avec le devoir, démontrer la relation qui existe entre les faits sociaux et les vérités morales, établir enfin la prééminence de l’ame sur le fait social lui-même, tel sera donc l’objet et le but du travail que nous osons entreprendre. » Ces principes posés, Mme de Challié entre dans l’analyse de chacun des trois termes de la formule liberté, égalité, fraternité. Elle les examine successivement dans leurs rapports avec la foi chrétienne, avec la société, avec l’individu ; elle définit les idées, les sentimens, les droits et les devoirs qui s’y rattachent. Nous regrettons que les limites qui nous sont tracées ne nous permettent pas de suivre l’auteur dans cette analyse et de montrer avec quel talent il a su séparer la vérité de l’erreur et repousser tout ce qui est contraire à la mission de l’homme ici-bas et à ses destinées immortelles dans une autre vie.

Peut-être pourrait-on reprocher à Mme de Challié de ne pas sortir assez de la sphère des généralités. Sans vouloir exiger d’un travail métaphysique et doctrinal le caractère qui convient à des productions d’un autre genre, il nous semble que quelques aperçus historiques, quelques vérités de fait venant en aide aux déductions de l’auteur, n’auraient point nui à l’effet général de l’ouvrage. Peut-être aussi pourrait-on également reprocher à Mme de Challié de sacrifier un peu la précision à la symétrie : la division trinaire, qui se reproduit dans les trois chapitres dont se compose chacune des trois parties de son livre, semble parfois un peu forcée ; elle amène des répétitions d’idées et par suite un peu de confusion.

Mais, cette part faite à la critique, on ne saurait trop louer les qualités qui forment le caractère particulier de l’Essai sur la liberté, et qui le recommandent à tous les esprits élevés et à tous les cœurs généreux. Dans un temps où rien n’est plus commun que de voir sacrifier la liberté et la moralité individuelle à des chimères de bonheur social, où l’homme serait en quelque sorte dispensé de s’occuper de sa propre destinée, dispensé de tout effort sur lui-même, de toute action sur ses semblables, dispensé de toute prévoyance, de tout dévouement, de toute vertu, dispensé, en un mot, de tout ce qui le distingue de l’animal ; dans un temps où ces rêves de mécanique sociale ont envahi même des intelligences qui ne sont point vulgaires, on ne saurait méconnaître l’utilité d’un livre écrit avec talent dans un sens contraire, d’un livre dont chaque page est un plaidoyer éloquent en faveur de la liberté, de la moralité, de l’activité individuelle, fortifiées et réglées à la fois par l’esprit chrétien.

Et quand on apprend que ce livre, consacré à l’exposition des plus hautes, des plus profondes vérités de métaphysique et de morale, est l’ouvre d’une toute jeune femme, qui donne à de telles méditations le peu de temps que lui laisse une vie modestement remplie par les devoirs de la famille, on se dit qu’il ne faut pas désespérer de cette société si malade et parfois si découragée. Elle renferme encore bon nombre d’ames fortes et pures qui, cachées dans l’obscurité du foyer domestique, maintiennent au sein des familles le sentiment et l’amour du bien, et font contre-poids aux passions désordonnées qui s’agitent au dehors. L’homme, avec toutes ses prétentions à l’énergie morale, est souvent bien faible ; son cœur est souvent tiraillé en tous sens par des impulsions contraires, et son esprit troublé par mille incertitudes. La femme demande à Dieu la force et la lumière ; elle trouve dans sa foi une perspicacité et une résolution que toute la science du monde ne donne pas. De tous temps, dans toutes les crises de notre histoire, les femmes chrétiennes ont exercé une puissante influence sur la société française ; cette influence, elles l’exerceront encore, c’est encore par elles que le matérialisme qui nous menace sera vaincu et que sera réalisée cette parole de saint Paul : Nolite spiritum extinguere, ne laissez pas éteindre le souffle de l’esprit.


L. DE L.


HISTOIRE DE L’ADMINISTRATION DE LA POLICE DE PARIS, DEPUIS PHILIPPE-AUGUSTE JUSQU’EN 1789, par M. Frégier[10]. — Un des défauts de cet ouvrage est dans son titre, qui ne donne pas une idée exacte du plan suivi par l’auteur ; ce n’est pas en effet précisément l’histoire de l’administration spéciale de la police qu’a faite M. Frégier, mais bien un tableau de Paris, sujet traité avant lui plus au long par Dulaure et par d’autres écrivains, après lesquels il a dû nécessairement glaner. Si M. Frégier, se renfermant dans de justes limites et élaguant des matières qui appartiennent à l’histoire générale de la France, se fût borné à nous initier aux détails intimes de l’édilité parisienne, et à faire connaître, la succession des ordonnances et des règlemens qui, d’améliorations en améliorations, ont fondé l’ordre admirable que nous voyons aujourd’hui, son livre aurait eu son originalité propre ; peut-être n’eût-il fait qu’un volume au lieu de deux, c’est possible ; mais un volume lu et recherché ne vaut-il pas mieux que dix laissés sur les rayons ?

Sous le bénéfice de cette observation générale, nous reconnaîtrons volontiers que M. Frégier s’est montré un compilateur érudit, et qu’il a mis en lumière des recherches de plus d’un genre qu’apprécieront les amateurs d’archéologie historique. Dans le cadre un peu trop vaste, nous venons de le dire, qu’il s’est donné, il a retracé l’histoire des progrès de la civilisation parisienne à travers les agitations, les accidens et les guerres civiles dont la capitale de la France a été le théâtre, et il a su revêtir ces récits tant de fois répétés d’une certaine couleur locale qui naît de la peinture des mœurs et de la vie usuelle. On se rend, en effet, plus exactement compte des tumultes populaires et de l’anarchie du moyen-âge quand on connaît l’organisation des diverses corporations de la ville de Paris à cette époque ; la clé de plus d’un événement considérable se trouve dans la connaissance des habitudes de la population, noblesse, bourgeoisie, écoliers, etc. En relisant ces chroniques lamentables de la ville de Paris, cette succession de prises d’armes et de massacres qui compose son histoire depuis les maillotins, les Armagnacs, la ligne et la fronde jusqu’à l’émeute de nos jours, quand on songe qu’il n’est pas un emplacement de ce terrain que nous foulons où l’on ne puisse retrouver quelque tache de sang, ne peut-on à bon droit se demander si la guerre n’est pas l’état normal de notre société inquiète, et si les intervalles de calme et de repos ne doivent pas être considérés comme de rares exceptions sur lesquelles il est dangereux de fonder un long espoir ? Les périodes trop paisibles, comme celle qui a précédé la première révolution ou les trente années qui ont suivi les grandes guerres de l’empire, amollissent la fibre nationale et enfantent des générations que le moindre bruit étonne, et qui, incapables de lutter quand vient l’orage, savent tout au plus trouver la force de mourir.

Il convient de signaler dans le livre de M. Frégier quelques chapitres sur les principes suivis aux diverses époques par la législation de la police des subsistances, comme aussi les règlemens de l’hygiène publique. Les besoins qui ont donné naissance aux mesures qu’il décrit sont toujours les mêmes, ou plutôt ils se sont accrus. Or, comme le fait justement remarquer l’auteur, les questions d’approvisionnement ayant de tout temps été grosses de séditions, aujourd’hui plus que jamais l’attention de l’autorité doit y être attirée, et la police ne saurait s’entourer d’assez de documens et de lumières pour prévenir les dangers dont elles pourraient être la cause dans des momens pareils à ceux où nous sommes. Sous ce rapport, on ne saurait mieux s’adresser qu’à M. Frégier, que sa position dans l’administration de la police a mis à même de compulser les curieuses archives de ce département en y ajoutant les lumières de son expérience personnelle, d’un jugement sain et d’un esprit droit.



V. DE MARS.

  1. Noticia del Ceremonial antiguo para et juramento del Principe de Asturias, etc. (Madrid, libreria de Monier.)
  2. A la naissance des infans, c’est le drapeau national qu’on arbore.
  3. Replica de don José Antonio Saco à los mexionistas. Madrid, 1850. Imprenta de la Compaña de Impresores y libreros. — Cette brochure, bien qu’écrite au point de vue d’une polémique trop personnelle et trop minutieuse, donne une idée très complète de la propagande annexioniste.
  4. Nous ne parlons encore ici que des impôts généraux. À part un droit minime sur le revenu net des immeubles des villes, les habitans de Cuba ne paient pas d’impôts municipaux ; et on sait combien ces impôts sont lourds en Espagne.
  5. Précis de Jurisprudence musulmane, par Khalil-Ibn, traduit de l’arabe par M. Perron, 3 volumes in-4o ; Paris, 1850. Imprimerie nationale.
  6. London, 1849. Willoughby and Co, Warwick-Lane, 22.
  7. 1 vol. London. Jos. Masters, Aldersgate-Street
  8. Fort in-8o, chez Capelle, rue des Grés Sorbonne, 10.
  9. 1 vol. in-8o, chez Gaume, éditeur, rue Cassette, 4.
  10. 2 vol. Paris, Guillaumin et Comp. 1850.