Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1859
14 juillet 1859
Amis de la paix, convaincus en conscience que la guerre n’est légitime qu’à la condition de n’être point arbitraire et de se présenter avec le caractère d’une irrésistible nécessité, médiocrement confians dans l’efficacité de la force matérielle appliquée à la solution des grandes questions morales, habitués à croire que ce n’est point précisément avec des secours étrangers qu’un peuple secoue une domination étrangère et conquiert véritablement son indépendance, nous ne pouvons que nous réjouir de la soudaine résolution à laquelle nous sommes redevables de la fin de la guerre. Moins que d’autres peut-être, nous avons été surpris par cette péripétie, car, après l’éclatant succès de Solferino, nous avions compté sérieusement et sur la résignation de l’Autriche à des sacrifices inévitables, et sur la modération de la politique française, modération qui pouvait seule conjurer quelques-unes des graves difficultés déjà nées du développement de la guerre. Ce qui manque à la France, ce n’est certes point la gloire des armes : elle en est rassasiée. Ce qui manque à l’Italie, ce n’est certes point l’intervention armée des étrangers dans ses affaires : c’est à cette intervention incessante depuis des siècles qu’elle doit imputer presque tous ses malheurs. Ceux donc qui, comme nous, après avoir souhaité vainement que la guerre fût prévenue, demandaient du moins qu’elle fût courte, sia il combatter corto, comme disait Pétrarque, ont bien le droit de se féliciter de voir exaucé le plus modeste de leurs vœux, car personne ne pourra les accuser d’inconséquence, ou leur imputer i’avortement d’espérances excessives et trop témérairement surexcitées.
Nous ne connaissons encore que les principaux traits de la paix qui a été signée entre l’empereur d’Autriche et l’empereur des Français à Viilafranca. L’Italie sera organisée en confédération sous la présidence honoraire du pape. La Lombardie, sur laquelle l’Autriche nous cède ses droits, est donnée par la France au roi de Sardaigne. L’Autriche conserve la Vénétie ; mais la Vénétie fait partie intégrante de la confédération. Avons-nous le droit, sur l’indication de ces simples élémens, de porter un jugement politique sur la paix de Villafranca ? Nous n’oserions le dire. Pour apprécier toute la portée de l’arrangement convenu entre les deux empereurs, il faudrait connaître le règlement organique qui doit être adapté aux bases qui nous sont sommairement annoncées. Il est évident par exemple que les principes d’après lesquels sera rédigé le pacte fédéral italien donneront au nouvel arrangement sa véritable signification politique, et qu’il n’est guère possible par conséquent d’émettre un jugement précis avant que les dispositions du pacte fédéral de l’Italie n’aient été arrêtées. Nous ne connaissons que les termes généraux de la paix militaire, nous ignorons quelques-unes des conditions essentielles de la paix politique qui sera la conséquence de la paix militaire ; mais, cette réserve posée, nous ne pensons point qu’il y ait de l’indiscrétion à essayer de pressentir l’esprit de la paix politique d’après les données élémentaires que nous possédons. Il est permis, croyons-nous, de rechercher, à la lueur des conjectures plausibles, les causes qui ont pu déterminer un arrangement que le public en général n’attendait pas si tôt. Il est permis de confronter les conditions de la paix avec les causes et l’objet de la guerre. Il est permis d’examiner quelles peuvent être les conséquences probables de cette paix, d’abord au sein de l’Italie et ensuite en Europe. C’est du moins ce que nous allons tenter, sans nous dissimuler les chances d’erreur que nous allons courir dans nos appréciations hypothétiques ; mais qui peut aujourd’hui se croire à l’abri de telles erreurs ? Les plus hauts et les plus grands en sont réduits à faire de la politique conjecturale. Le ministre des affaires étrangères d’un grand pays, lord John Russell, ne croyait-il pas, au moment où la paix se signait, que l’armistice n’était qu’un fait militaire ? Quand ceux même qui sont à la source des informations sont si peu instruits ou si peu clairvoyans, l’on peut, ce nous semble, s’ixposer sans confusion au péril de se tromper.
Les motifs qui ont rendu traitable l’empereur François-Joseph sont les plus apparens. Ses échecs avaient été aussi terribles que prompts. Il avait été obligé d’évacuer la Lombardie, et ne pouvait raisonnablement conserver aucune pensée de retour dans cette province, dont la possession était si ruineuse pour l’Autriche. Placé avec son armée sur les forteresses du Mincio et de l’Adige, il était réduit, avec des troupes décimées et démoralisées, à soutenir une défensive désespérée. L’escadre française allait attaquer Venise ; des troupes françaises allaient débarquer dans la Vénétie, et une fois nos armes engagées dans cette partie de l’Italie, ce devenait pour nous une question d’honneur de l’enlever à l’Autriche et de la rendre à l’indépendance. Quelles étaient d’ailleurs les ressources de l’empereur François-Joseph pour continuer une lutte dont le résultat fatal était écrit d’avance ? Soit à l’intérieur, soit au dehors de l’empire, l’empereur François-Joseph ne pouvait obtenir de nouvelles ressources défensives qu’au prix de sacrifices douloureux pour sa fierté. À l’intérieur, son autorité était peut-être déjà menacée en Hongrie, et pour demander à ses peuples de nouveaux efforts, il eût été obligé de renoncer à un système de gouvernement qui a excité une nombreuse et forte opposition, de faire des concessions libérales, d’entrer vis-à-vis de ses sujets dans une de ces capitulations auxquelles est souvent réduit le despotisme aux abois, mais qui, imposées par la nécessité, perdent le mérite de la spontanéité et de la bonne grâce. Au dehors, il ne rencontrait que des ennemis heureux de ses échecs, comme les Russes ; des alliés, comme les Anglais, qui l’avaient prévenu dès le principe que dans aucun cas ils n’épouseraient sa querelle italienne, et qui tout récemment, dans un discours que lord John Russell prononçait à la veille de prendre le ministère des affaires étrangères, lui faisaient entendre qu’il devait perdre non-seulement la Lombardie, mais la Vénétie ; des confédérés enfin, comme la Prusse, qui, pour salaire d’un secours incertain et en tout cas bien lent, demandaient que l’Autriche abdiquât sa suprématie en Allemagne et leur cédât l’hégémonie au sein de la confédération. Vaincue en Italie, où elle allait subir un assaut formidable et suprême, menacée de dissolution à l’intérieur, ne trouvant auprès des grandes puissances que malveillance, indifférence, ou l’illusion d’un concours à la fois intéressé et inefficace, l’Autriche en détresse ne pouvait qu’accueillir avec reconnaissance les ouvertures pacifiques de l’empereur des Français.
Certes, si la guerre entre deux grands états n’était qu’un duel à outrance, d’où la pensée politique dût être absente, cet ensemble de circonstances, qui mettait l’Autriche à l’extrémité, eût été pour la France une tentation bien séduisante de pousser à bout son triomphe et d’accabler l’ennemi ; mais cette barbarie portée dans la guerre n’est point de notre époque. Dans d’autres temps, lorsque la maison d’Autriche aspirait à la monarchie universelle, il eût été peu sage de prendre garde de lui porter des coups trop violens ; mais l’empire autrichien du xixe siècle n’a aucune ressemblance avec l’empire de Charles-Quint. L’Autriche actuelle est bien plutôt un état organisé pour la défensive qu’une puissance offensive. La dissolution de l’Autriche produirait sur les bords du Danube un gouffre qui ne serait comblé que par des ruines incalculables. L’Europe et par conséquent la France ont besoin qu’un grand état dans cette partie du continent puisse faire contrepoids à la Russie. Il importe également à la France que le dualisme germanique, représenté par la Prusse et l’Autriche, se maintienne. Dans une guerre contre l’Autriche soutenue à propos de l’Italie, nous devions donc éviter de dépasser notre objet ; il ne fallait pas être trop victorieux, de peur d’affaiblir à notre détriment l’euipire autrichien là où il est appelé à exercer pour le repos de l’Europe un rôle utile et préservateur. Nous avons insisté à plusieurs reprises depuis six mois sur ces considérations, et nous ne voyons pas pourquoi nous chercherions à les dissimuler au moment où la politique de l’empereur vient les sanctionner avec une remarquable opportunité.
Ce ne sont pas d’ailleurs les seules qui puissent servir à expliquer la paix modérée qui a été offerte à l’Autriche. La guerre, comme toute entreprise violente, a cet inconvénient de produire un tel ébranlement dans les esprits et dans les choses, qu’elle soulève une multitude de questions et d’incidens qui, si on les laisse se développer, nuisent à l’objet primitif que l’on avait eu en vue, le traversent par d’intempestives diversions et l’obscurcissent par le choc et la confusion des intérêts qu’ils mettent en jeu. Ce sont ces incidens parasites et ces diversions qui font le plus souvent dévier les guerres de leur but, et leur donnent la plupart du temps des dénoûmens si différens des résultats qu’on en avait d’abord espérés. La guerre d’Italie, l’on a pu s’en apercevoir depuis un mois, ne pouvait échapper à la loi commune. Parallèlement aux progrès de la guerre, un plan de médiation s’élaborait à Berlin, et le travail d’enfantement de l’intervention diplomatique de la Prusse paraissait toucher au terme décisif. Nous n’avons jamais pensé que l’effort de la Prusse dût aller au-delà d’une intervention diplomatique. La Prusse n’aurait pas adressé à la France des injonctions, mais elle lui aurait posé des interrogations qui eussent pu être gênantes en ce sens qu’elles auraient peut-être eu l’air de nous imposer la ligne de conduite que nous nous étions tracée à nous-mêmes. En Italie, une autre série de faits commençait à se dérouler. Comme tout le monde l’avait prévu, la pierre d’achoppement de cette guerre devait être la question romaine. Après la lutte contre l’étranger et la question nationale de l’indépendance, la tendance la plus élevée et la plus légitime qui existât en Italie était sans contredit l’aspiration des Romagnols à se soustraire au gouvernement clérical ; mais ici la politique du gouvernement français se heurtait à une contradiction singulière. D’un côté, nous appelions tous les Italiens sans distinction à prendre part à la guerre de l’indépendance. Ce n’était ni aux Lombards, ni aux Toscans en particulier, c’était aux Italiens que s’adressait la proclamation de Milan, et elle leur disait : « Volez sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel, qui vous a déjà si noblement montré la voie de l’honneur… Animés du feu sacré de la patrie, ne soyez aujourd’hui que soldats ; demain, vous serez citoyens libres d’un grand pays. » Il n’était pas possible aux Romagnols, qui avaient devancé même cet appel au patriotisme militaire des Italiens en envoyant de nombreux volontaires à l’armée sarde, aux Romagnols, qui sont une des plus nobles et des plus énergiques populations de l’Italie, de résister à l’entraînement de la guerre nationale. D’un autre côté, l’empereur, dans sa proclamation du 3 mai au peuple français, avait déclaré que « nous n’allions pas en Italie ébranler le pouvoir du saint-père. » Or, le pape ayant proclamé sa neutralité, les Romagnols ne pouvaient, sans résister à l’autorité de leur souverain temporel, s’associer à la lutte de l’indépendance. De là ces mouvemens des grandes villes des légations et les lamentables événemens de Pérouse, les grandes villes des légations se dérobant à l’autorité pontificale, le pape revendiquant, même par les armes et par l’effusion du sang, les prérogatives de son pouvoir temporel et envoyant à la catholicité par son encyclique un long cri de détresse.
Cette contradiction fatale et les difficultés qu’elle provoquait avaient été prévues sans doute comme une inévitable conséquence de la guerre. Au moment où elles se produisent, elles durent néanmoins causer un grand embarras à l’empereur Napoléon. Nous ne doutons point que la réforme du gouvernement temporel du pape ne soit une de ses plus anciennes et plus constantes préoccupations : tout ce qui s’est passé depuis la célèbre lettre adressée à M. Edgar Ney prouve surabondamment que la réforme du gouvernement papal était peut-être plus encore que l’abaissement de l’influence autrichienne l’objet de la politique impériale en Italie ; mais il était plus facile de venir à bout de l’influence autrichienne que d’obtenir des réformes du gouvernement pontifical. Pour vaincre et refouler l’Autriche, la force suffisait : contre les préjugés de la cour de Rome, la force est impuissante ; l’on ne peut rien obtenir du pape que par la persuasion. Ou nous nous trompons fort, ou le désir et le besoin d’une prompte paix, après une si brillante campagne, sont nés pour l’empereur Napoléon de cet embarras. La prolongation de la guerre eût irrité et peut-être porté à des extrémités plus graves encore la crise des États-Romains. La résistance du pape aux conseils de la France eût redoublé par cela même. La paix au contraire avait l’avantage de faire cesser cette situation violente, qui compromettait l’amélioration administrative et politique des États-Romains. Ce n’est pas tout : offerte à l’Autriche dans des conditions libérales, elle liait à nous cette puissance par un service éminent. Le plus faible gage de reconnaissance que nous pussions demander à l’Autriche pour un tel service, c’est sa coopération cordiale auprès de la cour de Rome. Nous croyons donc que ce concours sincère et actif de l’Autriche doit être en quelque sorte la condition sous-entendue de la paix, dont les difficultés romaines ont été la principale cause. Nous croyons que si l’intérêt de l’affranchissement du territoire italien a un peu souffert dans le traité de Villafranca, c’est que l’on a voulu assurer la solution de la question romaine par la persuasion et par le concours de l’Autriche. Notre hypothèse est-elle chimérique ? C’est possible, mais l’on nous accordera qu’elle est impartiale. Dans tous les cas, nous ne pourrions regarder la question italienne comme terminée, si le pape ne récompensait point par d’importantes concessions la sollicitude que l’on vient de montrer pour ses intérêts.
Que l’on compare maintenant les bases de paix convenues dans l’entrevue de Villafranca avec ce qui paraissait être l’objet de la guerre. En Italie, en France et en Europe, un grand nombre de personnes, interprétant un passage souvent cité du manifeste impérial du 3 mai, avaient pensé que nous ne poserions pas les armes avant d’avoir rendu libre l’Italie jusqu’à l’Adriatique. À notre avis, l’on prêtait à cet égard aux paroles de l’empereur une signification trop absolue. L’on ne faisait pas attention que la liberté jusqu’à l’Adriatique n’était que l’un des termes d’une antithèse, dont l’autre terme était la domination de l’Autriche jusqu’aux Alpes. « Le Piémont, disait l’empereur, ayant accepté les conditions qui devaient assurer la paix, on se demande quelle peut être la raison de cette invasion soudaine (l’invasion du Piémont par l’armée autrichienne, dont la suite de la guerre n’a point en effet expliqué la raison). C’est, ajoutait l’empereur, que l’Autriche a amené les choses à cette extrémité, qu’il faut qu’elle domine jusqu’aux Alpes, ou que l’Italie soit libre jusqu’à l’Adriatique, car dans ce pays tout coin de terre demeuré indépendant est un danger pour son pouvoir. » L’on voit que la liberté de l’Italie jusqu’à l’Adriatique était opposée à la prétention de l’Autriche de dominer l’Italie jusqu’aux Alpes. L’Autriche est à coup sûr bien revenue de cette prétention, puisqu’elle abandonne la Lombardie, et dès lors l’empereur n’a plus dû se croire tenu de réaliser l’hypothèse qui avait tant miroité dans sa proclamation.
Pour nous, qui n’avions point cru que les armes pussent donner une solution satisfaisante à la question italienne, nous n’aurions assurément point demandé la guerre pour arriver à l’affranchissement de Venise ; mais, la guerre ayant éclaté, nous regrettons profondément qu’elle se termine sans que Venise soit affranchie. La cause de Venise était sans contredit la plus populaire en France des causes diverses qui se débattent en Italie. La Vénétie n’est qu’une possession relativement très récente de la maison d’Autriche. La France sent instinctivement qu’elle a des torts à réparer envers la Vénétie, car c’est elle qui au traité de Campo-Formio, par un de ces caprices tyranniques que la guerre inspire trop souvent à ses favoris, a, au mépris du droit des gens, livré à l’Autriche la république indépendante de Venise. Les sympathies de la France pour Venise s’étaient accrues depuis 1848. Venise était en effet la partie de l’Italie qui, par la fermeté de sa résistance, avait fait alors le plus d’honneur à la révolution italienne ; elle succomba, et son digne représentant, M. Manin, avait parmi nous fait rejaillir sur sa patrie la considération universelle dont il était entouré. Nous regrettons sincèrement que la guerre actuelle ne nous ait pas permis de réparer nos torts envers Venise. Il est vrai que la Vénétie, restée sous le sceptre de l’Autriche, fera partie de la confédération italienne ; mais il ne nous paraît guère probable que la confédération qu’il s’agit d’organiser s’arroge des droits fort étendus sur l’administration intérieure des diverses souverainetés dont elle sera formée. Tout l’espoir de la Vénétie doit donc en ce moment se tourner vers l’empereur d’Autriche. Dieu veuille que cet empereur comprenne que la Vénétie est digne de la liberté, et qu’il lui accorde des institutions libérales ! Certes l’empereur François-Joseph obéirait à une inspiration généreuse, et montrerait une véritable intelligence du présent et de l’avenir, si, satisfait dans son amour-propre personnel d’avoir rajeuni par le traité de Villafranca ses droits sur la Vénétie, il rendait généreusement de lui-même l’indépendance à cette province en plaçant à sa tête une dynastie autrichienne dont son frère l’archiduc Max serait le chef ; mais l’Autriche saura-t-elle saisir cette occasion unique de faire elle-même directement sa paix avec l’Italie ?
La cession de la Lombardie au Piémont est certainement conforme à l’objet général de la guerre. Le Piémont, qui, seul parmi les états italiens, avait eu le courage de prendre en main la cause de l’indépendance nationale, devait sortir de la lutte agrandi. Le Piémont n’obtient évidemment point tout ce qu’il avait espéré. Les annexions des duchés, qu’il s’était peut-être trop hâté de proclamer, demeurent non avenues. Cependant, pour parler le langage de l’ancienne politique, il détache cette fois un gros morceau de l’artichaut qu’il est destiné à manger feuille à feuille : il nous paraît probable, en effet, qu’il aura avec la Lombardie les forteresses de la ligne du Mincio, Peschiera et Mantoue, car la possession de la Lombardie serait illusoire, si l’Autriche en gardait les clés. Les souverains des duchés renversés par les derniers mouvemens n’auront fait qu’une courte absence et rentreront apparemment dans leurs états, puisque la proclamation impériale du 12 juillet exprime l’espoir que « les gouvernemens restés en dehors du mouvement ou rappelés dans leurs possessions comprendront la nécessité des réformes salutaires. » Nous approchons ici du point le plus important parmi les objets de la guerre et les résultats de la paix. Le but de la lutte qui vient d’être soutenue pour l’indépendance de l’Italie était-il d’organiser l’indépendance par un système fédératif, ou conformément aux tendances du mouvement unitaire ? La question était indécise : nous en trouvons l’aveu dans une brochure italienne, la Toscana durante la guerra della Indipendenza. L’auteur de cette brochure, M. Alberi, annexioniste très résolu, s’ingéniait à deviner sur ce point les intentions de l’empereur Napoléon. Tout en reconnaissant que, d’après la fameuse brochure. Napoléon lll et l’Italie, la pensée impériale voulait établir au-delà des Alpes un système fédératif, il croyait trouver dans d’autres documens, sinon des encouragemens positifs, du moins la liberté donnée à l’expression des tendances unitaires. Il signalait dans cet ordre d’idées les phrases retentissantes de la proclamation de Milan : « Mon armée ne mettra aucun obstacle à la libre manifestation de vos vœux légitimes… Votre désir d’indépendance, si longtemps exprimé, si souvent déçu, se réalisera, si vous vous en montrez dignes. Unissez-vous donc dans un seul but, l’affranchissement de votre pays… Volez sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel… Demain, vous serez citoyens libres d’un grand pays. » Sans entrer dans cette discussion, il nous suffira de dire que la durée et les nécessités de la guerre favorisaient le mouvement unitaire, car il fallait bien, dans une guerre d’indépendance italienne, recruter le plus grand nombre possible de soldats italiens et les rallier sous un seul chef, mais que dans la paix la réorganisation de l’Italie indépendante ne peut se faire que sous la forme fédérative, car la paix est obligée de respecter les intérêts et les droits existans, et ne saurait brusquer le travail progressif et lent des esprits et des choses.
Bien que les esprits les plus élevés et les plus énergiques en Italie, ayant à leur tête le gouvernement piémontais, aient tous travaillé dans le sens unitaire au milieu du grand mouvement qui vient de s’accomplir, le résultat de la paix sera l’établissement d’une confédération italienne. Les informations nous manquent, nous l’avons déjà dit, pour apprécier le caractère de la fédération projetée. Nous ne savons qu’une chose, c’est que la France et l’Autriche sont d’accord sur la nécessité de la créer ; nous savons aussi que le pape en aura la présidence honoraire, mais nous n’en connaissons point le président titulaire. Comment l’autorité fédérale sera-t-elle formée ? Où se réunira la diète italienne ? Quelles seront ses attributions ? Jusqu’où s’étendra pour elle le droit d’intervenir dans l’administration intérieure d’états qui jusqu’à ce jour ont été maîtres absolus chez eux ? Nous l’ignorons. Il n’est pas téméraire de supposer que la plupart des souverains italiens n’ont pas un goût très prononcé pour cette combinaison nouvelle ; mais il n’est pas douteux que leurs répugnances ne soient facilement vaincues par les influences réunies de la France et de l’Autriche. En attendant que la fédération ait arrêté sa forme et écrit son pacte, nous nous bornerons à présenter une simple observation. La confédération italienne ne pourra être une combinaison efficace et utile aux progrès de l’Italie qu’à une seule condition : c’est qu’elle soit une véritable représentation de l’esprit national, et non une simple association de princes. Il est clair en effet que si les princes seuls avaient voix dans la diète italienne, l’Autriche, dans la situation actuelle des maisons régnantes d’Italie, pourrait, à l’exception du Piémont, compter sur l’unanimité d’une telle assemblée. La confédération ainsi conçue remplacerait avantageusement pour cette puissance ses anciens traités avec les duchés, contre lesquels on s’était élevé avec tant de force. Au lieu d’intervenir sous la sanction de ces incommodes traités, elle dominerait partout au nom des décisions légales de l’autoriié fédérale ; elle serait plus prépondérante en Italie qu’elle ne le fut à aucune époque dans le passé. L’Italie serait tombée dans le plus intolérable des cercles vicieux. Notre paix serait odieuse et ridicule. Il est donc impossible que cela soit. La difficulté de la nouvelle organisation résida en ceci, qu’une fédération d’états souverains, et par conséquent tenue de respecter les droits des souverainetés particulières qui la composent, ne peut avoir pour organe qu’une assemblée où les souverains eux-mêmes soient représentés directement. Pour faire pénétrer dans une telle représentation fédérale le véritable esprit national de l’Italie, il n’y a donc qu’un seul moyen : c’est que les gouvernemens particuliers soient eux-mêmes l’émanation et l’expression des diverses fractions du peuple italien. Or les gouvernemens n’acquièrent ce caractère que par des institutions libérales sincères et sérieuses. La liberté politique n’est point un mot : elle n’existe qu’à deux conditions. Ces conditions positives sont premièrement la liberté assurée par des garanties légales aux manifestations de l’opinion, et secondement la participation du peuple à la direction de la politique générale par l’intermédiaire des assemblées représentatives. Il faut par conséquent, pour que le système fédératif ne soit point un leurre ou un piège à l’indépendance de l’Italie, que les divers états italiens appelés à prendre part à cette union jouissent des deux garanties essentielles et positives de la liberté, à savoir la liberté légale de la presse et des assemblées investies d’une véritable initiative politique.
Les Italiens, qui, il y a quelques mois, raillaient nos conseils, et avec une étourderie que nous ne voulons pas leur reprocher, subordonnaient la question de liberté à la question d’indépendance, doivent s’apercevoir aujourd’hui que la liberté est le cœur même de l’indépendance, et que, dans la pacification qui leur est donnée, ils ne seront indépendans comme peuples qu’à la condition de savoir être libres comme citoyens. « L’Italie, dit l’empereur dans sa proclamation du 12 juillet, désormais maîtresse de ses destinées, n’aura plus qu’à s’en prendre à elle-même, si elle ne progresse pas régulièrement dans l’ordre et la liberté. » Il faut donc en revenir courageusement désormais à la noble et vraiment patriotique parole de Charles-Albert : Italla fara da se. Un grand nombre d’Italiens avaient rêvé sans doute un succès plus complet ; il ne faut point que, par une réaction exagérée, ils se laissent tomber du sommet de leurs illusions dans un découragement pu’ril. C’est maintenant à eux de faire leur œuvre, et le concours de la France, qui ne pouvait pas leur donner tout ce qu’ils espéraient d’elle, leur assure au moins un point de départ avantageux. Le Piémont, qui avait grandi par la liberté, a grandi encore par la guerre, et il reprendra sûrement dans la pratique du statut son fécond travail de propagande libérale en Italie. Il doit tarder au roi Victor-Emmanuel et à son ministère de déposer la dictature et de rentrer dans la légalité constitutionnelle, où il retrouvera sa véritable force. Malheureusement la paix, arrivant brusquement au milieu des complications suscitées par les événemens des Romagnes, amène un changement regrettable dans le ministère piémontais. Nous n’aurions point pensé quant à nous qu’il fût aujourd’hui permis à M. de Cavour de céder à un sentiment de désappointement et de lassitude. Le gouvernement piémontais a devant lui de difficiles, urgentes et graves affaires, et pour les conduire à bonne fin, la sagacité, l’activité hardie et l’esprit de ressources de M. de Cavour nous paraissaient indispensables. Il faut associer le plus tôt possible la Lombardie à la vie politique du Piémont. Il faut veiller au nom de la Sardaigne, c’est-à-dire dans l’intérêt de l’Italie libérale, à la rédaction du pacte de la nouvelle confédération italienne ; il faut enfin que le Piémont se prépare auprès des gouvernemens italiens un système d’alliances qui le protège contre l’isolement au sein de la nouvelle confédération, ou, s’il ne réussit pas tout de suite à trouver des alliés sûrs parmi ses confédérés, qu’il tienne du moins avec une patiente fermeté le drapeau libéral qui attire au Piémont les sympathies des populations italiennes. Dans un mouvement comme celui où l’Italie est engagée, il n’est pas facile de trouver la monnaie d’hommes tels que M. de Cavour. On ne remplace pas aisément une pareille autorité morale acquise par plusieurs années d’incessans labeurs et de succès, et cette autorité nous paraissait appelée à rendre des services en un moment tel que celui-ci autant à la cause de l’ordre qu’à celle de la liberté. Nous ne croyons point pouvoir parler davantage aujourd’hui des conséquences que doit produire la paix actuelle sur l’Italie elle-même ; nous ne connaissons point encore suffisamment l’impression que les Italiens en ont ressentie. Une des circonstances, qui pourraient être le plus favorables à l’avenir de la péninsule serait une franche alliance entre le Piémont et Naples. L’on disait qu’au milieu de cette lugubre rébellion militaire qui a ensanglanté Naples, et délivrera peut-être à jamais ce pays du honteux service des mercenaires étrangers, que sous l’influence des difficultés qui assiègent un gouvernement nouveau auquel est échu un fâcheux héritage d’impopularité, une tendance prononcée vers une alliance piémontaise se manifestait parmi les meilleurs amis du roi de Naples. Une telle alliance serait féconde en biens de toute sorte pour l’Italie, et nous ne pensons point que, dans les circonstances actuelles, ce soit en Piémont qu’elle rencontre des obstacles.
Nous devons être également sobres de réflexions sur les résultats de la paix au point de vue de la France. Quant à nous, nous regardons la paix comme un bienfait. La guerre vient de donner au monde une preuve de la puissance française qui n’était point nécessaire assurément, car les étrangers ont peut-être plus que nous encore le sentiment de notre force, mais qui a été singulièrement agréable à notre orgueil national. Nous n’avons goûté en quelque sorte de la guerre que les douceurs de la lune de miel, des succès merveilleux et rapides, obtenus par nos soldats avec un entrain incomparable et une bonne humeur communicative sur des ennemis dignes d’estime ; mais le plus grand agrément d’une guerre, c’est qu’elle soit courte, et grâce à la paix, qui a eu pour elle le charme presque d’une surprise. c’est en ce moment celui que la France semble disposée à savourer avec délices. Gardons-nous pourtant d’accepter ainsi la guerre et la paix avec une insouciance épicurienne. Outre tant d’existences précieuses sacrifiées, la guerre laisse des charges et des responsabilités qui se prolongent au loin dans l’avenir, et que les nations rencontrent presque toujours à l’improviste bien longtemps après que s’est calmée cette émotion entraînante que les combats inspirent. Même après la guerre la plus heureuse et la plus courte, il reste à régler des comptes moraux et matériels d’une grande importance. La France ne doit pas oublier qu’en se mêlant activement aux affaires de l’Italie, elle n’a pas seulement rendu à cet intéressant pays un service passager, mais qu’elle a contracté encore envers lui une responsabilité nouvelle. C’est nous qui aurons à répondre en grande partie du succès de l’expérience qui va commencer en Italie, et nous ne pouvons perdre un seul instant de vue les phases successives de cette expérience. C’est au succès du régime qui va s’inaugurer dans la péninsule bien plus qu’à nos victoires que se mesureront la moralité et la légitimité de la guerre qui vient de finir. En outre, après la guerre, le premier devoir d’un peuple est de veiller à Taraélioration de son gouvernement intérieur. Nous possédons une constitution qui nous a été présentée comme perfectible et comme devant être perfectionnée. On ne contestera point que ce ne soit du côté de la liberté que doivent se porter les premières améliorations, et après les grandes actions que la Fr-ance vient d’accomplir, qui voudrait méconnaître les titres nouveaux qu’elle a acquis à l’avancement de ses libertés ? Nous n’insistons pas, car sur ce point comme pour la paix nous serions heureux de voir redoubler par la surprise le sérieux plaisir que nous causeraient certaines réformes libérales qu’il est superflu d’indiquer ; mais de pareilles réformes ne régulariseraient pas seulement la vie intérieure de la France, elles achèveraient cette grande œuvre de pacification qui vient d’être ébauchée à Villafranca. Il faut le dire en effet, la plus sérieuse garantie que la France, si redoutable par sa force et son entrain militaires, puisse donner au monde, c’est de consacrer son activité au développement de ses institutions intérieures, de s’occuper et de se contenir à la fois dans les nobles et fécondes controverses de la liberté. Que nous ayons fait à l’Europe une certaine peur, ennoblie sans doute par un mélancre d’instinctive admiration, en donnant un témoignage si facile de notre puissance dans la campagne de cette année, ce qui se passe partout autour de nous le prouve assez. Ce sera l’un des premiers avantages de la paix de calmer ces appréhensions ombrageuses qui obligeaient l’Europe à nous regarder au repos sur ses armes. Nous la rassurerions tout à fait si la paix ne commençait pas simplement pour nous une nouvelle période d’oisiveté politique, si nous nous appliquions avec ardeur à la discussion et à la conduite de nos affaires intérieures. Les peuples réparent ordinairement les malheurs de la guerre en faisant un retour sur eux-mêmes et en s’efforçant de réformer les parties défectueuses de leurs institutions sociales ou politiques. Tel est l’exemple que nous a donné la Russie : qui oserait dire qu’elle n’a pas regagné ce que la guerre d’Orient lui a fait perdre, en exécutant son réseau de chemins de fer, en travaillant à l’abolition du servage, en cultivant en Europe des relations qu’elle avait jusque-là dédaignée ? L’Autriche, qui a tant à faire chez elle et en Allemagne pour satisfaire les populations qu’elle gouverne et développer les ressources de ses immenses territoires, essaiera probablement, elle aussi, de se rajeunir en se régénérant. Elle pourra compter sans doute, comme la Russie, sur la bienveillance de la politique française. Déjà cependant les alarmistes essaient de donner le change sur les sentimens généreux que la France témoigne à ses ennemis vaincus, et veulent y voir le présage de nouvelles luttes avec des ennemis nouveaux. La France est ainsi faite qu’elle est ordinairement froide envers ses alliés et pleine d’empressement envers ses ennemis d’hier, devenus ses meilleurs amis d’aujourd’hui. C’est un trait du caractère national, c’est le déjeuner cordial après le duel. C’est peut-être un travers, une légèreté, mais ce serait une duperie que de voir là une sournoise machination par laquelle nous chercherions à recruter sans cesse de nouveaux alliés contre ceux que nous nous réserverions d’attaquer plus tard. Le jeu, si c’en était un, serait trop naïf, et finirait par devenir dangereux. D’abord nous ne faisons que des guerres désintéressées : l’Europe en a eu deux fois la preuve. Ces guerres ont été glorieuses, mais elles ont été coûteuses aussi. L’on a dit, dans un temps où le gouvernement parlementaire nous rendait pacifiques et économes, que la France est assez riche pour payer sa gloire. Nous paierons en effet cent millions par an la gloire de nos guerres de Crimée et d’Italie, cent millions avec lesquels nous aurions pu dégrever nos impôts, c’est-à-dire donner à meilleur marché au peuple sa nourriture et ses vêtemens. La France a dépensé assez pour ce noble luxe de la gloire; à l’avenir, elle regardera certainement de plus près à ce que la guerre coûte et à ce qu’elle rapporte, et nous croyons que l’Europe peut être tranquille.
L’Allemagne par exemple, qui s’était tant irritée contre nous, doit voir aujourd’hui le peu de fondement de ses craintes. Nous nous apprêtons, disent les défians, à quelque entreprise du côté de l’Allemagne, où nous serons aidés par l’Autriche. Nous ne voyons pas, quant à nous, qu’un prétexte quelconque puisse s’offrir à la France d’intervenir dans les affaires allemandes, et au surplus il est bien certain qu’aucun intérêt ne nous y sollicite. Si la constitution actuelle de l’Allemagne n’existait point et s’il était donné à la France d’organiser à sa volonté ce grand pays, nous sommes convaincus que la France ne pourrait pas y établir une combinaison plus favorable à ses intérêts que le système qui régit présentement la confédération germanique. Nous avons mis deux fois à l’épreuve ce système, dans la guerre d’Orient et dans la guerre d’Italie. Dans ces deux guerres, les tendances de la confédération, telles que les trahissaient les clameurs des petits états et les incertitudes de la Prusse, nous étaient hostiles, et cependant le mécanisme seul de la confédération a suffi pour paralyser et rendre impuissant le mauvais vouloir évident que provoquaient les entreprises françaises. Notre intérêt nous commande donc de ne toucher en rien à la machine si heureusement compliquée de la confédération germanique. L’Allemagne pourrait-elle avoir vis-à-vis de nous une meilleure sécurité? Qu’elle se félicite donc, sans mêler à sa joie aucune pensée amère sur l’avenir, de cette prompte paix qui vient providentiellement lui épargner de vaines dépenses et d’inutiles levées d’hommes. La Prusse, nous l’espérons, sera ainsi délivrée des persécutions des états secondaires. Ce conflit qui allait s’élever à propos des propositions militaires qu’elle avait faites à la diète sera conjuré, car pourquoi persisterait-elle dans des propositions qui n’ont plus d’objet ? Il lui sera permis de jouer ce rôle de grande puissance qui lui tient si justement à cœur, et qu’elle conserve avec tant de difficulté au milieu des tracasseries que lui suscitent les états secondaires : seulement, au lieu des périls de ce rôle, elle n’en aura que les honneurs. Elle n’assumera point les risques d’une médiation armée ; elle prendra simplement part aux paisibles délibérations européennes auxquelles ne peut manquer de donner lieu le règlement pratique de la nouvelle condition de l’Italie.
L’Angleterre, elle aussi, a eu sa part de l’alarme générale. C’est le pays
où la nouvelle de la paix produira l’effet le plus salutaire. L’Angleterre a
subi cette maladie des armemens extraordinaires pour laquelle elle a une
répugnance toute particulière et très justement fondée. Par tous ses organes
les plus autorisés, elle s’excitait aux préparatifs militaires et maritimes.
Il y a quelques jours, un des plus fermes vétérans de la chambre
des lords, un de ces vigoureux vieillards qui conservent dans la vie parlementaire jusqu’à un âge fabuleux l’énergie de leurs facultés politiques,
lord Lyndhurst, se levait solennellement pour exhorter son pays à organiser
ses défenses : il faut respecter dans de telles bouches le langage élevé
du patriotisme, lors même qu’il s’y mêlerait, ce qui est inévitable, des
défiances peu fondées. Grâce à Dieu, cette bénédiction de la paix, comme
l’appelle lord Brougham, va calmer toute cette menaçante éloquence. Il
est heureux pour le ministère de lord Palmerston et de lord John Russell
que le soudain dénoûment de la guerre mette un terme aux anxiétés
anglaises. L’on ne peut s’empêcher de remarquer cependant que le cabinet
anglais n’a pas le droit de revendiquer le moindre mérite dans l’œuvre de
cette paix. La paix a été conclue en dehors de son influence et à son insu. Il
semblerait même, en un certain sens, qu’elle fait disparaître la principale
raison qui ait justifié l’avènement de ce cabinet. Pour conjurer une crise que
l’on redoutait de voir s’étendre sur l’avenir et s’envenimer par sa durée, les
principaux chefs du parti libéral avaient cru devoir oublier leurs dissentimens
et se réunir au pouvoir pour faire tête à l’orage. C’était, comme on
l’appelait, le ministère de tous les italiens. Il est certain que le principal
objet de cette coalition de tous les talens, dans laquelle M. Cobden seul avait
refusé de s’engager, disparaît avec les dangers de la guerre. Il est également
évident, depuis la publication des correspondances diplomatiques de lord
Malmesbury, que l’opposition avait été injuste dans les reproches qu’elle
adressait à l’ancien cabinet. Lord Derby et M. Disraeli, à la tête d’un parti
imposant, regagnent par la simple vertu des événemens qui s’accomplissent
une sorte d’ascendant moral sur le ministère Palmerston. Nous souhaitons
cependant que le ministère libéral se maintienne au pouvoir, car l’Italie
libérale, dans la période critique qu’elle va traverser, a besoin d’avoir des
amis puissans en Europe. C’est en vue même des services qu’il se croyait
appelé à rendre à l’organisation de la liberté en Italie que lord John Russell,
vieil avocat et ami éprouvé des libéraux italiens, a voulu prendre, dans
administration actuelle, la direction des affaires étrangères. Il a choisi lui-même son poste : c’est à lui maintenant de remplir les engagemens et pour ainsi dire les devoirs qu’il a contractés envers l’Italie.
eugène forcade.
L’Allemagne est avec l’Angleterre le pays qui prend le plus de part au mouvement de la géographie contemporaine. Tandis qu’un grand nombre de ses enfans s’en vont demander à l’Amérique et à l’Océanie des moyens d’existence que ne leur accorde pas toujours le sol natal, et transportent dans ces régions lointaines l’ordre, le travail, l’esprit de famille, qualités familières à leur race, nous avons vu dans ces dernières années plusieurs Allemands, explorateurs de l’Afrique et de l’Inde, s’illustrer par leur science, par leur courage et par les utiles résultats de leurs travaux. En même temps des instituts et des recueils géographiques sont nés en plusieurs points de l’Allemagne pour répondre à ce sentiment général de curiosité qui promène aujourd’hui l’esprit de tous les hommes intelligens à travers le monde entier. C’est dans ces circonstances et au milieu des savans travaux de Sprüner, de Berghaus, de Charles Müller de Kiepert, qu’a été fondé, voici quatre ans, le recueil des Mlttheilungen ou communications géographiques. L’éditeur, M. Justus Perthes, de Gotha, annonçait l’intention de publier une sorte de manuel destiné à mentionner les recherches, les découvertes, les progrès de la géographie ; mais le savant chargé de réaliser ce programme, M. le docteur A. Petermann. a fait beaucoup plus, et les Mlttheilungen forment aujourd’hui le recueil le plus utile, le plus intéressant, celui qui, avec les journaux des sociétés géographiques de Londres et de Berlin, est le plus riche en renseignemens et le plus recherché en Europe. Ce recueil nous a tenus au courant des voyages de Barth, de Livingstone, d’Andersson, à mesure que ces voyageurs accomplissaient leur longue mission scientifique ; il satisfait notre impatience au sujet des travaux et du sort des explorateurs avant que les relations puissent paraître, et le lecteur qui tient dans sa main la collection de l’année peut à sa fantaisie errer d’un bout de la terre à l’autre, certain de trouver toujours des renseignemens précis sur ce mouvement des peuples, ces mélanges, ces colonisations, ces expéditions lointaines qui sont un des caractères particuliers du xixe siècle.
C’est ainsi que les informations publiées en 1857 et 1858 nous font voir que l’Afrique, l’Australie et l’extrême Orient ne sont pas les seuls points qui aient attiré les voyageurs et mérité de fixer l’attention ; l’archipel indien, les vastes espaces de la Sibérie, l’Himalaya, le Pendjab, les plateaux du Dekkan, et, plus près de nous, ces contrées de la Palestine auxquelles se rattachent tant d’histoires et de traditions qui nous sont familières, ont eu aussi leurs explorateurs. Sait-on qu’il n’y a que peu d’années que la forme du lac Aral et de la Mer-Morte, ces deux nappes d’eau qui confinent presqu’à l’Europe, a été déterminée avec exactitude? En 1857 et 1858, le docteur Roth suivait encore, du lac de Tibériade au lac Asphaltite, la vallée du Jourdain, étudiant les phénomènes bizarres du sol de la Judée, et s’efforçant de rattacher à l’histoire de ses convulsions la catastrophe de Sodome et de Gomorrhe. Dans le même temps, bien loin de là, un naturaliste, M. Salomon Müller, étudiait les races humaines de la Nouvelle-Guinée. Ailleurs, MM. Speke et Burton partaient de Zanzibar pour pénétrer, dans l’intérieur de l’Afrique équatoriale, jusqu’à cette grande mer Ujiji ou Uniamesi, sorte de Caspienne africaine qui n’aurait pas moins de deux cents lieues de long, au dire des indigènes, d’après lesquels seuls elle nous était connue jusqu’ici[2]. La nouvelle expédition a eu pour résultat de démontrer qu’au lieu d’une seule mer il y en a trois. La première, que les indigènes appellent Nyassi, est la plus rapprochée de la côte, et elle était la seule qui depuis longtemps figurât sur nos cartes d’Afrique. La seconde est appelée Ukerevé, et c’est à la troisième qu’appartient en propre le nom d’Ujiji. Entre ces deux dernières se dresse, à ce qu’il paraît, une haute chaîne de montagnes qui ne permet pas de supposer qu’il existe entre elles des communications. L’étude de cette partie de l’Afrique offre d’autant plus d’intérêt que c’est là, selon toute présomption, et au milieu des lacs intérieurs que nous venons de nommer, que le Nil prend sa source. Il y a dix-sept cents ans, un géographe écrivait : « C’est par-delà les montagnes de la Lune, au fond d’une mer intérieure, qu’il faut chercher les sources du Nil. » Longtemps notre cartographie a accepté cette assertion sans contrôle; puis, quand s’est ouverte pour l’Afrique l’ère moderne des découvertes et des voyages, comme on ne trouvait ni la mer ni les montagnes là même où le savant grec les avait placées, on a crié à la fable et au mensonge. Le Nil, selon les uns, descendait des montagnes de l’Abyssinie; selon d’autres, il courait de l’ouest à l’est. Un montent même, doublant le cours de ce roi des fleuves, on en a fait la continuation du Niger. Quelques voyageurs cependant le remontaient toujours; d’autres, partis de la côte de Zanguebar, découvraient, au sud de l’équateur, des monts chargés de neige; enfin voici la mer intérieure qui se révèle, et bientôt il suffira de reculer vers le midi la latitude où le fleuve prend sa source pour trouver exacte l’assertion de Ptolémée. Sur bien d’autres points encore, la science moderne en est venue à constater la vérité de faits énoncés par les anciens, et qui avaient longtemps semblé fabuleux; elle nous enseigne à ne pas récuser légèrement les témoignages de Strabon, de Pline, de Ptolémée, et même de ce charmant conteur, Hérodote, que l’on a accusé, souvent à tort, d’avoir demandé à son imagination l’intérêt de ses récits.
Mais ce ne sont ni Burton, ni M. Salomon Müller, ni le docteur Roth qui méritent le plus de fixer l’attention, quel que soit l’intérêt qui s’attache à leurs travaux durant ces dernières années. Il y a cinq ans, trois frères, Hermann, Adolphe et Robert Schlagintweit, se proposèrent de parcourir et d’étudier d’une extrémité à l’autre, au triple point de vue de la physique, de la géographie et de l’ethnologie, cette presqu’île de l’Inde, qui, par les traditions qui s’y rattachent, les faits qu’elle a vus s’accomplir, l’étrangeté de ses habitans, excite tant d’intérêt et occupe une si grande place dans l’histoire. Les trois frères ont tenu leur promesse, sillonnent l’Inde dans tous les sens de 1854 à 1857. Grâce aux Mittheilungen, nous pouvons suivre les grandes lignes de leur itinéraire, en attendant que la relation de leurs voyages nous fasse connaître d’une façon plus complète les résultats de leurs travaux. L’aîné, parti de Bombay, a exploré le Dekkan, l’Inde méridionale, puis il s’est dirigé vers Madras et de là sur Calcutta. L’année suivante, en 1855, il s’est engagé dans l’Himalaya, a visité les frontières du Nepaul, du Boutan, et les deltas du Gange et du Brahmapoutre. En 1856, il a exploré l’Oude, les lacs salés du Thibet, rejoint son frère Robert à Ladak, et pénétré jusqu’au fond du Kachemyr. Enfin en 1857 il a regagné Calcutta par le Pendjab et le Nepaul. Cependant Adolphe explorait quelques parties du Dekkan; puis, remontant vers le nord, il franchissait les passages de l’Himalaya, qui mènent dans le Thibet, explorait la vallée du Sutledje et les sources de l’Indus; de là il descendait vers le Godavery, puis jusqu’au cap Comorin. Enfin il remontait dans le Bengale et visitait aussi une partie du Pendjab. De son côté, Robert Schlagintweit, après être parti comme ses frères du Dekkan, participait à plusieurs de leurs excursions dans le Thibet, l’Himalaya, le Kachemyr, puis de Bombay il gagnait Ceylan. Ce n’est pas sans bien des peines et des fatigues que se sont accomplis tant de voyages à l’époque où l’Inde commençait à s’agiter et à remuer sous la domination anglaise.
Le bruit s’était répandu vers la fin de l’année dernière qu’un des trois courageux explorateurs avait péri dans la Haute-Asie, au moment où il achevait d’accomplir sa tâche, et où, voulant joindre à tant de travaux les résultats d’une dernière exploration, il venait de pénétrer par les ramifications occidentales de l’Himalaya dans le Turkestan. Cette nouvelle, longtemps incertaine et plusieurs fois contredite, ne s’est que trop malheureusement vérifiée. Une communication toute récente, datée du 2 mai 1859 et envoyée de Berlin par les frères Hermann et Robert Schlagintweit[3], ne permet plus aucun doute à cet égard : Adolphe Schlagintweit a été assassiné, et ce qui ajoute, s’il est possible, à ce deuil de la science, c’est que les démarches faites par ses frères pour recouvrer ses papiers, ses collections, les fruits de ses derniers travaux, sont jusqu’ici sans aucun bon résultat. Les circonstances de la mort du voyageur ne sont pas encore bien connues, et il y en a plusieurs versions différentes. Selon celle qui semble la plus probable, reconnu pour un Européen malgré le déguisement qu’il portait avec soin, il serait tombé sous le couteau d’un fanatique. On dit aussi que la protection même que lui accordait la compagnie anglaise des Indes n’aurait pas été étrangère aux causes de son assassinat. De plus, son guide Mohammed-Amin s’était, depuis longtemps déjà, aliéné par des rapines les populations de la région que l’on traversait. On a encore dit que le gouverneur chinois de la dernière province du Thibet visitée par le voyageur, ayant reconnu en lui un Européen, avait promis une forte récompense à qui le lui livrerait. Enfin on a prétendu que c’est en voulant s’opposer au trafic d’esclaves d’un petit chef du Turkestan que le voyageur aurait péri. Quoi qu’il en soit de ces récits divers, la nouvelle ne paraît aujourd’hui que trop certaine : Adolphe Schlagintweit a été frappé en août 1857. On a bien dit que l’Européen assassiné portait sous l’œil un signe naturel, et MM. Hermann et Robert Schlagintweit ne connaissaient à leur frère aucun signe de ce genre; mais ce peut être la cicatrice d’une blessure récente, et quelque bonne volonté qu’on puisse avoir, il est difficile de conserver la moindre espérance. Il nous reste seulement à souhaiter que les papiers du voyageur assassiné rentrent dans la possession des survivans, et que ceux-ci puissent s’acquitter de la tâche pieuse de joindre à leurs propres relations les résultats des travaux de leur frère. Quand ces relations auront paru, il sera utile et intéressant de les rapprocher des ouvrages de notre voyageur dans l’Inde, Jacquemont, de ceux de Thomson, du missionnaire Graul, et sans doute il en jaillira des lumières importantes et nouvelles sur l’histoire et la condition de cette presqu’île de l’Inde, qui aujourd’hui encore, sur bien des points, est incomplètement connue.
On peut juger maintenant du genre d’intérêt que présente le recueil de MM. Justus Perthes et Petermann. Il faut louer surtout la variété et l’étendue des sujets qu’il embrasse; il sert de la sorte efficacement la géographie. C’est en effet dans l’intérêt qu’elle a su prendre de nos jours que se trouve la véritable supériorité de la géographie moderne. Naguère encore elle consistait en arides nomenclatures pour lesquelles on croyait tout faire en y cousant quelques phrases descriptives. Il n’en est plus de même; nous savons aujourd’hui que si des lacs apparaissent, si des monts nouveaux se dressent, si des fleuves livrent le secret de leur parcours, ce sont des voies pour le commerce et la navigation, des centres coloniaux, les limites de futurs empires. Et sous les noms inconnus et barbares qui frappent nos oreilles aux récits des voyageurs, l’expérience des temps modernes nous a enseignés à lire des espérances d’industrie, de science et de civilisation.
Une seule époque a dû offrir plus d’attrait que la nôtre à la curiosité géographique, c’est le commencement du XVIe siècle, alors que l’Europe entière, penchée vers l’Atlantique, écoutait avec avidité les récits nouveaux de découvertes et de conquêtes. L’esprit des hommes parut à ce moment s’élargir; il semblait que sur la terre plus vaste on respirât mieux; les lourdes entraves du moyen âge furent brisées, et c’est de cette première grande reconnaissance du globe que datent plusieurs des inventions et des progrès qui sont la gloire et le caractère des temps modernes. Aujourd’hui nous sommes arrivés à la dernière limite du mouvement qui commençait alors; nos pères avaient devant eux les perspectives de l’inconnu qui s’entr’ouvre, l’espérance et l’imagination qui souvent vont au-delà des réalités : nous, pour notre part, nous avons la curiosité satisfaite; nous avons pour ainsi dire dressé le bilan de notre monde, et de quelque côté que nous nous tournions, vers les pôles ou vers l’équateur, la terre interrogée a été forcée de répondre; il ne nous reste plus qu’à organiser nos conquêtes et à tirer parti des diverses ressources de notre globe.
On s’explique facilement, au milieu de telles circonstances, l’extrême faveur qui entoure aujourd’hui les études géographiques, surtout depuis que, remplissant mieux les promesses de son nom, la géographie est une description véritablement intéressante de la terre, et s’élève à l’étude philosophique des progrès, des ressources et de l’avenir des régions et des peuples. Une des branches de cette science, la cartographie, a pris depuis dix ans un développement considérable; il n’est personne qui n’aime à se promener par l’imagination, en attendant mieux, dans les pays lointains, à rendre précise devant ses yeux la place des noms nouveaux qui ont frappé son oreille. Ces tableaux qui, dans l’espace de moins d’un mètre, résument la configuration de vastes contrées, savent transporter à des centaines de lieues nos pensées, nos affections ou nos souvenirs. De là ce nombre considérable d’atlas et de cartes de toute nature qui ont été et qui sont encore publiés en Allemagne, en Angleterre et en France. C’est surtout à la cartographie physique qu’appartient l’atlas que nous avons en ce moment sous les yeux ; l’auteur s’est proposé d’expliquer par la topographie les événemens militaires, et il a dressé dix-huit cartes, sur lesquelles on peut, de l’Elbe à l’Egypte et à l’Inde, suivre les opérations de la stratégie moderne. Elles sont claires et faciles à consulter, mais quelquefois aussi un peu sobres d’indications. La carte politique de la France, de l453 à 1789, embrasse dans un même cadre un espace de temps bien vaste et marqué par bien des changemens. Ce n’est pas une période, mais un moment précis qu’il faut indiquer sur une carte; il est vrai que, dans des notes explicatives, l’auteur résume la marche des faits et les vicissitudes historiques dont le sol a été témoin. Nous l’engagerons à ajouter quelques noms de lieux à sa carte de l’Italie du nord pour en faire un bon théâtre de la guerre, et en somme nous avons de sincères éloges à donner à cette publication, qui sert utilement la géographie en plaçant une série de cartes bien choisies sous nos yeux.
ALFRED JACOBS.
V. DE MARS.
- ↑ Mittheilungen aus Justus Perthes’Geographischer Anstalt über wichtige neue Erforschungen auf dem Gesammtgebiete der Geographie, von Dr A. Petermann, 1857-1858.
- ↑ Voyez la Revue du 1er août 1857.
- ↑ Officielle Berichte üher die letzten Reisen und den Tod von Adolph Schlagintweit in Turkestan, von Hermann und Robert Schlagintweit.