Chronique de la quinzaine - 14 juin 1859

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Chronique n° 652
14 juin 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1859.

Le grand mouvement offensif de l’armée française, qu’il nous était seulement permis de pressentir il y a quinze jours, a glorieusement réussi. Il était évident que si ce mouvement de notre droite sur notre gauche, qui nous faisait passer le Tessin au-dessus et à la hauteur de Novare, s’accomplissait heureusement, l’armée autrichienne serait obligée d’évacuer non-seulement le territoire piémontais, mais Milan et toute la partie de la Lombardie comprise entre le Tessin et l’Adda. C’est ce qui est arrivé. La difficulté de l’opération stratégique hardiment tentée par les armées alliées a été résolue en notre faveur par la victoire de Magenta. Nous sommes à Milan. Les Autrichiens ont évacué Pavie, Lodi, Plaisance, et une partie de notre armée a déjà franchi l’Adda. Les événemens militaires ont ainsi commencé à marquer par d’importans résultats le caractère et les tendances politiques de la guerre d’Italie. On ne trouvera donc pas étrange qu’avant d’aborder les appréciations politiques auxquelles la situation présente peut donner lieu, nous nous arrêtions un instant à l’opération militaire qui vient d’être si heureusement conduite. Ce brillant début de campagne forme un épisode complet en soi. L’on ne saurait sans doute avoir la prétention d’en écrire dès à présent l’histoire militaire : les documens suffisans font défaut, et à plus forte raison ce contrôle de la discussion et de la critique, qui est nécessaire à l’élucidation des grands actes de la guerre ; mais sans avoir l’ambition d’écrire une page d’histoire militaire, et même en nous exposant à commettre d’inévitables erreurs, nous croyons qu’il est possible et qu’il est intéressant de se rendre compte approximativement des combinaisons que la bravoure des armées alliées a fait triompher. Des notes écrites avec exactitude et sagacité, et qui nous parviennent du théâtre même de la guerre, nous aideront du moins à expliquer des faits qui, arrivant à la connaissance du public au jour le jour, ont besoin, pour être bien compris, d’être saisis dans leur enchaînement et dans leur ensemble.

L’armée alliée, qui est demeurée immobile devant l’armée autrichienne jusqu’au 28 mai, était venue, depuis le commencement des hostilités, se former en dehors de l’angle saillant que dessine le Pô entre Pavie, Valence et Frassinetto (près de Casale). L’armée française s’organisait entre Voghera, Tortone, Alexandrie et Plaisance. Les Sardes couvraient le Montferrat entre Valence, Frassinetto, Casale, jusqu’à la Dora Baltea. Quant à l’armée autrichienne, sur sa gauche, depuis Plaisance jusqu’à Valence, elle n’était séparée que par le Pô des avant-postes français ; son centre, depuis Valence jusqu’à Frassinetto, gardait la rive gauche du Pô en face des Piémontais, dont le quartier-général était à San-Salvatore ; sa droite en l’air occupait la plaine depuis la Sesia, près de Palestro, jusqu’à Novare. Le 28 mai au matin, avant que le mouvement ne fût commencé, les alliés occupaient les cantonnemens suivans : le 3e zouaves (5e corps), formant l’extrême droite, était à Bobbio, près de la frontière de Parme, le 1er corps à Voghera, le 2e corps à Tortone, le 3e corps et la garde impériale à Alexandrie, le 4e corps à Valence. L’armée sarde avait une division à San-Salvatore, une autre à Casale, deux divisions au-delà du Pô, sur la rive droite de la Sesia, et une division de réserve un peu en arrière.

Le samedi 28 mai, dans la matinée, deux compagnies du 3e régiment du génie français jetaient à la hâte, et au grand étonnement du public, deux ponts sur le Tanaro, entre Bassignano et Sale, sur la route de Tortone à Valence. Aussitôt, comme si une étincelle électrique eût couru sur toute la ligne, l’armée alliée s’ébranla. Le 4e corps quitta Valence et marcha sur Casale, où se dirigeaient en même temps par le chemin de fer le 3e corps et la garde impériale. Le 2e corps partit de Tortone, et par Bassignano et le pont du Tanaro se porta sur Valence. Le 1er corps demeura cantonné entre Voghera et Tortone, soit pour couvrir Alexandrie, qui restait dégarnie de troupes, soit pour des opérations ultérieures. Ainsi, par un mouvement rapide, l’armée française se portait de la gauche au front de l’armée ennemie, et l’armée sarde, qui venait de lui abandonner ces positions, débouchait par Casale sur la plaine de la Sesia, et allait attaquer l’extrême droite des Autrichiens depuis Palestro jusqu’à Casalino, s’efforçant de la prendre à revers et de lui couper la retraite sur Vigevano.

Ce qui surprend, c’est l’inaction des Autrichiens pendant que le mouvement général de l’armée franco-sarde commençait à s’exécuter. Après l’affaire de Montebello, il était évident que l’armée autrichienne renonçait à prendre l’offensive, et ne songeait qu’à disputer à l’armée alliée l’entrée de la Lombardie. Dans ce système défensif, le général Giulay devait avant tout exercer une active surveillance sur les mouvemens de l’armée alliée, et appuyer cette surveillance de ces intuitions divinatrices qui sont l’inspiration de la guerre. Le général autrichien pouvait être attaqué par nous sur sa gauche, entre Pavie et Plaisance, sur son centre, ou sur sa droite, demeurée en l’air du côté de Novare. L’attaque du centre était la moins probable, car on n’attaque là une armée ennemie que lorsqu’elle s’est affaiblie elle-même sur ce point par ses propres fautes ; l’attaque sur la gauche, entre Pavie et Plaisance, était pour l’armée alliée, ainsi que l’a expliqué le rapport publié par le Moniteur sur la bataille de Magenta, d’une extrême difficulté. L’on abordait là l’ennemi entre deux places fortes, et l’une de ces places, Plaisance, étant de notre côté du Pô, nous aurions été forcés d’en faire le siège avant de tenter le passage d’un fleuve large de près d’un kilomètre. C’était le point fort de l’armée autrichienne ; le point faible au contraire était la droite : là, les Autrichiens n’étaient appuyés à rien. Si nous passions le Tessin aux environs de Novare, nous étions à quelques lieues de Milan, nous tournions l’armée autrichienne, nous rendions inutiles entre ses mains Pavie, Plaisance et la forte position du Pô, et nous l’obligions à rétrograder au moins jusqu’à l’Adda. Il est naturel que l’on désire être attaqué par son ennemi là où l’on se sent fort, mais il est naturel aussi que cet ennemi ne cherche à vous attaquer qu’au point où vous êtes le plus faible, et où en même temps le succès doit entraîner les conséquences politiques et militaires les plus considérables. Le général Giulay semble avoir répugné à entrer dans les considérations qui devaient décider l’armée alliée ; il s’est obstiné à croire uniquement, jusqu’à ce que les événemens aient rendu une plus longue illusion impossible, à ce qu’il désirait. Il se disait sans doute qu’un mouvement tournant de l’armée française était une opération hardie jusqu’à la témérité, car si l’armée française était coupée dans sa marche de flanc, elle se serait trouvée dans une position cruelle ; mais cette considération, au lieu de rendormir, eût dû exciter sa vigilance, car c’était par la vigilance et la promptitude qu’il pouvait tirer profit de notre témérité. Or, à partir du 28 mai, notre mouvement, pour peu qu’il fût surveillé, n’était pas difficile à deviner. Placés vis-à-vis de Valence, ayant des vedettes au clocher de Frascarolo, les Autrichiens étaient pour cela en bonne position. « Les troupes du général Mac-Mahon, nous écrit-on, étaient entrées dans Valence musique en tête, et l’officier qui commandait le détachement autrichien sur l’autre rive du Pô, et que je voyais moi-même braquer sa longue-vue sur la ville, aurait pu compter sans la moindre difficulté le nombre des régimens et des pièces qui ont passé par Valence dans l’espace de deux jours. » La franchise est quelquefois la meilleure des ruses, et c’est peut-être la publicité donnée au mouvement des corps français qui acheva de tromper les Autrichiens, car, le jour même où s’exécutaient ces mouvemens, la Gazette de Milan publiait un rapport du quartier-général autrichien où il était dit que le général en chef comprenait tous les avantages de sa position, et qu’il savait que l’ennemi le menaçait, soit à sa gauche, d’une attaque du côté de Bobbio, soit d’un passage du Pô en aval de Valence, entre la gauche et le centre. Le rapport disait que l’armée autrichienne était prête à nous recevoir dans ses positions, et qu’elle ne se laisserait pas tromper par de feintes attaques du côté de Palestro et de Novare. Si en parlant ainsi les Autrichiens étaient de bonne foi, et des correspondances envoyées de leur quartier-général à des journaux étrangers nous autorisent à le penser, l’on comprendra sans peine le désordre qu’a dû répandre parmi eux la nouvelle d’une puissante attaque sur leur extrême droite, où, après avoir repoussé la reconnaissance du général Cialdini sur Borgo-Vercelli, ils croyaient n’avoir devant eux que de faibles détachemens.

Cette confiance erronée et persistante des Autrichiens nous a évidemment porté bonheur. L’attaque de l’armée sarde sur Palestro masquait en effet le mouvement tournant de l’armée française vers Novare et le Tessin. Si la position de Palestro eût été défendue par cinquante mille hommes, l’armée française, au lieu de défiler vers le Tessin, eût été forcée de venir attaquer elle-même les Autrichiens à Palestro, et n’aurait pu les en déloger qu’en faisant d’énormes sacrifices. Les combats de Palestro ont donc eu une influence considérable sur le sort de la grande opération qui nous a conduits au cœur de la Lombardie ; ils mériteraient à ce point de vue seul d’être considérés avec attention. Un autre motif nous engage à nous y arrêter : c’est l’armée sarde qui a eu l’honneur d’ouvrir, par l’attaque de Palestro, les opérations offensives, et il y a plus que de la courtoisie envers des alliés, il y a un véritable intérêt politique à bien établir la portée du service que des troupes sardes, des troupes italiennes, ont rendu ainsi non-seulement à notre armée, mais à la cause de l’indépendance de l’Italie.

Il faut d’abord avoir une idée nette, au point de vue stratégique, de la position de Palestro. Cette position et les positions analogues de Robbio, Candia, Confienza et Casalino ont toujours été disputées entre les armées qui défendaient le Piémont et celles qui l’attaquaient du côté de la Lombardie. Le Pô, avant de recevoir les eaux de la Sesia, décrit une courbe très prononcée, à l’abri de laquelle les armées sardes peuvent avec avantage repousser l’ennemi. C’est vers Frassinetto, au point où finit cette courbe, que la Sesia se jette dans le Pô. La Sesia descend des Alpes et coule du nord au midi. Le Pô, qui, avant d’avoir reçu la Sesia, coule de l’ouest à l’est, tourne ensuite brusquement vers le sud, si bien qu’il semble suivre le cours de cette rivière plutôt que le sien propre. La ligne de la Sesia, prolongée ainsi vers le sud par le Pô depuis Frassinetto jusqu’à Valence, forme par conséquent une ligne parallèle au Tessin. C’est le front naturel d’une armée qui envahit le Piémont en venant de Lombardie ; seulement, le volume d’eau de la Sesia n’étant que rarement considérable, les armées ennemies se rencontrent au-dessus du Pô, tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre des deux rives. De là, dans l’histoire du Piémont, la renommée militaire qui appartient aux villages riverains. Palestro est un de ces villages sur la rive gauche de la Sesia. Dans cet endroit, la rivière coule au milieu d’une plaine qu’elle inonde quelquefois, et où elle creuse sans cesse de nouveaux bras qu’elle quitte et reprend tour à tour. Ce n’est qu’à quelques centaines de mètres plus loin que ce vaste lit de la rivière est bordé d’une ligne de collines sur laquelle se trouve le village de Palestro. Deux routes se croisent dans ce village, celle qui de Vercelli et Borgo-Vercelli va à Robbio et Mortara, et celle qui de Frassinetto et Candia va à Novare. C’est par conséquent un point stratégique important, surtout pour une armée qui occupe la Lomelline et qui est attaquée du côté du Piémont. Un canal de près de deux mètres de profondeur, appelé Roggia-Camara[1], passe au milieu du bourg dans la direction du nord au sud, en sort après en avoir contourné la partie méridionale du côté de la Lomelline, et se dirige ensuite vers le sud, à peu de distance de la grande route de Palestro à Robbio. Un second canal, appelé Caro-Scotti-Camara[2], coule devant le front, au pied du talus sur lequel s’élève Palestro, du côté de la Sesia, et comme il se dirige vers l’est après avoir dépassé le village, il va se croiser avec la Roggia-Camara, à un kilomètre plus bas. Ainsi d’abord un petit canal, un caro ; derrière le caro, un talus très raide ; après le talus, un canal plus large et plus profond, uneroggia, bordant le talus et traversant comme un S le village, voilà la fortification naturelle que rencontrent à Palestro des assaillans venant de Vercelli et de la Sesia. Les Autrichiens y avaient ajouté des travaux afin de couvrir leur extrême droite. Heureusement pour nous, leurs généraux, toujours obstinés à se croire menacés sur leur gauche, du côté de Voghera et Stradella, avaient leur droite massée autour de Robbio, et dans la matinée du 30 mai Palestro n’était défendu que par le régiment d’infanterie baron Wimpffen, par un détachement de hussards et deux pièces d’artillerie. Ce ne fut qu’après l’attaque des divisions sardes que le régiment archiduc Sigismond, qui venait relever le régiment Wimpffen aux avant-postes, entra en ligne pour le soutenir. D’autres positions voisines, celles de Vinzaglio, Casalino et Confienza, n’avaient par rapport à Palestro qu’une importance secondaire. Dans les deux premiers de ces villages, les Autrichiens n’avaient laissé que des avant-postes pour surveiller l’armée sarde, qui s’était établie dans la journée du 29 mai au Torrione et à Borgo-Vercelli, entre la Sesia et ces deux villages. Casalino, placé sur le Roggione-Busca, était plus fortement occupé par un millier d’hommes et un peu de cavalerie, mais sans artillerie. On n’avait évidemment gardé ce poste que pour mettre en communication le petit corps qui occupait Novare avec le gros de l’armée autrichienne, cantonnée en Lomelline.

L’armée sarde engagea quatre divisions dans l’attaque de ces diverses positions. Après avoir passé la Sesia sur le pont établi entre Vercelli et Borgo-Vercelli, ces divisions descendirent la rive gauche sur la grande route de Palestro, pendant trois kilomètres. Arrivées au Torrione, la division du général Cialdini (9e, 10e, 15e, 16e régimens d’infanterie, 7e bataillon de bersaglieri) poursuivit sa route sur Palestro, tandis que la division Fanti, formant l’extrême gauche, allait attaquer Casalino, poste avancé de Confienza, et que la division Durando, formant le centre, marchait sur Vinzaglio. La première division, général Castelborgo, formée des brigades Grenadiers et Savoie, se tenait en réserve sur la route de Palestro, mais un peu en arrière à la hauteur de Vinzaglio.

Le général Durando n’eut pas de peine à chasser de Vinzaglio l’ennemi, qui, quoique barricadé et sur une position dominante, n’était pas en force pour tenir tête à une division. La division Fanti, à l’extrême droite des Autrichiens, après avoir emporté la position de Casalino, s’était dirigée sur Confienza, où elle trouva plus de résistance. Les Autrichiens, au lieu de déployer leur ligne devant le village, s’étaient barricadés dans l’intérieur de manière que les têtes de colonnes purent pénétrer du premier coup jusque sur la place de l’église, qui est à l’entrée de la grande rue ; mais à peine arrivées là, un feu terrible, partant de toutes les maisons, les accueillit à l’improviste, et il fallut se replier un instant. En même temps les chasseurs autrichiens cachés dans les blés, qui sont très élevés aux alentours du village, commencèrent un feu épouvantable, qui était dirigé, suivant leur habitude, de préférence contre les officiers, ce qui rendit un moment le commandement incertain. Cette hésitation ne fut pas de longue durée. Le général Fanti, qui venait d’arriver sur les lieux, donna le signal de la charge, et les bersaglieri, avec leur élan ordinaire, suivis bientôt de l’infanterie, pénétrèrent dans le village, tandis que quelques charges de chevau-légers obligeaient les tirailleurs autrichiens à quitter leurs postes. Le combat se poursuivit pendant l’espace d’une heure dans le village et aux alentours, l’avantage restant aux Piémontais, qui perdirent une centaine d’hommes, et firent autant de prisonniers.

Pendant que ces combats secondaires avaient lieu sur l’extrême droite des Autrichiens, la division Cialdini marchait à l’attaque de Palestro. Le 7e bataillon des bersaglieri et un bataillon du 9e régiment ouvraient le feu vers neuf heures du matin, et, se jetant sans hésiter dans le Cavo-Scotti-Camara, qui coule en bas du talus, s’élancèrent courageusement à l’attaque en tâchant de grimper sur les hauteurs, un peu sur la droite, tandis que le reste de la brigade se déployait de front ; mais, arrivés aux avenues du village, ils les trouvèrent barricadées et garnies de palissades, qu’ils ne réussirent pas à enlever, tant à cause de leur solidité qu’à cause de la supériorité numérique de leurs adversaires. Forcés de se retirer, ces deux bataillons se reformèrent en bas, et, revenant à l’attaque, ils ne réussirent pas encore à pénétrer dans le village, mais se maintinrent aux abords, et donnèrent ainsi le temps au 16e régiment d’infanterie de les appuyer. Ce régiment, qui en 1848 avait beaucoup souffert au combat de Santa-Lucia, près de Vérone, ne manqua pas l’occasion de prendre une revanche. Sans s’arrêter aux obstacles naturels, sans hésiter un instant sous le feu meurtrier de l’ennemi, il marcha droit sur le village, et, fondant ensuite à la baïonnette sur les Autrichiens, il les chargea avec tant de vigueur, qu’il leur enleva deux pièces d’artillerie. Alors commença la seconde lutte dans l’intérieur du village. Le régiment archiduc Sigismond, qui, comme nous l’avons dit, était en marche pour relever celui de Wimpffen, ayant entendu le feu, était arrivé à temps pour prendre sa part de ce second combat. Les Autrichiens étaient, par suite de ce renfort, au nombre de huit mille au moins. Les Sardes, en nombre à peu près égal, leur enlevèrent une à une toutes leurs positions, et vers cinq heures du soir, après une lutte commencée le matin à dix heures, ils eurent la satisfaction de les voir en pleine retraite sur Robbio.

Pendant la journée du 30 et pendant la nuit du 30 au 31, le général Giulay avait pu se convaincre enfin que le mouvement de l’armée alliée sur son extrême droite n’était pas une attaque simulée, mais bien un mouvement général de toute l’armée franco-sarde. Il comprit sans doute alors, quoique un peu tard, que le mouvement de l’armée sarde servait peut-être à cacher un second mouvement de toute l’armée française, et c’est en effet ce qui arrivait. Tandis que les quatre divisions sardes attaquaient l’extrême droite autrichienne en avant de Vercelli, la garde, les 2e, 3e et 4e corps de l’armée française défilaient derrière elles, et par la route de Borgo-Vercelli s’avançaient sur Novare. Il y aurait de l’injustice à méconnaître le mérite des dispositions que prit alors le général Giulay. Lisant enfin dans la manœuvre de l’armée française, il en comprit aussitôt le côté faible, et agit en conséquence. Il tenta dans la journée du 31 de reprendre Palestro. Seulement il n’employa pas dans cette opération des forces assez considérables pour contraindre l’armée française à s’engager, ou du moins il n’obtint pas de ses troupes l’énergie qui eût été nécessaire. Les soldats autrichiens se sont sans doute battus dans ces diverses rencontres avec beaucoup de fermeté ; lis n’ont cédé en général qu’au moment d’être abordés à la baïonnette. Ce qui leur manque évidemment, c’est cet esprit, cette inspiration et ce sentiment tout personnel de la solidarité de la gloire nationale dont notre histoire et par-dessus tout notre grande révolution démocratique ont animé les masses populaires qui fournissent à la France ses merveilleux soldats. Un général qui aurait eu des troupes comme les nôtres eût pu nous faire payer cher notre marche de flanc sur Novare.

À la nouvelle de l’attaque de Palestro et du mouvement de l’armée franco-sarde vers Novare, le général Giulay avait à choisir entre trois partis. 1o Il pouvait se porter avec son centre et sa droite sur Palestro, écraser avec toutes ces forces réunies les divisions sardes, s’abattre ensuite sur le flanc de l’armée française qui défilait de Vercelli sur Novare, exécutant en ce moment une marche de flanc, — manœuvre toujours dangereuse lorsqu’elle s’opère à peu de distance de l’ennemi. C’était là le plan indiqué par la science ; mais il fallait pouvoir compter sur la retraite par Pavie, et être sûr de toute la rive gauche du Pô depuis Pavie jusqu’à l’embouchure de la Sesia. Il est certain que si l’armée autrichienne était assez nombreuse et assez solide pour exécuter cette manœuvre, l’armée alliée, attaquée sur le flanc, coupée dans sa base d’opération, aurait pu se trouver dans une position très critique. 2o Le général Giulay pouvait se retirer à la hâte par Vigevano à Binasco et Melegnano, au-delà du Tessin, choisir une forte position, couvrant en même temps Lodi et Pavie, et y attendre l’ennemi de pied ferme. 3o Enfin il pouvait opérer sa retraite en bon ordre derrière le Tessin, et tâcher d’arrêter un jour ou deux l’ennemi sur la Sesia par une attaque vigoureuse sur Palestro. Ce dernier plan fut préféré par le général autrichien. Il présentait, il est vrai, quelques avantages ; mais il avait l’inconvénient d’exiger le sacrifice d’un corps considérable, sacrifice inutile du moment où l’on pouvait effectuer la retraite par Vigevano, et aussi d’être pratiqué contre l’armée franco-sarde, laquelle a dans la supériorité de ses soldats un élément sur lequel ses généraux peuvent compter pour réparer quelques négligences stratégiques, et même transformer des fautes en victoires. L’on a vu en effet que l’attaque de Palestro n’a retardé en rien la marche de l’armée française, et n’a abouti qu’à une inutile boucherie, sans autre résultat que d’ajouter quelque chose au moral des troupes sardes et d’enlever quelque chose au moral des troupes autrichiennes.

Cependant l’on doit reconnaître que le point de Palestro avait assez d’importance pour justifier l’attaque autrichienne du 31 mai, et il faut ajouter que si le plan de l’ennemi n’eût été déconcerté par un accident imprévu, la journée eût pu être funeste aux alliés. Voici le récit qu’on nous en fait. — À la nouvelle de l’occupation de Palestro par les troupes sardes, le général Giulay donna l’ordre de reprendre ce village au général Zobel, commandant la droite de l’armée autrichienne et ayant son quartier-général à Robbio, à deux lieues de là. Les brigades Lillia et Jellachich, avec deux batteries d’artillerie et quelques escadrons de cavalerie, s’avancèrent en conséquence vers Palestro dans la matinée du 31. Le régiment archiduc Sigismond, le même qui avait donné la veille, suivait en réserve avec six pièces d’artillerie et le 7e bataillon de chasseurs. Tout cela formait un effectif d’environ vingt-cinq mille hommes. Le roi de Sardaigne, qui commandait en n’avait à opposer aux corps autrichiens que deux divisions assez affaiblies par le combat de la veille, et qui pouvaient compter un effectif de seize mille combattans en tout.

La position de Palestro, si facile à défendre contre une attaque du côté de la Sesia, à cause de l’abaissement du terrain vers la rivière, n’est plus aussi formidable du côté opposé, où le village donne sur la plaine. D’autre part, les Sardes n’avaient eu ni l’intention ni le temps de s’y fortifier, de manière que lorsque les têtes de colonnes autrichiennes débouchèrent devant cette position, le village n’aurait pu présenter d’autre avantage pour la défense qu’un abri peu sûr dans l’intérieur des habitations. Mais il n’est pas dans les habitudes du roi de Sardaigne d’attendre l’ennemi derrière des palissades. Dès que la brigade Lillia eut débouché sur la route de Palestro, en-deçà du Cavetto di San-Pietro, tandis que la seconde brigade prenait position le long du petit canal, le 10e régiment sarde et les bersaglieri s’avancèrent contre l’ennemi et essayèrent une charge. En trop petit, nombre pour pouvoir tenir bien longtemps, ils furent ramenés entre la Roggia-Camara et le cimetière aux abords du village. Là une lutte acharnée s’engagea entre la brigade de la Reine et les Autrichiens. Les Piémontais, établis dans la partie méridionale de Palestro et couverts par la roggia, prenaient en flanc les colonnes d’attaque qui s’avançaient entre le village et le cimetière, où le roi payait de sa personne avec un brillant courage. Les Autrichiens, développant alors toutes leurs forces, s’étendirent sur leur droite, afin de tourner le cimetière et de déborder la gauche des Piémontais. C’était là le côté faible de la position, car en arrière du cimetière les maisons clair-semées sont difficiles à défendre, et ne sont plus couvertes par le canal. L’ennemi, une fois maître de cette partie du village, domine le talus qui donne sur la vallée de la Sesia, empêche l’arrivée des secours et coupe la retraite du village vers la Sesia. Ce fut par conséquent sur ce point que se portèrent les efforts des Autrichiens, qui combattirent en cette circonstance avec une incontestable bravoure. Ils furent d’abord reçus par un régiment de la brigade Savone, qui, ramené plusieurs fois dans ses attaques, tint cependant assez pour donner aux réserves le temps d’entrer en ligne. Ce fut là que le roi exposa sa personne aux plus grands dangers, prenant part, loin de son escorte, au combat à l’arme blanche.

Le général Zobel, qui commandait l’attaque en personne, crut alors le moment venu d’essayer un dernier effort. Le régiment archiduc Sigismond, le 7e bataillon des chasseurs et une batterie d’artillerie qu’il avait laissés en réserve sur le Cavetto di San-Pietro, reçurent l’ordre de franchir la passerelle de la Boggia-Camara, et d’avancer sur l’étroite langue de terrain comprise entre cette roggia et le Cavo-Camara-Scotti. En suivant cette bande de terrain, ce régiment devait aborder la partie méridionale du village sans avoir à franchir la roggia sur le front de Palestro, comme il arrive à ceux qui veulent y entrer par la grande route de Robbio. Le régiment, précédé du bataillon de chasseurs, entra sans défiance dans ce dangereux défilé. Comme le combat venait de se porter vers le nord, où les Autrichiens s’efforçaient de tourner la gauche des Sardes, l’on ne comptait avoir affaire à l’ennemi qu’aux environs de Palestro. Les chasseurs autrichiens entrèrent donc dans le défilé l’arme au repos, le sac sur le dos, suivis un peu en arrière par le régiment. Heureusement pour les Sardes, le 3e régiment des zouaves, qui venait d’arriver de Vercelli, avait fait halte dans la plaine au-delà du Cavo-Camara-Scotti, et attendait le moment d’entrer en lutte. Les zouaves, couchés dans les blés, faisaient leur sieste à un demi-kilomètre du combat, avec l’insouciant laisser-aller que leur donne le sentiment de leur esprit militaire et de leur valeur. « Tout à coup, nous écrit-on, un zouave lève le nez, puis un autre, un troisième… On se regarde,… on fait un signe d’intelligence,… on donne un coup d’œil à la baïonnette. Bientôt tout le monde est en éveil. Qu’est-ce ? demandent ceux qui font encore la planche sur l’onde verdoyante du blé. C’est un chasseur autrichien, deux chasseurs, trois, dix chasseurs, une compagnie, un bataillon de chasseurs ! — On se lève, et on regarde. Derrière le bataillon de chasseurs, on aperçoit toute une rangée de tuniques blanches ; mais un soldat autrichien avait aperçu les larges pantalons rouges des zouaves, et dans sa surprise il avait fait feu.

« À ce coup qui donne l’alerte aux Autrichiens, le premier mouvement des chasseurs est de se retirer, celui des zouaves est de courir sus à la baïonnette. Je renonce à vous parler de l’effroyable carnage qui s’ensuivit. Les zouaves sautent le cavo, qui par bonheur est moins large et moins profond que la roggia, et tombent à l’arme blanche sur les chasseurs autrichiens. Ceux-ci, surpris par cette brusque attaque, resserrés dans l’étroit espace qu’enferment le petit canal et le grand canal, n’ayant d’autre issue que la passerelle par laquelle ils sont armés, s’y entassent… Ne pouvant passer tous à la fois, ils se jettent dans la roggia. Deux cents hommes lourdement chargés, ne pouvant par conséquent se tenir à fleur d’eau, s’engouffraient dans la roggia. Les zouaves, s’ouvrant à coups de baïonnette un passage à travers les fuyards, arrivent à la passerelle, sautent de l’autre côté, et tandis qu’un certain nombre d’entre eux se jettent sur les canons de la réserve avant qu’on ait eu le temps de les enlever, les autres reçoivent à la pointe de la baïonnette les débris du bataillon de chasseurs qui ont réussi à traverser la roggia. Peu à peu cependant la générosité reprend le dessus. Les zouaves tendent les mains aux chasseurs qui se noient, et se contentent de les faire prisonniers. Cinq pièces d’artillerie tombent entre les mains des vainqueurs, ainsi qu’une centaine de tirailleurs. Le régiment archiduc Sigismond, qui n’était pas encore engagé dans le défilé, avait eu le temps de se retirer en laissant morts ou prisonniers une centaine d’hommes. Il venait de prendre position sur la route de Robbio pour couvrir la retraite, que le général Zobel, prévenu de la funeste issue de cette diversion, venait d’ordonner. »

Le combat ne finit point là. Les Piémontais débouchant du village rencontrèrent les zouaves, et la poursuite de l’ennemi devint entre les soldats des armées alliées l’objet d’une joute prodigieuse : zouaves et bersaglieri voulaient être les premiers sur les talons de l’ennemi et les derniers à cesser la lutte. Au milieu d’eux était le roi Victor-Emmanuel, toujours s’exposant au premier feu. « J’ai parlé moi-même, nous écrit l’auteur de ces notes, au zouave qui prit son cheval par le mors pour l’empêcher de s’exposer, davantage. » Un officier de bersaglieri, le lieutenant Ropolo, s’acharna à cette chasse héroïque. Il chargea sept fois à la tête de sa compagnie ; à la septième charge, il n’était plus suivi que de douze hommes : il tomba frappé mortellement d’une balle à la tête.

Pour apprécier à leur valeur ces deux combats de Palestro, le premier enlevant à l’ennemi une position de la plus haute importance, et le second lui interdisant l’espoir de la recouvrer, il faut en voir les résultats immédiats dans les mouvemens des deux armées. Après leur dernière tentative, les Autrichiens commencèrent à la hâte leur retraite sur le Tessin. Le centre de l’armée autrichienne passait le Tessin derrière Vigevano, et se portait entre Rosate et Abbiate-Grasso, à huit kilomètres de Magenta ; la gauche, par Bereguardo et Pavie, filait vers Binasco et Rosate ; la droite, commandée par le général Zobel, quittait Robbio, et, couvrant la retraite, suivait la même route que le centre. Ainsi l’issue des combats de Palestro contraignait les Autrichiens à évacuer les états sardes. Nous ne sommes pas surpris que les Piémontais soient fiers de ce beau fait d’armes, qu’ils nous soient reconnaissans de les avoir laissés en première ligne dans notre mouvement offensif, et de leur avoir permis de recueillir ainsi l’honneur de la première victoire. L’armée française, de son côté, avait profité de la fermeté de ses alliés, qui lui servaient de rideau, pour exécuter sa marche rapide vers la rive gauche du Tessin. Le 4e corps, commandé par le général Niel, était seul chargé de couvrir les communications des deux armées entre l’Agogna et le Tessin, au sud de Novare, d’où il pouvait en même temps menacer Vigevano et la retraite de l’arrière-garde autrichienne. La garde, suivie des 2e et 3e corps, prenait la route de Milan. Ce fut alors que le général Giulay, sans se laisser décourager par l’insuccès de ses précédentes attaques, essaya son grand mouvement sur le flanc de l’armée française, dont il arrêta pendant quelques heures, par une lutte sanglante, les têtes de colonnes à Boffalora et à Magenta.

Nous aurions voulu que des documens assez complets et assez précis nous eussent permis de raconter les glorieux et terribles épisodes de la lutte qui a suivi, et d’expliquer l’ensemble de la bataille de Magenta. L’instruction d’une aussi grande affaire dépasse nos moyens d’information, et nous espérons que l’honneur d’exposer les combinaisons et les chances du combat gigantesque qui nous a livré la Lombardie tentera bientôt quelque plume militaire. Quant à nous, pour le moment, nous ne pouvons que joindre nos applaudissemens à ceux dont la France entière a salué l’héroïsme de notre armée dans cette journée, que gémir sur les pertes cruelles que nous y avons faites et qu’enregistrer les résultats militaires et politiques si apparens qui ont couronné notre victoire. Déjà, dans la presse étrangère surtout, et malgré l’insuffisance des renseignemens positifs, l’on ne s’est pas fait faute d’épiloguer sur le caractère d’une victoire où l’on n’a pris à l’ennemi que trois canons et un drapeau. Sept mille prisonniers valent cependant bien des drapeaux et des canons, sans parler même du nombre contesté d’ennemis tués ou blessés. Mais c’est aux conséquences militaires et politiques, et non aux trophées, que se mesure la valeur des victoires. Sans doute la destruction, la dispersion d’une armée ennemie est l’une des conséquences de cette nature les plus importantes que puisse avoir le gain d’une bataille. Il eût été très heureux pour nous que Magenta eut eu ce résultat : nous ne l’avons point obtenu ; nous n’avons pas détruit l’armée autrichienne, puisqu’elle à campé à deux lieues du champ de bataille, et qu’elle a pu le lendemain faire un simulacre d’attaque pour protéger sa retraite. La victoire de Magenta nous a néanmoins permis de tirer tout le profit que nous devions attendre de la manœuvre stratégique qui a porté notre armée sur l’extrême droite des Autrichiens et sur la route de Milan. Les Autrichiens ont voulu à Magenta couper notre armée en l’attaquant par le flanc, et ils n’y ont pas réussi. Ils ont voulu tout au moins nous refouler en-deçà du Tessin, et ils ont échoué. Bien plus, impuissant à conserver le champ de bataille et à recommencer sérieusement le combat le lendemain ou les jours suivans, ils ont été forcés de songer à la retraite et de nous laisser faire ce que nous nous étions proposé en passant le Tessin à Turbigo et à Boffalora. Or une bataille qui vous est livrée pour déconcerter une manœuvre, et qui vous laisse maître des fruits prévus de cette manœuvre, est toujours une très grande victoire, bien qu’elle ne soit point accompagnée de l’anéantissement de l’ennemi : telle est pour nous l’incontestable valeur de la bataille de Magenta.

Grâce à cette victoire, qui confirme le succès d’une opération militaire regardée par quelques-uns comme téméraire avant que l’événement ne l’eût justifiée, les Autrichiens sont obligés de changer leur système de guerre en Italie. C’était pour prendre l’offensive militaire qu’ils avaient commis la grande faute politique de rompre la paix les premiers, et de soustraire la question italienne à l’arbitrage diplomatique de l’Europe ; c’est l’impatience de la cour militaire de l’empereur d’Autriche qui l’avait poussé à cette extrémité, et parmi les influences qui ont entraîné ce souverain, on peut évidemment compter celle de son aide-de-camp favori, le comte Grünne, et du général Giulay lui-même. Or l’Autriche a subi tous les mauvais effets politiques de l’initiative de la guerre, et n’a su en recueillir aucun des avantages militaires. En même temps que deux systèmes politiques, deux systèmes militaires étaient, dit-on, en lutte dans les conseils de l’empereur François-Joseph. L’un, celui des impatiens, voulait porter la guerre dans le Piémont ; l’autre conseillait une puissante défensive au cœur des forteresses qui gardent les lignes du Mincio et de l’Adige. Le système défensif avait pour lui, assure-t-on, le premier stratégiste de l’armée autrichienne, le chef d’état-major du maréchal Radetzky pendant les campagnes de 1848 et 1849 ; le général Hess. C’est à ce système que l’empereur d’Autriche est obligé de se rallier aujourd’hui. L’armée autrichienne ne défendra ni l’Adda, ni l’Oglio ; toutes les forces de l’empire se concentrent, et nous attendent derrière le Mincio, où nous ne tarderons pas à les joindre. Cette défensive est redoutable, nous ne nous le dissimulons pas, bien que nous soyons sûrs que l’énergie de notre armée en viendra à bout ; mais l’Autriche s’y résigne après avoir donné à l’Europe le spectacle de son infériorité militaire avérée vis-à-vis de la France, après avoir affaibli et fatigué son armée, après avoir moralement abdiqué sa domination sur la Lombardie.

C’est en effet un acte politique dont les conséquences sont bien vastes que cette occupation de la Lombardie par les armées alliées, qui permet aux populations lombardes de manifester avec une évidence irrésistible leur antipathie pour la domination étrangère et la volonté unanime d’être indépendantes et libres. L’en chercherait vainement à rendre ces manifestations suspectes en objectant la présence à Milan des armées alliées. Si la guerre conduisait nos armées dans d’autres parties de l’Europe, est-il possible de supposer quelles recevraient nulle part un accueil semblable à celui qu’elles ont trouvé a Milan ? S’imagine-t-on que des populations russes, allemandes, anglaises, recevraient ainsi les vainqueurs de leurs gouvernemens ? Provoquerions-nous de tels témoignages dans les autres provinces de l’empire autrichien ? Partout ailleurs de semblables manifestations seraient regardées comme une trahison honteuse et lâche, comme une oblitération monstrueuse du sens moral et du sentiment patriotique, et le vainqueur lui-même s’en détournerait avec dégoût. Lorsqu’un phénomène si étrange se produit chez un peuple, ce n’est point le peuple qu’il accuse, c’est le gouvernement déchu qu’il condamne devant la conscience de l’humanité. Certes, avant la guerre, bien des esprits généreux en Europe pouvaient hésiter devant un acte aussi grave que la violation des traités invoquée en faveur de la libération d’un peuple ; mais, puisque la guerre a tranché les liens du droit public, qu’il faut respecter même lorsqu’on on souffre, ces esprits sont affranchis d’un douloureux scrupule, et ne doivent plus former qu’un vœu : C’est que l’Italie ne soit plus replacée sous un joug qu’elle déteste, et qu’elle soit laissée maîtresse de ses destinées. Ce sentiment a fait déjà par exemple de grands progrès en Angleterre ; les proclamations des souverains entrés à Milan répondent à cette tendance des esprits : l’une, celle de l’empereur, en déclarant que la France ne vient point en Italie avec un système préconçu pour déposséder les souverains et imposer sa volonté ; l’autre, celle du roi Victor-Emmanuel, en promettant l’union fondée sur des institutions libres, car ces mots, quoiqu’ils soient omis dans les traductions publiées par quelques journaux français, sont dans le texte de la proclamation du roi de Sardaigne. Il s’élève là une barrière morale qui rend impossible, dans l’état de l’Europe, le rétablissement de la domination autrichienne sur la Lombardie. Les manifestations italiennes, qui dépassent maintenant les limites lombardes, qui éclatent dans toutes les villes qu’occupaient les Autrichiens et qu’ils évacuent, à Ferrare, à Bologne, à Ancône, sont à nos yeux le résultat le plus important de nos succès militaires, précisément à cause de la force qu’elles donnent à la cause de l’indépendance italienne auprès de tous les esprits éclairés et modérés de l’Europe. Nous ne sommes plus au temps où les peuples étaient faits pour les gouvernemens ; nous sommes à une époque où la conscience de l’humanité veut que les gouvernemens soient faits pour les peuples. Or qui oserait, en présence du mouvement qui se produit en Italie, vouloir restaurer par la force, en brisant tous les vœux des populations, l’ordre de choses qui s’écroule dans la péninsule ? Le spectacle de ce mouvement produit, comme nous venons de le dire, en Angleterre une profonde impression : on en trouve une marque significative dans le discours que lord John Russell vient de prononcer à la chambre des communes. Nous serions surpris que l’Allemagne, qui possède à un si haut degré le sentiment de la nationalité, demeurât aveugle devant cette explosion d’une nationalité qui croit toucher à sa délivrance, et que les intérêts légitimes de l’Italie, si éloquemment plaidés par les Italiens eux-mêmes, n’eussent pas la puissance de calmer ses passions anti-françaises. La France dans un tel mouvement d’opinion recule en effet au second plan, à la seule place qu’elle veuille remplir, celle d’une alliée généreuse et non d’une dominatrice envahissante. Nous aimerions que ce sentiment de justice eût plus d’influence encore sur l’Allemagne que les conseils que la Russie vient de lui adresser dans la circulaire du prince Gortchakof. Le bon vouloir de la Russie pour l’entreprise qui s’accomplit en Italie était aussi peu douteux que sa rancune contre l’Autriche. Ce qui nous rassure plus encore que la circulaire du prince Gortchakof, c’est qu’il paraît que la Russie a fait des efforts sérieux pour décourager toute tentative intempestive d’insurrection de la part des populations chrétiennes de l’empire ottoman. La Russie, nous devons donc le croire, cherche, elle aussi, à localiser la guerre, et à empêcher que la question italienne ne soit compromise par des complications en Orient ; mais nous trouvons une garantie bien plus forte de la tranquillité de l’Orient dans les explications données par un ministre grec, M. Rangabé, au parlement hellénique. « La France, a dit M. Rangabé, a été plus explicite encore que la Russie, car elle ne nous a pas caché que, si le moindre trouble avait lieu en Orient, elle serait obligée, vu sa position actuelle, d’y intervenir avec l’Angleterre, afin de réprimer tout mouvement. » Cette persistance de la France dans une politique générale de coopération avec l’Angleterre en Orient est plus sage qu’un système de coquetteries avec la Russie ; c’est la façon la plus sûre de maintenir dans la guerre actuelle la neutralité anglaise.

Ainsi les faits militaires, les manifestations de l’Italie, la volonté déterminée de la France de prévenir, autant qu’il dépendra d’elle, toute complication inopportune, et l’attitude diplomatique de deux grandes puissances nous donnent aujourd’hui plus que jamais l’espoir que la guerre sera localisée en Italie. On veut voir, dans la crise ministérielle qui, en Angleterre, fait passer en ce moment le pouvoir des mains de lord Derby à celles de lord Palmerston, une nouvelle condition de succès pour la politique qui s’efforce de restreindre la guerre, et d’affranchir entièrement l’Italie de la domination autrichienne avec l’assentiment de l’Europe. Il y a peut-être dans cette opinion un peu d’injustice à l’égard de lord Derby. Le cabinet de lord Derby était sincère à coup sûr dans sa politique de neutralité. Il avait donné des gages de sa sincérité en faisant parvenir aux cours allemandes des conseils si sages, que le prince Gortchakof en a lui-même invoqué l’autorité. Le cabinet de lord Derby était d’ailleurs un ministère faible ; il n’avait pas la majorité ; il ne pouvait pas se permettre de faire à l’opinion publique la moindre violence : il était au contraire obligé d’en étudier les tendances et d’en ménager les vœux. Suspect d’avoir des prédilections pour l’Autriche, il était contenu par ces défiances toujours en éveil, qu’entretenait encore l’opposition. Sa faiblesse était donc une garantie contre les velléités allemandes qu’on lui prêtait, à tort suivant nous. Cette réserve faite, nous reconnaissons que le ministère libéral est bien plus favorable que le cabinet tory à la politique suivie par la France en Italie. Nous croyons en effet, et le discours prononcé par lord John Russell, qui va sans doute prendre les affaires étrangères, dans la discussion de l’adresse l’annonce suffisamment, que les membres du nouveau ministère veulent l’indépendance de l’Italie. Nous trouverons donc chez eux un précieux concours moral non-seulement pour calmer les agitations de l’Allemagne, mais pour obtenir la résignation de l’Autriche, à l’arrêt que prononcera la fortune des armes.

La discussion qui dès l’ouverture du nouveau parlement a mis en question l’existence du ministère de lord Derby n’a point présenté l’intérêt oratoire qui rattache ordinairement aux grandes luttes des partis dans la chambre des communes. La question agitée n’était point en effet un de ces intérêts élevés de réforme ou de conservation autour desquels l’Angleterre accomplit, en se contenant, sa marche progressive. Le débat était tout personnel. Lord Derby avait dissous la chambre des communes sans engager la lutte électorale sur une question de principe. Il avait simplement invité le pays à élire une majorité assez unie pour qu’un ministère expression de cette majorité pût gouverner à l’intérieur et conduire au dehors les affaires du pays avec une autorité suffisante. Pour recommander son parti à la faveur du pays, il s’était contenté de présenter les conservateurs comme formant la section la plus nombreuse et la plus disciplinée parmi les fractions diverses entre lesquelles se partageait la chambre des communes. C’était ainsi une question de confiance qu’il avait posée aux électeurs du royaume-uni. Il était naturel que le premier acte de la nouvelle chambre élue dans de telles conditions fût de répondre à cette question au nom du pays. C’est ce qui a déterminé l’opposition à poser la question de confiance dans la discussion même de l’adresse, contrairement à l’usage qui est de ne consacrer à ce débat qu’une simple séance. Une telle lutte se réduisait à des plaidoyers personnels et à des actes d’accusation contradictoires. Dans l’état de division des partis, il s’agissait de savoir lequel d’entre eux pouvait se présenter au pays en réunissant les élémens et les moyens de gouvernement les plus sérieux. La thèse de l’opposition était donc de prouver que les ministres, dans leur politique intérieure, n’étaient point en harmonie avec les tendances réformatrices du pays, et avaient été au moins inhabiles dans leur politique extérieure. C’est surtout les fautes ou les accidens de leur politique étrangère que leur reprochait l’opposition. On ne leur pardonnait pas de n’avoir point su prévenir la guerre, on les blâmait d’avoir pris une attitude hostile vis-à-vis de l’Italie, on les accusait surtout de laisser les relations de l’Angleterre avec la France s’altérer par un refroidissement graduel. De leur côté, les ministres et leurs amis, s’ils avaient tort sur le fond des choses, avaient plus beau jeu que leurs adversaires dans le côté satirique et personnel de la lutte. L’opposition ne pouvait attaquer l’existence du ministère sans s’être concertée d’avance sur la composition du futur cabinet, car le bon sens et le patriotisme anglais n’admettent pas qu’un parti politique renverse un gouvernement sans être prêt à prendre lui-même la responsabilité du pouvoir. Or l’opposition, pour organiser d’abord une majorité hostile au parti conservateur, ensuite pour composer un cabinet qui fût l’expression de cette majorité, était obligée de réunir dans une même association des partis et des hommes politiques qui s’étaient souvent et avec éclat divisés et combattus. Il fallait par exemple que lord John Russell et lord Palmerston se missent d’accord entre eux, que sir James Graham et M. Sidney Herbert se réconciliassent avec lord John Russell et lord Palmerston, que les radicaux voulussent pardonner à lord Palmerston ses tendances anti-réformistes et sa dédaigneuse ironie. Ces hommes politiques et leurs partis s’étaient tour à tour et mutuellement renversés du pouvoir, et le souvenir de leurs luttes, des reproches et des critiques qu’ils s’étaient autrefois mutuellement adressés, était vivant dans la mémoire des contemporains et dans le recueil des débats parlementaires de Hansard. Les orateurs ministériels n’ont eu qu’à puiser dans cet arsenal pour exhiber des diatribes prononcées par les adversaires d’hier contre ceux qui seraient demain leurs collègues ; mais, nous le répétons, ces luttes de personnalités n’offrent qu’un triste intérêt. Il y avait au fond du débat un sous-entendu qui en a décidé l’issue : lord Derby était usé par la situation étrangère ; cette situation entrait évidemment dans une phase nouvelle, et des ministres nouveaux pouvaient seuls l’aborder avec une liberté d’esprit et d’engagemens convenable. Tel a été l’avis de la chambre des communes.

L’Espagne est occupée aujourd’hui de deux choses d’une nature très diverse et d’une importance inégale : nous ne parlons pas de la clôture de la session des chambres, ni même de l’inauguration d’un nouveau chemin de fer de Madrid à Guadalajara. L’Espagne est occupée de deux autres choses, du jugement d’un ancien ministre accusé de malversation, et de ce qui excite l’attention universelle, des affaires d’Italie, de la guerre soutenue en ce moment par la France et le Piémont contre l’Autriche. Depuis longtemps, on le sait, les accusations d’immoralité, de vénalité, de concussion, couraient dans l’air au-delà des Pyrénées. Le soupçon était entré assez avant dans les esprits pour que le mot de moralité devînt en quelque sorte un programme de gouvernement et même un prétexte de révolution. Jusqu’ici, à vrai dire, ces accusations n’étaient qu’une arme de parti, une de ces assertions vagues que les passions exploitent merveilleusement ; elles ont fini cependant par prendre dans ces derniers temps une forme plus précise, et l’orage a éclaté tout à coup sur la tête d’un seul homme, M. Esteban Collantes, qui a été ministre des travaux publics dans le cabinet présidé par le comte de San-Luis avant la révolution de 1854. Il s’agit de quelque fourniture de pierres pour la construction du canal qui conduit les eaux à Madrid. L’initiative de l’accusation est partie du congrès, et M. Esteban Collantes a été traduit devant le sénat, transformé en cour de justice. C’est là que se déroule aujourd’hui ce pénible débat. Judiciairement l’affaire suit donc son cours régulier devant le haut tribunal institué pour ces sortes de questions. Qu’elle se termine d’ailleurs par une condamnation ou par un acquittement, elle n’a pas moins au point de vue politique un rapport très réel avec l’état des partis. Cette triste résurrection de vieux griefs, de vieilles accusations, n’aura d’autre effet assurément que d’envenimer la scission qui existe déjà entre l’ancien parti conservateur et le ministère actuel. Le cabinet n’a rien fait directement, il est vrai, pour soulever cette question ; mais il n’a rien fait aussi pour la tempérer, et si cette accusation garde un caractère tout personnel, si elle n’affecte en rien l’intégrité du parti modéré dans son ensemble, ce dernier parti n’a point laissé de s’émouvoir en présence de ce système de représailles rétrospectives dirigées contre les anciennes administrations conservatrices. De là des recrudescences d’antipathie que le dénoûment de l’affaire, quel qu’il soit, ne peut qu’aggraver. Le cabinet du général O’Donnell est resté sans doute maître du terrain dans la dernière session ; mais la lutte continue, et plus d’une fois l’expérience a prouvé que ce n’est pas seulement avec l’appui des chambres que les ministères vivent à Madrid.

Il y a aujourd’hui au-delà des Pyrénées un fait plus curieux et d’un intérêt plus général, parce qu’il se lie à la situation de l’Europe : c’est l’attitude même de l’Espagne en présence des événemens qui s’accomplissent en Italie, L’Espagne est neutre dans la crise actuelle. La neutralité a été discutée et approuvée dans les deux chambres ; elle a été proclamée par le gouvernement, qui s’est borné à demander au parlement quelques ressources nouvelles pour munir l’armée du matériel nécessaire à tout événement. Jusque-là rien n’est plus simple : la neutralité est évidemment la seule politique de l’Espagne. Aussi n’est-ce point là ce qu’il y a de particulier dans la situation de la Péninsule. Ce qu’il y a de curieux en dehors de la politique officielle, c’est le mouvement même des opinions autour de cette grande question qui s’agite. Pour tout dire, on peut remarquer un fait assez surprenant au premier abord : c’est la visible préférence du parti modéré pour la cause de l’Autriche. Est-ce en haine des progressistes qui se sont montrés favorables à l’indépendance italienne ? Est-ce dans l’espoir de surprendre en défaut le ministère, qui pourtant paraît tenir lui-même à rester neutre et très neutre ? Toujours est-il que les journaux conservateurs de Madrid ne sont nullement dans notre camp par leurs sympathies. Ils excellent à diminuer nos succès, à débrouiller les obscurités du télégraphe au profit de l’Autriche, à grossir les complications européennes qui peuvent venir en aide à la cour de Vienne. Ils pratiquent avec un grand zèle le système de neutralité qui consiste à mal parler de la France et du Piémont, et à parler avec beaucoup de respect de l’Autriche. Nous ne savons vraiment jusqu’à quel point il est de l’intérêt du parti modéré espagnol de laisser croire que les idées de conservation telles qu’il les comprend trouvent leur expression la plus haute dans la politique autrichienne et dans la permanence de la domination impériale en Italie. Lorsque la question s’est élevée dans les chambres, un homme éminent qui a été ministre des affaires étrangères, M. Pacheco, en exprimant les plus vives sympathies pour l’indépendance de l’Italie, se montrait en même temps préoccupé et soucieux des résultats généraux d’une guerre qui tendrait à trop affaiblir l’Autriche au centre de l’Europe. C’était parler en politique sensé et montrer le péril qui pouvait aussi mettre en jeu les intérêts de l’Espagne. La prévoyance, une prévoyance attentive et indépendante, n’est pas ce qui nous étonnerait ; ce qui semble étrange, c’est l’hostilité trop peu déguisée des journaux conservateurs de Madrid contre l’indépendance de l’Italie. À vrai dire, nous doutons que ces inclinations autrichiennes trop prononcées soient pour les modérés espagnols le meilleur moyen de refaire leur situation et de reconquérir dans les affaires un ascendant affaibli par les divisions intérieures.

Plus d’un peuple en Europe suit avec une sympathique et ardente curiosité cette lutte dont le prix est la résurrection constitutionnelle de la nation italienne, et le Danemark est de ce nombre. Le Danemark désire fort rester en paix, et l’opinion en général n’est pas moins prononcée en faveur de l’Italie. Ce petit pays est d’ailleurs dans une situation singulière : par ses vœux et ses sympathies, il est sans nul doute du côté de la France et du Piémont, et, comme membre de la confédération germanique pour le Holstein, il a dû s’associer aux mesures de préparation militaire adoptées par la diète de Francfort, en mettant les contingens des duchés en état de prendre les armes au premier signal. C’est ce qui fait que plus que tout autre pays le Danemark désire que la guerre reste ce qu’elle est, c’est-à-dire une lutte entre les alliés et l’Autriche en Italie, au lieu de s’étendre et de prendre des proportions plus générales, de telle sorte que les contingens allemands du Danemark se trouveraient exposés à marcher pour une cause qui répugnerait évidemment au peuple danois.

C’est dans ces circonstances que le cabinet de Copenhague a subi récemment une modification qui, sans se lier aux affaires générales de l’Europe, ne peut cependant passer inaperçue. Le président du conseil, M. Hall, reste définitivement ministre des affaires étrangères dans le cabinet reconstitué. M. Monrad est ministre du culte ; M. Unsgaard, abandonnant le ministère de l’intérieur du royaume, a gardé provisoirement le ministère du Holstein. M. Krieger est passé des finances à l’intérieur, et M. Tenger a été nommé ministre des finances. Les autres membres du cabinet, MM. Michelsen, Lundby, Simoni et Volfuagen, ont gardé respectivement leur poste. Les personnages essentiels du nouveau ministère sont MM. Hall, Krieger, Monrad et Tenger. Deux des nouveaux ministres passent pour des hommes de capacité. M. Tenger est médecin du grand hôpital de Copenhague, chef de l’école supérieure d’agriculture ; c’est un statisticien érudit, membre de l’assemblée représentative, où il a été pendant plusieurs années rapporteur du budget. M. Monrad a été déjà ministre du culte en 1848, puis évêque, ensuite directeur de l’enseignement primaire, et depuis dix ans il compte parmi les membres les plus influens du Rigsdag. On ne sait encore quelle sera la politique du ministère. Cette modification n’est point cependant sans importance dans les conjonctures actuelles. Tout porte à croire que le ministère danois fortifié, loin de se tenir pour battu par l’opposition réactionnaire et séparatiste du Holstein, se propose d’agir fermement, espérant mener à bonne fin toutes les difficultés de l’organisation du pays, sans se départir des principes constitutionnels qui lui ont servi de guide jusqu’ici. C’est là, selon toute apparence, la politique qu’il veut suivre, et il a aujourd’hui à la pratiquer au milieu de circonstances qui ne rendent peut-être pas le problème plus facile à résoudre. eugène forcade.



REVUE MUSICALE

Les concerts de la saison.

Au milieu des préoccupations vives et diverses que suscitent les grands événemens qui se passent en Italie, on nous permettra de donner un souvenir aux fêtes musicales, aux chants, aux bruits et aux concerts de toute nature qui ont amusé Paris pendant l’hiver de l’année 1859. Des artistes de premier ordre comme M. Vieux temps, des virtuoses distingués tels que M. Hans de Bulow, des violonistes, des pianistes surtout, des chanteurs émérites de tous les pays sont accourus dans la capitale de la France, qui n’a pas cessé, quoi qu’on en ait, d’être la capitale de l’Europe et du monde civilisé. Ne laissons donc pas périmer ce titre d’honneur, qui n’a point été acquis en un jour, et doublions pas le sens attaché à cette belle devise féodale : noblesse oblige.

C’est par les concerts du Conservatoire qu’il nous faut nécessairement commencer. Ils ont inauguré la trente-deuxième année de leur existence, le 9 janvier, par la symphonie en de Beethoven. On y a vivement applaudi un chœur agréable de l’Armide de Lulli :

Voici la charmante retraite
De la félicité parfaite,


que le public a fait recommencer, et qui ne perdrait rien de sa grâce naïve à être entendu à côté de celui de Gluck. Cette comparaison, que la Société des Concerts a le tort de ne point chercher à établir, ferait ressortir le génie créateur de Lulli sans nuire au chantre vigoureux qui est venu, cent ans après, refaire son œuvre. Après la symphonie en ut de Mozart, la séance s’est terminée par les chœurs d’Une Nuit de Sabbat de Mendelssohn, morceau chaleureux, d’une couleur vraiment fantastique. Le second concert n’a eu de remarquable que la symphonie en la de Beethoven, qui a été exécutée avec une perfection qui devient rare, et par un chœur du Paulus de Mendelssohn, d’un caractère simple et religieux ; mais le troisième concert, qu’on a entendu le 6 février, a été rempli tout entier par la Création du Monde d’Haydn. Je crois que cette grande composition n’avait pas été exécutée à Paris dans son intégrité depuis le fameux concert donné à l’Opéra le 24 décembre 1800, soirée mémorable par le complot de la machine infernale qui faillit tuer le premier consul Bonaparte. On sait dans quelles circonstances Haydn a écrit cette œuvre qui fait époque dans l’histoire de l’art. Lors de son premier voyage à Londres en 1791, le violoniste Salomon communiqua à Haydn les paroles d’une espèce de cantate sur la création du monde qui étaient d’un poète anglais, Lydlei. Haydn emporta ces paroles à Vienne, où elles furent traduites en allemand par le baron Van Swieten, bibliothécaire de l’empereur, homme instruit qui aimait et connaissait la musique. Van Swieten ajouta des airs, des duos et d’autres morceaux d’ensemble, et fournit ainsi au grand musicien un sujet qui convenait à son âme pieuse et sereine. Haydn se mit à l’ouvrage dès l’année 1793, et ne termina son œuvre qu’en 1798, répondant à ceux qui l’excitaient à aller plus vite : « J’y mets le temps, parce que je veux que cela dure. » La Création fut exécutée pour la première fois au palais du prince Schwarzenberg dans le courant de l’année 1799. Haydn conduisait lui-même l’orchestre. L’effet produit fut immense et se répandit promptement dans toute l’Europe. La Création est divisée en trois grandes parties. Les deux premières ont pour sujet les différens épisodes de la création tels à peu près que les rapporte la Bible, et ce thème un peu trop métaphysique a donné lieu à un développement excessif du style descriptif, qui était alors une grande innovation dans l’art musical. La troisième partie a pour sujet l’apparition de l’homme sur la terre, l’expression de ses premières joies et de ses premières douleurs. Aussi cette troisième partie nous a-t-elle paru supérieure aux deux autres, qui renferment, sans contredit, de grandes beautés, mais dont le coloris a été surpassé par les admirables poèmes symphoniques de Beethoven. D’ailleurs la mélodie de Haydn, pleine de grâce et de naturel, a un peu vieilli ; elle n’a ni l’accent pathétique de celle de Gluck, ni l’exquise délicatesse de celle de Mozart. Il faut ajouter encore que, depuis soixante ans, tout le monde a puisé à cette source féconde, et qu’il n’est pas étonnant que beaucoup d’effets si souvent imités nous paraissent aujourd’hui un peu trop familiers. L’exécution de la Création a laissé grandement à désirer. Ni l’orchestre, ni les chœurs n’ont été à la hauteur de la belle conception de Haydn, et excepté M. Stockhausen, qui est un grand artiste et qui a chanté dans la perfection la partie de notre premier père Adam, excepté une toute jeune personne, Mlle Dorus, qui s’est fort bien acquittée du rôle très difficile de l’ange. Gabriel, la Société des Concerts a montré dans cette circonstance plus de bonne volonté que de savoir. Le public a trouvé la séance un peu longue, et nous avons partagé son avis. Dans le programme du quatrième concert, nous n’avons remarqué que le trio des songes de l’opéra de Dardanus de Rameau, morceau curieux qui n’est pas indigne de l’attention de la critique, et les fragmens de la musique d’Egmont de Beethoven, dont nous nous dispenserons de faire l’éloge. Au cinquième concert, on a exécuté la symphonie en si bémol de Beethoven, les fragmens des Ruines d’Athènes, et la séance s’est terminée brillamment par le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn. M. Bonnehée, dont la belle voix de baryton n’est plus qu’un organe forcé et criard, a chanté à ce concert un air d’Anacréon de Grétry : « Laisse en paix le Dieu des combats, » avec tant d’exagération et de mauvais goût, que le public lui a témoigné son mécontentement d’une manière peu équivoque. M. Girard, le chef d’orchestre, en a paru blessé ; le public était dans son droit néanmoins, et il est à regretter qu’il n’en use pas plus souvent. Le septième concert, qui a été fort brillant, a commencé par la symphonie en ut mineur de Beethoven, dont l’exécution a été remarquable par l’ensemble et le fini des détails. Le duo des Nozze di Figaro de Mozart a été chanté ensuite avec grâce et distinction par deux élèves de M. Duprez, Mlle Marie Battu et Marimon, du Théâtre-Lyrique. La séance a fini par la symphonie en sol d’Haydn, ce génie inépuisable qui a tout tiré du néant.

Le neuvième concert, qui s’est donné le 17 avril, a été un événement. Rossini assistait pour la première fois à une séance du Conservatoire depuis son retour à Paris. Le public, averti de la présence du grand maître, s’est levé spontanément après l’Inflammatus, chanté avec plus de force que de sentiment par Mme Gueymard, et s’est mis à applaudir avec enthousiasme le plus grand compositeur dramatique des temps modernes. Après le finale du troisième acte de Moïse, indignement rendu, surtout par les chanteurs, la séance est restée suspendue pendant un quart, d’heure. Les loges, le parterre, l’orchestre et les chanteurs, tout le monde acclamait l’auteur incomparable de tant de chefs-d’œuvre merveilleux, qui pleurait de bonheur. Je n’ai jamais assisté à un pareil spectacle. À la fin du concert, Rossini, donnant le bras à M. Auber, fut accompagné et salué de nouveau par une foule enthousiaste, qui ce jour-là exprimait certainement les sentimens de la postérité.

Ne craignons pas de le redire chaque année, la Société des Concerts a grand besoin de sortir de l’immobilité où elle se complaît, de secouer la torpeur qui accable les membres de son comité. Ses programmes sont toujours composés des mêmes morceaux et des mêmes noms. Elle n’ose rien entreprendre de hardi, elle est inhospitalière pour les artistes distingués qui traversent Paris, et semble rechercher de préférence les chanteurs médiocres pour faire mieux ressortir la partie instrumentale de son exécution. Pendant que l’Allemagne et l’Angleterre font des excursions dans les œuvres des grands maîtres, la Société des Concerts condamne le public parisien à entendre toujours le même psaume de Marcello, les mêmes morceaux de Haendel, qui a fait vingt et quelques oratorios, les mêmes puérilités historiques, comme l’O Filii de Leisring, tandis qu’on ne chante rien de Palestrina, d’Orlando di Lasso, et surtout de Sébastien Bach, dont les cantates religieuses sont des chefs-d’œuvre dont on pourrait tirer un si grand parti. La Société des Concerts est comme le Conservatoire, où elle tient ses séances, une vieille machine dont les ressorts ont besoin d’être renouvelés.

La Société des Jeunes Artistes, dirigée par M. Pasdeloup, qui ordinairement marche d’un pas si léger sur les traces de la Société des Concerts, n’a pas fourni cette année une carrière très brillante. Ses programmes ont manqué de nouveauté et d’intérêt, et l’exécution des œuvres déjà connues a laissé beaucoup à désirer, même en faisant la part de l’inexpérience de ces jeunes conscrits. Au premier concert, qui a été donné le 16 janvier, nous avons entendu avec plaisir le concerto pour violon et grand orchestre de Mendelssohn, exécuté avec talent et bon goût par M. Sainton, violoniste de l’école française établi à Londres depuis quelques années. La seconde séance a été surtout remarquable par le concerto en ut majeur pour piano et grand orchestre de Beethoven, qui a été rendu avec une précision et une grâce infinie par M. Rosenhain, artiste d’un mérite supérieur, dont nous avons bien souvent cité le nom. Compositeur distingué, virtuose sérieux, M. Rosenhain n’a pas toute la réputation qu’il mérite, parce qu’il dédaigne trop ce que d’autres recherchent avec effronterie, les suffrages d’un public digne de son talent. Les séances de musique de chambre, que MM. Alard et Franchomme donnent depuis douze ans dans la salle Pleyel, ont toujours le privilège d’attirer une foule empressée d’amateurs gourmets. C’est une petite succursale de la société du Conservatoire. À la troisième matinée, j’y ai entendu avec plaisir le trio en ré mineur pour piano, violon et violoncelle, de Mendelssohn, dont le scherzo surtout est ravissant. La partie de piano a été rendue avec infiniment d’élégance et de netteté par M. Francis Planté, dont le talent classique grandit chaque année. Au dernier concert, le 27 mars, on a exécuté avec une perfection rare le quatuor en sol mineur pour piano, violon, alto et violoncelle, de Mozart. Je ne dis rien du talent de MM. Alard et Franchomme, dont la réputation, solidement assise, ne rencontre pas de contradicteurs.

Un intérêt particulier s’attache aux séances de MM. Maurin et Chevillard pour l’exécution des quatuors de Beethoven, qui, dans l’œuvre du maître puissant, forment une œuvre à part. À la première matinée, qui a été donnée le 13 janvier, on a débuté par le quatuor en ut dièze mineur, le quatorzième, qui n’est pas un problème pour nous, et qui ne vaut pas toute la peine qu’on se donne pour le comprendre. C’est obscur, rempli de puérilités prétentieuses qui ne sont pas rachetées par quelques élans sublimes qu’on y rencontre, tandis que le quatuor en mi bémol qu’on a exécuté après est admirable d’un bout à l’autre, aussi piquant par les détails que par l’idée générale, qui est belle et parfaitement claire. Les artistes ont rendu cette composition avec un ensemble et une perfection de nuances qu’ils n’avaient pas encore atteints. M. Maurin surtout nous semble avoir acquis une meilleure qualité de son, un son plus pur et plus nourri tout à la fois. Une pianiste allemande, Mlle Falk, a exécuté à cette même séance la sonate appassionnata en fa mineur de Beethoven avec une grande vigueur et un beau style. Toutes les séances de MM. Maurin et Chevillard ont été suivies par un public chaleureux et sympathique qui s’accroît chaque année. C’est à ces belles matinées musicales de MM. Maurin et Chevillard que nous avions le plaisir de rencontrer souvent Ary Scheffer, grand dilettante, dont le sentiment pieux et touchant révèle le goût passionné qu’il avait pour la belle musique.

Les séances de quatuors instituées il y a quatre ans par MM. Armingaud et Léon Jacquard soutiennent la bonne renommée qu’elles se sont acquise dès l’origine. Le programme, généralement assez varié, nous a présenté à la seconde séance un quatuor pour instrumens à cordes de Robert Schumann, qui ne nous a pas encore réconcilié avec le style pénible et entortillé de ce maître, que l’Allemagne voudrait bien imposer à notre admiration. Il y a pourtant dans ce quatuor quelques parties remarquables, entre autres l’adagio, qui nous a paru ne pas manquer d’un certain sentiment ; mais l’ensemble est d’une grande pauvreté d’idées et d’une harmonie parfois féroce. À la troisième séance, on a exécuté un trio pour piano, violon et violoncelle, de Marschner, qui n’est pas dépourvu d’intérêt, et le beau quatuor en la majeur de Beethoven, que les artistes ont rendu avec chaleur et beaucoup d’ensemble. La quatrième séance a été surtout remarquable par l’exécution d’un quatuor de Schubert en sol majeur, qui n’est pas un chef-d’œuvre, mais d’où il s’exhale quelques accens mélodiques d’un charme tout particulier. En général, les séances de MM. Armingaud et Léon Jacquard, où brille le talent vigoureux du pianiste, M. Lubeck, méritent que la critique ne les perde pas de vue. M. Charles Lebouc, un violoncelliste agréable, aidé de M. Paulin, un chanteur de beaucoup de goût, a donné aussi trois séances de musique classique qu’il serait injuste de passer sous silence. À la seconde soirée, j’y ai entendu un quatuor de Fesca, plein de grâce et de mélodie, qui a été fort bien exécuté, surtout par M. Hermann, qui tenait la partie du premier violon. C’est Mme Mattmann, une artiste d’un talent sérieux et bien connu, qui exécutait la partie de piano aux séances de M. Lebouc. La Société des concerts du Conservatoire, celle des Jeunes Artistes, les séances de quatuors de MM. Alard et Franchomme, Maurin et Chevillard, Armingaud et Jacquard, celles de M. Lebouc et d’autres encore qui se tiennent dans des salons particuliers, prouvent surabondamment que le public parisien n’est pas aussi indifférent à la bonne et grande musique que voudraient le faire croire les compositeurs dédaignés dont il repousse les divagations. Oui, on comprend à Paris et l’on y apprécie les chefs-d’œuvre de Haendel, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Gluck, Rossini, Palestrina ; mais on n’y admet pas encore la musique de l’avenir, qui n’aura cours en Europe que lorsque le goût syncrétique de la grande cité l’aura admise dans son panthéon. Que l’Allemagne se le tienne pour dit.

M. Vieuxtemps a passé l’hiver à Paris. Il a donné quatre séances de quatuors dans la salle Beethoven, passage de l’Opéra, qui ont été suivies par les artistes et les amateurs les plus distingués. On connaît le talent de M. Vieuxtemps ; comme violoniste, il est de premier ordre. Il a la puissance du son, un admirable coup d’archet, un beau style toujours soutenu, une justesse irréprochable et une bravoure qu’aucune difficulté n’arrête. Ses compositions ne sont pas des arrangemens de virtuose, ce sont des œuvres méditées et bien écrites qui survivent à la fête du jour, et qui méritent l’estime des connaisseurs. Dans le quatuor, qui exige avant tout de l’égalité et de la soumission, M. Vieuxtemps nous a paru un peu trop prépondérant, ne s’occupant pas assez de ses partenaires, qui, à la vérité, lui étaient trop inférieurs. Il en est résulté que souvent le premier violon dominait plus que de raison, qu’il absorbait tout l’intérêt du morceau, et que l’harmonie des quatre parties disparaissait sous la sonorité et la bravoure du principal exécutant. C’est un défaut qui a été généralement remarqué, et que M. Vieuxtemps a dû s’entendre reprocher. Néanmoins le succès de l’artiste a été grand dans ces belles séances de quatuors, surtout dans l’exécution de la Chaconne de Bach, morceau piquant, où il faut autant de délicatesse dans la main gauche que de force et d’égalité dans les mouvemens de l’archet. Après les séances de quatuors, M. Vieuxtemps a donné aussi quatre grands concerts avec orchestre dans la salle Herz, qui ont été bien plus intéressans. À la première soirée, qui a eu lieu le 2 février, M. Vieuxtemps a exécuté son grand concerto en ré mineur, qui est une composition remarquable par l’élévation du style et par la manière dont l’artiste a traité la partie instrumentale. L’andante religioso, d’un sentiment profond, est suivi d’un scherzo très original, et le tout est couronné par une marche finale d’un beau caractère. M. Vieuxtemps a exécuté ce concerto avec une puissance de sonorité, une netteté et une assurance remarquables. Son succès a été immense et mérité dans les quatre concerts, tant comme virtuose que comme compositeur, et M. Vieuxtemps a pu, ainsi que M. Rubinstein les années précédentes, dédaigner le silence qu’ont gardé à son égard des écrivains jaloux qui ont perdu toute autorité sur l’opinion publique.

Après M. Vieuxtemps, l’artiste le plus distingué qui se soit fait entendre à Paris cette année, c’est M. Hans de Bulow, gendre de M. Liszt et fils d’un écrivain connu qui a figuré avec honneur dans la seconde école romantique venue après Herder, Schiller et Goethe. M. de Bulow est jeune, intrépide, très éclairé et fort confiant dans la musique de l’avenir. Il a reçu des conseils, je crois bien, de M. Richard Wagner, l’auteur fameux du Lohengrin et du Tannhaüser, ce qui n’empêche pas M. Hans de Bulow d’être un pianiste de talent, dont la réputation nous a paru justement acquise. Il a donné deux concerts dans la salle Pleyel, qui ont été suivis par un public d’élite dont Meyerbeer faisait partie. Au premier concert, M. de Bulow a exécuté d’une manière remarquable un concerto dans le style italien de Bach, qui nous a émerveillé. Cette musique, dont les principaux effets consistent dans le rhythme et dans l’harmonie, convient admirablement au talent sévère de M. de Bulow, qui a plus de force et de précision que de sentiment. C’est pourquoi il a été moins heureux dans quelques morceaux de Chopin, dont il n’a pas très bien compris le style ondoyant et divers, comme dit Montaigne. Au second concert, M. de Bulow a joué successivement et avec un grand succès la sonate pour piano, opéra 101, de Beethoven, un prélude et une fugue de Bach, transcrits pour le piano par M. Liszt. L’artiste a été moins bien inspiré, ce nous semble, dans l’andante-menuet et gigue de Mozart, mais il a retrouvé tous ses avantages dans la Promessa de Rossini, fort bien arrangée pour le piano par M. Liszt. En somme, M. de Bulow n’a qu’à se féliciter de l’accueil qu’il a reçu du public parisien, qui a su apprécier un talent plein de vigueur, d’éclat et d’une singulière netteté d’accent.

M. Emile Prudent, qui, tous les deux ou trois ans, revient sur la brèche avec beaucoup d’intrépidité, a donné deux concerts dans la salle de M. Herz, où il a fait entendre plusieurs de ses agréables compositions, qu’il intitule des noms les plus pittoresques : la Prairie, les Bois, le Printemps, le Chant du Ruisseau, etc. C’est le pianiste élégant, quoique peu original, de la riche bourgeoisie française, qui se pique d’aimer la musique, mais qui n’est pas encore assez avancée pour comprendre la bonne. M. Prudent a été fort applaudi et fort choyé par son public ordinaire, dont il possède toutes les sympathies. M. Louis Lacombe, un autre pianiste français d’un talent réel, a donné aussi un concert dans la salle de M. Herz, où il a exécuté plusieurs de ses compositions, qui ne se distinguent pas précisément par la variété. Que manque-t-il à M. Lacombe pour atteindre le but où tendent ses efforts et ses travaux divers ? Il lui manque l’étincelle, il n’a pas le rayon qui éclaire et vivifie l’artiste. Un pianiste français supérieur aux deux précédens, et qui n’a pas toute la réputation qu’il mérite, c’est M. George Mathias. Son exécution est admirable de délicatesse, de fini, de brio, et de précision sans efforts. Au concert qu’il a donné le 17 avril, M. Mathias a exécuté plusieurs morceaux de Chopin avec une grâce et une élégance dignes de la musique de ce maître exquis. M. Mathias, qui a fait de bonnes études sous la direction de M. Barbereau, un théoricien consommé, compose également des œuvres étendues et distinguées, qu’on voudrait plus originales. Si M. George Mathias se répandait davantage, il ne tarderait pas à être placé au premier rang des pianistes français. Que M. Mathias se garde d’imiter la sauvagerie dédaigneuse de M. Alkan aîné, ce maître des maîtres dans l’art du piano, dont il connaît tous les secrets, et qui cache sous une modestie exagérée un grand savoir.

Parmi les femmes artistes qui jouent excellemment du piano à Paris, nous devons citer d’abord Mme Szarvady (Wilhelmine Clauss). Elle a donné trois soirées musicales dans la salle Pleyel, où cette virtuose remarquable a fait briller les qualités de son beau talent, qui semble dédaigner la grâce pour la force, la poésie qui distinguait son jeu pour viser à la profondeur. Quel dommage de gâter ce que la nature avait si bien fait ! Mlle Joséphine Martin, au contraire, est une pianiste française dans la bonne acception du terme. Son jeu brillant, facile, alerte, plein d’étincelles et d’esprit, ne s’en fait pas accroire, comme on dit, et va droit au but. Au concert qu’elle a donné cette année dans la salle Herz, Mlle Joséphine Martin a exécuté avec éclat le concerto de Beethoven en mi bémol, et plusieurs morceaux de sa composition, dont une Danse syriaque, avec orchestre, qui est une fantaisie piquante. Mlle Joséphine Martin possède ce qui est si rare : le diable au corps. Après le jeune Ketterer, cet enfant bien né dont nous avons déjà parlé, et qui joue aussi du piano avec une précision étonnante, la série des concerts publics s’est terminée par celui qu’a donné M. Alexandre Boucher, le vétéran des violonistes et des prestidigitateurs. M. Alexandre Boucher est né dans la bonne ville de Paris en l’an 1770 ! Il a parcouru le monde, a vécu longtemps en Espagne, où il a connu le doux et admirable Boccherini, qui lui a donné des conseils. M. Boucher a été, sous l’empire et pendant la restauration, un violoniste éminemment fantaisiste, et à l’âge de quatre-vingt-dix ans il a conservé presque toute sa verve et son humour. Il a joué d’une manière encore étonnante un fragment d’un concerto de Viotti et surtout une sonate de Hummel pour piano et violon. On ne peut pas mieux finir une longue et brillante carrière.

Nous aurions bien d’autres concerts à citer encore, celui de M. Bessems, un artiste sérieux et honorable, celui de M. Hammer, qui s’essaie avec succès au rôle de chef d’orchestre ; mais, comme dit le maître, il faut savoir se borner. Cependant il existe dans le monde des personnes modestes, des talens véritables, qui, craignant le grand jour et le bruit de la publicité, se contentent de l’approbation discrète d’un petit nombre d’amateurs d’élite : telle est par exemple Mlle Beaumetz, pianiste distinguée par la sobriété du goût et la délicatesse du sentiment. C’est aussi dans un salon du faubourg Saint-Germain que nous avons eu l’occasion d’entendre un opéra-comique en deux actes, les Deux Princesses, dont la musique fraîche, élégante et de bonne humeur, est de M. le comte d’Indy, un dilettante qui a des idées et du savoir. J’y ai particulièrement remarqué un charmant quatuor qui ferait honneur à un maître.

Un événement qui, sous tous les rapports, mérite d’être consigné dans ces annales des dernières fêtes musicales de Paris, c’est le grand festival qui a été donné au Palais de l’Industrie le 18 et le 20 mars par toutes les sociétés chorales de France. Six mille choristes, assure-t-on, appartenant la plupart aux classes ouvrières, se sont réunis sous la présidence d’un artiste infatigable, M. Eugène Delaporte, qui, depuis vingt ans, consacre tous ses efforts à cette propagande de la musique chorale. Je ne veux pas exagérer les résultats obtenus, car je ne me suis jamais fait beaucoup d’illusion sur la puissance de sonorité d’une masse d’instrumens ou de voix qui dépasse certaines limites ; mais ce qu’il faut surtout voir et louer dans cette grande réunion d’hommes accourus de tous les points de la France, c’est la discipline morale qu’elle suppose, un signe de bon augure pour le rapprochement des différentes classes qui composent la société française. L’exécution pourtant de ces six mille voix, bien dirigées par M. Delaporte, n’a pas été indigne du public nombreux qui remplissait le vaste édifice des Champs-Elysées. Le septuor des Huguenots est le morceau qui a produit l’effet le plus saisissant, et les deux séances ont répondu suffisamment à l’attente de l’opinion publique. Il serait à désirer que l’autorité supérieure accordât plus que sa bienveillance à cette institution utile des sociétés orphéoniques, et qu’elle ne laissât pas sans récompense l’artiste plein de zèle et de courage qui en est l’organisateur, M. Eugène Delaporte.

La saison des concerts a été close d’une manière très brillante par la séance de musique vocale donnée par M. Duprez au bénéfice de la caisse de secours des anciens élèves de l’école de Choron. M. Duprez, qui est certainement l’élève le plus remarquable sorti de l’école de musique classique fondée en 1816 par Choron, après avoir parcouru avec tant d’éclat la carrière de chanteur dramatique, M. Duprez a fondé à son tour une école spéciale de chant, où il propage avec ardeur les principes de la belle et grande méthode qui a fait sa réputation. Il a groupé autour de lui, rue Rochechouart, un nombre considérable de disciples et de charmantes voix de femmes surtout, qui, par la bonne tenue et le zèle qui les anime, m’ont rappelé les beaux jours de l’école de Choron, qui ne m’a pas vu naître, mais où j’ai reçu la vie, comme dit une vieille chanson. Secondé par Mme Duprez, qui donne à tout ce monde le ton de bonne compagnie qui la distingue, l’artiste éminent se livre à toute sa passion pour l’art qui a fait sa renommée, et dont il s’efforce de restaurer les grandes traditions. On peut sans doute reprocher quelquefois à M. Duprez de trop exiger de l’organe vocal, si fragile de sa nature, et de ne prétendre former que des maréchaux de France, en dédaignant ces détails de pur mécanisme qui soutiennent les faibles, contiennent les superbes et ramènent les égarés, selon la belle parole du psalmiste. M. Duprez ressemble un peu à ces grands capitaines qui aspirent à un but glorieux, sans s’inquiéter de tout ce qu’il en coûtera pour l’atteindre. Quoi qu’il en soit de ces critiques, dont nous nous faisons ici le, rapporteur scrupuleux, les élèves de M. Duprez se distinguent de tous les autres par une qualité rare, qui est le style, par une articulation nette, hardie, et par une belle manière de phraser et d’accentuer la parole.

La séance que M. Duprez a donnée dans la salle de M. Herz, et à laquelle ont pris part cent dix élèves, était divisée en deux parties. Dans la première, nous avons entendu un psaume de Marcello, l’air attribué à Stradella, chanté avec sentiment par le fils de M. Duprez, à qui nous reprocherons pourtant de trop remuer le menton, au lieu de lier les sons au fond de la gorge ; le charmant duo de Clari, qui a été rendu avec grâce et beaucoup d’élégance par Mlles Monrose et Marie Battu. M. Duprez a dit lui-même un cantique : Grâce ! grâce ! que Choron a composé pour lui en 1822, et dans ce morceau plein d’onction, l’artiste a su trouver de beaux accens. Dans la seconde partie, on a particulièrement applaudi l’air des Diamans de la Couronne de M. Auber, chanté par Mlle Marimon avec une bravoure remarquable ; la cavatine de Sémiramis : Bel raggio lusinghiero, que Mlle Battu a dite avec éclat et d’une voix souple et mordante qui a produit un bel effet. La séance s’est terminée par l’Inflammatus du Stabat de Rossini, chanté par six voix de femme avec plus de sonorité et de puissance que de sentiment. Nous sommes peu curieux de pareils tours de force, qui n’ont qu’un mérite purement scolaire. Le public nombreux et choisi qui remplissait la salle a témoigné à M. Duprez la plus vive sympathie pour ses nobles et courageux efforts. L’année, comme on vient de le voir, a été bonne pour la musique classique, qui se répand et pénètre de plus en plus dans l’éducation des classes éclairées, et le public parisien, qui se compose après tout de l’élite de la société française, devient chaque jour plus digne du rôle qu’il remplit en Europe, celui de juge suprême dans les choses de l’art.


P. SCUDO.

Souvenirs d’un Officier du 2e de Zouaves, 1 vol. in-18, chez Michel Levy, 1859.


Ce petit livre, d’un esprit tout militaire, est l’œuvre d’un soldat. Il est très simple d’accent et de forme, dénué de toute prétention, et cependant il vient au monde avec je ne sais quelle teinte de mélancolie héroïque et funèbre qu’il tient du moment même où il voit le jour, d’une douloureuse coïncidence. Le nom de l’auteur n’est point inscrit sur ces pages ; hier encore c’était le nom d’un chef d’élite plein de vie et de force, aujourd’hui c’est le nom d’un mort. Ce zouave qui raconte ses souvenirs était, il n’y a que quelques jours, un des plus jeunes capitaines de notre armée, un homme formé et élevé au feu des dernières guerres d’Afrique et d’Orient : c’était le général Cler, tué l’un des premiers, presque au début de la guerre d’Italie, dans cette décisive et sanglante action qui a ouvert la Lombardie et les portes de Milan aux armées alliées. Le général Cler avait sans doute bien autre chose à faire depuis un mois qu’à s’occuper de littérature, même de littérature militaire. Ce petit livre, écrit dans un intervalle de repos, avant la nouvelle campagne, apparaît aujourd’hui comme une sorte de testament. On y voit un soldat actif, intrépide, plein d’ardeur pour son métier, élevé au grade de général pour actions de guerre à trente-huit ans et subitement frappé à mort dans toute sa virilité, à quarante-deux ans, au moment où il conduit ses bataillons. C’est la carrière de tant d’officiers dont la vie fut remplie d’actes d’une entraînante résolution, et qui se sont trouvés arrêtés tout à coup en face de l’avenir qui s’ouvrait devant eux. Le général Cler, lui aussi, était sorti des zouaves comme beaucoup de ces généraux qui sont aujourd’hui à la tête de nos divisons. Il avait été successivement lieutenant-colonel et colonel du 2e régiment de zouaves, et nul assurément n’avait plus de titres pour raconter l’histoire domestique de ce corps, qu’il avait conduit dans les plus chaudes mêlées de la guerre d’Orient.

Le mérite de ce petit livre n’est point de raconter de nouveau des scènes connues, ou d’être uniquement l’expression des souvenirs personnels d’un brillant soldat. C’est le journal du régiment depuis sa formation à travers tous les épisodes dont il fut l’acteur et souvent le héros, et ce journal, déjà marqué du sceau d’une douloureuse coïncidence, a de plus une opportunité singulière et émouvante en paraissant au moment même où de nouveaux combats viennent remettre en lumière tout ce qu’il y a d’énergie et de ressources dans ces soldats qui en un jour de gaieté se sont donné à eux-mêmes le surnom peu rassurant de chacals. Cette vaillante troupe des zouaves a une place à part dans notre organisation militaire. Elle n’est point précisément l’œuvre d’un décret administratif ajoutant un numéro de plus à notre armée ; comme tout ce qui est vigoureux et destiné à devenir une force, elle est née en quelque sorte spontanément, sans qu’on y songeât, de toutes les nécessités de la guerre d’Afrique. Primitivement formée un peu au hasard, l’institution s’est développée d’elle-même. On pourrait dire que ces zouaves sont à quelques égards l’image de notre conquête africaine. Au premier moment, on ne savait trop encore ce qu’on ferait : on voulait tout au plus occuper le littoral ; puis insensiblement nous avons eu un empire définitivement annexé à la France sur l’autre bord de la Méditerranée. Les zouaves ont une histoire qui n’est pas très différente. Ils ne formaient d’abord qu’une troupe aventureuse toute locale, avec un notable mélange d’élémens indigènes. Peu à peu le corps agrandi, l’élément indigène a été rejeté : il n’est plus resté qu’une troupe toute française durcie à tous les périls et à toutes les fatigues ; puis le jour est venu où l’unique régiment qui a existé pendant longtemps n’a plus suffi : avec le noyau primitif, on a formé trois régimens liés entre eux par les souvenirs, par le nom, par le costume, et gardant toujours cette physionomie originale et distincte dans les masses épaisses de l’infanterie française. Ces trois régimens, dont la création remonte à peine à quelques années, ont été depuis sept ans partout où il y a eu un combat, et chacun d’eux a déjà son histoire. Ils ont été décimés par le feu et par les maladies, ou plutôt ils ont été presque entièrement renouvelés ; c’est toujours le même esprit, cet esprit traditionnel qui fait d’un régiment une sorte de famille guerrière groupée autour du drapeau.

Telle est l’histoire que raconte pour sa part l’auteur des Souvenirs d’un Officier du 2e de Zouaves. Ce que ces soldats sont capables de faire, on n’a qu’à le relire dans les récits du général Cler sur la campagne de Crimée. Ils n’ont pas du tout l’héroïsme sombre, comme on sait ; ils se consolent par un mot de bien des fatigues et de bien des peines, toujours prêts à recommencer. Qu’on se souvienne surtout de cette terrible nuit du 23 au 24 février 1855, où deux bataillons de zouaves se précipitèrent sur les ouvrages russes pour les bouleverser, et dans l’obscurité la plus profonde livrèrent le plus effroyable combat. Le colonel Cler fut sur le point d’y rester ; il se sauva presque miraculeusement, et en regagnant les tranchées françaises il se heurta contre des zouaves qui revenaient à la charge, quoique la retraite fût sonnée. « Où allez-vous ? leur cria le colonel. — Ah ! c’est vous, mon colonel, lui dirent ces braves gens ; on nous avait dit que vous étiez pris, nous allions vous chercher, fût-ce au milieu de Sébastopol. » A la fin de la campagne, il ne restait plus que quelques détachemens de cette valeureuse troupe. Le général Cler raconte plus d’un épisode intéressant de ces scènes ; il fait revivre en un mot ce régiment dont il fut le chef, avec son esprit, sa manière d’être, ses joviales façons et son héroïsme. Ces souvenirs s’effacent aujourd’hui devant des luttes nouvelles. Un fait curieux à remarquer dans ces actions de guerre qui se multiplient aussi bien que dans les récits du général Cler, c’est le caractère nouveau de notre armée, ce caractère qui peut se montrer d’une façon plus originale chez les zouaves, mais qui se retrouve partout, l’intelligence individuelle du soldat. Autrefois les armées étaient des masses mises en mouvement par des têtes intelligentes chargées de les conduire ; aujourd’hui nos soldats marchent en quelque sorte d’eux-mêmes : ils concourent de leur esprit à l’action ; ils pénètrent quelquefois le secret des mouvemens qu’on leur ordonne, et cette sorte d’intelligence critique vient en aide à l’entrain indomptable du courage au lieu de l’affaiblir. Le général Cler, dans ses récits, laisse bien voir ce caractère nouveau de notre armée, et dans cette bataille même où il a succombé, ses soldats ont montré une fois de plus ce que peut cette alliance de l’intelligence et de l’intrépidité chez des hommes conduits par des chefs vigoureux.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.


  1. Roggia signifie un canal d’irrigation secondaire tiré d’un canal principal, naviglio.
  2. Cavo signifie un canal d’irrigation de troisième ordre, tiré d’une roggia.