Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1858
14 juillet 1858
L’intelligence française est engourdie et morose. C’est le mal de notre temps, personne ne le niera, car tout le monde en souffre. Nous n’aurions nul goût à décrire cette indisposition de l’esprit français, encore moins à en rappeler les causes. Ces causes ne sont que trop connues. C’est le remède qu’il serait temps enfin de trouver. Nous sommes fermement convaincus qu’il est à notre portée. Le cours des événemens, secondé par quelques efforts généreux, ne peut tarder à rendre à la France la saine activité de sa vie intellectuelle et morale. La renaissance dans laquelle nous espérons dépend assurément en grande partie du pouvoir ; elle dépend plus encore de nous, de notre foi et de notre constance. À ce sujet, nous demandons la permission de dire franchement comment nous entendons, dans les circonstances où la France est placée, les devoirs de ceux qui n’ont point renoncé à la liberté d’exprimer leur sentiment sur les affaires publiques.
Ce qui manque à l’expression des opinions politiques, ce sont les garanties régulières de la liberté. Sur ce point, nous ne serons contredits par personne. Sous l’empire du décret auquel la presse est soumise, nous ne saurions avoir qu’une liberté de tolérance, l’existence et la conduite de la presse politique étant placées sous l’inspection et la main du pouvoir administratif, et demeurant exceptées du droit commun. Les influences restrictives qu’un tel état de choses exerce sur le développement de la pensée politique, on les connaît : elles ont dépassé sans doute les vues qui avaient inspiré le décret sur la presse, car elles ont été exagérées par la timidité de ceux qui avaient à redouter les sévérités de ce décret. C’est contre ces exagérations qu’il faut, suivant nous, se décider enfin à réagir : nous croyons qu’on ne doit point dédaigner d’user de la liberté de tolérance, pour arriver à la liberté de droit.
Nous ne nous dissimulons point qu’en exprimant une pareille opinion, nous courons le risque de blesser des scrupules honorables. Des amis dévoués de la liberté peuvent croire, et le cynisme de certains absolutistes ne fournit que de trop plausibles prétextes a cette façon de voir, que la question est posée de nos jours entre le despotisme et la liberté, et que dans ces termes elle n’admet point de compromis. User de la liberté de tolérance, ce serait, suivant ces personnes, manquer à la dignité de la liberté elle-même et favoriser par une niaise complicité les ruses de l’ennemi. C’est une conduite plus fière et plus politique, suivant ceux-là, d’abandonner les absolutistes à l’exagération de leur principe, et de ne songer à pratiquer nos droits que lorsque, épuisés par leurs excès, nos adversaires seront contraints de nous les rendre dans leur intégrité.
Nous voulons bien respecter les intentions de ceux qui pensent ainsi, mais nous ne pouvons les suivre dans ces extrémités. Leur logique et leur tactique, en supposant que l’une soit correcte et l’autre habile, commettent une omission grave à nos yeux : elles oublient le devoir qui domine tous ces débats, le devoir patriotique. Quel est celui de nous qui, dans une question de politique étrangère où l’honneur et les intérêts de la France seraient engagés, consentirait à marchander, dans de pareils calculs, son concours à son pays ? Ces devoirs supérieurs du patriotisme, que tout le monde reconnaît dans les questions où la nationalité est en jeu, ne nous paraissent pas moins impérieux dans la plus grande des questions intérieures, dans celle que soulèvent l’organisation et le développement des libertés publiques. En pratiquant la liberté dans la mesure qui nous est laissée, en revendiquant les garanties des droits qui nous manquent encore, ce ne sont point les intérêts particuliers du pouvoir qui offusquent nos pensées. Si le pouvoir a des conseillers éclairés, s’il a des amis aussi intelligens que dévoués, c’est à ces conseillers et à ces amis de lui dire ce qu’il gagnera à la consolidation et aux progrès de la liberté. Ils lui rappelleront que les résistances que développe la liberté régulière sont un appui véritable et une sécurité pour les gouvernemens. Ils lui rappelleront ces profondes paroles de Royer-Collard : « Les constitutions ne sont point des tentes dressées pour le sommeil… Des résistances habituelles et efficaces ou des révolutions, telle est la condition laborieuse de l’humanité. Malheur aux gouvernemens qui réussissent à étouffer les premières ! Envisagée sous ce point de vue, la liberté de la presse, la plus énergique de ces résistances parce qu’elle ne cesse jamais, la plus noble parce que toute sa force est dans la conscience morale des hommes, devient une institution. La liberté de la presse, devenue un droit public, fonde toutes les libertés, et rend la société à elle-même. » Les devoirs qui nous imposent à nous l’exercice et la revendication de nos droits sont plus généraux : ce sont les devoirs qui nous obligent envers la société et la civilisation française. Il faut porter sans fléchir le drapeau des promesses de 1789 ; il faut rendre témoignage aux principes encore inappliqués de la révolution ; il faut rappeler aux peureux et aux frivoles que les problèmes politiques et sociaux qui enveloppent notre siècle ne sont ni résolus ni supprimés par la silence. Les bouches ont beau être muettes, les esprits en proie à l’inertie ; il ne s’en fait pas moins dans les choses un travail latent qui pousse les questions à maturité. Après de si fréquentes et si terribles leçons, veut-on encore les laisser éclater à l’improviste, en révolutions ingouvernables, au lieu de les préparer et de les conduire aux solutions pacifiques par des discussions libres, sincères et modérées ? Si, à la faveur de la liberté tolérée, il nous est permis de réclamer cette liberté supérieure qui est à la fois la sauvegarde des intérêts et la consécration de la justice, nous ne croyons pas pouvoir en conscience manquer à cette occasion et à ce devoir. Le succès est difficile et douteux, dira-t-on ; soit. La responsabilité de l’échec ne retombera pas du moins sur ceux qui auront tenté un généreux effort.
C’est dans ces pensées que nous avons accueilli avec satisfaction les premiers adoucissemens apportés par M. Delangle dans l’administration intérieure, et que nous avons prêté une attention bienveillante aux tendances libérales manifestées par une portion, malheureusement trop circonscrite, de la presse gouvernementale. Cette pointe légère de libéralisme était digne de remarque, car c’est pour la première fois depuis six ans qu’elle est apparue sur le fond stérile et terne de ce journalisme qui importune le pouvoir de sa fade obséquiosité. Nous n’avons point été les seuls que ce symptôme ait frappés : des organes de la presse libérale ont pris acte de l’appel qui était fait à des manifestations plus libres de l’opinion ; mais ici s’élevait tout naturellement une question décisive. — Est-il permis de convier l’opinion à de plus libres allures ? est-il permis de l’inviter à reprendre dans la presse un mouvement indépendant et régulier, sans modifier les conditions faites à la presse par le décret de 1852 ? Soit que l’on considère la date de ce décret ou que l’on en examine les dispositions, on est autorisé à croire qu’il ne pouvait être dans la pensée du gouvernement qu’une mesure temporaire. D’un côté, en effet, il appartient à la période dictatoriale qui a précédé l’application de la constitution ; de l’autre, il place les journaux sous la juridiction administrative et les soumet, pour des délits dont la définition est laissée à l’appréciation accidentelle de l’autorité, à des pénalités qui les exposent à la suppression et à la destruction des propriétés qu’ils représentent. Une législation si exceptionnelle et si éloignée de l’esprit général de nos codes ne saurait avoir le caractère d’une loi permanente. Il n’est pas nécessaire en France d’expliquer la compression qu’a exercée sur les journaux ce rigoureux régime : cette compression a été accrue, au-delà sans doute des prévisions du gouvernement, par les craintes mêmes qu’elle inspirait aux intérêts de propriété engagés dans l’exploitation des feuilles périodiques. De là l’atonie où est fatalement tombée la presse française, de là le discrédit qu’elle rencontre à l’étranger. Un mot suffira pour donner une idée de ce discrédit : les journaux de Vienne reprochent aux journaux français, et souvent, nous sommes forcés d’en convenir, avec autant d’à-propos que d’esprit, leur dépendance et leur nullité. N’est-il pas dur pour l’opinion française que ses organes soient ainsi devenus des objets de dérision ou de pitié pour la presse de la libérale Autriche ?… Il y a dans cette humiliation quelque chose d’affligeant pour les esprits élevés. La presse a été une des plus patriotiques défenses et une des gloires de notre pays. Autant, plus peut-être qu’aucune autre profession, elle a fourni à la France des serviteurs dévoués et des hommes d’état illustres. Il est des temps où le rôle des généraux, des ingénieurs, des administrateurs, paraît être plus utile que celui des écrivains ; mais tous les temps ne se ressemblent point : il y a eu des époques, il y en aura encore, où il a été donné à l’écrivain de rendre à la liberté ou à l’ordre plus de services que ces grandes causes n’en peuvent attendre d’un général ou d’un préfet. Par reconnaissance et par prévoyance, il serait bon de penser à relever la presse française. Or cela ne se peut qu’à une condition : l’abandon de la législation sans doute transitoire de 1852 et la réintégration de la presse dans le droit commun. C’est la réponse qui a été faite de tous côtés aux invitations libérales émanées d’un journal du gouvernement. La question est posée ; elle est de celles dont, une fois posées, on peut ajourner, mais non éviter la solution. Tel est jusqu’à présent le fait saillant d’une polémique qui n’en restera pas là. Nous nous bornerons à mentionner les protestations étranges qu’elle a provoquées dans certaines régions de la presse gouvernementale. Quelques-uns des tristes organes de cette presse ont pris pour devise l’inscription de l’Enfer de Dante : Lasciate ogni speranza ! Ils condamnent le pouvoir à l’immobilité, et contestent la signification que l’opinion a donnée à l’entrée de M. Delangle au ministère. Qui a raison dans ce conflit ? Est-ce l’opinion publique ? Est-ce le dangereux et ridicule parti des ultras ? Jusqu’à ce que l’événement nous démente, nous aimerons à croire que c’est l’opinion. N’est-il pas permis de voir, en attendant, la confirmation des pressentimens libéraux dans le souffle qui anime le discours que le prince Napoléon vient de prononcer à Limoges, dans le viril appel qu’il adresse dès ses premières paroles à l’énergie individuelle des citoyens et à la force de l’opinion publique ? Quant à ceux qui prêtent au gouvernement leur politique immobile, on peut leur opposer ce passage remarquable de la déclaration placée en tête de la constitution, qui est évidemment sorti de leur mémoire : « L’empereur disait au conseil d’état : « Une constitution est l’œuvre du temps ; on ne saurait laisser une trop large voie aux améliorations. » Aussi la constitution présente n’a-t-elle fixé que ce qu’il était impossible de laisser incertain. Elle n’a pas enfermé dans un cercle infranchissable les destinées d’un grand peuple ; elle a laissé aux changemens une assez large voie pour qu’il y ait, dans les grandes crises, d’autres moyens de salut que l’expédient désastreux des révolutions. »
La justice nous obligea reconnaître que le nouveau ministre de l’intérieur a déjà, par quelques actes, distingué son administration de celle qui l’a précédée. Nous avons parlé, il y a quinze jours, de la liberté de circulation rendue à plusieurs journaux ; aujourd’hui nous devons signaler les adoucissemens apportés, vis-à-vis des étrangers, dans le service des passeports. Cette affaire des passeports est une de celles qui, dans ces derniers temps, avaient causé au dehors les mécontentemens les plus graves contre nous. Il faut avoir passé récemment la frontière française pour juger des vexations inévitables que la sévérité du service des passeports suscitait aux étrangers. Naturellement c’est le peuple voyageur par excellence, ce sont les Anglais qui étaient le plus sensibles à ces vexations et qui s’en plaignaient le plus vivement. Il faut avouer qu’ils en ont quelquefois souffert d’une façon fort déplaisante. Une des plus ennuyeuses mésaventures qu’aient eu à subir les excursionnistes anglais est celle qui est arrivée la semaine dernière à Cherbourg. Dans une des villes du littoral anglais, une compagnie de bateaux à vapeur avait eu l’idée d’organiser un voyage de plaisir à Cherbourg. Les excursionnistes devaient passer vingt-quatre heures, un dimanche entier, dans ce grand port militaire, qui excite en ce moment l’inquiète curiosité de nos voisins. La compagnie avait annoncé dans ses affiches que les passeports n’étaient point nécessaires, et qu’elle s’en était entendue avec les autorités locales. Les amateurs ne manquèrent pas. Un petit nombre d’avisés se munirent de passeports ; la plupart des voyageurs, une soixantaine, crurent aux assurances de la compagnie. On arrive à Cherbourg ; les passeports sont demandés, et l’on ne permet de descendre qu’aux cinq ou six personnes qui sont en règle. Les autres parlementent en vain, pendant plusieurs heures, avec les autorités françaises, qui, avec beaucoup de courtois regrets, sont obligées d’obéir à leur consigne et d’interdire le débarquement. On juge de la déception de ces pauvres voyageurs de plaisir. On attendit la marée, et l’on repartit pour la côte anglaise. Si les excursionnistes furent vexés, il nous semble que les hôtels, les restaurans et les boutiquiers de Cherbourg ne durent pas voir avec plaisir s’éloigner cette troupe de consommateurs, qui, après s’être montrée à eux, leur échappait si malencontreusement. Désormais ces désagréables accidens seront impossibles. M. Delangle a rétabli les anciennes facilités d’admission dont les Anglais jouissaient sur notre littoral. Le bon cockney et le snob important pourront accomplir leur trip sur la côte de France, et l’estimable boutiquier français, croyons-nous, ne s’en plaindra pas.
Mais Cherbourg attend des hôtes plus illustres. Avant l’inauguration du grand bassin, la reine d’Angleterre y rendra visite à l’empereur des Français. Nous ne pouvons voir dans cette nouvelle rencontre des deux chefs d’empire que le symbole de la persévérante alliance des deux peuples. Après les méprises et les démarches malencontreuses qui ont mis cette alliance en péril il y a plusieurs mois, le voyage de la reine Victoria à Cherbourg est un acte d’une grande importance, qui, nous l’espérons, fera tomber bien des préjugés et calmera bien des craintes. Nous nous associerons toujours, pour notre part, à des témoignages de cette nature, car l’alliance de la France et de l’Angleterre est un des principes et, nous avons le droit de le dire, une des traditions du libéralisme français. Il n’a pas dépendu heureusement de cette presse ignorante et vulgaire à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure que l’alliance ne succombât sous les passions rétrogrades que cette presse s’efforçait de réveiller contre elle. On ne discute point avec de pareils politiques ; mais s’il est encore des esprits sérieux qui mettent en doute la nécessité de cette alliance libérale, comment pourraient-ils plus longtemps résister aux enseignemens péremptoires qu’apportent en sa faveur les événemens de chaque jour ? Les questions les plus anciennes et les plus débattues de la diplomatie européenne, les questions les plus soudaines et les moins prévues qui s’élèvent sur tous les points du monde ne peuvent être résolues d’une manière efficace et satisfaisante que par l’accord de la France et de l’Angleterre.
Le crime horrible que le fanatisme musulman vient de commettre à Djeddah n’est-il pas un de ces avertissemens qui rappellent aux deux peuples que leurs devoirs envers la civilisation leur prescrivent une étroite alliance ? L’Orient musulman traverse évidemment une crise redoutable. Le mahométisme asiatique a reçu de la guerre d’Orient un ébranlement dont nous n’avons pas vu les dernières conséquences. La Russie aurait sans doute reculé devant la responsabilité qu’elle assumait en attaquant la Turquie, si elle avait prévu les retentissemens du choc qu’elle allait donner aux races musulmanes. Cette guerre a rallumé la vieille haine des populations mahométanes contre les chrétiens, et l’échec de la Russie a été peut-être pour elles comme la démonstration de leur supériorité sur les giaours. Qui sait ce qui se passe au sein de ces masses qui, de tant de régions, ont le regard constamment tourné sur La Mecque ? Qui sait comment tous ces peuples se sont raconté les uns aux autres la légende de la guerre d’Orient ? Qui sait si la France et l’Angleterre n’ont pas figuré dans ces récits comme des tributaires du sultan, obligés de lui fournir des soldats et des vaisseaux pour l’aider à châtier le Russe infidèle ? Qui dira le degré d’infatuation auquel ces événemens, ainsi travestis par l’orgueilleuse ignorance du musulman, auront monté son fanatisme ? Que cette fermentation soit générale au sein du monde musulman, tous les faits le révèlent. L’insurrection indienne a été musulmane dans son origine, et les menées du shah de Perse auprès de la cour de Delhi l’avaient fomentée de longue main. Le feu même de cette insurrection se répercute maintenant d’une façon manifeste sur le moral des musulmans soumis au sultan. Comment expliquer autrement que par cette sourde émotion générale ces outrages odieux, ces crimes horribles commis presque simultanément en des points si divers, si éloignés les uns des autres : le consul-général anglais à Belgrade, M. de Fonblanque, assassiné en plein jour ; les avanies infligées aux chrétiens dans les provinces européennes de la Turquie et en Syrie, hier le massacre des consuls de France et d’Angleterre et des malheureux chrétiens à Djeddah, aujourd’hui le soulèvement des Turcs de Candie ? Ce vieux monde musulman tout entier demande à être surveillé et réprimé dans ses horribles explosions par l’action combinée de la France et de l’Angleterre.
Sans doute l’on obtiendra facilement une réparation éclatante du crime de Djeddah, s’il est permis de dire que de pareilles horreurs puissent être réparées. Sans doute une escadre anglo-française peut, comme le demande le Times, aller contraindre les musulmans dans le port de La Mecque à reconnaître la supériorité des Européens et des chrétiens. Là pourtant n’est pas la principale difficulté que fait naître cet épouvantable événement. Qu’est-ce que la réparation du passé comparée aux devoirs de prévoyance imposés par l’intérêt de l’avenir ? Une question s’élève désormais entre l’empire turc et l’Europe chrétienne. Le gouvernement du sultan est-il véritablement en état de garantir la sécurité des chrétiens dans les vastes provinces sur lesquelles s’étend son autorité nominale ? L’Europe chrétienne ne peut, sans manquer aux premiers devoirs d’humanité, laisser plus longtemps une pareille question dans le doute. Hélas ! le doute même peut-il exister à cet égard ? N’est-il pas évident que l’autorité du sultan n’a pas assez d’énergie concentrée au cœur de l’empire pour pouvoir contenir aux extrémités le fanatisme turc ou arabe ? Cela était visible déjà en 1840, et néanmoins, dans l’entraînement d’une politique hostile à la France, les puissances européennes travaillèrent à détruire la force locale que Méhémet-Ali avait constituée en Égypte, et qu’il faisait rayonner avec une vigueur partout obéie en Syrie et en Arabie. Si l’Arabie n’eût point été enlevée à Méhémet-Ali en 1840, il est probable que le crime de Djeddah n’eût point été commis. La Turquie parviendra-t-elle jamais à se faire obéir et à maintenir l’ordre dans ces pays qu’elle a si maladroitement enlevés à l’administration égyptienne ? — Il est difficile de le croire. En attendant, le sultan et les hommes éclairés qui l’entourent sont les premiers intéressés à fournir les garanties de sécurité que l’Europe chrétienne doit exiger d’eux. Il s’agit pour eux de prendre des résolutions finales, il s’agit de savoir s’ils peuvent réaliser dans tout l’empire les réformes qu’ils nous ont promises, et si, comme sanction de l’accomplissement de ces réformes, ils sont en mesure de créer dans l’empire une administration vigilante et consciencieuse. S’ils sont au-dessous de la tache que la civilisation et l’humanité leur imposent, il faudra que d’autres la prennent en mains ; l’heure de la dissolution de l’empire turc ne pourra plus être éloignée, ces éventualités orientales que l’Europe s’applique avec tant de prudence et par tant d’efforts à refouler dans l’avenir éclateront sur le présent. On voit si, en face de telles perspectives, il importe à la France et à l’Angleterre de rester unies.
Dans notre vieille Europe, où les intérêts les plus divergens acceptent presque toujours, grâce à Dieu, les compromis qui leur sont dictés parle bon sens, l’accord de la France et de l’Angleterre vient à bout de bien des difficultés qui, laissées à elles-mêmes, mettraient en péril le repos général. C’est ainsi que les conseils des gouvernemens français et anglais, auxquels s’est joint en cette circonstance le cabinet russe., ont déterminé le Danemark à cesser la longue et noble résistance qu’il avait faite à l’opinion allemande. — Le Danemark, consent à suspendre la constitution commune de la monarchie danoise dans les duchés de Holstein et de Lauenbourg. Les concessions du Danemark, accordées sur les conseils de la France et des autres grands états, ne compromettent point la dignité de ce petit royaume. Nous comprenons que la violence chicanière que l’Allemagne est accoutumée à porter dans tous les débats qui intéressent la confédération ait pu blesser les justes susceptibilités de l’opinion danoise ; mais ce n’est point à cette violence, qui sied si peu aux forts, que cède aujourd’hui le Danemark : il cède aux conseils d’amis puissans et dévoués qui, comme la France, ont pu apprécier depuis des siècles la valeur de sa fidèle alliance, et qui ne l’eussent jamais abandonné dans une cause où ses droits et son honneur eussent été sérieusement engagés. Nous voudrions pouvoir annoncer également la conclusion des travaux de la conférence relativement aux principautés danubiennes ; mais nous craignons que l’œuvre de la conférence ne soit moins avancée que ne l’ont cru les journaux étrangers. Sans doute les dispositions des diverses puissances les inclinent à résoudre par une transaction cette délicate réorganisation des provinces roumaines. La nationalité roumaine obtiendra enfin de précieuses garanties. L’unité aura, nous l’espérons, sa représentation au-dessus des assemblées locales qui maintiendront la distinction des provinces. La conférence s’occupe de formuler son œuvre dans une constitution dont la rédaction aurait été confiée à M. le ministre des affaires étrangères de France. C’est là un travail complexe et d’une lente élaboration. Aussi, sans douter d’une solution heureuse des difficultés dont l’organisation nouvelle des principautés est hérissée, ne serions-nous point surpris de voir les travaux de la conférence, contre l’attente du public, se prolonger encore jusque dans le mois d’août.
La session s’achève en Angleterre au milieu de circonstances qu’il eût été bien difficile de prévoir au commencement de cette année. La discussion et le vote du bill de l’Inde semblent avoir porté le dernier coup à la force parlementaire de lord Palmerston. La chambre des communes a été élue sous le ministère de lord Palmerston, et elle lui apporta cent voix de majorité ; cette majorité s’est fondue à ce point que lord Palmerston n’a pu réussir à introduire dans le bill de l’Inde aucun des nombreux amendemens qu’il a présentés sans relâche. Après le vote final, M. Disraeli a remercié habilement la chambre d’avoir travaillé à cette œuvre en oubliant tout esprit de parti, en subordonnant les animosités politiques au grand intérêt national qui est en jeu dans la réorganisation du gouvernement de l’Inde. Ce compliment était sincère sans doute, mais il était aiguisé d’une pointe d’ironie, car la dissolution du parti libéral a contribué au moins autant que le patriotisme au résultat dont se félicitait le chef du parti tory. Jusqu’à présent, les radicaux scissionnaires qui ont appuyé le ministère de lord Derby n’ont donné aucun signe de repentir, n’ont témoigné aucune velléité de renouer leur ancienne alliance avec les whigs. Au contraire, quelques-uns de leurs orateurs et leurs journaux prennent plaisir à énumérer les concessions libérales qu’ils doivent au cabinet tory et à faire remarquer qu’ils n’eussent obtenu rien de semblable des whigs. Dans la conclusion de la discussion du bill de l’Inde, lord John Russell a fait, il est vrai, une avance marquée à M. Bright : il a déclaré que le discours prononcé par cet éminent orateur à la seconde lecture du bill est un des discours les plus remarquables qui aient jamais été entendus dans la chambre des communes. L’éloge était mérité, et il témoigne du désir qu’éprouve lord John Russell de se rapprocher de M. Bright. Lord John est un tacticien hardi, et nous ne serions pas surpris que l’année prochaine, lorsque la réforme parlementaire frappera à la porte de la chambre des communes, il ne préparât un terrain commun aux whigs et aux radicaux en acceptant le ballot, le vote au scrutin secret, qu’il a combattu jusqu’à ce jour, et dont M. Bright est le plus énergique partisan.
L’Espagne, depuis quelques mois, était vraiment en fête ; elle célébrait avec une sorte d’entraînement toutes ces pompes de l’industrie, devenues presque communes dans les autres pays, et qui ont tout l’attrait de la nouveauté au-delà des Pyrénées. Certes, à n’observer que les apparences, la politique semblait oubliée. Il y a des esprits très perspicaces qui ont toujours peur du bruit d’une discussion parlementaire, et qui ne manquaient pas, il y a peu de temps encore, de voir un symptôme heureux autant que significatif dans ce mouvement extérieur de prospérité publique venant aussitôt après la clôture des cortès. Il n’y a qu’un malheur : les fêtes ont cessé, et l’Espagne s’est réveillée tout à coup en face d’une nouvelle crise ministérielle qui a changé subitement toute la situation. Le cabinet présidé par M. Isturiz a disparu il y a peu de jours, et le pouvoir a été remis par la reine entre les mains du général O’Donnell, qui a conservé auprès de lui deux des membres du précédent ministère, M. Posada Herrera et le général Quesada, en associant à la nouvelle combinaison quelques hommes publics diversement connus, MM. Calderon Collantes, Fernandez Negrete, Salaverria, le marquis de Corbera. La politique, on le voit, n’a point épuisé ses mobilités et ses fluctuations en Espagne, et elle n’est pas tout à fait morte, comme on le disait.
Quant aux causes de la chute soudaine de M. Isturiz, elles sont assez visibles pour quiconque suit d’un œil attentif les affaires de la Péninsule. Outre que M. Isturiz, par son âge un peu avancé et par ses habitudes inactives, était peu propre à diriger le gouvernement au milieu de la confusion des partis, le vice était dans la situation même. Le dernier cabinet était évidemment un pouvoir de transition, sans point d’appui, sans autre raison d’être que de tempérer un moment des animosités et des antagonismes invétérés. Il ne pouvait vivre qu’à la condition de ne heurter aucune opinion et de se tenir, pour ainsi dire, à égale distance de toutes les fractions du parti conservateur qu’il était censé rallier. De quelque côté qu’il se tournât, tout lui rappelait sa faiblesse et les difficultés dont il était environné. Quand le ministre de l’intérieur, M. Ventura Diaz, subissant l’influence de la majorité du congrès, essayait, il y a deux mois, de faire prévaloir une politique conservatrice plus tranchée, le cabinet était menacé de dissolution, et il ne se sauvait qu’en sacrifiant M. Ventura Diaz. Cette modification ministérielle et l’entrée de M. Posada Herrera au pouvoir, en donnant au gouvernement une teinte plus libérale, ne faisait qu’indisposer la majorité du congrès, et il fallait recourir à une suspension précipitée des cortès. Les inaugurations de chemins de fer, les voyages royaux sont venus voiler un instant cette situation ; la difficulté n’existait pas moins, elle s’est révélée tout entière le jour où le cabinet a mis en délibération une question capitale, celle de savoir s’il devait attendre la réunion des cortès actuelles, ou s’il devait dès ce moment proposer à la reine la dissolution du congrès. C’est M. Posada Herrera qui a pris l’initiative en se prononçant nettement pour la dissolution de la chambre, et il a été particulièrement appuyé par le ministre de la marine, le général Quesada. Le président du conseil, M. Isturiz, aurait volontiers partagé cette opinion. D’autres ministres se sont prononcés pour le maintien du congrès actuel, et c’est ainsi que le cabinet est tombé en décomposition. M. Isturiz ne s’est point trouvé en position de résoudre cette crise en conservant la direction des affaires, et le pouvoir est passé entre les mains du général O’Donnell. En réalité, l’entrée de M. Posada Herrera au ministère, il y a deux mois, a été une sorte de trait d’union entre le cabinet de M. Isturiz et le cabinet nouveau. Si l’on compte bien, depuis deux ans c’est la cinquième combinaison qui se forme à Madrid, c’est la cinquième tentative qui se fait pour replacer la politique conservatrice dans ses véritables voies. Des cinq ministères qui ont passé au pouvoir, les uns ont échoué parce qu’ils se laissaient trop aller à la réaction, les autres parce qu’ils paraissaient vouloir être trop libéraux, d’autres enfin parce qu’ils n’ont pu être ni réactionnaires ni libéraux, et ceci est l’histoire du dernier cabinet. L’expérience se poursuit, on le voit ; seulement elle se poursuit, il faut le dire, au milieu de difficultés de plus en plus graves.
Une chose est à remarquer en effet : c’est que, dans les données visibles de la situation de l’Espagne, rien ne semblait conduire à cette brusque solution qui vient d’éclater à Madrid. Toutes les apparences étaient contre le retour du général O’Donnell aux affaires. Sur quoi pouvait s’appuyer le comte de Lucena ? Dans la presse, il compte peu de défenseurs ; dans les chambres, il a plus d’adversaires que d’amis. Il y a quelques mois, le général Calonge était élu secrétaire du sénat : son plus grand titre était d’avoir proposé l’an dernier une motion qui équivalait à une condamnation rétrospective de l’insurrection militaire de 1854. Au commencement de la dernière session, il suffisait que le cabinet Armero-Mon parût se rapprocher du général O’Donnell et de ses amis pour que la majorité du congrès le renversât aussitôt par un vote d’opposition qui portait à la présidence M. Bravo Murillo. Et cependant le général O’Donnell est aujourd’hui au pouvoir. A-t-il dû ce retour de fortune à des influences étrangères à la politique ? On l’a dit, de même qu’on assure que cette combinaison, qui vient de triompher, se préparait depuis plusieurs mois au milieu des distractions des fêtes et de la confusion des partis. On a fait peur à la reine d’une réaction qui atteindrait peut-être jusqu’à l’indépendance de son pouvoir ; la reine s’est rejetée vers un cabinet qui se présente sans doute comme libéral, mais dont il n’est pas encore possible de préciser le caractère. Lorsque le général O’Donnell, après deux ans d’une temporisation habile et presque héroïque, livrait bataille à la révolution en 1856, il représentait une réaction énergique de l’esprit conservateur. En rompant avec les progressistes révolutionnaires, il avait pour lui tous les modérés, qui reconnaissaient en lui l’instrument vigoureux d’une restauration nécessaire. Aujourd’hui le comte de Lucena a contre lui toutes les fractions du parti modéré. Lorsque la première nécessité serait de rallier en faisceau toutes les forces conservatrices, le cabinet qui vient de naître semble venir pour précipiter la décomposition de ce parti.
Le général O’Donnell n’est que depuis quelques jours au pouvoir, et déjà il montre une activité singulière, au moins pour la distribution des emplois. Tous les chefs d’administration sont remplacés, toutes les fonctions militaires et civiles passent entre les mains des amis et même des créatures du comte de Lucena. O’Donnell vient de placer à Barcelone et à Valence deux de ses compagnons du soulèvement de 1854, les généraux Dulce et Echagüe. La dissolution du congrès est naturellement une des mesures indiquées dans la situation, et pour les élections qui se feront de nouvelles listes vont être préparées. On dît même que le nouveau cabinet serait disposé à remettre en question les arrangemens conclus par les précédens ministères avec Rome. Tous ces actes constitueraient assurément une situation nouvelle, et le général O’Donnell pourra bien rencontrer devant lui la majorité du parti conservateur. Or, si le cabinet nouveau ne puise pas sa force dans le parti modéré, va t-il se rapprocher des progressistes ? Si cette évolution nouvelle se réalisait, le général O’Donnell serait sans doute abandonné par quelques-uns des collègues qu’il s’est donnés. La situation, comme on voit, devient extrêmement périlleuse, et sous l’apparence de ce calme qui ne s’est point démenti depuis quelque temps en Espagne, il y a des perturbations profondes de plus d’une nature. Le parti modéré peut voir maintenant où l’ont conduit ses divisions et ses rivalités : s’il n’a pas perdu le pouvoir, il peut être tout près de le perdre. Ces divisions et ces rivalités favorisent sans doute jusqu’à un certain point la libre indépendance de la royauté, qui ne rencontre devant elle aucune force politique, et qui peut, quelquefois capricieusement, se servir des hommes ou les rejeter. C’est là cependant une expérience de nature à porter des fruits amers, et en voulant trop s’affranchir, la royauté elle-même ne risquerait-elle pas de s’asservir quelque jour à des situations violentes ou impossibles ?
Deux livres bien divers, et qui viennent d’être publiés à peu de jours d’intervalle, nous paraissent destinés à produire une impression sérieuse et durable : ce sont la Vie publique de Royer-Collard et les Essais sur l’époque actuelle de notre ami et collaborateur M. Émile Montégut. La Vie publique de Royer-Collard n’est, à proprement parler, qu’un recueil de fragmens des discours de l’illustre orateur habilement reliés les uns aux autres par une sobre narration historique. L’auteur de cette précieuse compilation, M. Léon Vingtain, a obéi à une pieuse et noble idée, et a rendu à la littérature politique un vrai service en réunissant ces magnifiques reliques de la pensée de l’interprète le plus constant, le plus énergique et le plus élevé que le libéralisme ait eu en France. Nous n’essaierons point de juger ici Royer-Collard ; il nous suffira de dire que ses discours ont conservé une actualité éclatante, et nous ne doutons point qu’ils ne soient lus avidement par le public éclairé. Il ne nous est point permis non plus d’apprécier ici dignement le mérite des Essais de M. Émile Montégut ; mais nous regrettons moins de manquer à cette tâche attrayante, en songeant que les belles études réunies dans ce volume sont connues de tous les lecteurs de la Revue. Nous venons de relire ces pages profondes et charmantes qui ouvrent à la pensée des horizons si nouveaux et si finement étudiés, et où l’originalité et l’indépendance des idées se reflètent dans une forme si attachante et si vive ; nous avons relu ces remarquables études, le Génie français, la Renaissance et la Réformation, l’Individualité humaine dans la société moderne, etc. Elles gagnent encore à être rassemblées et à s’illuminer pour ainsi dire les unes les autres. M. Montégut est un penseur pénétrant, ému de toutes les belles sympathies qui peuvent animer les jeunes hommes de notre siècle, éclairé par l’étude et pour ainsi dire par la divination de l’histoire et des civilisations étrangères, servi par une rare finesse de perception littéraire. Quand nous voyons à quel point les écrits de M. Montégut réunissent l’expérience philosophique de la vie et les candeurs gracieuses de la jeunesse, nous voudrions lui appliquer ce mot de Byron sur un de ses contemporains : So mighty and so gentle too. e. forcade.
La littérature arménienne se recommande par le nombre et la valeur des monumens historiques qu’elle a produits. Depuis le commencement du IVe siècle jusqu’à nos jours, ces monumens se continuent par une succession non interrompue, véritable chaîne d’or qui rattache le monde ancien à celui où nous vivons. Antérieurs de près de cinq siècles aux écrivains musulmans, les auteurs arméniens sont les meilleurs guides, et l’on pourrait dire les seuls, que nous présente l’Orient pour l’étude des faits accomplis dans l’Asie occidentale à une époque où elle obéissait presque tout entière aux princes de la dynastie des Sassanides de Perse (226-651 après Jésus-Christ). Ils appartiennent en effet à une nation qui, d’abord soumise à la suzeraineté de ces puissans monarques, et ensuite, après avoir lutté pour défendre un reste d’indépendance, absorbée dans leur vaste empire, fournit des contingens et des généraux à leurs armées, des employés à leurs chancelleries, des alliances aux plus illustres familles de la Perse et à celle des Sassanides elle-même, tandis que ses chefs, ses patriarches et ses évêques ne cessaient de fréquenter la cour de Ctésiphon. De ce contact entre les deux royaumes, encore plus intime dans les âges antérieurs, sous les Arsacides, lorsque les deux branches principales de cette famille s’étaient partagé la Perse et l’Arménie, résulta une communauté de civilisation et pendant longtemps de croyances religieuses dont plus d’un souvenir se retrouve dans les auteurs arméniens primitifs. Lorsqu’au IIIe siècle de notre ère une scission s’opéra dans cette unité de croyance par la restauration en Perse de l’ancien culte de Zoroastre à l’avènement des Sassanides et par la conversion de l’Arménie à la foi de l’Évangile, ce dernier pays tendait à s’unir plus que jamais politiquement à la Perse par l’incorporation définitive dans la monarchie des Sassanides de toute la partie orientale de son territoire.
Si, d’un côté, l’Arménie se rattachait à l’Orient, de l’autre elle fut en communication non moins étroite avec le monde occidental. Dans le siècle qui précéda la naissance de Jésus-Christ, triomphante et glorieuse un instant sous son souverain Tigrane le Grand, elle ne tarda pas à être entamée par les armées romaines et forcée de payer un tribut aux césars. Le christianisme, qui lui vint de l’école de Césarée de Cappadoce, l’entraîna à la culture et à un amour passionné des lettres grecques. On la vit dès lors flotter entre ces deux influences, orientale et occidentale, pencher entre les deux dominations, perse, romaine ou byzantine, qui s’en disputaient la possession. Sa littérature à cette époque reflète l’action de ce double mouvement et l’influence de ces deux courans d’idées opposées. Orientaux par leur position géographique et leurs traditions, les Arméniens furent alors transformés et imprégnés d’hellénisme par leur éducation littéraire et religieuse. Dans leurs annales apparaissent plusieurs des noms les plus célèbres de l’histoire romaine et byzantine, Lucullus et Pompée, Mithridate et Tigrane, Antoine et Corbulon, et plus tard Héraclius, Chosroès le Grand, Yezdedjerd, et autres sur lesquels il n’est pas moins précieux de pouvoir les interroger. C’est chez les Arméniens, soumis pendant près de six cents ans aux Parthes (qui leur donnèrent une longue suite de souverains, leur apôtre national, saint Grégoire l’Illuminateur, et leurs premiers et plus glorieux patriarches, et de qui descendaient les plus illustres familles de l’Arménie), que la tradition de ce peuple, dont le passé est si obscur pour nous, s’est conservée vivante bien au-delà du temps où la puissance des Arsacides était déjà écroulée.
Lorsque les Arabes, animés de l’enthousiasme religieux et militaire que le prophète avait su leur inspirer, s’élancèrent du fond de leurs déserts sur les empires qui leur servaient de barrière au nord ; lorsque après eux les Turcs seldjoukides et ensuite les Mongols se précipitèrent du fond de leurs steppes sur l’Asie occidentale, l’Arménie fut un des premiers pays qu’ils envahirent et qui subit leur joug, et ses historiens, en nous racontant les désastres et les bouleversemens dont leur patrie fut alors le théâtre, nous apprennent une foule de détails dont on chercherait vainement la mention ailleurs. Il y a plus, les mêmes faits rapportés par les auteurs musulmans et arméniens fournissent, en rapprochant ces auteurs entre eux, un terme de comparaison rendu piquant et curieux par le point de vue religieux et social si opposé, par la condition d’oppresseurs et de vaincus où les uns et les autres sont placés. Inspirés par un sentiment très vif de nationalité, les écrivains arméniens affectent un caractère non moins original lorsqu’ils nous peignent les révolutions de l’empire grec, qui pesa toujours d’un si grand poids sur les destinées de leur patrie, lorsqu’ils nous retracent les croisades, la part active qu’y prirent leurs compatriotes de la Cilicie, et le goût dont ceux-ci s’éprirent pour la langue, les constitutions féodales et chevaleresques des Franks. À portée de connaître parfaitement les événemens qui, à l’époque des guerres saintes, eurent pour théâtre la Cilicie, le nord de la principauté d’Antioche et le comté d’Édesse, contrées habitées par des populations arméniennes, ils viennent ajouter leurs travaux comme un complément nécessaire à ceux des historiens latins, grecs, arabes et syriens contemporains.
Dans des temps plus rapprochés de nous, lorsque l’Arménie était l’objet de l’ambition rivale des sofis de la Perse et des sultans ottomans, le règne de Schah-Abbas Ier, l’émigration des Arméniens, arrachés en masse de leurs foyers et transportés à Ispahan par ordre de ce prince, les développemens de leur colonie de Djoulfa, l’impulsion donnée par leur industrieuse activité au commerce et à la prospérité financière de la Perse sous Abbas et ses successeurs immédiats, ont inspiré à Arakel de Tauris des pages écrites avec une élégance digne de servir de modèle. Enfin plusieurs des sultans des derniers siècles ont eu parmi les Arméniens, leurs sujets, des biographes dont les ouvrages, encore peu consultés, pourraient l’être avec profit, et mériteraient d’être mis en lumière.
Jusqu’ici, la littérature arménienne n’avait été étudiée que dans un ordre de monumens qu’elle a produits aussi avec abondance, et souvent avec une supériorité incontestable : les livres de prières et de liturgie, et les traités ascétiques et de théologie. Ses richesses historiques avaient été laissées de côté au milieu des investigations qui, depuis un demi-siècle, ont reculé si loin les limites de l’érudition orientale. M. Dulaurier s’est imposé la tâche de séculariser en quelque sorte cette littérature, et de la faire entrer dans le cercle où s’exercent les recherches actives de la science moderne. C’est dans cette intention qu’il publie le recueil inauguré par la traduction de la Chronique de Matthieu d’Édesse. Quoique Matthieu ait commencé son récit en 952, plus d’un siècle et demi avant le départ des croisés pour la Terre-Sainte, sous la conduite de Pierre l’Ermite, il appartient cependant à l’histoire des croisades. En effet, cette histoire ne saurait être comprise sans la connaissance des événemens qui préparèrent la scène où nos ancêtres vinrent jouer un rôle si glorieux : les invasions des Turks seldjoukides, avec lesquels ils eurent tant de fois à se mesurer, l’origine des principautés que ceux-ci fondèrent en Perse, dans le nord de la Syrie et dans l’Asie-Mineure, les tentatives des empereurs grecs pour arracher les saints-lieux aux mains des infidèles, et l’établissement du royaume chrétien de la Petite-Arménie. Ce royaume, dont la création remonte à la fin du XIe siècle et fut l’œuvre d’un chef émigré de la Grande-Arménie nommé Roupên, prit rang en peu de temps dans la grande confédération que formèrent les colonies latines de l’Orient. À peine les croisés eurent-ils traversé l’Asie-Mineure et la chaîne du Taurus, que les Arméniens qui habitaient ces montagnes accoururent à eux comme vers des frères venus de l’Occident, leur prodiguèrent des secours pendant les rigueurs de la famine au siège d’Antioche, et dès lors ne cessèrent de combattre dans leurs rangs sur presque tous les champs de bataille. Des alliances mêlèrent le sang des descendans de Roupên à celui des familles françaises les plus illustres. Sous le règne de l’un d’eux, Léon II, dit le Grand, qui épousa en premières noces une princesse de la maison d’Antioche et ensuite Sibylle, fille d’Amaury, roi de Chypre, les Latins étaient déjà établis en nombre considérable dans la Cilicie ; on y voyait affluer les marchands de Gênes, de Venise et de toutes les villes commerçantes de l’Italie, ceux de la Catalogne et de la Provence. Le clergé frank y possédait des monastères, et les trois ordres de Saint-Jean-de-Jérusalem, du Temple et Teutonique, de riches commanderies. Des seigneurs français occupaient de grandes charges à la cour des Roupéniens. Lorsque, vers 1342, les rois de race arménienne eurent fait place à des princes d’une branche des Lusignans de Chypre, la Cilicie fut envahie plus que jamais par les Latins et soumise à leur influence. L’existence du royaume de la Petite-Arménie comme frontière de la Syrie et donnant accès dans ce pays fut toujours considérée comme indispensablement liée au maintien des colonies chrétiennes d’outre-mer tant qu’elles furent debout, ou à l’espérance de les recouvrer lorsqu’elles furent perdues. C’est pour cette raison que les papes firent tant d’efforts pour soutenir ce royaume contre les Égyptiens, et appelèrent tant de fois à son secours les souverains de l’Europe ; mais leur zèle resta impuissant au milieu de la tiédeur qui avait succédé à l’enthousiasme des croisades. Leur voix ne fut pas écoutée ; la Petite-Arménie succomba sous les coups réitérés et terribles des infidèles, et perdit à jamais son indépendance avec son dernier roi, Léon VI. Ce prince infortuné, tombé entre leurs mains, vint, après une longue captivité, finir ses jours à Paris, à la cour de Charles VI, en 1393.
Tout ce que nous savons de la vie de Matthieu d’Edesse, historien de ce royaume mi-partie arménien et latin, est ce qu’il nous révèle lui-même dans les prologues de sa deuxième et de sa troisième partie. Il s’attribue le surnom ethnique d’Ourhaïetsi, c’est-à-dire habitant ou plutôt natif d’Edesse (Ourha), et en effet il ajoute immédiatement que cette cité, lui avait donné le jour. Quelques lignes plus loin, il se qualifie de vanérêts ou supérieur de couvent. L’époque de sa naissance et de sa mort nous est inconnue. Ce qui est indubitable, c’est que son existence dut se prolonger au-delà de 1136, année où se termine son récit, et lorsque Édesse appartenait à Josselin le Jeune. C’est dans cette ville qu’il en rassembla les élémens ; la rédaction des deux premières parties lui coûta, à ce qu’il nous dit lui-même, quinze années d’un travail persévérant.
La biographie de Grégoire, son continuateur, ne nous est pas mieux connue. Il nous apprend qu’il était prêtre séculier (érêts), c’est-à-dire, suivant la discipline de l’église arménienne, non engagé dans l’état monastique, et marié. Les deux expéditions de l’empereur Jean Comnène en Cilicie et en Syrie (1137-1143), la prise d’Édesse sur les chrétiens par l’atabek Emad-Addin-Zangui, le père du fameux Nour-Eddin (1144), les relations tantôt hostiles, tantôt bienveillantes, des sultans seldjoukides d’Iconium avec les princes de la Petite-Arménie, les démêlés et les guerres de ces sultans avec les émirs de Cappadoce, de la famille de Danischmend, la fin de la dynastie des comtes d’Édesse de la maison de Courtenay, les entreprises des croisés contre Nour-Eddin, celles des rois de Géorgie sur le territoire arménien, tels sont les faits principaux dont il s’est occupé.
Après avoir donné une idée d’un ouvrage qui voit le jour traduit pour la première fois dans une langue européenne, je voudrais dire quelques mots du travail de M. Dulaurier. En s’imposant la tâche de reproduire cet ouvrage en français avec une fidélité rigoureuse, et de faire ressortir dans tout leur relief les traits de la physionomie des deux chroniqueurs, il a eu à vaincre plus d’une difficulté : leur style est inculte et leur langage vulgaire ; on y retrouve l’empreinte d’un siècle où les lettres arméniennes étaient en pleine décadence, où la barbarie avait remplacé à Édesse cette culture de l’esprit perfectionné, cette civilisation élégante et raffinée dont la métropole de l’Osrhoëne avait été jadis le foyer. Dans ces pages, tracées d’une main rude et inexpérimentée, les mêmes tournures, les mêmes images reviennent à chaque instant. Dissimuler ce que ces répétitions ont de fatigant pour nous et en même temps conserver les allures du récit arménien, c’était un problème que le traducteur a cherché à résoudre en employant toutes les ressources de notre langue, si souple et si variée. Je ne voudrais point cependant affirmer qu’il y ait toujours réussi ; mais cette monotonie de style disparaît en quelque sorte par l’intérêt dramatique de la narration, par la mobilité de la scène où le lecteur est transporté, et par l’étrangeté des appréciations que suggèrent à Matthieu et à Grégoire leurs préjugés nationaux.
Dans sa préface, M. Dulaurier a esquissé le tableau politique de l’Orient pendant la période qu’ils ont embrassée, et qui comprend le temps où Édesse fut sous la domination française. En discutant les sources où ils ont puisé, il montre que leurs informations proviennent des archives des anciens souverains bagratides d’Ani, de la tradition orale, et sans doute aussi d’anciens mémoires écrits en arménien et que nous ne possédons plus aujourd’hui. Pour un ouvrage émané d’une littérature aussi peu cultivée que l’a été jusqu’à présent celle de l’Arménie, et où sont racontés des faits nouveaux, peu connus ou présentés sous un jour particulier, un commentaire était indispensable. Les auteurs contemporains, chrétiens ou musulmans, ont été consultés pour éclaircir, rectifier et compléter les récits de nos deux chroniqueurs. Dans les notes, qui ont été rejetées à la fin du volume, et qui en forment environ le tiers, le traducteur s’est attaché à fixer toutes les positions géographiques indiquées dans le texte, à discuter toutes les questions qui touchent à l’histoire des populations arméniennes, alors disséminées dans la Grande-Arménie, la Mésopotamie et la Cilicie, et à celle pareillement des nations avec lesquelles elles furent en rapports de guerre, d’alliance ou de sujétion, et principalement des Franks de la Syrie.
Une entreprise aussi considérable que la publication du corps entier des historiens arméniens n’a point effrayé M. Dulaurier ; mais je crains que son zèle ne lui ait fait illusion sur le poids du fardeau dont il s’est chargé. Que de soins et de peines pour la recherche seulement des matériaux à mettre en œuvre ! La plupart de ces historiens sont encore inédits, et les bibliothèques de l’Europe n’en renferment qu’un très petit nombre ; il faut se les procurer en Orient, souvent à grands frais, et lorsqu’un possesseur jaloux refuse de s’en dessaisir, se résigner à la tâche longue et ingrate de les copier soi-même. Cependant, quelle que soit la longueur de la course que fournira M. Dulaurier dans la carrière où il s’est engagé, la reconnaissance du monde savant lui sera due pour l’initiative qu’il a prise dans des études fécondes et négligées avant lui, et que l’avenir doit développer et agrandir. Nous ajouterons que, pour tirer parti de ces documens, les premières notions à acquérir sont celles du système chronologique d’après lequel les dates y sont énoncées et de la manière dont elles concordent avec notre calcul usuel des années de Jésus-Christ. Le calendrier arménien, qui est très certainement celui de l’antique Orient, antérieur à toutes les corrections qu’il a reçues depuis, est fondé sur l’année solaire vague de trois cent soixante-cinq jours, sans fraction. Par conséquent il anticipe d’un jour tous les quatre ans sur le calendrier julien, et tout l’ensemble de sa corrélation change de cette même quantité par une évolution qui parcourt une période de 1461 années vagues = 1460 années juliennes. Le point initial de cette grande période n’ayant jamais été déterminé avec une suffisante précision, il était impossible de calculer exactement les dates arméniennes qui s’offrent à chaque pas, et qui sont indiquées ordinairement avec un très grand soin. Outre ce mode de supputation, les Arméniens se sont servis d’une foule d’autres méthodes, empruntées aux calendriers des autres nations ou au comput ecclésiastique. Enfin, leurs annales étant souvent en connexion avec celles de l’empire byzantin et des nations slaves, l’étude de la chronologie d’après laquelle elles sont réglées ne saurait être séparée de celle qui a guidé les chronographes grecs et slavons. Un volume destiné à traiter ces divers points de la science des temps peut être considéré comme le préambule obligé- de la collection que M. Dulaurier s’est donné la mission de mettre en lumière. Il nous annonce dans la préface du volume aujourd’hui publié que ce second ouvrage ne tardera pas à sortir des presses de l’Imprimerie impériale. Ce sera un précieux secours pour donner à l’histoire d’une partie considérable de l’Orient, dans l’antiquité et au moyen âge, une précision et une certitude qu’elle n’a point eues jusqu’à présent, et pour la rattacher plus étroitement à l’histoire générale, lorsque la littérature arménienne aura fourni cette masse de documens nouveaux qu’elle possède, et dont la Chronique de Matthieu d’Édesse peut déjà faire sentir l’importance et l’intérêt.
A. DE WICKERING.
V. DE MARS.
- ↑ Bibliothèque historique arménienne, ou Choix des principaux Historiens arméniens, traduits en français et accompagnés de notes historiques et géographiques, par M. Edouard Dulaurier, — Chronique de Matthieu d’Edesse (962-1136), continuée par Grégoire le Prêtre jusqu’en 1162, d’après trois manuscrits de la Bibliothèque impériale de Paris. — Durand, libraire-éditeur, rue des Grés, 7.