Chronique de la quinzaine - 14 juin 1854

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Chronique n° 532
14 juin 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juin 1854.

Il en est de la question qui agite aujourd’hui l’Europe comme de toutes les grandes affaires, qui s’aggravent à mesure qu’elles se prolongent, et dont les conséquences finissent inévitablement par réagir sur toutes les conditions de la politique. Plus les intérêts qu’elles embrassent sont nombreux et considérables, plus ces conséquences sont décisives, et le jour où à travers toutes ces étapes marquées par des négociations et des protocoles inutiles, on se prend à observer le point d’où on est parti, le point où l’on est arrivé, il se trouve qu’on est en face d’une situation entièrement nouvelle. Un simple coup d’œil jeté sur cette situation nouvelle révèle le chemin qu’on a fait.

Il y a quinze mois, lorsque le tsar envoyait à Constantinople un ministre porteur d’une sommation hautaine, c’était un acte d’intimidation qui n’affectait encore qu’un point spécial dans les rapporta entre la Russie et la Sublime-Porte ; aujourd’hui c’est l’ensemble des relations des deux états, c’est la prépondérance de la Russie en Orient qui est en question. Non-seulement il ne s’agit plus d’une interprétation plus ou moins large des traités, mais il s’agit de l’existence de ces traités. À l’origine, la démarche de la Russie trouvait une Europe préoccupée et attentive, nullement ennemie et encore moins disposée à saisir l’occasion de créer des combinaisons nouvelles ; en ce moment, c’est le système tout entier de la politique européenne qui se transforme sous nos yeux. Lorsqu’il y a un an l’empereur Nicolas envahissait le territoire ottoman et faisait marcher ses troupes vers le Danube, la Turquie n’avait point d’armée à lui opposer, les puissances occidentales retenaient leurs flottes et leurs soldats, pour mieux laisser à la diplomatie toute son efficacité ; actuellement la Turquie a une année courageuse, campée sur le Danube ; nos vaisseaux sont dans la mer Baltique et dans la Mer-Noire, nos soldats sont sur la route d’Andrinople ou de Varna.

Nous savons bien des hommes en Europe et même en France peut-être qui ne conçoivent point encore deux choses : l’une, c’est que l’Occident, relié par tant de souvenirs d’ancienne protection et tant de considérations morales aux populations chrétiennes de l’Orient, se soit pris tout à coup d’un si beau feu pour le pouvoir musulman ; — l’autre, c’est que la France, unissant ses forces navales à celles de l’Angleterre, aille détruire la seule marine qui, jointe à la sienne, puisse balancer la puissance maritime anglaise. — Ces deux faits ne sont-ils pas naturels ? Le premier ne s’explique-t-il pas par la nécessité impérieuse de ne point laisser l’intérêt chrétien servir de prétexte à une prépondérance menaçante, pour l’Occident ? Quant au résultat qu’on veut rattacher à l’alliance de la France et de l’Angleterre, les dispositions désintéressées, conciliantes, manifestées par les deux gouvernemens, les concessions mêmes du cabinet anglais sur le droit des neutres, n’indiquent-elles pas le sentiment qui a entraîné les puissances occidentales à mettre une question de civilisation au-dessus de leurs rivalités éventuelles ? Ce qu’il y a de remarquable au contraire et ce qui donne à cette crise un caractère particulier, c’est l’esprit qui a présidé aux conseils du continent, et qui, à l’aide de concessions mutuelles, est parvenu à nouer la coalition de toutes les forces européennes dans une pensée de résistance aux empiétemens de la Russie. C’est, si l’on peut ainsi parler, la moralité qui ressort de toutes les phases qu’ont traversées les affaires d’Orient. La Turquie, engagée la première pour sa propre défense, a été bientôt suivie de l’Angleterre et de la France, lesquelles à leur tour seront bientôt suivies indubitablement de l’Allemagne. Ce mot mystérieux et définitif que l’Autriche n’a point prononcé encore, il est vrai, plus que jamais il s’échappe de toute sa politique. Ainsi se seront groupés tous les intérêts, toutes les forces qui ont leur place et leur rôle dans la question orientale. Or, au moment où peuvent se produire d’un jour à l’autre des événemens décisifs, Observons encore cette grande crise dans ses élémens principaux, sur les divers théâtres de la guerre, dans les dernières délibérations de l’Allemagne et dans ce triste épisode de la Grèce qui est venu contraindre. Les puissances occidentales à sauver par une intervention le royaume hellénique d’un plus grand désastre.

S’il est un fait de nature à prouver la ferme volonté de l’Angleterre de pousser la lutte avec vigueur, c’est la résolution que vient de prendre le cabinet de Londres en créant un ministère spécial de la guerre, qui n’existait pas jusqu’ici. On sait d’ailleurs sur combien de points cette lutte est engagée ; elle se poursuit dans le Nord et en Orient, et elle s’étend même jusqu’en Asie. Dans la mer Baltique, la flotte commandée par l’amiral Napier n’a point entrepris encore d’opération décisive. Le plus remarquable fait d’armes est un acte d’audace de deux bâtimens anglais qui se sont aventurés pour aller démonter quelques batteries russes. Il n’y a point eu d’autre attaque depuis celle du fort d’Hangœ. Il peut y avoir parfois dans l’opinion publique quelque impatience de voir la guerre prendre un caractère plus décidé. C’est que l’opinion publique ne raisonne pas toujours sur les difficultés d’attaquer l’escadre russe, qui ne sort pas de ses ports, ou d’attaquer ces ports eux-mêmes, pourvus d’immenses moyens de défense.

Les flottes de la Mer-Noire ont pu tenter quelques opérations plus effectives. Après avoir inutilement offert le combat a l’escadre russe enfermée dans Sébastopol, elles se sont tournées vers les côtes de la Circassie. Les principaux établissemens russes sur ces côtes ont été évacués, notamment ceux de Soukoum-Kalé et Redoule-Kalé, que sont venues occuper des troupes turques. Si l’on songe que Schamyl, agissant de concert avec les forces alliées, se disposait à attaquer les Russes, il est facile de comprendre à quels périls se trouve exposée cette œuvre de conquête si laborieusement accomplie par la Russie. L’abandon même de quelques-uns de ses établissemens de la côte est un échec pour ses armes et pour son ascendant dans ces contrées. Mais il est évident que le plus grand intérêt de la guerre se concentre aujourd’hui sur le Danube, où se trouvent en présence les armées de la Russie et de la Turquie, et où ne peuvent manquer d’arriver prochainement celles de l’Angleterre et de la France. Un conseil de guerre réunissait récemment à Varna le maréchal Saint-Arnaud, lord Raglan et Omer-Pacha. C’est là que se sont décidées sans doute les opérations militaires qui vont être exécutées. Quoi qu’il en soit, ce qu’il y a à remarquer, c’est la ferme et vigoureuse attitude de l’armée turque, jusqu’ici livrée à elle-même dans sa lutte contre les forces du tsar. Depuis sept mois, elle s’est soutenue sans faiblir, obtenant au contraire des avantages, soit à Oltenitza, soit dans sa défense de Kalafat. En ce moment encore, elle vient de repousser victorieusement plusieurs attaques dirigées contre Silistria, et l’armée russe qui assiège cette place a eu à essuyer d’assez sérieuses pertes. On pourrait dire qu’Omer-Pacha a conduit cette campagne avec autant d’habileté militaire que de sagacité politique, gagnant du temps pour laisser se développer les événemens, tenant les Russes en échec, formant son armée et l’accoutumant à la guerre, relevant son esprit par quelques succès, sans engager de bataille décisive. Aujourd’hui la lutte sans doute va prendre un caractère nouveau. L’armée russe attendra-t-elle, dans les positions qu’elle occupe sur la rive, droite du Danube, la présence des forces combinées de la France et de l’Angleterre ? Toujours est-il que dès ce moment son plan d’opérations semble changé. Par une extrémité de sa ligne, elle occupe encore le Danube et fait le siège de Silistria : par l’autre, extrémité, elle touche à Iassy, où le maréchal Paskevitsch a établi son quartier-général. On pourrait y voir un mouvement de retraite vers le Pruth, mais il est infiniment plus probable, dans les circonstances actuelles, que cette évolution n’a d’autre but que de rapprocher l’armée russe de la Bukovine et de la Transylvanie, afin de faire face à l’Autriche, de telle façon que le mouvement accompli par le maréchal Paskevitsch ne serait qu’un des signes des complications nouvelles créées par la politique plus décidée de l’Allemagne, un système adopté dans la prévision d’hostilités imminentes avec l’Autriche.

Là est en effet aujourd’hui la question qui peut aggraver singulièrement la situation de l’armée russe dans les principautés, en achevant d’assurer à l’Europe la dernière garantie de sa défense. Or cette question, est-elle douteuse ? On connaît les faits par lesquels s’est manifestée depuis quelque temps la politique allemande. Le traité austro-prussien est intervenu d’abord. L’Autriche a adressé une note au cabinet de Saint-Pétersbourg pour réclamer l’évacuation des principautés. C’est la réponse du tsar qui va fixer évidemment la nature des relations qui existeront entre les deux empereurs. On peut croire que le cabinet de Vienne se fait peu d’illusions sur le sens de cette réponse, et c’est parce qu’il lui reste peu de doutes qu’il a multiplié ses armemens dans ces derniers temps. Par le fait, l’Autriche se trouvera en mesure d’agir au moment où les armées de la France et de l’Angleterre paraîtront de leur côté sur le Danube. L’empereur François-Joseph et le roi de Prusse ont voulu sans doute donner à leur alliance un caractère plus personnel par l’entrevue récente qu’ils ont eue à Tetschen en Bohême. La rencontre des deux souverains n’avait probablement pour but que de se concerter au moment où ils vont être obligés de prendre une résolution. Quant à la pensée même des deux principales puissances allemandes sur les bases de la paix définitive avec la Russie, on pourrait la trouver peut-être dans la communication qu’elles ont adressée à leurs représentans près la diète de Francfort. L’Autriche et la Prusse posent dans ce document une des conditions de la paix : c’est la garantie de la liberté des relations commerciales avec l’Orient par le Danube. On n’ignore point en effet que depuis quelques années les restrictions de toute sorte dont la Russie embarrassait la navigation du bas Danube rendaient le commerce à peu près impossible. La liberté des communications par ce grand fleuve assurée, c’est là ce que l’Autriche et la Prusse proclament justement un des premiers intérêts de l’Allemagne. Il faut en conclure que leur politique ne se bornerait plus au rétablissement de l’état des choses avant la guerre. On voit donc par combien de points les puissances allemandes se rapprochent de l’Angleterre et de la France. Comme celles-ci, en assurant l’indépendance de l’empire ottoman, elles veulent asseoir une paix solide sur la garantie des intérêts européens. Est-ce là, en vérité, ce que les partisans de l’alliance russe appellent encore une politique malheureuse, une politique qui livre l’Allemagne à la France ? — Les intérêts allemands sont très distincts des intérêts français dans la grande question qui se débat, nous écrivait à peu près récemment un homme politique d’outre-Rhin ; nous avons plus à craindre de la prépondérance française que de la prépondérance russe. Pour l’Autriche en particulier, la question se réduisait à se demander si la Turquie peut être sauvée, et, la Turquie ne pouvant être sauvée, comment elle devait faire pour s’assurer la part qui lui revient dans la succession de cet empire. La réponse n’était pas douteuse. Ce n’est qu’avec l’appui de la Russie, de concert avec la Russie, que l’Autriche pouvait s’assurer une part légitime. Elle ne l’a pas voulu. Le sentiment auquel elle a obéi en s’unissant à la coalition contre la Russie, c’est uniquement la peur de la France et de la révolution !

Il y aurait beaucoup à dire, on le comprend, sur ces appréciations, et d’abord l’honorable personnage nous paraît se faire une singulière illusion au sujet de la possibilité d’un accord entre la Russie et l’Autriche sur le partage de la Turquie, dont la succession n’est point d’ailleurs ouverte. La question est de savoir au contraire comment cet accord pourrait s’établir, les intérêts des deux empires étant opposés. Aussi l’intégrité de l’empire ottoman a-t-elle été toujours un des principes de la politique autrichienne. Ce qui nous semble surtout injuste, c’est ce qu’on nous dit de l’Autriche et de la France. Après tout, que demande la France à l’Allemagne ? Elle ne demande point autre chose que de défendre un intérêt vital pour elle. Elle lui demande d’avoir une politique allemande et non une politique russe. Que l’Allemagne ne soit ni russe ni française, c’est là son intérêt, et c’est aussi l’intérêt de notre pays. L’erreur est de croire que la France ait l’ambition de dominer au-delà du Rhin : elle ne peut souhaiter rien d’autre que de voir l’Allemagne indépendante et forte. Non-seulement la France n’a nul intérêt à vouloir absorber l’Allemagne, mais il n’est point même dans sa politique de chercher à détruire la Russie. Ce qu’elle combat résolument aujourd’hui, ce n’est point l’influence légitime de l’empire russe, c’est une ambition démesurée, une tendance envahissante. Quand le chef de l’état en France disait, il y a quelques mois, que le temps des conquêtes était passé, il disait le mot de la situation. Mais si le temps des conquêtes est passé pour la France, il est passé aussi pour la Russie. S’il reste en Europe une ambition qui puisse être une menace pour l’indépendance morale des peuples, pour la sécurité du continent, pour l’intégrité de la civilisation occidentale, cette ambition doit s’attendre à rencontrer une formidable coalition. Entrer dans cette coalition, ce n’est nullement de la part de l’Allemagne se subordonner à la France, c’est combattre librement et en toute indépendance pour l’intérêt allemand en même temps que pour l’intérêt européen.

Que le patriotisme russe cherche à dénaturer le caractère de cette situation, qui tend à détruire toutes les neutralités pour faire passer l’Europe unie dans un camp en face de la Russie, cela ne saurait rien changer ; et s’il n’y a plus de terrains neutres, comme s’en plaint l’homme remarquable de Saint-Pétersbourg dont nous avons recueilli des témoignages précieux, qui donc a poussé le plus à cette extrémité ? Le même homme ne nous dit-il point encore aujourd’hui dans une dernière communication : «… Il n’y a plus rien de neutre entre eux et nous. La séparation s’est faite, et elle ira en s’aggravant de jour en jour… La bataille est engagée, quelle en sera l’issue ? C’est le secret de l’avenir… Quoi qu’il en soit, la lutte finie, dans dix ans, dans vingt ans, dans cinquante ans, ce n’est plus à la Russie, je le répète, qu’on aura affaire dans l’Occident ; c’est à ce quelque chose de formidable et de définitif qui n’a pas encore de nom dans l’histoire, mais qui existe déjà et qui grandit à vue d’œil dans toutes les consciences contemporaines, amies ou ennemies, n’importe… » Qu’on tienne compte de l’exagération évidente de telles paroles : ne reste-t-il pas encore dans le fond de cette pensée cent fois de quoi mettre les armes dans les mains de l’Allemagne, et justifier absolument la politique suivie par l’Autriche ?

Tel est donc aujourd’hui l’état de l’Allemagne. Entre la délibération et l’action, il n’y a plus qu’un mot à prononcer, et ce mot, c’est la réponse du tsar à la dernière note autrichienne qui va le dire. À mesure que la situation se dessine plus nettement en Europe, elle se débarrasse de quelques-uns des élémens qui étaient venus la compliquer en Orient. La Grèce s’est réveillée de ses illusions en présence d’un corps d’occupation anglo-français. Le roi Othon a cédé à la nécessité : il s’est déclaré prêt à maintenir la neutralité du royaume hellénique ; il a nommé un nouveau ministère où entrent le vieil amiral Canaris et M. Mavrocordato ; il rappelle les fonctionnaires qui étaient allés se jeter dans les insurrections de la Thessalie et de l’Epire. Dans tous les actes, dans toutes les paroles du souverain hellénique connue de ses nouveaux ministres, on distingue un ton de résignation attristée. S’il est quelque chose d’étrange, c’est cette espèce d’exaltation maladive à laquelle semblait céder le roi Othon, lorsque les ministres de France et d’Angleterre cherchaient à l’arrêter sur la pente fatale où il s’engageait. Il n’est point de scène plus curieuse que celle que rapporte le représentant anglais, M. Wyse, dans une de ses dépêches. Le ministre de France, M. Forth-Rouen, et M. Wyse passèrent quatre heures à épuiser tous les moyens de conviction. « Le roi, raconte le ministre anglais, a dit qu’il avait mission de Dieu de protéger la race grecque contre l’oppression des musulmans par tous les moyens dont il disposait, et qu’il considérait tout avertissement relatif au danger dont il était menacé comme une atteinte à sa dignité et à son indépendance. « La reine était plus emportée encore, et se livrait aux plus violentes invectives au moindre soupçon émis sur la nationalité du mouvement grec. Si le roi semblait hésiter un moment, la reine était auprès de lui, et le ranimait de son éloquence, de son influence irrésistible. — Le résultat, c’est l’occupation de la Grèce, et, pour le moment du moins, l’abandon de cette triste politique, qui n’avait d’autre effet que d’être une diversion favorable à la Russie.

Il y a un autre fait douloureux dont les dépêches récemment publiées en Angleterre sur toute l’affaire grecque rendent tristement témoignage, c’est que les insurrections des provinces turques ont donné lieu à des scènes de véritable barbarie, à des violences inouïes exercées sur des populations souvent inoffensives. Plus que jamais aujourd’hui, en occupant la Grèce et en la ramenant à une stricte neutralité, la France et l’Angleterre se doivent à elles-mêmes de protéger ces malheureuses populations chrétiennes, livrées au fanatisme turc, rançonnées par les insurgés. Il est de leur honneur autant que de leur intérêt de travailler énergiquement, efficacement, à l’amélioration réelle des conditions auxquelles restent soumis les chrétiens orientaux de cette lutte, s’il doit sortir une victoire sur la prépondérance russe en Orient, il faut aussi qu’il résulte un bienfait pour la civilisation, la garantie plus complète de tous les droits des populations chrétiennes. C’est le double but que la France et l’Angleterre ne sauraient cesser de poursuivre, et qui se trouve du reste inscrit dans les protocoles de la politique européenne. Quant à présent l’occupation de la Grèce est restreinte au Pirée, où ont été laissés deux mille hommes appuyés par une force navale. Cela suffit, avec les dispositions nouvelles manifestées par le gouvernement grec. Ces dispositions dureront-elles ? C’est une autre question, et les puissances occidentales ne se méprennent pas sans doute sur la nécessité d’entretenir les agitateurs grecs dans le sentiment de leur impuissance. Ainsi les forces ennemies se rapprochant chaque jour davantage sur les divers théâtres de la guerre, la coalition européenne se nouant de plus en plus, l’Allemagne prête à agir, la Grèce pacifiée, ce sont là, pour aujourd’hui, les traits principaux qui marquent le point où est arrivée la question d’Orient.

Tandis que se déroule partout en Europe cette crise de la politique universelle, qui est une épreuve pour les vieux systèmes d’alliances autant que pour tous les intérêts, la France reste dans le calme de sa vie intérieure. Les événemens abondent peu, il n’y a pas même d’incidens, et il y a encore moins de luttes d’opinions. Le corps législatif a seulement terminé la session qui commençait, il y a trois mois, par le vote de l’emprunt de 250 millions, et qui vient de finir par le vote du budget. Dans cet intervalle, quels ont été les travaux du corps législatif ! Un rapport récent de son président le dit. Deux cent dix-neuf lois ont été votées. Deux cent dix-neuf lois ajoutées à nos codes ! Ce serait beaucoup, si la plupart ne se rapportaient uniquement à désintérêts locaux. Il en reste cependant un certain nombre qui touchent aux questions les plus sérieuses et règlent des intérêts généraux. Au premier rang est la loi sur l’instruction publique, qui a pour but, comme on sait, de remplacer les quatre-vingt-six académies qu’avait créées la loi de 1850 par seize académies nouvelles, foyers plus concentrés d’action intellectuelle. Le droit de propriété littéraire a été aussi consacré de nouveau et étendu. Dans un autre d’ordre d’idées, le corps législatif a sanctionné par une loi l’abolition de la mort civile, et a vous un projet sur l’exécution de la peine des travaux forcés, substituant le système des colonies pénitentiaires au régime des bagnes supprimés. L’agriculture a sa part dans le contingent législatif par la loi sur le libre écoulement des eaux au moyen du drainage. À ces divers travaux viennent se joindre toutes les lois de finances. Des discussions nombreuses et instructives ont certes donné la preuve que le savoir et les lumières ne manquent point au corps législatif pas plus qu’aux assemblées précédentes de la France. M. Billault y ajoute l’assurance de l’efficacité complète du droit actuel de contrôle et d’amendement. Nul n’a plus déraisons que lui de savoir toutes les conditions nécessaires pour l’efficacité de l’action législative. C’est surtout dans les finances aujourd’hui, il nous semble, que cette action peut s’exercer utilement. Il n’y a point de place pour les passions dans les débats de chiffres, et il peut y avoir profit pour le pays, en face du surcroît de charges qu’imposera nécessairement une longue et laborieuse guerre. Le corps législatif a voté à l’unanimité le budget, puis il a disparu modestement, comme il avait commencé et comme il a vécu, participant peu des passions du dehors et ne leur offrant à son tour aucun aliment.

Sans bruit aussi, et d’une manière, tristement définitive, viennent de disparaître de cette société française qu’ils ont honorée deux hommes éminens à divers titres, l’amiral Baudin et M. Vivien. Vaillant homme de guerre, nature énergique, pleine de patriotiques instincts et faite pour le commandement, l’amiral Baudin s’était illustré par quelques-uns des plus remarquables faits d’armes de notre temps, notamment par la prise de Saint-Jean d’Ulloa. Il avait fait plus en 1848 : dans le désordre immense de l’époque, il avait sauvé de toutes les contagions la flotte de la Méditerranée, en l’animant de son esprit. Livré à lui-même devant Naples, au plus fort des révolutions italiennes, il avait su, avec une sagacité rare, distinguer les vrais intérêts de la France, et ne les avait point laissé compromettre, même par les agens républicains officiels, qui imaginaient peut-être se servir de son escadre pour proclamer la république dans le royaume des Deux-Siciles. Il y a peu de jours encore, l’amiral Baudin venait de recevoir la première dignité de l’armée navale, ce grade d’amiral qu’il n’a pu porter que devant cet inexorable ennemi, la mort. Ce n’est point dans ces scènes de guerre qu’a figuré M. Vivien. Acteur de la vie politique, ministre, conseiller d’étal, administrateur, partout il avait laissé voir un caractère éprouvé et un esprit plein de terme loyauté. Il s’était trouvé dans les positions les plus hautes, et toujours il en était sorti avec ce lustre que donnent une probité intacte et une fidélité simple à ses opinions. Retiré de la vie politique et de toute fonction active depuis deux ans, il s’était réfugié dans des travaux utiles, où s’exerçait son intelligence sérieuse et pratique. Cet esprit si habile à étudier les questions administratives savait avoir au besoin du reste toute la souplesse d’une observation pénétrante et ingénieuse. On en a la preuve dans de piquantes esquisses de mœurs politiques qui ont paru ici même, sans que la modestie de l’auteur consentit d’abord à les signer de son nom. M. Vivien appartenait à une génération devant laquelle s’ouvrait un horizon immense, et qui y marchait avec cet entraînement que communique une ardente conviction politique, sans savoir encore ce qui pouvait se cacher derrière cet horizon, sans se demander même si ce régime qui avait ses préférences pouvait finir.

S’il est un résultat amer et triste des révolutions qui viennent secouer périodiquement un pays, c’est qu’elles éteignent ce feu, ces convictions qui sont le ressort tout-puissant des âmes ; elles troublent bien des notions et jettent l’incertitude dans bien des esprits par le spectacle de tous les succès et de toutes les chutes. Il finit par se développer un certain scepticisme qui fait qu’on se plie à toutes les conditions. Ce qu’on adorait, on le brise ; ce qu’on répudiait, on est prêt à l’adorer. Les choses dont on avait le plus l’orgueil et le culte autrefois, on voudrait presque n’en plus voir vestige, comme si ce qui en reste encore était un reproche vivant. Lorsqu’une révolution est passée, réveillant cet amour du repos qui n’est jamais plus terrible que quand il renaît, il s’élève aussitôt un besoin universel de jeter d’abord à la mer le plus qu’on peut, puis de chercher les coupables de ces orages qu’on vient de traverser ; on les cherche partout, hors en soi-même, bien entendu. La presse s’est trouvée ainsi avoir à expier bien des péchés, non-seulement ceux qu’elle avait commis, mais encore ceux qui étaient l’œuvre de tout le monde. Un des plus ingénieux esprits de ce temps, M. Saint-Marc Girardin, le remarquait l’autre jour avec un piquant bon sens. Il défendait la presse contre une brochure qu’il soupçonnait à dessein peut-être d’origine allemande ; il la défendait contre l’Allemagne en se tournant du côté de la France et en lui disant : « C’est à vous que je parle, ma sœur… » Non, en vérité, ce n’est point la liberté de la presse qui tue les gouvernemens et la société ; la presse aurait beau se remplir d’orages révolutionnaires : si elle ne répondait à rien dans le pays, elle resterait sans écho et périrait dans l’abandon ; la presse n’aurait point multiplié les publications immorales, les fictions corruptrices, si au lieu d’un goût dépravé de lectures irritantes elle eût trouvé dans la société la discipline d’un goût sévère et d’un instinct moral vigoureux. Mais aussi il ne faudrait pas répondre à l’optimisme du pays, qui rejette tout sur la presse, par un autre genre d’optimisme qui rejetterait tout au nom de la presse sur le pays. Il y a surtout en France un point où se manifeste la responsabilité du journal et de l’écrivain, c’est celui où cesse ce qu’on pourrait appeler l’expression d’une opinion générale, et où commence cette action intellectuelle, ce prosélytisme qui ont toujours caractérisé la presse française. Ce que nous voulons dire, c’est que la presse ne crée point les élémens révolutionnaires dans un pays où ils n’existeraient point, mais elle peut leur communiquer un redoublement sinistre, et c’est ici que se pose la question de responsabilité. Il y a un autre point que traite M. Saint-Marc Girardin, toujours en répondant au publiciste allemand, ou aux objections qu’il a plus d’une fois entendues sans passer le Rhin. La presse a-t-elle pour effet de porter atteinte au travail littéraire, de mettre en poussière l’esprit humain, en empêchant les œuvres longuement mûries ? Grande question, comme on voit, qui touche à l’essence même de notre temps !

Le danger ne consiste pas à faire de la presse un instrument d’action littéraire, il est dans la confusion qui s’établit entre les nécessités de cette improvisation permanente et les conditions plus particulièrement propres à la littérature, il est surtout dans les habitudes singulières que cette confusion développe. On écrit des articles dont on fait des livres. De quoi se composent ces livres et ces articles ? Ce sont le plus souvent des critiques d’autres ouvrages ; en peu de temps, il n’est point impossible que nous n’ayons une littérature offrant le souverain intérêt d’une collection d’articles sur d’autres articles. Ce n’est pas tout encore, et c’est bien le moins que la presse n’ait point de rigueurs pour cette littérature. Il se forme alors, qu’on nous passe le mot, une sorte de garantie mutuelle ; on s’exalte réciproquement, ou se traite de grand esprit, et on marche à l’Académie. S’il se trouve par hasard quelque esprit morose porté à exprimer simplement quelques réserves, on lui dira qu’il n’est point de son temps, que dans un siècle de chemins de fer la littérature ne doit point s’attarder dans les longues entreprises. Non, assurément, il n’est point nécessaire, pour s’élever aux plus sérieuses conditions de l’art, de remplir les pages d’un in-folio et de passer quinze ans à méditer un ouvrage. C’est se donner trop aisément raison. La vérité est que, même dans un recueil de fragmens, de mélanges, d’articles, — le nom importe peu, il doit y avoir un art de composition, sans lequel il ne reste plus qu’un incohérent assemblage de choses sans lien et sans unité.

C’est là par malheur un inconvénient que ne peut racheter tout le talent de M. Cuvillier-Fleury dans son nouveau livre de Voyages et Voyageurs. De quoi se compose l’ouvrage de M. Cuvillier-Fleury. De quelques lettres écrites autrefois durant ses voyages en Belgique ou en Espagne, et d’articles sur les écrivains qui ont eux-mêmes raconté leurs voyages, depuis Jacquemont jusqu’à M. Th. Gautier. Comme plusieurs de ces fragmens sont d’une date assez ancienne, on ne saurait disconvenir que leur intérêt ne soit un peu effacé. Quant aux articles sur les voyages des autres, où les impressions de l’auteur n’ont plus la valeur d’une observation personnelle et spontanée, il semble plus simple au premier abord de recourir aux livres des voyageurs eux-mêmes. On conçoit une étude sur un homme, sur un caractère, l’analyse de la pensée morale d’une œuvre ; tout cela peut former un livre où l’unité de l’inspiration se joigne à la variété des sujets. La critique de M. Cuvillier-Fleury n’a point tout à fait ce caractère. Veut-on une preuve de l’inconvénient qu’il y a à rassembler ainsi des fragmens de toute date ? Dans une de ses lettres écrites de Madrid, il y a bientôt dix ans, M. Cuvillier-Fleury représente presque M. Alexandre Dumas comme le plénipotentiaire des lettres françaises à la cour d’Espagne. L’auteur de Voyages et Voyageurs pense-il encore aujourd’hui ce qu’il pensait à l’époque où il écrivait cette lettre ? S’il ne le pense plus, pourquoi le redire ? S’il le pense encore, cela tendrait à donner de la sûreté de son goût une idée peu avantageuse, et diminuerait nécessairement le prix des éloges que M. Cuvillier-Fleury accorde à d’autres écrivains. Que conclure de ces diverses observations ? C’est que M. Cuvillier-Fleury peut être un critique fort sérieux ; seulement il lui manque ce quelque chose qui ne se donne pas, l’art de faire un livre avec des fragmens. Quoi qu’il en soit, dans le long exercice de la critique, l’auteur de Voyages et Voyageurs a sans doute appris à peu s’émouvoir des remarques dont ses livres peuvent être l’objet ; mais est-il bien sûr que les critiques eux-mêmes ne ressemblent pas sur ce point aux poètes ? Ne leur arrive-t-il pas parfois d’ignorer cet art suprême qui consiste à supporter la contradiction avec esprit ?

Si nous revenons maintenant à la politique, au milieu des changemens accomplis depuis quelques années, quels sont en Europe les pays où les réactions se sont fait le moins sentir, où elles étaient le moins possibles ? Ce sont ceux qui n’ont point cédé en 1848 à un vertige de république, résistant à l’exemple parti de France. N’étant point sortis de l’ordre, ils n’ont pas eu à y rentrer ; n’ayant point cessé d’être conservateurs, ils n’ont point eu à abdiquer l’esprit libéral qui animait leurs institutions ; ils sont restés ce qu’ils étaient, tandis qu’autour d’eux tout changeait, — et la Belgique s’est trouvée tout à coup devenir l’un des plus anciens états constitutionnels du continent. Dans ses institutions mêmes, le peuple belge a trouvé sa sauvegarde et la garantie d’un remarquable travail d’accroissement. Depuis quelques années en effet, tous les efforts de la Belgique sont tournés vers les progrès réels, effectifs ; les agitations, jeu naturel des institutions les plus larges, n’y sont que d’un jour, et tiennent à des circonstances exceptionnelles, comme aujourd’hui à l’occasion du renouvellement de la chambre des représentans.

En ce moment même se termine la crise électorale que vient de traverser la Belgique. On connaît les divisions tranchées des partis belges. Le parti libéral et le parti catholique se sont naturellement retrouvés en présence à Bruxelles, comme à Anvers, comme à Liège. Si les fractions exclusives des partis se sont donné carrière par le choix de leurs candidats, sur plusieurs points aussi on a vu percer une tendance à la conciliation par le maintien, sur les listes électorales, des représentans sortans, et peut-être les listes mixtes étaient-elles dans le fond celles qui répondaient le mieux à l’opinion générale. C’est à Bruxelles que se livre le combat électoral le plus vif. Là comme partout, il y a l’antagonisme des partis politiques ; mais cette fois la vivacité de la lutte s’accroît d’une circonstance toute particulière, toute locale. Il y a peu de jours encore, la chambre des représentans avait à discuter une loi qui avait pour but d’annexer les faubourgs de Bruxelles à la ville elle-même, comme cela avait été déjà fait pour le quartier Léopold. Cette loi avait malheureusement pour résultat de soulever les plus fortes répulsions dans les faubourgs, qui jouissent de l’avantage de leur situation sans en supporter les charges. L’instinct des libertés communales a été habilement surexcité, et finalement la loi d’annexion a été repoussée par la chambre après une discussion où les représentans de Bruxelles et des faubourgs se sont trouvés naturellement divisés. Les élections survenant dans cet état d’irritation encore mal apaisé, le choix des candidats s’en est forcément ressenti ; il n’y a plus eu seulement les listes des libéraux et des catholiques, il y a eu surtout les listes des faubourgs et de la ville de Bruxelles. Les faubourgs ont repoussé la candidature de ceux des représentans sortans qui ont voté l’annexion, notamment de M.M. Charles de Brouckère, bourgmestre de Bruxelles, Thiefry, Anspach, n’admettant que les noms de MM. Verhaegen, Orts, qui ont repoussé la loi, et créant de nouvelles candidatures anti-urbaines. Bruxelles à son tour a maintenu les noms frappés d’une telle exclusion, et au milieu de ce conflit a surgi une candidature assez imprévue, celle de M. Jules Bartels, dont les opinions passaient autrefois pour républicaines, et qui, par une coïncidence singulière, s’est trouvé porté à la fois sur la liste du parti catholique et sur la liste des faubourgs. Que sortira-t-il de là ? ou plutôt qu’est-il déjà sorti du scrutin ? On le saura bientôt. Dans tous les cas, c’est une lutte d’un caractère évidemment plus local que politique. Le résultat ne saurait influer sur la situation générale de la Belgique, ni même sur la situation particulière du cabinet de Bruxelles.

Le ministère belge actuel, quand il se formait il y a deux ans, ne se rattachait par son origine à aucun parti exclusif. Il avait plutôt pour mission de tempérer les irritations des partis intérieurs, en faisant prévaloir une politique de conciliation. C’est ce qui explique l’espèce de neutralité qu’il a conservée entre les opinions opposées. Le cabinet de Bruxelles se formait surtout pour tirer la Belgique d’une situation internationale difficile. Il y a réussi, il a mené à une heureuse fin les différends commerciaux qui existaient par le traité récemment conclu avec la France. Entre les deux gouvernemens de Bruxelles et de Paris, il y a eu des rapprochemens que tout le monde a remarqués, et dans les circonstances où se trouve actuellement L’Europe, M. H. de Brouckère, le chef du ministère, a pu en toute sécurité caractériser la situation libre et simple de la Belgique. Cette situation est celle que la loi même de son existence lui impose une situation de neutralité permanente. Liée à l’Autriche par le récent mariage de l’héritier du trône avec une archiduchesse, rattachée depuis longtemps à l’Angleterre par tous les intérêts aussi bien que par des liens plus intimes, rapprochée de la France, avec laquelle elle a tant de points de contact, indépendante vis-à-vis de tous les états, la Belgique, au milieu des conflits de l’Europe, a la fortune de pouvoir poursuivre en paix le cours de ses travaux intérieurs et appliquer sans danger ses libres institutions. La crise électorale, dans de telles conditions, n’est que la pratique régulière de ces institutions mêmes.

Le Danemark se trouve engagé depuis quelque temps dans une crise dont l’issue reste encore un problème et qui a un double caractère. En apparence, c’est une lutte tout intérieure entre la politique constitutionnelle, libérale et la politique absolutiste. Dans le fond, à cette question il vient s’en joindre une autre, qui n’est pas moins grave : il s’agit de savoir de quel côté la politique danoise inclinera au point de vue extérieur. Subira-t-elle l’influence de la Russie ? se rapprochera-t-elle des puissances occidentales ? On sait en quoi se résume cette lutte et quels en sont les élémens. D’une part, le pays tout entier s’est prononcé avec une vivacité et une unanimité singulières pour le maintien « le la constitution du 5 juin 1849, ou du moins, afin de parler plus exactement, pour le principe d’une constitution nouvelle consentie par les chambres ; de l’autre, le ministère seul ne veut ni maintenir l’ancienne constitution, ni laisser discuter les bases de celle qu’il médite. Livré à ses propres forces, mal soutenu par le roi lui-même, le cabinet de Copenhague n’a qu’un appui naturel en pareille circonstance, celui de la Russie, qui poursuit le double avantage de seconder la destruction du régime constitutionnel et de retenir le Danemark dans la voie d’une politique plus ouvertement favorable aux puissances occidentales. Le ministère Œrsted, vaincu par les circonstances, a disparu un moment, puis il s’est recomposé, et il s’est retrouvé naturellement en face des mêmes difficultés et de la même opposition : c’est le caractère extrême de cette situation qui faisait accueillir récemment le bruit d’un coup d’état. Ce n’était point un coup d’état accompli contre la constitution même, c’était plutôt un essai dirigé contre la plupart des journaux du pays, à l’occasion d’une fête qui devait être célébrée le 5 juin, pour l’anniversaire de la promulgation de la constitution. Cette fête, un moment interdite, a fini par avoir lieu près de Copenhague ; elle a été célébrée au milieu d’un concours immense de population sans trouble et sans désordre. Le roi lui-même avait été invité à y assister par les organisateurs de la fête, mais il avait refusé d’y paraître. Quelque significative que soit cette manifestation, les difficultés n’en restent pas moins entières, et le Danemark demeure divisé et incertain.

Tout consiste, comme nous l’indiquions récemment dans l’exécution du Helstat ou dans l’application d’une même constitution à toutes les parties de la monarchie danoise. Est-il possible d’exécuter le Helstat proclamé dans la publication royale du 28 janvier 1852 ? Si cela est possible, pourquoi le ministère refuse-t-il de faire connaître quelles seraient dans son opinion les bases de la constitution commune ? Pourquoi persiste-t-il à donner au Slesvig d’une part, au Holstein de l’autre, des constitutions particulières, avant de s’être mis d’accord, conformément aux prescriptions de la loi fondamentale, sur les principes de la constitution commune ? Du système suivi jusqu’ici par le ministère, on est induit à conclure, ou qu’il veut faire octroyer cette constitution par le roi, comme on l’a dit, ou qu’il juge impossible de réunir sous une loi commune un état composé d’un royaume constitutionnel et de trois duchés, — Slesvig, Holstein et Lauenbourg, — restés soumis au gouvernement absolu. La forme de l’octroi royal pour le Helstat serait une violation formelle de la constitution de 1849, et la question est de savoir si le roi Frédéric VII, qui s’est montré jaloux de son serment, consentirait à cette violation. Si le ministère considère aujourd’hui comme impossible une constitution commune en raison des élémens si divers qui composent la monarchie danoise, il faut donc renoncer au Helstat ; ce n’est après tout que pour mettre fin aux embarras intérieurs du Danemark que les chambres danoises, sous la pression des circonstances générales, se résignaient à accepter cette combinaison, remontant à 1848. Ce n’était pas sans regret, car elles voyaient par là le Holstein, dont elles redoutaient l’influence tout allemande, devenir partie intégrante de la monarchie, et le Slesvig, dont tout le pays souhaitait l’annexion pure et simple, placé au contraire vis-à-vis du royaume de Danemark dans la même situation que le Holstein, forcé d’accepter, comme ce dernier, des états provinciaux et un gouvernement absolu. Quelque répugnance que les chambres danoises eussent à cette combinaison, le correctif était du moins dans une constitution commune qui viendrait relier les diverses parties de la monarchie. Si cette constitution n’est pas donnée, aucun lien ne retient plus le Slesvig, qui reste avec le Holstein dans l’orbite de l’Allemagne. C’est parce qu’elles ont pressenti ce danger que les chambres danoises ont engagé une lutte ouverte contre le ministère, en le sommant de remplir la promesse du 28 janvier 1852, c’est-à-dire de proposer à leur délibération un projet de constitution commune, ou de faire nommer, pour discuter ce projet, une assemblée générale de représentans des différentes parties de la monarchie. Le ministère a répondu par une double dissolution des chambres, par un projet de réforme de la constitution danoise de 1849, par la publication de la constitution particulière du Slesvig et par la préparation de celle du Holstein. La division de la monarchie se trouvera ainsi accomplie, et si elle n’a pas même ce lieu général d’une constitution commune, la nationalité danoise est entamée, le royaume de Danemark n’est plus qu’une province Scandinave d’une monarchie dont les deux autres portions sont allemandes.

C’est ici justement que peut s’exercer d’une manière favorable au Danemark l’influence des puissances occidentales. La France et l’Angleterre sont intéressées à ce que le Danemark, qui garde le Sund, conserve une intégrité politique indépendante et forte ; elles sont intéressées à ce que les institutions libérales, reçues avec reconnaissance, il y a bientôt six ans, par la nation danoise, et dont elle n’a nullement abusé, forment au nord de l’Europe, contre les envahissemens de la Russie, une barrière morale plus forte encore que l’indépendance politique. Puisque le Helstat rencontre tant d’obstacles intérieurs ou extérieurs, pourquoi la France et l’Angleterre n’aideraient-elles point le Danemark à le supprimer ? S’il est vrai, comme cela n’est pas douteux, que les états secondaires offrent par leurs sympathies secrètes aux puissances occidentales un concours précieux dans la lutte contre la Russie, pourquoi ne point seconder tout ce qui peut fortifier le Danemark en lui assurant la possession définitive du Slesvig, le Holstein restant comme il doit l’être, selon le droit public de 1815, un état allemand régi par des états provinciaux consultatifs ? La Prusse, il est vrai, peut offrir quelque obstacle : l’Allemagne, on ne l’ignore pas, tend à envahir aujourd’hui le Slesvig, demain le Jutland ; mais qui ne voit aussi que tout affaiblissement de la nationalité danoise, toute brèche à cette forteresse de la Scandinavie, est une issue et un triomphe pour la politique russe ? Au moment où l’Europe unit ses forces pour limiter les empiétemens de la Russie en Orient, on ne saurait oublier les points par où elle tend à peser sur l’Europe du nord, sur l’Allemagne, et par suite sur l’Occident tout entier.

C’est un ordre tout autre de problèmes qui s’agite de l’autre côté de l’Atlantique au moment où l’Europe est en armes pour soutenir son vieil et chancelant équilibre. S’il est aux États-Unis une question de nature à passionnelles esprits, et qui touche d’ailleurs aux plus puissans intérêts, c’est assurément celle de l’esclavage. Depuis longtemps déjà, la question de l’esclavage est le grand élément de discorde entre les états du nord et les états du sud. Plusieurs fois elle a été sur le point d’entraîner une véritable dissolution de l’Union, et si elle n’a point eu ce résultat en 1850, cela est dû peut-être uniquement au patriotisme de M. Clay, qui fit triompher alors son fameux compromis, sorte de concordat entre les partis. La question de l’esclavage s’est posée de nouveau récemment à l’occasion de l’organisation du territoire de Nebraska ; il en est résulté une lutte ardente au bout de laquelle le bill de Nebraska a fini par être adopté dans la chambre des représentans comme dans le sénat. Or le bill a une importance facile à comprendre ; il enlève au congrès la question de l’esclavage ; c’est aux territoires à décider souverainement en ce qui les concerne, quand ils sont admis dans l’Union. Voilà justement ce que ne voulait pas le parti abolitioniste ; il voulait maintenir au congrès le droit de prononcer sur ce point, en considérant l’esclavage comme une de ces questions générales qui sont au-dessus de la souveraineté individuelle des deux états. Le bill de Nebraska vient donc marquer une phase nouvelle ; c’est la défaite des free soilers et le triomphe du parti démocrate, ou plutôt encore c’est une victoire des états du sud sur les états du nord. Il ne faut point cependant s’y méprendre, le bill de Nebraska ne serait une véritable révolution que si la question de l’esclavage se trouvait définitivement tranchée pour l’avenir ; mais il est évident que la même difficulté se représentera, et une solution nouvelle peut venir effacer la solution actuelle. Le parti abolitioniste ne restera point sans doute inactif sous le coup de sa défaite. Quoi qu’il en soit, il y a une chose remarquable : c’est le parti démocrate qui triomphe aujourd’hui aux États-Unis.

On connaît les tendances de ce parti. Son idéal, c’est la souveraineté individuelle. Tout ce qui peut être enlevé au pouvoir fédéral ; il le lui retire pour en doter le pouvoir particulier de l’état. Tout ce qu’il peut enlever à l’état lui-même, il le lui enlève pour le transporter au pouvoir de la commune, et la commune elle-même, il la dépouille le plus possible au profit de l’individu. C’est une succession de démembremens de l’autorité poursuivis au profit de la souveraineté individuelle. Et à quoi va aboutir cette doctrine de la liberté universelle ? Au maintien de l’esclavage comme triomphe de la liberté elle-même ! Au milieu de tous les progrès des États-Unis et de l’incontestable puissance de cette civilisation, on ne saurait méconnaître qu’il se laisse voir un singulier mélange de barbarie et de violence. Le droit international lui-même n’est pas toujours respecté. C’est ce qui vient d’arriver en Californie, à San-Francisco, où le consul de France, M. Dillon, a été tout simplement emprisonné pour avoir refusé de comparaître comme témoin dans une affaire où était engagé le consul mexicain. Or le refus de M. Dillon se fondait sur le texte formel d’un traité. La cour du district a fini, il est vrai, par relâcher le consul de France ; mais c’est là un acte de violence pour lequel le gouvernement français demandera probablement une réparation, et peut-être d’ailleurs le gouvernement de Washington accordera-t-il lui-même celle réparation avant toute demande formelle à cet égard.

Charles de Mazade.

REVUE MUSICALE.

L’Opéra ne prodigue pas les nouveautés, et il est grand temps que la direction de ce théâtre prenne l’initiative d’une réforme reconnue nécessaire par tout le monde. On vient d’y donner un ballet en deux actes, Gemma. Le scénario est de la composition de Mme Cerrito et de M. Th. Gautier ; il présente une succession de tableaux où le magnétisme joue le rôle d’un agent mystérieux et fascinateur. La scène se passe dans le royaume de Naples, où Gemma doit épouser un prime de Tarente qu’elle déteste, parce qu’elle aime de tout son cœur un peintre célèbre nommé Massimo. — La lutte se termine par un coup d’épée, qui précipite le marquis de Santa-Croce du haut d’un rocher. C’est là l’épisode le plus intéressant de l’histoire, parce qu’il en est le dénouement. La musique est du comte Cabrielli, de Naples, qu’on assure avoir quelque célébrité dans ce genre de composition où se sont exercés, en France, des musiciens d’un vrai mérite. Quant à Mme Cerrito, l’héroïne de ce drame, elle aurait pu être mieux inspirée comme chorégraphe en nous offrant l’occasion d’apprécier l’agilité, la vigueur et la morbidesse de ses pauses. On dirait que la fatigue a un peu alourdi déjà ses jarrets d’acier.

Le théâtre de l’Opéra-Comique ne s’endort pas sur ses lauriers. Avec un personnel très ordinaire, où l’on chercherait vainement une voix naturelle qui sente l’herbe fraîche et le serpolet, il obtient des succès profitables et souvent légitimes. Le nouvel opéra en trois actes qu’il vient de donner, la Fiancée du Diable, n’est pourtant pas un chef-d’œuvre d’invention et d’intérêt. C’est une vieille histoire de revenons que M. Scribe a contée mille fois, et qui ne fait plus peur même aux enfans. Écoutez un peu. Il y avait autrefois dans le Comtat-Venaissin une jeune fille très gentille qui s’appelait Catherine Baju. Demandée en mariage une, deux et jusqu’à trois fois, on avait vu manquer ces combinaisons matrimoniales, sans qu’on pût s’expliquer la cause d’un pareil mystère. La veille du jour où Catherine Baju doit épouser son second fiancé — Pistoïa, le plus riche fermier de l’endroit, celui-ci reçoit une lettre menaçante qui lui enjoint de ne point accomplir cet hymen, s’il tient à la vie. Pistoïa y tient beaucoup, et abandonne à regret un projet qui lui souriait à cause d’une bonne dot de deux mille écus à la rose qu’il se voit obligé de restituer au grand-père de Catherine. Mais quel est donc le mystère qui fait manquer encore une fois l’union d’un couple si bien assorti ? Apprenez que Catherine Baju a été depuis son enfance promise au diable par son père, vieux soldat, qui, ne sachant plus à quel saint se vouer, s’adressa à Satan, toujours disposé, comme on sait, à faire du commerce. Après beaucoup de pourparlers, après un troisième mariage, conclu cette fois, mais non pas consommé, avec Andiol, pauvre armurier qui aime Catherine depuis longtemps sans oser le lui avouer, on découvre que le diable qui écrit de si belles lettres sur du papier couleur de flamme n’est autre que le marquis de Langeais, grand seigneur et libertin fieffé, qui a rencontré un diablotin plus rusé que lui dans la personne de Gilette, sœur de l’armurier Andiol. L’histoire finit par un double mariage qui satisfait la morale et la sainte inquisition, dont il est beaucoup question, on ne sait trop pourquoi, dans cette pièce de MM. Scribe et Romand.

La musique de la Fiancée du Diable est de M. V. Massé, jeune compositeur qui s’est fait depuis dix ans une réputation gracieuse par trois opérettes qui sont restées au répertoire, la Chanteuse voilée, Galatée et les Noces de Jeannette. On avait remarqué dans la manière de M. Massé une certaine recherche, — dans le choix de ses mélodies des accompagnemens ingénieux, une harmonie finement burinée et de louables efforts pour éviter les lieux communs et les formes qui vont enrichir la défroque du vaudeville. M. Massé n’avait sans doute encore ni un style suffisamment mûr ni assez d’originalité dans les idées pour s’imposer de haute lutte et promettre au public des jouissances vives et nouvelles. Nous avons été même jusqu’à émettre ici le doute que M. Massé pût supporter sans défaillance le fardeau d’un opéra en trois actes. La Fiancée du Diable confirme-t-elle nos prévisions, ou nos craintes étaient-elles chimériques ?

L’ouverture manque complètement de caractère. C’est la juxtaposition de trois ou quatre petites phrases écourtées qui ne forment point un tout homogène, et que le compositeur aurait dû mieux choisir et développer davantage. Ce n’est point une œuvre à dédaigner qu’une bonne ouverture, et l’école française n’en possède pas un assez grand nombre pour qu’il n’y ait quelque gloire à savoir écrire un morceau de symphonie. Les couplets de Gilette et ceux de son frère Audiol, qui, après avoir été entendus séparément, se réunissent en un très joli duo, ouvrent le premier acte d’une manière piquante. Le duo qui suit entre le marquis de Langeais et Gilette, dont il a trompé la bonne foi, renferme de jolies phrases qui ne parviennent point à maturité, et il a le même défaut que l’ouverture. Nous préférons la romance chantée par l’armurier Audiol, elle est d’une forme élégante et facile que M. Masini ne désavouerait pas. Le finale qui termine le premier acte, que le jeune compositeur a voulu évidemment traiter con impegno, comme disent les Italiens, n’est-il pas d’une carrure trop forte pour un opéra de genre où il ne s’agit, après tout, ni des conquêtes d’Alexandre ni de la destruction de Jérusalem ? C’est un défaut bien commun de nos jours que ce fracas intempestif et ces exclamations héroïques dans une simple histoire de village. M. Massé n’a pas voulu laisser échapper l’occasion de prouver qu’il savait écrire un morceau d’ensemble vigoureux, et il l’a fait con amore, au risque de crever la toile sur laquelle il a jeté ses couleurs criardes et un peu confuses.

Le second acte est infiniment mieux réussi que le premier. On y remarque un assez joli trio entre Audiol, sa sieur Gilette et Catherine la fiancée. Ce trio gagnerait beaucoup à être raccourci d’une trentaine de mesures, car il est évident que la gaucherie d’Audiol auprès de la femme qu’il aime, en se prolongeant trop, choque la vraisemblance. Le quatuor qui vient ensuite entre les mêmes personnages et Mathéo, sorte d’inquisiteur manqué que les scrupules de la censure n’ont pas laissé passer sous le grave costume, de dominicain, ce quatuor est très bien réussi, et s’il ne s’y trouvait quelques petites phrases parasites qui distraient l’attention, il serait mieux encore et mériterait tout le succès qu’il obtient. Le duo entre le marquis de Langeais et Gilette pourrait être supprimé sans grand dommage, et cet le suppression d’un morceau inutile ferait encore mieux ressortir le beau chœur syllabique pour voix d’hommes qui précède le finale. Ce chœur très remarquable, qui revient deux fois, et dont le compositeur aurait dû faire le thème de son second finale, est suivi des couplets que chante le familier de l’inquisition, et qui rappellent un petit duo de Richard Cceur-de-Lion de Grétry. Ces couplets, d’un rhythme piquant, avec la réponse du chœur qui en répercute la cadence, sont redemandés, et deviendront promptement populaires. Au troisième acte, on remarque encore un agréable trio dont la phrase principale, confiée à la voix onctueuse de M. Bussine, est d’un beau caractère qui aurait produit un effet plus saisissant, si le personnage équivoque de Mathéo avait conservé l’habit religieux sous lequel il a posé devant le compositeur. Trop long de moitié, ce trio est accompagné d’une harmonie fine, ingénieuse et souvent exquise. Le duo qui suit, entre le pauvre Audiol et Catherine, devenue sa femme, mais qu’il croit ne pouvoir posséder qu’un instant, puisqu’il s’attend à voir le diable venir bientôt l’arracher de ses bras, ce duo, plein de passion, est un petit chef-d’œuvre et le meilleur morceau de la partition. L’opéra finit heureusement par un autre duo très piquant entre Gilette et le marquis de Langeais, qu’elle vient de démasquer et de transformer en un mari obéissant.

On voit que la Fiancée du Diable renferme plus de morceaux distingués qu’il n’en faudrait pour obtenir un succès durable : les couplets entre Audiol et Gilette, la romance de ténor et le finale du premier acte, dont la stretta ne manque certainement pas de vigueur, un trio ingénieux, un quatuor charmant, un très beau chœur pour voix d’hommes, et les couplets de Mathéo au second acte ; au troisième acte, un duo remarquable pour ténor et soprano, qui produirait un très grand effet, s’il était chanté par des voix franches et naturelles. On pourrait sans doute signaler dans le nouvel ouvrage de M. Massé de nombreuses réminiscences où se trahit la perplexité de sa muse. On y sent l’influence de la manière de M. Auber, celle d’Hérold plus fortement encore, et l’Étoile du Nord de H. Meyerbeer semble aussi avoir eu quelque action sur l’auteur de la Fiancée du Diable ; mais ce sont là moins des imitations véritables que les élémens d’un style qui n’est pas encore formé, et qui flottent un peu à l’aventure, comme les globules d’un sang généreux. M. Massé est jeune, laborieux, noblement ambitieux de se faire un nom durable. Si la Fiancée du Diable n’a pas entièrement touché le but désiré, elle n’en constate pas moins un très grand progrès sur les trois petits ouvrages qui ont fait la réputation de M. Massé.

L’exécution de la Fiancée du Diable est très défectueuse. Ni M. Puget ni Mlle Boulart n’ont la voix et le talent nécessaires pour les rôles qu’on leur a confiés. La pièce est jouée avec entrain par Mlle Lemercier, MM. Sainte-Foy et Couderc ; il n’y a que les chœurs qui chantent véritablement.

Jeunes compositeurs qui voulez régénérer la scène française, laissez donc-là les vieilles ruses de guerre, qui ne trompent et n’amusent plus personne ; adressez-vous aux vrais poètes, car il vaut mieux un rayon de poésie dans un drame lyrique que toutes les finesses de Voltaire !

Avant de quitter Paris, où il était venu pour l’inauguration de l’orgue de Saint-Eustache, M. Lemmens a donné, dans les salons de M. Érard, une matinée musicale du plus grand intérêt. Il a exécuté sur le piano ordinaire différens morceaux des maîtres, entre autres l’admirable sonate en la bémol de Weber. M. Lemmens, qui est un artiste d’un rare mérite, ne joue pas moins bien du piano que de l’orgue, et nous avons pu apprécier à cette matinée, qui avait réuni un grand nombre de musiciens et d’amateurs distingués, la souplesse et la vigueur de son talent. Ce qui nous a particulièrement intéressé à cette séance, c’est l’audition d’un nouveau piano à pédales que vient de construire M. Érard. Ce piano n’est point, à vrai dire, un instrument entièrement nouveau, mais la restauration d’un vieil instrument du XVIIIe siècle, pour lequel le grand Sébastien Bach a composé un grand nombre de chefs-d’œuvre qu’il serait impossible d’exécuter sur le piano ordinaire. Ce bel instrument, d’une puissante sonorité, a été touché pour la première fois à Paris par M. Akan aîné, professeur éminent qui n’est pas du Conservatoire parce qu’il a tous les titres imaginables pour diriger une classe et fonder une école. M. Lemmens a exécuté sur le piano à pédales de M. Érard la grande fugue en sol mineur de Sébastien Bach avec un brio et une netteté admirables. Nous aurions sans doute quelques observations à faire sur le jeu particulier des pédales et l’espèce de sonorité confuse qui en résulte ; mais ce défaut, auquel on pourra peut-être remédier, n’affaiblit en rien le beau talent de M. Lemmens, qui pendant deux heures a constamment excité l’intérêt d’un auditoire choisi.

P. SCUDO.


ESSAI sur L’ACTIVITÉ DU PRINCIPE PENSANT CONSIDÉRÉE DANS L’INSTITUTION DU LANGAGE, par P. Kersten[1]. — Comment se sont formées les premières langues en usage parmi les hommes ? Comment aujourd’hui encore chaque enfant, sous la direction de sa mère, de sa nourrice, de ses instituteurs, parvient-il à s’approprier le système de signes, la langue en usage dans le pays où il est né ? Sur cette question comme sur tant d’autres, l’esprit humain a débuté par des erreurs. On a d’abord l’invention purement arbitraire du langage, enseignée par Condillac et ses disciples, qui imaginent une longue suite de siècles où les hommes auraient d’abord vécu dispersés, sans intelligence, sans société et sans langage ; d’heureux hasards les ayant rapprochés, la pensée, la société et le langage seraient nés un jour de cette rencontre fortuite. Contre ce roman philosophique, Jean-Jacques Rousseau avait déjà présenté de vives objections, mais sans conclure. M. de Bonald en releva ingénieusement les invraisemblances et se livra à de nouvelles recherches. Toutefois il fut moins heureux dans l’invention que dans la critique, et après de vains efforts pour concevoir la nature et la formation du langage, il dut appeler je ne sais quelle révélation primitive au secours d’un système qui ne choque pas moins la théologie chrétienne que la philosophie spiritualiste.

De ces opinions extrêmes, des discussions et des recherches qu’elles provoquèrent, s’est peu à peu dégagée la véritable théorie, celle de la formation naturelle du langage. Elle se résume dans les propositions suivantes : « L’homme pense naturellement, spontanément, et la pensée précède toujours l’expression, qu’elle crée, qu’elle change, qu’elle remplace à son gré. La société est l’état naturel de l’espèce humaine, et le langage est naturel à l’homme en société. » Cette théorie est la seule vraiment spiritualiste, la seule conforme à l’expérience, à la foi et à la raison.

Il est facile de comprendre l’affinité de chacun de ces trois systèmes avec les doctrines politiques et sociales répandues de nos jours. L’invention arbitraire du langage aboutit au sensualisme ; la révélation primitive aboutit à la théocratie. Enfui la théorie spiritualiste correspond à la doctrine des droits naturels, imprescriptibles, antérieurs et supérieurs aux lois positives, tels que les proclama l’assemblée nationale de 1789.

L’auteur de l’Essai sur l’activité du Principe pensant, M. Kersten, intervient à son tour dans un débat où il reste encore tant de points à éclaircir, et il y intervient avec l’autorité de sérieuses études. Il défend la théorie spiritualiste, la formation naturelle du langage. Il est ainsi l’athlète de la raison contre les disciples de M. de Bonald. Les coups vigoureux qu’il leur porte doivent leur être d’autant plus sensibles, que M. Kersten appartient lui-même au parti théocratique, improprement appelé catholique, et qu’il est un des plus éminens publicistes de ce parti en Belgique.

M. Kersten a fortement embrassé son sujet, et s’il exécute le plan qu’il s’est tracé, il aura épuisé la matière. Le premier des deux volumes déjà publiés de son livre renferme une introduction philosophique sur le langage en général ; le second, accompagné de planches gravées avec soin, traite des élémens du langage parlé. La démonstration philosophique de M. Kersten est saisissante. Il établit avec une grande vigueur de raisonnement que l’homme pense de lui-même avant de parler ou de pouvoir comprendre la parole. Il revendique partout l’activité essentielle et primitive du principe pensant, il la met dans une lumière nouvelle ; mais il n’a pas aussi bien compris que tout être réel doit également posséder une activité et des forces propres, et que même dans le règne inorganique tout ne se réduit pas à l’étendue et au mouvement. À plus forte raison, faut-il reconnaître autre chose que de la mécanique dans l’économie vivante des corps organisés. C’est ce que n’a pas vu M. Kersten ; il méconnaît complètement l’activité de la matière, et ses explications sur les rapports du physique et du moral se ressentent de cette erreur.

Le second volume de l’Essai sur l’activité du Principe pensant est un traité spécial où l’auteur fait concourir au même but les ressources combinées de la physique, de la physiologie, de la linguistique comparée et de la grammaire générale. Les élémens du langage avaient rarement été analysés avec cette exactitude et cette profondeur. Plusieurs chapitres peuvent passer pour des modèles d’exposition scientifique. L’auteur se montre ingénieux à la façon de Thomas Reid dans ces recherches délicates sur les perceptions sensibles, domaine intermédiaire entre la physiologie et la philosophie pure. Ce n’est pas un faible mérite que d’intéresser et d’instruire en traitant des voyelles et des consonnes, des diphthongues et des dissymphones (bivoyelles et biconsonnes). Dans ses explications, M, Kersten tire un heureux parti de la distinction du chant et de la parole, comme de celle des bruits et des sons. Le style, généralement pur et correct, pourrait gagner encore en précision ; mais il se distingue par une clarté soutenue, qui atteste la maturité des idées. Digne de l’attention du philosophe, du grammairien, du physiologiste même, l’œuvre de M. Kersten est accessible à toute personne instruite.

Comme conclusion, M. Kersten présente un alphabet raisonné et des vues de réforme sur l’art le plus élémentaire, l’art d’épeler et de lire. Voilà, pourra-t-on penser, d’assez minces résultats. Tel n’est point notre avis. C’est toujours une satisfaction pour l’esprit de pénétrer jusqu’aux principes simples des choses, et c’est un gain considérable pour l’éducation de ne livrer dès l’origine à l’intelligence des enfans que des notions claires et distinctes, il y faut une philosophie plus profonde qu’on ne pense, et de laquelle seule peut dériver le véritable perfectionnement de la première instruction. Aussi l’important travail de M. Kersten, dont la partie publiée jusqu’à ce jour révèle une remarquable aptitude Intellectuelle, nous parait-il mériter tous les encouragemens du public éclairé.

F. HUET.


V. DE MARS.


  1. 2 vol. in-8o ; Paris, Leroux et Jouby, 1853.