Chronique de la quinzaine - 14 juin 1860

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Chronique n° 676
14 juin 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1860.

La visite que l’empereur des Français va faire au prince-régent de Prusse à Bade est un acte auquel nous donnons volontiers une signification heureuse. L’opinion en Europe est en proie à une maladie que nous ne nous sommes point fait faute de signaler et de décrire, car nous sommes de ceux qui pensent que la première condition pour chasser le mal, c’est de le montrer tel qu’il est, et, autant que possible, d’en pénétrer les causes. La maladie d’opinion qui étreint l’Europe, c’est l’inquiète défiance qui l’empêche de croire à la paix. Les esprits, bien plus encore que les choses, ont été violemment déplacés par les événemens de l’année dernière. Ils sont sortis des limites pacifiques où ils avaient pris l’habitude de se mouvoir, de ce lit qu’ils ont besoin de voir creusé devant eux pour s’abandonner avec sécurité à leur activité régulière. L’avenir assurément n’appartient à personne, et l’imprévu nous ménage toujours des surprises à travers ses obscurités. Cependant, pour que nos sociétés modernes, qui vivent par la spéculation, le crédit et le travail, l’abordent avec confiance, il faut qu’il leur apparaisse, dans les horizons prochains, éclairé de lueurs assez plausibles pour faire au moins illusion. Quand elles cessent de voir leur chemin devant elles, elles sont prises de la peur de l’inconnu. La peur de l’inconnu est une maladie politique dont nous ne croyons pas qu’il soit possible d’exagérer la gravité, quand elle envahit les esprits, les intérêts, les gouvernemens. « On ne meurt que de peur, » disait une des femmes les plus spirituelles du XVIIIe siècle. Cette boutade est une vérité en politique ; la peur y a tué bien des choses. Le dernier exemple (il dispense d’en citer d’autres) est celui de notre république de 1848, morte de la frayeur, bizarre et puérile, accordons-le, mais en tout cas terriblement réelle, que le fantôme de l’année 1852 fit à notre nerveuse patrie. Une hypocondrie de ce genre s’est maintenant emparée de l’Europe. On l’a traitée jusqu’à présent par de bonnes paroles, des déclarations, des protestations ; tout a été vain, et nous avons vu bien des notes du Moniteur, animées des intentions les meilleures, contenant les assurances les plus réconfortantes, ne faire qu’irriter la chagrine inquiétude du malade. Nous l’avons dit nous-mêmes, il était temps de recourir à d’autres remèdes. Aux paroles devaient succéder des actes qui pussent être considérés comme des gages positifs de sécurité. C’est un gage de cette nature, nous nous plaisons à l’espérer, que la partie de l’Europe qui est peut-être le plus affectée du mal d’opinion dont nous gémissons n’hésitera point à voir dans la visite de l’empereur au prince-régent.

L’Allemagne, avec ses discordes intestines et ses craintes extérieures, est en effet le pays dont le moral a le plus souffert dans ces derniers temps. À vrai dire même, depuis cet hiver, le bruit des discordes intérieures de la confédération avait dominé l’expression de ses préoccupations extérieures. La lutte de la Prusse et des états secondaires avait paru un moment devoir aller à de graves extrémités ; mais depuis près d’un mois un changement significatif est en train de s’opérer dans les relations de la Prusse avec les états secondaires. Une circonstance qui est de bon augure pour le résultat de l’excursion de l’empereur à Bade, c’est que, avant même que le voyage impérial eût été décidé, Bade avait été choisi par le prince-régent, par les rois de Bavière et de Wurtemberg, par les grands-ducs de Bade et de Hesse, comme le rendez-vous où devait s’accomplir le rapprochement et se consommer la réconciliation entre les cours allemandes. Le discours par lequel le prince-régent a clos la session du parlement prussien avait déjà indiqué cet apaisement intérieur. Le prince avait déclaré que le respect des droits d’autrui était la meilleure garantie des droits de la Prusse. Le parti de Gotha nous semble avoir cherché vainement à donner le change sur le vrai sens de ces paroles en voulant qu’elles ne fussent applicables qu’aux questions de la Hesse et du Holstein. Les états secondaires les ont mieux interprétées en y voyant un désaveu au moins momentané des prétentions à l’hégémonie que le parti unitaire revendique pour la Prusse. Une autre déclaration du prince-régent justifiait cette interprétation. Le prince avait dit que les gouvernemens et les peuples allemands étaient tous d’accord pour la défense de l’intégrité et de l’indépendance de la patrie commune, et que toutes les querelles intérieures devaient être subordonnées à cet intérêt vital. En parlant ainsi, le prince donnait clairement à entendre qu’il voulait mettre fin aux tiraillemens qui ont cette année excité contre la Prusse les défiances des états secondaires, et qui ont paralysé l’action de la diète.

Aussi, depuis ce discours, était-il devenu évident que les questions qui restent à régler à Francfort, la réforme militaire, l’organisation d’un tribunal fédéral suprême, l’unité de la législation commerciale et des poids et mesures, et d’autres questions qui concernent les intérêts matériels de la confédération, pourraient être résolues d’un commun accord par des concessions mutuelles. Déjà même des Allemands, dont nous nous gardons bien de railler l’ambition patriotique, voyaient dans ces symptômes de conciliation la promesse que l’influence de l’Allemagne ne tarderait pas à se faire sentir dans les affaires générales de l’Europe au grand avantage de la Prusse. Les états secondaires, disent les politiques auxquels nous faisons allusion, peuvent, sans blessure pour leur amour-propre, se tenir à l’écart des grandes négociations européennes, puisque l’accès leur en est fermé ; mais la Prusse a rang de grande puissance : elle est à ce titre obligée de prendre part aux questions européennes. Réduite à ses seules forces ; la Prusse ne peut y faire une suffisante figure ; pour y jouer un rôle égal à ses prétentions et à son titre, Il faut qu’elle puisse s’appuyer sur l’Allemagne, et par conséquent jusqu’à un certain point sur l’Autriche. Les mêmes argumentateurs, avec un peu trop de présomption sans doute, voient déjà dans ce qui se passe en ce moment même pour la question d’Orient un effet de cette union avec les états secondaires et avec l’Autriche qu’ils prêchent à la Prusse. Ils prétendent que l’accord des trois cabinets de Londres, de Vienne et de Berlin, quoiqu’il n’ait abouti qu’à une attitude expectante et passive, a suffi pour déjouer les projets russes, basés, suivant eux, sur les divisions présumées de ces trois puissances. Ils veulent que cette expérience soit une leçon dont la cour de Berlin comprendrait l’importance. Ils reconnaissent que les rapports de la Prusse avec l’Autriche ne sont pas aussi faciles à rétablir que ses relations avec les états secondaires, ils admettent que les rivalités, les défiances, les antipathies ne peuvent disparaître en un jour entre les deux grandes puissances allemandes ; mais l’œuvre du rapprochement commence et serait en bonne voie. C’est le roi Max de Bavière qui serait le médiateur. Son père, le vieux roi Louis, dont le patriotisme allemand est bien connu, avait récemment, lors de l’inauguration du monument élevé en l’honneur de l’archiduc Charles, fait le voyage de Vienne. Là peut-être, dans les entretiens du roi Louis et de l’empereur François-Joseph, ont été prononcées les premières paroles qui devaient ramener la paix intérieure en Allemagne. Quoi qu’il en soit, c’est au retour de son père que le roi de Bavière a entrepris cette tournée de conciliation dont Bade doit être l’étape suprême. Déjà, lorsque Bade ne devait rassembler encore que des princes allemands, on voyait de l’autre côté du Rhin, dans cette réunion, le gage de la réconciliation des diverses cours germaniques. L’Allemagne, par cet acte, allait être rassurée sur sa situation intérieure. Il semble que la présence de l’empereur des Français à cette entrevue de souverains doive achever l’œuvre et rassurer l’Allemagne sur les dangers qu’elle appréhendait du dehors.

Nous présumons que la rencontre du prince-régent et de l’empereur a été désirée des deux parts. Personne ne doutera de la sincérité avec laquelle le prince de Prusse souhaite la paix. De même tout le monde a pu remarquer le prix qu’attache l’empereur à convaincre l’opinion de la réalité de ses intentions pacifiques. Nous ne devons point être surpris et encore moins nous blesser de l’anxiété générale que cause la question de savoir quels sont les desseins prochains de la France. C’est le sort et, nous pouvons le dire sans outrecuidance, la gloire de notre pays de donner l’impulsion au geste de l’Europe. Soit pour nous imiter, soit pour nous résister, le continent a toujours les yeux sur nous ; que nous entraînions les peuples à notre suite par l’influence de notre propagande, ou que nous les provoquions à la lutte par la hardiesse de nos entreprises, c’est toujours nous qui leur donnons le signal de la conduite qu’ils vont tenir. Supposez que la France laisse entrevoir la pensée que l’état territorial actuel de l’Europe n’est point stable à ses yeux, qu’elle regarde comme possible et désirable une nouvelle distribution des nationalités et un déplacement de frontières : toutes les aspirations nationales seront en fermentation, tous les cabinets seront en émoi, les préparatifs militaires absorberont tous les soins et toutes les ressources. Supposez que la France, avec cette ardeur qui l’emporte parfois tout entière d’un seul côté, entrât dans la réalisation de la politique commerciale qu’elle vient d’inaugurer, il n’y aurait plus à l’ordre du jour de l’Europe que les réformes économiques : prohibitions abolies, tarifs abaissés, traités de commerce négociés. Le mot d’ordre universel serait la devise des économistes : acheter sur le marché le moins cher et vendre sur le plus cher. Supposez que la France, prenant en pitié ses finances et celles des autres peuples, se résolût à réduire de cent ou cent cinquante mille hommes le chiffre de son armée, aussitôt nous verrions cesser chez nos voisins cette extravagance des armemens de guerre en temps de paix, où se consument improductivement tant de ressources au détriment du bien-être et de l’amélioration sociale des masses ; la France deviendrait à l’instant le marché des capitaux et le centre initiateur de l’industrie de l’Europe : au grand profit de sa richesse et de son influence, elle achèverait ses chemins de fer et ceux des contrées où manquent encore les voies de communication perfectionnées. Supposez même que la France voulût reprendre cette série d’efforts qu’elle a faits par intermittence depuis 1789 pour fonder chez elle la liberté politique, qu’elle donnât au monde le gage de paix le plus solide et l’exemple le plus généreux en travaillant au progrès libéral de ses institutions : qui oserait douter du retentissement soudain qu’une telle résolution aurait partout ? Les pays constitutionnels se sentiraient raffermis dans leur voie ; ils jouiraient, dans sa plénitude, de l’ascendant moral que leur donne la supériorité de leur organisation politique. Une prompte émancipation relèverait les pays encore soumis au despotisme : l’Autriche ne pourrait plus marchander à la Hongrie la restitution de ses libertés séculaires, la Russie rougirait d’avoir tant ajourné l’affranchissement de ses serfs, et le roi de Naples ferait mieux encore peut-être que de songer si tardivement à nous emprunter notre constitution actuelle. Certes on ne peut accuser la France d’ignorer cette action qu’elle est appelée à exercer sur l’Europe, et qui compose la plus grande part de son existence politique et de son histoire. Nous lui reprocherions plutôt de traiter souvent sa mission avec frivolité, d’en avoir la vanité plus encore que l’orgueil, et de ne point en embrasser avec un sentiment assez grave les responsabilités et les charges.

La démarche de l’empereur auprès du prince-régent n’a point encore sans doute une signification égale à celle que nous attribuons aux diverses initiatives possibles que nous venons d’énumérer, et qui sont ouvertes à la France ; elle peut au moins être envisagée comme le point de départ naturel des résolutions que nous serions heureux de voir prendre au nom de notre pays. Les résultats de l’entrevue ne tarderont sans doute pas à être connus. Nous qui ignorons ce qui va se dire à Bade, nous ne pouvons apprécier que l’apparence extérieure du fait. Or, à n’en juger que par l’apparence, et lors même qu’il n’y aurait dans l’entrevue des deux princes qu’un acte de courtoisie, il serait permis d’en attendre des conséquences heureuses. L’entrevue de Bade devrait justifier cette espérance, lors même que l’influence n’en dépasserait pas le cercle de l’Allemagne. Nous le répétons, l’Allemagne est celui des pays de l’Europe où les derniers événemens ont jeté le plus grand trouble moral. La guerre d’Italie et la paix de Villafranca avaient causé un profond malaise à l’esprit allemand. L’Allemagne sentait avec amertume qu’elle n’avait pas joué dans ces événemens un rôle digne d’une grande nation. Ce mécontentement intérieur d’un grand peuple devait naturellement se traduire en récriminations passionnées. Où était fa cause de l’impuissance douloureuse qui venait de se manifester ? Dans le fractionnement politique qui énerve la nation, disaient les patriotes qui aspirent à l’unité ; — dans les convoitises et les tergiversations de la Prusse, disaient les organes des états secondaires, les partisans de la constitution fédérale et les amis de l’Autriche. Aux dissensions allumées par les événemens d’hier s’ajoutaient de nouvelles alarmes. C’est la Prusse, disait-on, qui est maintenant exposée aux agressions de la France ! Et pour preuve on alléguait le cri des frontières naturelles poussé chez nous, et l’annexion de la Savoie, que l’on voulait regarder comme le prélude de la revendication des frontières du Rhin. Dans cette perspective arbitrairement évoquée, les adversaires de la Prusse cherchaient contre elle une menace de prochaines représailles, et ses amis un plus puissant et plus pressant argument en faveur de son hégémonie. À quoi l’Allemagne se résoudrait-elle en face du péril dont elle se croyait menacée ? Chercherait-elle le salut dans l’unité nationale ou dans l’union des états qui la composent ? Mais en ce moment le travail unitaire ne pouvait qu’aggraver les divisions et l’affaiblissement commun qu’elles entraînent. La politique d’unité compliquait en effet d’une révolution intérieure la crise provoquée par le danger extérieur. Il est surprenant que les Allemands aient mis tant de temps à pressentir cette conséquence, et que, croyant comme ils y croyaient au danger extérieur, ils ne se soient pas aperçus plus tôt que c’était avant tout à l’union des élémens actuels de la confédération qu’ils devaient demander la garantie pratique de leur sécurité. Cette idée, quoique lentement, a fini pourtant par leur venir à l’esprit. Les rois de Bavière et de Wurtemberg ont travaillé à la faire prévaloir et vont en assurer le succès par la réunion de Bade. C’est en ce moment que l’empereur des Français se présente pour mettre le sceau à cette œuvre de conciliation et d’union, et vient apprendre à l’Allemagne que le danger dont elle se tourmente depuis si longtemps, le danger qui l’a divisée toute une année et qui maintenant la réunit, n’est qu’une chimère enfantée par une fausse panique. Il est bien évident que la France ne nourrit aucune de ces pensées qui ont porté l’empereur Napoléon Ier à créer, sous son protectorat, cette confédération du Rhin, dont le souvenir exaspère le patriotisme allemand, puisqu’elle n’a pas songé à profiter des divisions récentes de l’Allemagne, et qu’elle n’a pas mis d’obstacle au rapprochement qui s’opère entre la Prusse et les états secondaires. Il est manifeste que, contrairement à des clameurs proférées par quelques journaux, et que son gouvernement a désavouées comme l’inspiration d’une amitié maladroite, la France ne songe point aux frontières du Rhin, puisque son chef rend une visite spontanée aux princes dont une telle ambition tendrait à démembrer les possessions. Si l’Allemagne veut enfin reprendre son équilibre et son aplomb, l’occasion est unique. Ce ne sont plus de simples paroles, ce sont des actes que la France lui donne en garantie de ses intentions pacifiques.

Malgré l’importance de la démarche que l’empereur accomplit en ce moment auprès de la Prusse, nous ne nous dissimulons point que nos relations avec l’Allemagne demeurent subordonnées à la situation générale de l’Europe et aux accidens auxquels cette situation est exposée. L’Italie est en révolution active ; l’Orient est dans une fiévreuse attente. Les événemens peuvent à tout moment, en Italie et en Orient, produire de graves ébranlemens et des combinaisons imprévues dans les intérêts respectifs des puissances. Pour affronter les vicissitudes des questions italienne et orientale, c’est pourtant une sauvegarde précieuse que l’établissement de sérieux rapports de confiance entre les grandes puissances, et à ce point de vue également nous voulons espérer que l’excursion de l’empereur à Bade ne sera point inutile.

Les événemens suivent leur cours en Italie, et nous devons en attendre patiemment le dernier mot. Là l’intérêt s’est déplacé : il n’est plus dans l’Italie du nord et du centre, il est au sud de la péninsule, en Sicile avec Garibaldi. Après la campagne diplomatique de M. de Cavour, qui a créé ce courant, après la campagne militaire, régulière et savante, où le heurt des deux plus grandes armées continentales a laissé affranchi le territoire d’un peuple qui veut renaître, c’est le tour de la campagne héroïque et révolutionnaire de Garibaldi. Nous ne sommes pas surpris que les actions et les paroles du soldat de la révolution italienne parlent avec tant de puissance à l’imagination populaire à travers l’Europe entière. Ce réveil de la sensibilité populaire fait plaisir à voir au temps où nous vivons. C’est le privilège de ces hommes qui mettent au service d’une grande idée simple leur courage et leur dévouement, leur vie et leur mort, de frapper les masses et d’exciter en elles les émotions désintéressées et généreuses. À ce point de vue, l’audace et le succès de Garibaldi ont une influence qui dépasse l’Italie, et produiront des fruits bien au-delà de la contrée dont le chef des chasseurs des Alpes veut achever l’affranchissement. Déjà à côté de l’action se forme la légende. Tandis que Garibaldi fait capituler l’armée napolitaine, George Sand dessine en quelques pages pénétrées d’enthousiasme le portrait du guérillero. C’est un grand bonheur d’inspirer de telles sympathies par la générosité d’une téméraire entreprise. Garibaldi a dans cette circonstance plusieurs autres bonheurs encore. Le cadre où il agit est restreint : pour le remplir, il ne dispose point de ces ressources militaires régulières qui ont donné un caractère presque scientifique aux guerres de la civilisation, et en ont éteint la poésie ; il fait la guerre des anciens temps, celle où éclataient les prouesses personnelles, et qu’animait le roman des aventures. Un autre bonheur qui aide à expliquer son succès, c’est qu’il a eu affaire à une armée commandée par des chefs ineptes, et dont les soldats, ou fascinés d’avance par sa réputation, ou mal disposés pour le gouvernement qu’ils servent, se sont mollement défendus. À en juger par les récits minutieux de l’attaque de Palerme qui ont été envoyés à la presse anglaise par des compagnons de Garibaldi, les troupes napolitaines se gardaient avec une inconcevable négligence ; les picciotti des squadre siciliennes qu’entraînait Garibaldi étaient mal armés, nullement préparés à soutenir le choc d’une force régulière, et si les troupes napolitaines qui avaient à défendre la porte par laquelle les insurgés ont pénétra dans Palerme eussent opposé à l’agression une véritable résistance, l’habile audace du condottiere et de ses chasseurs des Alpes eût difficilement triomphé.

Il serait prématuré de chercher à juger le caractère des mesures politiques que Garibaldi a prises après son succès. Ces mesures sont mal connues encore ; quelques-unes du moins auraient besoin d’être expliquées, celle entre autres par laquelle Garibaldi partage entre ses compagnons les biens communaux de la Sicile. À première vue, il n’est pas possible de nier que, par une telle appropriation de butin, les émancipateurs de la Sicile pousseraient à l’excès la façon de faire la guerre à l’antique. Si le général a besoin d’un habile conseiller politique, nous espérons qu’il le trouvera dans M. La Farina, qui vient de quitter le parlement de Turin pour se rendre à Palerme. M. La Farina, dont nous avons eu plus d’une fois l’occasion de prononcer le nom depuis un an, est Sicilien. Il a fait ses preuves comme organisateur politique dans cette association de l’unité italienne qu’il conduisait de concert avec Garibaldi, et dont les agences secrètes couvraient l’Italie avant que n’éclatât la guerre de l’année dernière. Mais la considération des détails s’efface en présence des questions de politique générale que fait naître la révolution de Sicile.

Ce n’est plus seulement la conservation de la Sicile qui est en jeu pour la royauté napolitaine, c’est sa propre existence. Qu’une insurrection éclate quelque part dans le royaume de Naples, et que Garibaldi, passant le phare, se mette à sa tête : il est difficile de croire que le roi de Naples puisse compter sur la fidélité ou l’énergie des troupes qu’il voudrait opposer à ses adversaires. La cour de Naples se voit ainsi réduite à l’extrémité fatale qu’on lui avait signalée depuis longtemps, et vers laquelle elle a marché avec une obstination et un aveuglement incompréhensibles. Voici aujourd’hui qu’elle se retourne vers les puissances occidentales, la France et l’Angleterre, dont elle a méprisé les persévérans conseils jusqu’à ce moment fatal en politique où les faits prononcent l’irrévocable et l’irréparable arrêt. La révolution des Deux-Siciles ne saurait à coup sûr être vue avec indifférence par les cabinets européens ; le spectacle d’une royauté légitime renversée a de quoi émouvoir les cours légitimistes. Le roi de Naples peut alléguer aussi comme excuse ou comme titre à la sympathie sa jeunesse. Il est certain en effet qu’il est surtout condamné à expier les fautes des autres, que son tort a été de conserver le régime établi par son père, et que ce tort même doit surtout être attribué à la reine douairière, dont la malheureuse influence s’est prolongée sur le nouveau règne. Si la position particulière du jeune roi de Naples peut être un titre à la sympathie privée, nous doutons qu’elle puisse être efficacement invoquée contre les considérations et les nécessités politiques en faveur desquelles les événemens paraissent devoir se prononcer. Il y a deux mois, nous signalions le comte d’Aquila, dont les tendances libérales sont connues, comme capable, si ce prince pouvait réussir à éloigner la reine douairière, de ramener la royauté napolitaine dans une voie de conservation et de sagesse ; mais peut-être était-il déjà trop tard il y a deux mois. Quoi qu’il en soit, le roi de Naples, chancelant même dans ses possessions de terre ferme, porte sa cause devant l’Europe, et charge un envoyé extraordinaire, le commandeur Martino, d’invoquer surtout la médiation de la France et de l’Angleterre.

La réponse des deux puissances occidentales est pour ainsi dire faite d’avance. Pour la connaître, nous n’avions pas besoin que lord Palmerston, avant même d’avoir reçu l’envoyé napolitain, se hâtât d’annoncer ses intentions à la chambre des communes avec une précipitation inconvenante et une légèreté presque sauvage. La réponse de la France et de l’Angleterre résulte en effet des engagemens antérieurs des deux puissances et de la nature des choses. Nous avons posé dans les affaires italiennes le principe de non-intervention : c’est dire que nous avons voulu que les affaires de l’Italie fussent réglées exclusivement entre Italiens, que les gouvernemens de la péninsule cessassent, dans leurs démêlés avec leurs peuples, de compter sur les interventions étrangères. — Mais, dit-on, si Garibaldi passe de Sicile en terre ferme, le roi de Naples sera renversé, et le royaume des Deux-Siciles sera annexé au Piémont. — Est-ce tout ? — Nullement. Après Naples, ce sera le tour des états pontificaux. — Est-ce la fin ? — Pas encore. Le mouvement unitaire, qui s’est déjà fortifié par l’annexion des états du centre, et qui est à l’œuvre en Sicile, a hautement avoué son but. Il veut réunir toutes les forces de la péninsule pour achever l’affranchissement de la péninsule ; il veut faire de l’Italie un état unique, afin que l’Italie soit assez forte pour reconquérir la liberté de Venise. — Ainsi la révolution italienne renverse une dynastie, c’est sa première étape. Elle heurte la papauté et ébranle le monde catholique, c’est la seconde, et à la troisième elle entre en guerre contre l’Autriche. Nous ne contestons point que telle soit en effet la perspective de la révolution italienne, bien qu’il soit possible que les choses ne se pressent point avec la promptitude et la rigueur que la logique de la révolution semble annoncer. Toute la question pour nous est de savoir si ces dangers seraient atténués ou aggravés dans le cas où toutes les grandes puissances se rallieraient au principe de non-intervention. Le doute à nos yeux n’existe pas. S’il s’agit entre deux maux de choisir le moindre, c’est le principe de non-intervention absolue qui doit l’emporter. Si l’on ne veut pas faire dévier les révolutions des peuples étrangers, les prolonger et en appeler sur soi les conséquences funestes, il faut les abandonner à elles-mêmes. Que de maux l’Europe nous eût épargnés, de quelles souffrances et de quels désastres elle se fût préservée, si elle eût compris cette vérité en 1792 !

Toutes les grandes puissances auront-elles cette sagesse et montreront-elles cette patience envers les développemens naturels de la révolution italienne ? Nous voulons l’espérer et nous n’osons l’affirmer ; mais dans l’attente des incidens qui peuvent naître d’une situation si extraordinaire, tout le monde doit sentir combien il importe que les relations de la France avec les autres puissances soient placées dans les meilleures conditions possibles, et apprécier les avantages qui peuvent résulter de l’entrevue de Bade. Si l’on ne s’en tient pas absolument, dans les affaires d’Italie, au principe de non-intervention, du moins on pourra se rallier à un principe subsidiaire : l’on n’interviendra qu’à la condition que les cinq grandes puissances se soient mises d’accord entre elles pour fixer l’objet, les limites et les moyens d’action de l’intervention. C’est surtout dans les affaires de l’empire ottoman que le principe qui subordonne l’intervention à l’accord préalable des cinq puissances trouve son application la plus utile. C’est celui à l’aide duquel on vient heureusement d’arrêter l’initiative singulière que la Russie a essayé de prendre dans la question des chrétiens d’Orient. Le prince Gortchakof s’est aperçu de la mauvaise impression qu’avait produite en Europe l’étrange procédé par lequel il a ouvert cette question. La solennité d’une convocation d’ambassadeurs auxquels on venait dénoncer l’administration intérieure d’un état indépendant, en excluant justement de la réunion le représentant de la puissance accusée, rappelait avec trop peu d’adresse les anciennes prétentions de la cour de Pétersbourg à l’endroit de la Turquie. Le prince Gortchakof a compris que l’émotion excitée par cette ouverture était loin d’être favorable à la Russie, et il a cherché à la calmer par une circulaire explicative de ses véritables intentions. Le ministre russe désavoue toute pensée d’ingérence dans les affaires de l’empire ottoman et toute prétention à usurper la protection des chrétiens d’Orient. Il ne réclame qu’une enquête entreprise par le gouvernement turc de concert avec les représentans des grandes puissances. Malgré la correction de ses conclusions, la circulaire ; russe n’en est pas moins un véritable acte d’accusation contre le gouvernement ottoman. Les avertissemens qu’elle donne ressemblent fort à des menaces. Le prince Gortchakof n’hésite pas à signaler parmi les causes de la fermentation des populations chrétiennes « les événemens accomplis dans l’occident de l’Europe, et qui ont retenti dans tout l’Orient comme un encouragement et une espérance. » Il est curieux de voir le gouvernement russe s’emparer ainsi de l’affranchissement de l’Italie pour faire miroiter aux yeux des chrétiens d’Orient l’indépendance future. Pourquoi, se demande-t-on, un gouvernement animé d’un si beau zèle ne commence-t-il point par en appliquer les inspirations à son propre empire ? Le gouvernement russe n’a-t-il pas dans sa propre administration à réformer des abus qui ne rencontrent en Europe de terme de comparaison que dans l’administration turque, qu’il est si ardent à dénoncer ? Le gouvernement russe n’a-t-il pas à détruire chez lui le servage, qui n’existe point en Turquie ? Le gouvernement russe peut-il croire qu’il y a quelque part des oppressions et des persécutions religieuses qu’il soit plus urgent de faire cesser que celles qui pèsent en Russie et en Pologne sur les populations catholiques ? Nous parlions récemment de l’intéressante publication du prince Pierre Dolgoroukov, où sont si vertement dénoncés les abus de l’administration russe. Nous ne pensions pas que le prince Dolgoroukov nous fournirait si tôt dans sa personne un exemple des procédés étranges auxquels les Russes sont exposés de la part de leur gouvernement. À Londres, où il réside en ce moment, le prince Dolgoroukov a reçu l’ordre de rentrer en Russie sans délai. L’auteur de la Vérité sur la Russie s’est vengé de ce procédé de despotisme asiatique en publiant les lettres par lesquelles il a répondu à l’ambassadeur et au consul-général qui lui transmettaient le firman de Saint-Pétersbourg. Nous y avons remarqué ce passage : « J’ai quarante-trois ans ; je suis né et j’ai vécu, comme tous les nobles russes, dans la position d’un esclave privilégié dans un pays d’esclavage général ; j’ai le dégoût de cette existence ; elle me fait mal au cœur, et je me suis décidé à finir mes jours dans des pays libres, dans des pays où les hommes ne sont point envisagés comme des moutons appartenant à telle ou telle famille… Je rentrerai dans mon pays ; mais ce ne sera que le jour où le régime des lois aura remplacé celui de l’arbitraire. » Cette lettre et plus encore le procédé qui l’a motivée sont de bien étranges, mais fort instructifs commentaires des circulaires libérales de la chancellerie russe.

Les provinces chrétiennes soumises à la Porte dont le prince Gortchakof signale de préférence les souffrances et les agitations sont la Bosnie, l’Herzégovine et la Bulgarie. Ce sont celles qui touchent à la Servie et aux principautés roumaines. Sans doute les chrétiens de ces provinces ont droit à la sympathie des nations occidentales, et ils n’ont qu’à regarder la Servie et la Roumanie pour se convaincre que le patronage le plus efficace qu’aient dans ces derniers temps obtenu leurs voisins est celui de la France, que ce patronage a été même assez puissant pour assurer en Moldavie et en Valachie la renaissance d’Une nation. C’est bien en effet un peuple qui renaît en Roumanie sous l’administration intelligente et zélée du prince Couza, et les chrétiens d’Orient, ceux surtout auxquels la Russie vient de prodiguer les témoignages stériles de sa sollicitude intéressée, peuvent voir dans ce réveil du peuple roumain la promesse de leur régénération politique. La Roumanie est reconnaissante envers la France, et elle le prouve en s’efforçant de resserrer chaque jour davantage les sympathiques liens qui l’unissent à nous. Si nous sommes bien informés, le gouvernement roumain songerait à demander à la France une colonie de savans, d’administrateurs, d’ingénieurs, qui organiseraient dans les principautés, sur le type des institutions françaises, l’instruction publique, l’administration, des établissemens de crédit, un système de routes, qui apprendraient en un mot aux Roumains à tirer parti des magnifiques ressources que présente leur beau pays. Déjà le gouvernement moldo-valaque a décidé l’adoption de notre système de poids et mesures, et il va faire refondre ses monnaies à Paris même, sur le type français ; seulement, dans les principautés, notre unité monétaire, le franc, s’appellera le roumain. De tels projets, en appelant sur les bords du Danube l’esprit d’initiative de la France et nos procédés de civilisation, fraient avec intelligence une voie féconde aux capitaux de notre paya et fortifieront bientôt par l’échange des services et la communauté des intérêts les liens qui attachent déjà la France à l’existence et aux progrès de la Roumanie. Voilà, si nous ne craignions pas d’employer un mot arrogant, la protection légitime que peut donner la France aux chrétiens d’Orient et les bienfaits pratiques que des populations pleines d’avenir peuvent attendre d’un peuple libéral et vraiment civilisé. En grandissant, l’œuvre de la Roumanie aidera infailliblement à l’amélioration de la Bulgarie. De même les progrès de la Servie entraîneront ceux de la Bosnie et de l’Herzégovine, et peut-être le temps n’est-il pas éloigné où les politiques pratiques, appelant ces populations chrétiennes à l’autonomie, pourront rassembler dans un lien fédéral de véritables états-unis du Danube, capables de faire respecter leur indépendance par l’envahissante Russie autant que par la Turquie défaillante.

En Orient, plus qu’en Italie encore, les progrès de l’avenir peuvent être compromis par les intérêts égoïstes des puissances dont ces progrès naturels et légitimes contrarient les desseins. Nous croyons que la restauration des libertés hongroises, si désirable en soi, serait aussi une forte garantie pour le développement des populations danubiennes qui sont encore reliées à l’empire turc. Soit que l’on pense, comme les Hongrois, dont M. Horn s’est fait l’organe dans sa brochure énergique sur la Hongrie et la Crise européenne, que le temps des compromis est passé, soit que, plus patient, on interprète les hésitations visibles de la cour de Vienne dans la réorganisation de l’empire comme les dernières incertitudes qui précèdent des concessions nouvelles dont la Hongrie pourra être satisfaite, il nous semble que nous pouvons de toute façon nous attendre à un prochain réveil politique de la Hongrie. L’empire d’Autriche est dans une de ces situations chancelantes qui exigent tant de remaniemens et de réparations que l’assemblée la plus élémentaire, recrutée et nommée par qui l’on voudra, fût-ce même comme le nouveau conseil de l’empire par le souverain, pourvu qu’une part lui soit faite dans la délibération des affaires publiques, doit inévitablement et promptement finir par prendre la situation prépondérante dans l’état, et mettre souverainement la main aux réformes attendues de tous. D’une assemblée des notables sortiront les états-généraux, bientôt transformés en assemblée constituante. Il est probable que l’on a en Allemagne le sentiment profond de cette situation précaire, délicate, périlleuse de l’Autriche, et que ce sentiment n’est pas non plus étranger à ce besoin d’accord et d’union entre les souverains allemands qui se manifeste par la réunion de Bade. Les gouvernemens libres ont cet avantage qu’il vient toujours un moment où les situations les plus obscures s’éclaircissent et où la vérité des choses apparaît par les manifestations des chambres, appelées à intervenir directement dans les affaires du pays. C’est ce qui arrive aujourd’hui en Espagne, où le parlement vient de s’ouvrir après une campagne faite pour flatter l’orgueil national, et au lendemain de cette triste échauffourée carliste qui a été vraiment une diversion plus maussade que dangereuse. Tant que les chambres n’étaient point ouvertes, on a pu se livrer à toute sorte de commentaires sur la guerre du Maroc et sur la conclusion aussi heureuse que rapide de cette campagne. Des déceptions éveillées par une fin si prompte étaient tout près de dégénérer en opposition. Au fond, il y avait quelque incertitude, suite inévitable des divergences qui s’étaient élevées dès le premier moment jusqu’au sein des pouvoirs publics sur l’opportunité et sur les conditions de la paix avec l’empereur du Maroc. Il en était de même de l’insurrection carliste. Le gouvernement sans nul doute avait eu promptement raison de cette folle tentative, et après quelques actes de répression sommaire, il s’était habilement empressé de couper court à toute réaction par la plus large amnistie ; enfin le comte de Montemolin lui-même signait entre les mains de la reine Isabelle sa déchéance de prétendant. Mais quelle était la portée réelle de ces faits ? L’amnistie combinée avec la soumission du comte de Montemolin équivalait-elle à une réconciliation volontaire des deux branches de la famille royale ? Il y a en Espagne des personnes qui caressent depuis longtemps cette idée de fusion dynastique, et qui n’ont pas manqué, à ce qu’il paraît, d’interpréter dans ce sens les derniers événemens ; fort peu libérales d’inclinations, elles ont vu dans la ridicule défaite du parti carliste un moyen de faire un seul parti absolutiste au-delà des Pyrénées. On ne parlait déjà de rien moins que de l’abrogation des lois promulguées il y a vingt-cinq ans contre la famille de don Carlos et du rappel à Madrid des infans exilés. Le général O’Donnell a vu facilement tout ce que cette politique pouvait avoir de dangereux à un moment donné pour la monarchie constitutionnelle, pour la couronne de la reine Isabelle elle-même, en dépit de toutes les renonciations apparentes. En tranchant des questions délicates par une amnistie, il n’avait nullement le dessein de laisser dégénérer la médiocre aventure de San-Carlos-de-la-Rapita en triomphe pour le parti absolutiste. De là toutefois des tiraillemens devenus un instant assez visibles pour troubler l’opinion.

Le parlement a été à peine ouvert, que toutes ces incertitudes se sont à peu près évanouies, on peut le dire. Il y a eu sans doute des velléités d’opposition au sujet de la guerre et de la paix ; ce qui domine au fond, c’est un sentiment sincère de satisfaction et de fierté, doublé par le spectacle de cette vaillante armée d’Afrique qui rentrait récemment à Madrid. On aura de la peine à persuader à l’Espagne qu’elle a eu tort de faire la guerre, et même qu’elle a eu tort de faire la paix ; elle est contente de l’une et de l’autre, moins pour les avantages politiques qu’elle y a trouvés que parce qu’elle se sent relevée dans sa force morale et dans son esprit public. L’opinion sur le sens de la dernière amnistie n’est pas moins nette : c’est une amnistie, ce n’est point une fusion dynastique accomplie pour le plus grand bien de l’absolutisme. Ce double sentiment est passé, dès les premiers jours de la session, dans le projet d’adresse du congrès, livré en ce moment à sa discussion. Cette adresse elle-même d’ailleurs est aujourd’hui un indice et un programme. Elle est l’indice d’une situation qui, en restant toujours représentée par le général O’Donnell, semble sur le point de se fortifier politiquement par une reconstitution partielle du cabinet, et elle est en même temps le programme de cette situation. Ce qu’on a pu reprocher jusqu’ici au général O’Donnell, et quelquefois non sans une apparence de raison, c’est de donner à ces idées de l’Union libérale, dont il s’est fait le porte-drapeau, un sens tout personnel, le caractère d’un expédient. L’adresse du congrès donne à ces idées une plus haute et plus large signification, et elle reçoit une importance de plus du nom de l’auteur, M. Rios-Rosas, appelé, selon toute apparence, à jouer le principal rôle dans la reconstitution ministérielle qui se prépare à Madrid.

M. Rios-Rosas est l’un des hommes politiques les plus remarquables de l’Espagne par l’élévation de son talent et par la probité de son caractère. Son dévouement éprouvé à la monarchie n’est égalé que par la sincérité et l’ardeur de ses convictions libérales. Récemment encore il a été un négociateur assez heureux pour résoudre par une transaction avec Rome toutes ces questions épineuses du désamortissement ecclésiastique. C’est l’esprit politique supérieur de l’Union libérale. Par sa position d’orateur et d’homme d’état, par l’amitié qui le lie au général O’Donnell, dont il a été déjà le collègue au ministère en 1856, par la confiance que la reine met en lui, M. Rios-Rosas s’est trouvé l’homme naturellement désigné pour donner une expression parlementaire à la situation actuelle, pour être l’organe d’une politique ralliant le gouvernement et les chambres. Intégrité de la monarchie constitutionnelle, point de fusion dynastique, point de velléités de réaction, conciliation des différens intérêts représentés par les partis légaux, réforme de l’organisation publique dans un sens libéral, nécessité de lois nouvelles et plus larges sur la presse, sur les municipalités et les provinces, sur les incompatibilités parlementaires, sur les fonctions publiques, ce sont là les traits principaux du programme tracé par M. Rios-Rosas, et ne fût-il appliqué qu’à demi ou à peu près, il est assurément de ceux qui sont faits pour raffermir une situation. L’Espagne s’est déjà sauvée une fois d’autres périls par ses institutions libérales, appuyées sur un vigoureux sentiment monarchique. Les conditions de l’Europe ne sont plus ce qu’elles étaient en 1848 ; elle sont assez graves pour qu’un pays comme la Péninsule songe à ne chercher qu’en lui-même la garantie de sa sécurité, le conseil et les moyens d’une action indépendante. Il n’y a que le libéralisme encore une fois, un libéralisme vrai, sincère, conservateur, qui puisse conduire heureusement le peuple espagnol à travers tous les écueils du temps, d’autant plus que les aventures de l’absolutisme n’ont vraiment rien qui doive piquer d’émulation aujourd’hui. C’est donc au double point de vue de la situation générale de l’Europe et des nécessités intérieures de l’Espagne que la politique formulée dans l’adresse du congrès de Madrid a une certaine importance, si elle est le préambule d’une réorganisation du cabinet où le général O’Donnell resterait avec son prestige militaire, et où M. Rios-Rosas entrerait avec des vues libérales qui répondent à un sentiment universel. Tout semble indiquer quelque évolution de ce genre qui se réalisera sans doute après les premiers débats des chambres.

Nous nous étions attendus depuis longtemps au sort que vient d’avoir dans la chambre des communes le bill de réforme électorale de lord John Russell. Ce bill a été enfin retiré, non sans que les dernières scènes de cette longue controverse aient donné lieu à de curieux incidens. Lord John Russell a défendu jusqu’au bout son œuvre de prédilection avec cette opiniâtreté tranquille et souvent malheureuse qui ne l’abandonne jamais. Pour le décider à renoncer à son bill, il a fallu qu’un vote où le ministère n’a obtenu dans une chambre très nombreuse qu’une majorité insignifiante vînt l’avertir qu’un échec signalé était proche. Un membre du parti whig, M. Mackinnon, avait présenté, à la motion qui demandait la formation de la chambre en comité, c’est-à-dire la discussion des articles, un amendement tendant au renvoi de la discussion jusqu’au moment où serait terminé le recensement qui va être entrepris pour constater le nombre des électeurs que créeraient les nouvelles catégories du bill de réforme. Cet amendement équivalait à un ajournement indéfini, et par conséquent au rejet du bill ; mais en proposant l’examen en comité de son projet de réforme, lord John Russell avait été forcé, par l’époque avancée de la session, de demander a la chambre un acte illogique. Il voulait que l’on ne s’occupât cette année que du bill de réforme relatif à l’Angleterre, et que l’on renvoyât à l’année prochaine les projets de réforme relatifs à l’Écosse et à l’Irlande. Dans cette façon de scinder une mesure dont les parties, quoique distinctes, doivent se correspondre et former un tout harmonique, Il y avait une inconséquence qui frappait les tories et un grand nombre de libéraux. Par exemple, si le bill relatif à l’Angleterre eût été seul voté, et si une circonstance fortuite eût rendu nécessaires avant l’année prochaine des élections générales, que les membres représentant l’Angleterre fussent élus suivant la loi réformée, tandis que les membres représentant l’Irlande et l’Ecosse auraient été élus suivant la loi ancienne, cela eût établi une choquante inégalité d’origine entre les membres du parlement. Le parti tory, par l’organe d’un membre écossais, sir J. Fergusson, présenta donc un amendement qui renvoyait la discussion des articles du bill anglais après la seconde lecture des bills irlandais et écossais. Cet amendement avait la priorité sur celui de M. Mackinnon, et il ne fut rejeté qu’à la majorité de 271 voix contre 250, majorité qui se serait certainement fondue en minorité, si un grand nombre de whigs n’avaient pas compté enterrer le bill en votant l’amendement de M. Mackinnon. C’est ce vote qui a enfin vaincu l’obstination de lord John Russell et l’a décidé à retirer sa mesure.

Les derniers débats ont été vifs, éloquens. Lord Palmerston, prenant pour la première fois la parole dans cette discussion de la réforme, était enfin sorti de l’assoupissement significatif auquel il se laissait aller chaque soir quand commençait la discussion du bill, et était venu au secours de son collègue aux abois ; mais aux réclamations nombreuses des libéraux, au ton animé et confiant de M. Disraeli et de ses amis, il était aisé de prévoir l’inévitable issue. Au fond, malgré les déclamations de quelques orateurs et d’un petit nombre de journaux obligés de jouer leur rôle, la nation anglaise est aujourd’hui complètement indifférente à la réforme électorale. Le parlement, dans sa constitution actuelle, a voté toutes les réformes que la voix populaire lui désignait, et ne s’est montré rebelle à aucune des tendances de la nation. Il n’y a donc pas de raison pratique et Impérieuse de réformer une représentation qui se montre l’écho raisonnable et fidèle de l’opinion publique. La réforme n’étant pas nécessaire, encore aurait-il fallu que la mesure proposée ne donnât accès à aucune innovation intempestive et mal étudiée. Le bill de lord John Russell, négligemment élaboré, rompait cet équilibre d’influences auquel les Anglais demandent la représentation vraie des intérêts divers qui se partagent une société arrivée à une civilisation avancée et compliquée. Lord John Russell s’était contenté d’ajouter en bloc au corps électoral un nombre considérable d’électeurs dont il ne pouvait pas lui-même indiquer le chiffre approximatif, et ces électeurs, il les prenait dans une seule classe, celle des locataires de maisons qui paient un loyer infime. À un corps électoral déjà trop accessible à la corruption, le ministre whig ajoutait donc ou une nouvelle matière corruptible, ou bien une couche de la société facilement dominée par les inspirations démagogiques, et y obéissant avec cette discipline où les masses aiment à trouver au prix de leur indépendance la démonstration brutale de leur force. C’était faire un pas vers le principe de la souveraineté du nombre, qui répugne essentiellement à l’histoire et à la constitution de l’Angleterre. Il n’est pas surprenant qu’un tel projet soit tombé devant la désapprobation des partis parlementaires et l’indifférence du public.

Ce que l’on conçoit moins en présence de cette indifférence, c’est comment la réforme électorale a pu devenir une question ministérielle de premier ordre, celle sur laquelle les cabinets se font et se défont en Angleterre depuis huit ans. Les frondeurs des deux partis dans la chambre des communes attribuent à l’ambition de leurs chefs l’artificielle et dangereuse importance qui a été donnée à la question de réforme. Ils prétendent que c’est pour s’assurer la direction du parti populaire que lord John Russell a levé arbitrairement en 1852 le drapeau de la réforme, et que c’est pour battre les whigs en popularité que M. Disraeli et lord Derby ont sans nécessité contracté, il y a deux ans, l’engagement de réformer le parlement. Ces récriminations ont failli même ébranler récemment la discipline du parti tory. La revue qui est l’organe de ce parti, le Quarterly Review, dans un article attribué à un membre de la chambre des communes, lord Robert Cecil, a attaqué avec une injuste amertume la direction donnée par M. Disraeli au parti tory. Cette attaque, à laquelle lord John Russell et M. Bright ont fait allusion pendant la dernière discussion, et que M. Disraeli a dédaignée avec une fierté de bon goût, a été amplement compensée par les applaudissemens qui ont accueilli les discours spirituels et généreux du leader et du premier orateur du parti tory dans la chambre des communes.

Nous avons eu, nous aussi en France, notre bill retiré, c’est le projet de loi sur le chemin de fer de Béziers à Graissessac ; mais nous n’avons point à parler de nos affaires intérieures. Comme nous le disions récemment, le mouvement politique intérieur en France se réfugie dans ces importantes publications qui nous parlent d’un passé si rapproché de nous qu’il se mêle naturellement encore aux préoccupations du présent. De cet ordre sera éminemment le troisième volume des Mémoires de M. Guizot, où l’illustre écrivain raconte une des plus belles entreprises qui aient été tentées en France, la fondation d’un gouvernement libre sous le coup des attaques que la liberté tolère, avec les seules armes, les armes généreuses, que la liberté autorise. Que de leçons fécondes même dans l’avortement d’une si noble tentative !

Mais, pour mieux dire, l’intérêt intérieur du moment est dans la fête de cette journée où le pays célèbre, avec son heureux agrandissement, dans la famille française des braves populations de la Savoie et du comté de Nice. Pour apprécier justement ce que nous gagnons en rattachant la Savoie à notre patrie, il n’est peut-être pas inutile de voir comment des Piémontais éminens estiment la perte qu’ils font. Nous empruntons à une lettre particulière émanée de l’un des hommes qui ont servi le Piémont avec le plus de courage et de gloire depuis 1848 les lignes suivantes : « Comme militaire, je ne vous cache pas que la perte de la Savoie est pour nous très fâcheuse, car non-seulement nous perdons notre ligne de défense et notre indépendance de ce côté, mais nous faisons la perte immense et douloureuse de plus de douze mille bons soldats sur lesquels nous pouvions toujours compter. L’échange que nous opérons sous ce rapport, avec les Toscans notamment, est fort mauvais, car il nous faudra bien des années pour faire des soldats des habitans des rives de l’Arno. Nos regrets sont unanimes. Nous faisons en faveur de la France un sacrifice que peut-être l’on n’apprécie pas assez chez vous. Je vous dis franchement que, si la question eût été posée aux chambres de Turin avant le traité, la cession aurait été repoussée à une très grande majorité, quelles que pussent être les conséquences du vote ; mais le parlement n’ayant été consulté que la chose faite, il n’y avait plus qu’à baisser la tête et à dire : Amen. » Ces nobles regrets disent mieux que nous ne l’aurions pu le prix de la province que la France acquiert en ce jour. e. forcade.




ESSAIS ET NOTICES.


UNE RÉVOLUTION AU XIVe siècle.
Étienne Marcel et le Gouvernement de la bourgeoisie, par M. Perrens ; Paris, Hachette.

Il semblait désormais hors de doute, sur l’autorité des plus savans investigateurs et des plus graves historiens de ce siècle, que la royauté française n’avait pas été inutile, ni surtout contraire, à l’émancipation et au développement politique de la bourgeoisie et du peuple. Le rôle de cette royauté paraissait assez bien déterminé à cet égard : non que les rois capétiens eussent, d’après un plan arrêté, agi toujours et sciemment dans ce sens ; mais parce qu’ils s’étaient trouvés dès l’origine, par leur situation et par leurs besoins, tellement posés en face de la caste féodale qu’il en était résulté un état d’hostilité sourde, ou du moins d’antagonisme permanent. Cette tendance, étant moins dans la volonté des hommes que dans la nécessité des choses, pouvait bien avoir des retours accidentels, des inconstances, des contradictions, mais en définitive elle suivait sa pente, et devenait pour la société, une fois lancée, la seule voie possible, la seule politique allant d’elle-même. La monarchie, par cela seul qu’elle était en opposition de fait à l’ordre féodal, et qu’elle le minait incessamment, se trouvait aussi de fait alliée aux communes et au peuple, alliance vraiment naturelle, écrite dans les chartes et dans les lois à chaque page de nos annales. Les institutions administratives, judiciaires, militaires, qui sortaient lentement de cet état de choses, se subordonnaient toutes à la monarchie, et celle-ci les affermissait en les agglomérant. Quels que fussent donc les abus inséparables d’une création si difficile, si contrariée, si mal servie, il suffit, pour la justifier comme populaire et civilisatrice, que son principe fût opposé aux tyrannies locales implantées sur tous les points du territoire, et tendît à les déraciner. Voilà ce qu’on croit généralement aujourd’hui sur ce point de notre histoire.

L’auteur d’un ouvrage où l’on aime à reconnaître, tout en n’en adoptant pas les conclusions, des études sérieuses et l’amour de la vérité, M. Perrens, entreprend de combattre ce résultat, qui nous paraissait acquis.

Nous sommes loin de blâmer cette tentative de réaction contre une opinion admise, quoiqu’elle semble pourtant briller de tout l’éclat possible de l’évidence historique ; il est toujours bon pour la vérité que les dernières difficultés soient remuées, et qu’il soit tenu compte du moindre nuage jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. L’histoire, si heureusement renouvelée, si abondamment enrichie, n’a point encore atteint en tout son dernier degré de clarté. La méthode scientifique lui manque encore à bien des égards ; l’exploitation des faits dans des vues particulières, l’esprit de parti rétrospectif, l’amplification, la rhétorique, le paradoxe, la recherche des singularités piquantes ou pittoresques, enfin tout ce qui trouble la vue et empêche les résultats définitifs et vraiment utiles, se donnent encore une trop large carrière sur ce terrain, pourtant si vaillamment cultivé. Il est donc bien que la diversité des jugemens entre gens sérieux se prolonge encore. À force de controverser, on cherche des règles de controverse ; l’enquête, d’abord un peu désordonnée ou errante, s’efforce de se fixer un but précis : de là peut sortir un jour quelque bonne et large méthode de procéder dans l’instruction du passé, et d’arriver enfin à un jugement définitif sur ces grands justiciables de l’histoire, les rois, les peuples, les castes, les institutions, les époques du genre humain. Nous ne diminuerons donc en rien le mérite de l’ouvrage de M. Perrens en discutant et en repoussant cette réaction agressive contre la royauté du moyen âge qui forme la conclusion générale de son livre.

M. Perrens soutient que cette prétendue alliance entre le pouvoir royal et les classes populaires, pour faire contre-poids à la noblesse féodale, n’est qu’une hypothèse gratuite, que la royauté au contraire ne cherchait qu’à profiter des discordes de ces classes pour s’agrandir elle-même, et que si la nation s’est affranchie à la longue, ce n’est point par le concours des rois, mais malgré eux et malgré les obstacles qu’ils lui opposaient. « L’histoire de nos rois, selon M. Perrens, n’est le plus souvent qu’une longue suite de conjurations contre leurs sujets, conjurations qu’ils croyaient légitimes, puisqu’ils se regardaient comme investis d’un droit supérieur pour commander aux hommes. » Sur quoi fonde-t-il cette accusation quelque peu violente ? Sur ce que ces rois ne voulaient point se lier les mains, dès le XIVe siècle, par des convocations périodiques des états-généraux. Philippe le Bel, après avoir assemblé les représentans de la nation, s’étudie à les confiner dans des assemblées provinciales, ôtant ainsi d’une main ce qu’il donnait de l’autre. Ses fils suivent son exemple ; jamais ils ne réunissent les députés de la langue d’oc à ceux de la langue d’oil, et dans chacune des deux langues, ils isolent encore les provinces. Même politique chez le régent, depuis Charles V, pendant la révolution de 1356.

Le grief de M. Perrens contre les rois de France suppose donc, nous devons le remarquer tout d’abord, qu’une constitution représentative était dès lors non-seulement possible, mais encore le seul ou du moins le meilleur moyen d’arriver à l’émancipation des classes inférieures, à l’unité, à l’égalité. Selon lui, ce système, que nous-mêmes, après cinq cents ans de progrès dans tous les genres, après des expériences si coûteuses, après tant de livres et de théories, avec une bourgeoisie nombreuse, riche, instruite, avec des moyens de communication si multipliés, avec la paix, l’ordre, la justice civile, en un mot avec tout ce qui devrait nous rendre capables de nous gouverner nous-mêmes, nous n’avons pu maintenir, la société féodale, dans son plein développement, aurait pu l’organiser, le rendre durable et prospère, la société féodale, divisée en races de maîtres, d’affranchis et de serfs, découpée en provinces à peine adhérentes, jalouses de leurs privilèges, et inconnues les unes aux autres, partagée en langues et en coutumes diverses dont la fusion devait coûter tant de temps et passer par tant de transitions ; la société féodale, privée de routes sûres, de police dans les campagnes, déchirée par la guerre étrangère et par la guerre civile ! C’est dans un pareil milieu que M. Perrens croit possible l’établissement d’une constitution représentative et presque républicaine !

« Cette révolution de 1356 était, dit-il, moins prématurée qu’on ne pense ; elle n’échoua que par des circonstances accidentelles, que le hasard aurait pu éloigner comme il les amena. Ce gouvernement de la bourgeoisie, s’il avait duré, n’aurait point fait obstacle au rapprochement des castes et des provinces, à l’extinction de la féodalité, enfin au nivellement et à l’unité, qui furent les principaux bienfaits du pouvoir absolu. Il aurait multiplié les relations de ville à ville, dans l’intérêt du commerce. La confédération des bonnes villes, préparée par Etienne Marcel, n’eût point été funeste à l’unité nationale, car le gouvernement des états-généraux, qu’il voulait souverains dans toutes les questions d’intérêt public, n’avait rien de contraire au génie français. Combien de villes ne vit-on pas fidèles jusqu’à la dernière heure à la cause que soutenaient les Parisiens : Rouen, Beauvais, Senlis, Amiens, Meaux, Laon, Corbie, les villes d’Auvergne et de Languedoc ! » On pouvait donc, au XIVe siècle, tout faire à la fois : chasser l’étranger, créer l’unité, donner à tous les citoyens une juste part dans le gouvernement de leurs affaires ; « la révolution française, selon toute apparence, en eût été avancée de quelques siècles, et elle n’eût coûté ni tant de sang ni tant de ruines. » Les rois s’étant refusés à cette œuvre magnifique, il a fallu que le peuple se tirât péniblement d’affaire lui-même. Nos pères ne furent redevables qu’à eux-mêmes de la prépondérance qu’ils finirent par conquérir. C’est en se serrant pour résister aux invasions anglaises qu’ils apprirent à se croire solidaires. La nécessité de combattre à pied força les bourgeois et les manans à s’unir ; la solidarité des champs de bataille porta ensuite ses fruits dans la vie de tous les jours. Ce que savaient déjà les bourgeois, la jacquerie l’apprit au peuple des campagnes. Ce n’est pas le pouvoir absolu qui a chassé l’étranger ; « la légende de Jeanne d’Arc n’est autre chose que le réveil du génie national. » Enfin l’auteur conclut par ce jugement plus que sévère : si les rois n’ont pas mis obstacle à l’indépendance et à l’unité de la nation, c’est qu’ils y avaient intérêt aussi bien que les peuples, et c’est toute la part qu’ils y ont prise ; quant à la liberté, ils l’étouffèrent, « parce que » la nation seule y pouvait gagner.

Ces assertions acerbes, et qui annoncent trop de parti-pris pour que la gravité de l’histoire s’en accommode, sont dans leur généralité souverainement injustes. D’abord la monarchie française a eu une première période de trois siècles, de Hugues Capet à Philippe le Bel, pendant laquelle l’idée même des états-généraux n’existait pas ; les rois n’ont donc pu alors les entraver ni les étouffer, et pourtant que d’innovations dans le sens populaire durant cette période ! Combien de choses se sont faites ! et combien la royauté de Hugues ressemble peu à celle de Philippe ! Les grands possesseurs de fiefs ont été rattachés ou soumis à la couronne, et la nation a retrouvé un centre. De nombreuses provinces ont été annexées. Les communes, dont quelques-unes s’étaient affranchies par leurs propres efforts, se sont liées entre elles par le seul lien qui fût possible, par l’intermédiaire de la royauté, et ont affermi leur droit en entrant ainsi dans le système de l’état. Le droit seigneurial des guerres privées a été, avec l’aide de l’église, d’abord réglementé, puis restreint, et s’il n’était pas complètement aboli en fait, le principe de ce droit avait reçu le coup mortel : œuvre longue, difficile, quelque chose comme un débrouillement graduel du chaos ! L’organisation judiciaire était poussée assez loin pour ne pouvoir plus reculer ; les justices locales, arbitraires, barbares, étaient attaquées, réformées, soumises à l’appel ; l’institution des baillis, le droit d’appel les rattachaient au parlement, changeaient leur nature, leur donnaient par la jurisprudence naissante une loi qu’elles n’avaient pas. Si l’on mesure les pas faits dans ces trois siècles par tant d’innovations successives, on trouve des pas de géant ; tous ces pas étaient dans la voie de l’affranchissement. C’est trop rétrécir nos vues que de ne considérer la vie que sous telle ou telle forme. La liberté ne pouvait pas commencer par être adulte. Qui a soutenu la nation dans ce premier âge ? C’est la royauté sans doute. Elle cherchait à s’agrandir ; qui l’ignore ? Mais la question est de savoir si son agrandissement n’était pas la condition même du salut public. S’emparer du pouvoir militaire, n’était-ce pas l’ôter à des milliers de petits souverains qui en écrasaient le peuple ? Usurper le droit de rendre la justice, bien réellement attaché depuis un temps immémorial à la jouissance du fief, n’était-ce pas créer des garanties à la justice même, qui en manquait absolument, n’étant que la volonté du maître ? C’est encore trop rétrécir nos vues que de ne jamais nous montrer en action que la personne des rois : c’est l’institution royale qu’il faut voir, car c’est elle qui agit ici ; c’est autour d’elle que s’élèvent et grandissent peu à peu d’autres institutions qui coopèrent avec elle plutôt qu’elles ne lui obéissent, ou la limitent en lui obéissant, comme par exemple cette institution du parlement, dont l’action et l’influence au moyen âge sont si peu connues et ont été si grandes, non-seulement sur l’état, mais sur l’esprit même de la nation. Quand donc on parle de l’alliance de la royauté avec les classes populaires, on veut exprimer surtout la connexité de l’institution royale avec l’intérêt du plus grand nombre. Cet intérêt, dans l’origine et au sortir de la barbarie, c’était avant tout l’ordre, et l’ordre ne pouvait renaître que par le pouvoir. Il nous est facile aujourd’hui de marchander au pouvoir de ce temps-là ses moyens, de chicaner ses tâtonnemens et ses ignorances, et de prendre note de ses fautes : les gens d’alors n’étaient pas si sévères ; ils en appelaient au roi de toutes parts, et les gros volumes du recueil des ordonnances et des olim sont pleins de réponses à cet appel ; c’est ce qu’il n’est pas permis d’oublier. Que cette politique constante, devenue une tradition souveraine et en quelque sorte une force automotrice, ait été souvent interrompue ou contrariée par des torts individuels, ou par ces accidens qui viennent sans cesse troubler le cours naturel des choses, rien de moins étonnant ; mais ces déviations n’empêchaient pas le mouvement de reprendre son cours, parce que la pente était toujours la même. Les rois avaient contre eux, outre les vices et les erreurs dont personne n’est exempt, les préjugés du temps, les droits acquis que le peuple même respectait dans ses oppresseurs, les guerres civiles, les guerres étrangères, les difficultés de toute création administrative quand on n’a ni l’expérience ni les agens fidèles ou capables : comment ne pas leur en tenir compte ?

Mais peut-être, depuis Philippe le Bel, le moment était-il venu d’une politique nouvelle, d’un changement radical dans cette constitution si péniblement échafaudée pendant les trois siècles précédens ? Peut-être, au moment où les états-généraux allaient tout faire avec bien plus de force, de constance et de sûreté, les rois les ont-ils méchamment entravés dans leurs travaux et repoussés dans leurs sages innovations ? C’est pour le prouver que M. Perrens a écrit son livre. Sans entreprendre un difficile travail de contrôle sur les détails, il nous suffira du livre même pour arriver à une conclusion bien différente. Au premier coup d’œil, il est aisé de se convaincre que, sous le roi Jean, une pareille transformation politique était impossible, ou ne pouvait amener que des désastres, des réactions et des excès de pouvoir. La guerre étrangère et les intrigues d’un prétendant habile et perfide n’étaient pas les seules causes de perturbation qu’il fallût craindre : c’était pourtant déjà beaucoup, c’était assez pour que toute révolution fût inopportune, assez pour que le pouvoir dût être fortifié, bien loin d’être livré à une assemblée sans expérience et à des députations désunies ; mais il y avait comme obstacles, outre ces circonstances accidentelles du jour, toutes les circonstances permanentes du siècle, l’ignorance, l’étroitesse, les défiances de l’esprit municipal dépaysé au milieu d’affaires d’une grandeur disproportionnée à tout ce qu’il avait vu jusqu’alors. Sans doute ces provinciaux avaient, dans les limites de leur compétence, d’excellentes idées pratiques ; leurs administrations locales étaient, en détail, très supérieures à l’administration de l’état* C’est avec toute raison qu’Augustin Thierry, rapportant à cette époque un progrès remarquable dans l’éducation politique des Français, a observé que « deux siècles écoulés depuis la renaissance des libertés municipales avaient appris aux riches bourgeois à connaître et à vouloir tout ce qui, soit dans l’enceinte des mêmes murs, soit sur un plus vaste espace, constitue les sociétés bien ordonnées ; que pour eux l’ordre, la régularité, l’économie, le soin du bien-être de tous n’étaient pas seulement un principe, une maxime, une tendance, mais un fait de tous les jours, garanti par des institutions de tout genre, par la surveillance et le contrôle, et qu’enfin les plus éclairés de ces hommes durent promptement concevoir la pensée d’introduire au centre de l’état ce qu’ils avaient vu pratiquer- sous leurs yeux, ce qu’ils avaient pratiqué eux-mêmes d’après la tradition locale et les exemples de leurs devanciers. » Tout cela est vrai, mais cela ne prouve nullement que l’établissement d’une constitution fondée sur la périodicité d’une assemblée représentative fût dès lors praticable. Les députés n’allaient plus se trouver seulement en présence d’une comptabilité à éclaircir, de dépenses communales à régler, d’une répartition à opérer, d’une police à entretenir, de parchemins à garder. Au lieu de cet ordinaire assez monotone, facilité par l’habitude, par la tradition, par un intérêt commun, étroit, bien connu, ils allaient se trouver tout à coup en présence d’un extraordinaire terrible, immense : tout l’état à défendre et à réformer, un vaste système financier à fonder, au milieu d’intrigues politiques dont ils devenaient les instrumens sans seulement les soupçonner, sous l’influence de la ville de Paris, qui étouffait ou faussait la véritable expression du sentiment national. Dans cette situation, il aurait fallu du moins que ces législateurs novices, inspirés par cette sagesse même qu’ils avaient dû acquérir dans l’administration des cités, comprissent d’abord combien leur nouvelle mission était disproportionnée à leurs habitudes, combien ils devaient se défier, et d’eux-mêmes, et de l’inconnu périlleux et compliqué dans lequel ils marchaient, combien il était nécessaire de s’entendre entre eux et de ne pas se laisser déborder par des gens mieux instruits de l’état des choses et animés par des passions et par des intérêts cachés, combien il importait d’éclairer et d’aider le pouvoir sans le supplanter, de supporter quelques abus pour obtenir l’essentiel, et de ne pas ébranler le trône pendant que l’étranger ravageait le territoire. Ils firent tout le contraire.

Aux états de 1351, « il fut impossible aux députés de s’entendre. » Ils entrèrent dans un esprit d’opposition qui préparait déjà les troubles des années suivantes ; ils marchandèrent leurs votes, ne trouvèrent suffisante aucune des garanties qu’on leur offrait, et finirent par alléguer « qu’ils n’avaient pas de pouvoirs pour voter définitivement l’impôt. » On reconnaît déjà ici la marche ordinaire des agitations politiques, lorsqu’elles ont des meneurs secrets et couvrent des conspirations ; aussi l’opposition avait-elle dès lors « un chef puissant » dans Charles le Mauvais, qui avait des prétentions au trône et contestait la loi salique, « petit homme plein d’esprit et de feu, soucieux et réfléchi, à l’œil vif, de figure agréable et de manières attrayantes, sachant se faire aimer, » au demeurant « n’étant point ce que de nos jours on appellerait un honnête homme ; on peut lui reprocher d’avoir été un ambitieux et un artisan d’intrigues ; sa parole n’était pas sûre, et il n’avait pas cette horreur du meurtre et du sang qu’une civilisation plus avancée pouvait seule inspirer. » On ne voit donc pas ici que les obstacles soient venus du roi, mais bien des ennemis du roi. « Il fallut congédier les états-généraux et recourir aux états provinciaux, qui cette année et les suivantes reçurent mission de voter les subsides. »

Aux états de 1355, les députés, qui n’étaient venus « qu’avec des idées vagues de réformes, » voyant que le roi offrait spontanément des garanties qu’on ne lui avait pas encore demandées, et se rendait à merci, « prirent de la hardiesse, et les principaux d’entre eux tombèrent d’accord presque sans avoir eu besoin de s’entendre. » Ils demandèrent que les trois ordres pussent voter ensemble, avantage considérable pour le tiers, ce qui leur fut accordé. On vota une gabelle sur le sel et une taxe sur les choses vendues, sans aucune exemption ni immunité, ni pour les princes, ni pour le roi, ni pour les deux premiers ordres ; c’était l’égalité en matière d’impôts, ce qui leur fut encore accordé. Mais bientôt les empiétemens commencent et les pouvoirs se confondent ; les états décident qu’ils nommeront eux-mêmes les receveurs, les trésoriers, les receveurs-généraux, plus une commission de neuf membres pris dans les trois ordres, lesquels surveilleront la perception. Ce n’est pas assez : cette commission législative, substituée à l’autorité royale, sera investie du droit de requérir tous les citoyens, tous les gens du roi, de les obliger à prêter main-forte, et même elle pourra désobéir au roi, s’il donne quelque ordre contraire aux résolutions des états ; tout cela aussi est accordé. Puis encore, par cette force des révolutions, par cet entraînement du désordre qui fait que, dès qu’on a trop pris, on est poussé malgré soi à tout prendre, il est décrété que les états seront réunis de nouveau quelques mois plus tard pour recevoir et vérifier les comptes, « et, ajoute-t-on habilement, pour voter de nouveaux subsides, s’il est nécessaire. » Se réunir trois fois en un an, observe avec raison M. Perrens, c’était marcher rapidement vers la périodicité ou même vers la permanence des états. De plus, le vote de deux ordres ne lierait pas le troisième ; chacun d’eux avait son veto, il dépendait donc d’un seul de tout arrêter, de tout anéantir. Ainsi les états régnaient et gouvernaient, et dans quelles conditions impossibles ! Étrange république d’ailleurs, en plein XIVe siècle ! République de castes rivales et de provinces qui ne se connaissaient pas ! Que manquait-il à ce beau gouvernement, si ce n’est une garde citoyenne pour remplacer les troupes royales ? Aussi « invitation fut faite à toutes gens de s’armer selon leur état ; en revanche il fut défendu au roi d’appeler l’arrière-ban, si ce n’est dans un pressant danger. » Mais qui déclarerait la patrie en danger ? Les états sans doute ! Peut-on imaginer une subversion plus complète de tout équilibre politique, une suppression plus entière de toutes ces résistances réciproques qui éprouvent, qui épurent et qui appuient les réformes ? Si la société de 1789 n’a pu résister à ces mêmes fautes, si elle a succombé sous ces mêmes usurpations précipitées et accumulées, comment les hommes de 1355 auraient-ils pu faire marcher cette machine dont le moteur était partout et le conducteur nulle part ? En vérité, tout notre désir de faire estimer l’antique bourgeoisie du moyen âge ne saurait nous déterminer à lui reconnaître ici cette sagesse qu’elle manifestait mieux dans l’enceinte des communes. Aussi dès l’année suivante tout croula. Les esprits s’étaient refroidis, les députés se rendirent en moindre nombre à l’assemblée ; la dépense, le danger de traverser des provinces infestées d’ennemis et de brigands, les retinrent chez eux. D’autres furent retenus par leurs commettans mêmes, qui ne voulaient point de ce qu’ils avaient fait. Non-seulement la noblesse et le clergé se refusaient aux nouveaux impôts, mais de grandes villes les repoussaient avec violence. Le peuple d’Arras massacra vingt et un citoyens notables comme partisans des états et du nouvel ordre de choses, d’autres furent bannis ; cette révolution réactionnaire dura près de deux mois. Il fallut donc réviser la loi de la gabelle et de la taxe, et lorsque dans cette session on en vint à un examen plus libre ou moins enthousiaste, on reconnut enfin « l’insuffisance des députés du tiers, qui n’avaient pu encore assez réfléchir a l’art si difficile de gouverner les finances d’une grande nation. » A la gabelle et à la taxe sur les ventes, ils substituèrent une capitation en proportion des revenus ; mais ici encore que de maladresse, pour ne pas dire pis. La proportion était en sens inverse de la justice et du bon sens : les plus pauvres, possédant moins de 100 livres de rentes, devaient payer 5 pour 100 ; ceux qui atteignaient les 100 livres, 4 pour 100 ; ceux qui étaient plus riches, 4 pour 100 pour les premières 100 livres, et 2 pour 100 pour le reste. S’il faut juger les hommes par leurs actes, il y avait ici autre chose encore que « l’insuffisance, » il y avait l’iniquité et l’égoïsme. Nos pères de la bourgeoisie n’étaient guère en ce moment, il faut l’avouer, les vrais protecteurs du peuple. Mais qui donc les conduisait encore dans cette session ? Toujours cet Etienne Marcel, « dont il est impossible de ne pas reconnaître les idées et l’influence dans les résolutions des états de 1355 comme dans tout le reste, » et ce Charles le Mauvais, « dont il faut voir la main dans ces révoltes et dans ces agitations. » Le roi, qu’on accuse volontiers de mettre obstacle à tout, n’empêche rien, et les états construisent tranquillement leur absurde république au milieu d’une telle société et d’un tel siècle, sans même songer à en tirer, comme en 1792, le moindre élan d’énergie nationale contre l’invasion étrangère.

Aux états de 1356, après la bataille de Poitiers, quand le roi est captif en Angleterre, quand les calamités et les périls se sont accrus à l’infini, les députés montreront-ils plus d’intelligence, de modération, de patriotisme désintéressé ? Non, ils sèment de nouveaux désordres, et ajoutent des haines, des vengeances, des proscriptions aux extravagances anciennes. Ils votent un impôt nécessaire à la défense du pays, mais en réservant, chacun pour ses commettans, le droit de ne pas le payer, ce qui était la dérision dans l’anarchie. Ils exigent du dauphin qu’il destitue immédiatement sept des officiers qui ont sa confiance, et veulent les mettre en jugement devant une commission formée par eux-mêmes ; ils demandent de plus que leurs biens soient confisqués d’avance, en attendant qu’on les juge. Et quels sont les griefs qu’on élève contre ces officiers ? « On les accusait d’être vains, cupides, incapables, indifférens au bien public, de vouloir pour eux tous les avantages, » en un mot on leur reprochait tout ce qu’il y a de plus vague et de plus ridicule, tout ce qu’inventent l’envie et l’intrigue en ces jours mauvais où elles peuvent exploiter impunément la crédulité publique. Les états demandent ensuite que Charles le Mauvais, prisonnier dans Avignon, soit remis en liberté : sans doute les fermens de discorde n’étaient pas encore assez nombreux ni assez échauffés. Puis ils demandent que le dauphin se prive de ses conseillers intimes, et qu’à l’avenir son conseil soit nommé par l’assemblée ; « c’est moins un conseil qu’ils donnaient au dauphin qu’une tutelle et des maîtres. » Ce nouveau conseil dirigerait toute l’administration par commissaires ; à la royauté il resterait l’inutile veto. « Ainsi, dit M. Perrens, la nation prenait possession d’elle-même et s’essayait au gouvernement de ses propres affaires ; elle ne conservait guère de la monarchie que le nom ; en plein moyen âge, elle avait imaginé le système constitutionnel des temps modernes, auquel il ne manquait qu’une plus juste pondération des pouvoirs, » c’est-à-dire qu’il n’y manquait que l’essence même du système constitutionnel. La nation prenait possession d’elle-même ! Mais nous voyons quelques lignes plus bas que les bourgeois nommés au conseil n’y allaient presque jamais, qu’ils n’étaient en quelque sorte que des conseillers honoraires ou extraordinaires, et qu’ils se contentaient en général d’être représentés par les évêques de Laon et de Paris ; c’étaient ceux-ci qui, sous l’inspiration d’Etienne Marcel et de Charles le Mauvais, avaient « pris possession » de la nation. Au reste, dans la session de 1357, on trouva moyen d’ajouter encore des folies à ces folies. On avait désigné à la destitution et à la confiscation sans jugement sept officiers royaux ; on en désigna quinze autres, et pour tout désorganiser d’un seul coup, « ils voulurent que tous les officiers du royaume fussent provisoirement suspendus, jusqu’à ce que des réformateurs nommés par l’assemblée eussent fait un examen minutieux de la manière dont ils avaient exercé leurs charges, afin d’exclure les mauvais et de ne conserver que les bons. » Il est vrai que la nation n’avait plus cette fois pris possession d’elle-même : peu de députés étaient venus à Paris ; les provinces murmuraient contre cette bourgeoisie parisienne, qui semblait abuser un peu trop de « ses lumières supérieures. » Nous ne pousserons pas plus loin cet examen, dont tous les élémens sont empruntés à l’ouvrage même que nous combattons. Les événemens qui suivent ne manifestent plus qu’un de ces entraînemens révolutionnaires où les hommes ne sont plus assez libres de leurs pensées et de leurs actes pour qu’on puisse les juger.

Nous voici donc arrivés par cet examen à adopter avec une plus forte conviction ce que nous avions déjà reçu sur la foi de la plupart des historiens. On ne réhabilitera point ces états du xive siècle, qui essayèrent de sortir en quelque sorte de leur temps, et de substituer un pouvoir élu à l’autorité royale. Eussent-ils mis plus de modération dans leurs entreprises, elles n’auraient abouti à rien de stable. La base manquait à une si grande construction. Trop de choses restaient encore à faire avant d’en venir là. La difficulté des communications, la diversité des intérêts, l’opposition des castes, l’esprit local, tendaient sans cesse à disloquer les assemblées et à livrer la place à une oligarchie parisienne : de là le danger toujours imminent des séparations, des démembremens, des républiques municipales, grands auxiliaires pour les ennemis du dehors. Sans doute il circulait d’excellentes idées de réforme sur des objets particuliers ; en concentrant tous leurs efforts sur ces objets, les états auraient pu faciliter et accélérer le mouvement vers l’unité du territoire, de la loi et des classes ; mais leurs prétentions exorbitantes ne montrèrent que leur incapacité : ils osèrent d’autant plus qu’ils comprenaient moins. La royauté, réduite à un vain nom, parut un moment s’éclipser devant eux ; mais, comme toutes les choses qui ont leur raison d’être, elle attendît son heure, et reparut plus puissante, avec son conseil, son parlement, sa tradition, et les rapports complexes qui la mêlaient à tout. Peut-être, un siècle plus tard, sous Charles VIII, sous Louis XII, cette politique aurait-elle pu changer, et une part aurait-elle pu être faite à une représentation périodique, si les guerres d’Italie n’étaient pas survenues ; il est permis d’en douter néanmoins, car plus tard encore, en 1614, si l’on étudie l’esprit qui se manifeste dans cette dernière réunion des états, on y découvre tant d’obstacles et d’incompatibilités, qu’on est tenté de croire que, tout bien examiné, les choses se sont faites chez nous comme elles ont dû s’y faire, que la France s’est développée selon son tempérament, comme l’Angleterre selon le sien, et qu’il fallait passer par Louis XIV avant d’arriver à 1789.

Nous n’avons combattu jusqu’ici que les résultats généraux que M. Perrens a lui-même expressément tirés de son travail, et qu’il a résumés soit dans les prolégomènes, soit dans la conclusion. Quant aux jugemens qu’il porte sur tels ou tels personnages, sur tel ou tel ordre de citoyens, il faudrait, pour les contrôler avec l’attention qu’ils méritent, des études nouvelles qui nous écarteraient de notre plan ; nous recommandons cette partie purement narrative du livre de M. Perrens aux amateurs studieux de l’histoire, comme représentant l’opinion extrême parmi les écrivains qui ont voulu trouver un bon côté dans les entreprises du chef révolutionnaire de 1358. À la vérité, il y a, au premier coup d’œil, dans ces jugemens une distribution d’éloges et de blâme qui, je le crains, paraîtra suspecte au lecteur. Tout ce qui tient au parti que l’auteur désapprouve est fort sévèrement traité ; les fautes du roi Jean, les mesures politiques du dauphin, le caractère et la conduite de leurs amis, de leurs conseillers, sont constamment colorés dans les tons les plus sombres, et le mal, de leur côté, paraît toujours plus probable que le bien ; au contraire Etienne Marcel, Charles le Mauvais, Robert Le Coq, et en général tous les opposans, sont blanchis autant que possible, et leurs crimes même racontés en termes moins rudes, ou atténués par la considération des temps, des motifs ou des circonstances. Même différence entre la noblesse et le peuple, et la jacquerie, sans être justifiée, est cependant si abrégée et présentée avec tant d’adoucissemens, entre les oppressions qui la précèdent et la réaction qui la suit, qu’on se sent tout surpris de la trouver presque anodine. Je dis que cette distribution si tranchée du mérite et du démérite, qui met tout le bien d’un côté et tout le mal de l’autre, est suspecte en elle-même et à première vue. Lors même qu’il en serait autrement, lors même qu’à une certaine époque toutes les extravagances et toutes les fourberies se seraient donné rendez-vous dans le palais des rois, il ne s’ensuivrait pour cela aucune condamnation générale contre la politique séculaire de la royauté. On pourrait abandonner à la réprobation de l’histoire le roi Jean et son fils et leurs ministres et leurs généraux, qu’il n’en resterait pas moins vrai que la monarchie, en son temps, a été nécessaire, qu’elle a été pour la France en particulier le plus puissant agent de l’unité, de la justice, du nivellement peut-être excessif qui nous distingue, et qu’elle a droit d’être jugée d’après cette grande fonction si longtemps remplie, et non d’après les vices et les travers de quelques individus.

Toutefois, comme cette sorte de partialité dans l’histoire devient assez commune, quelques considérations plus générales sur ce sujet ne seront sans doute pas inutiles. Il s’agit de justice, et à ce titre la question ne laisse point que d’avoir pour nous un intérêt fort direct. La justice envers les hommes d’autrefois n’est point du tout indifférente à nos destinées d’aujourd’hui. La justice de l’historien est un des grands intérêts publics, car l’histoire, c’est la patrie, et l’inique diffamation du passé est la discorde et la faiblesse du présent. La justice possède une force de conciliation qui, laissant à chaque individu, à chaque classe sa part d’honneur, et ne concédant à personne le monopole des mérites, éteint, en les expliquant, les querelles du passé au profit de l’avenir. L’historien n’a pas le droit d’écouter ses sympathies, de plaider pour sa race, pour sa profession, pour son parti. Et pourtant depuis Boulainvilliers, c’est-à-dire depuis qu’on a commencé à reconnaître dans notre histoire et à suivre de siècle en siècle une lutte de classes qui a son origine dans la conquête, et qui s’est perpétuée jusqu’à nous, une secrète partialité a toujours réfléchi sa teinte sur l’exposition des faits de ce grand drame ; les meilleurs esprits n’en sont pas tout à fait exempts. Chez d’autres, le réquisitoire ou le panégyrique est le fond même de ce qu’ils appellent l’histoire, et l’on voit trop souvent la polémique contemporaine, plus ou moins déguisée, remonter avec ses passions dans les temps écoulés, y altérer, sinon le matériel des faits, au moins leur proportion, leur mesure, leur caractère, supprimer ceux qui la gênent, faire grande place et grand jour à ceux dont elle veut tirer des argumens pour sa cause, de sorte que, tout en disant des choses vraies, on arrive ainsi à la plus fausse représentation de l’ensemble, et le lecteur sort de là rempli de haines rétroactives, d’admirations mal fondées et d’impressions troubles qui corrompent le jugement et sur les choses d’autrefois et sur celles d’aujourd’hui. Il est difficile sans doute de se détacher entièrement, dans l’intérêt austère de la seule vérité, des croyances auxquelles on appartient, du sang dont on est sorti. Lorsqu’on voit ses ancêtres, lutter pendant de longues générations pour s’affranchir, tant de lenteurs contristent : on voudrait les voir s’émanciper plus vite, même par de grands coups ; mais il faut que l’historien se corrige de ces illusions et de ces impatiences, le fruit de l’histoire est à ce prix. Il faut qu’il s’apprivoise à mettre le temps comme un élément nécessaire en toutes choses ; ni la nature ni l’humanité ne se développent par secousses. Il faut qu’il tienne compte de toutes les circonstances au milieu desquelles les hommes ont vécu, parce qu’ils y vivaient comme dans un élément qu’ils n’avaient point choisi, et sans pouvoir même en imaginer un autre. Ce n’est qu’en comprenant les nécessités des autres époques que nous saurons comprendre les nôtres, et c’est pour n’avoir jamais assez compris la lenteur des choses, surtout le besoin de préparation et de maturité, que nous avons donné tête baissée dans tant d’utopies, fait tant de faux pas, de chutes désastreuses et ridicules : vieux enfans qui ne savons pas apprécier les distances, et qui, poussés sur la mer des âges, à chaque idée décevante qui flotte à nos yeux parmi les brumes de l’avenir, à chaque horizon nouveau qui semble émerger devant nous, croyons toujours le tenir et tendons la main pour le prendre, au risque de plonger dans l’abîme.

Mais à part cette considération, il en est une autre qui suffit à elle seule : c’est celle de la vérité en elle-même. Quiconque a cherché, même autour de lui, la vérité sur les hommes et sur les choses contemporaines, quiconque a observé les révolutions, les partis, l’influence des situations, l’inextricable complexité des causes, l’infinie variété des motifs, et s’est surpris soi-même dans de faux points de vue et dans des perspectives trompeuses, a dû apprendre combien est rare la certitude sur la valeur des actes et sur la moralité des intentions. À plus forte raison sentira-t-il la nécessité d’écarter toute suggestion des préjugés, tout esprit personnel, et de s’élever à la sérénité suprême de la pure intelligence, s’il s’agit d’hommes et d’événemens ensevelis depuis longtemps dans le lointain obscur du passé. Il y a sans doute une région de l’histoire où l’on peut, avec de sages précautions, s’avancer sans crainte, et arriver à des résultats plus ou moins certains et complets ; cette région, plus particulièrement cultivée de nos jours, est celle où l’on décrit les événemens généraux, tels que les grandes conquêtes et les luttes de races, l’origine, les accroissemens et le déclin ou la transformation des institutions civiles, politiques, religieuses ; les progrès de la richesse, des sciences, des lettres : toutes choses palpables et qui durent, qui ne changent que lentement, qui couvrent de vastes étendues de pays, se manifestent par une multitude de faits particuliers, et par conséquent sont facilement attestées par des documens nombreux, indubitables, se confirmant d’un siècle à l’autre ; c’est ce qui constitue la vie collective, presque inconsciente du genre humain, où il n’y a ni à condamner ni à absoudre, mais seulement à observer et à décrire. Là, au moins pour quelques époques de l’histoire, il peut y avoir pleine lumière et certitude, et s’il s’y présente des obscurités ou des lacunes, on peut encore essayer d’y suppléer par des conjectures, par des analogies, lesquelles, se fondant sur des lois connues de l’esprit humain, sont elles-mêmes d’utiles exercices de la pensée.

Dès qu’on sort au contraire de cet ordre de choses générales et permanentes pour entrer dans l’histoire proprement dite, dans le mouvement détaillé, dramatique, volontaire des actions humaines, où l’individu, la caste, le groupe, la foule, paraissent en scène avec leurs passions, leurs erreurs, leurs tendances alternatives au bien ou au mal, et que de ces actes libres il sort une moralité, une responsabilité, un jugement de la conscience, alors il n’en est plus de même. La certitude diminue de beaucoup, et il doit être tenu compte d’une foule de considérations diverses. D’ordinaire les témoignages rares, incomplets, suspects, difficiles ou impossibles à contrôler, portent sur des faits fugitifs, sur des hommes jugés par la passion contemporaine. Comment s’assurer qu’on sait tout, que la cause est suffisamment entendue, quand il s’est écoulé des siècles, quand les témoins ne peuvent plus être rappelés, quand la plupart des pièces sont perdues, ou qu’il n’en a jamais existé ? Supposons cependant qu’il n’y manque rien : quelles difficultés d’appréciation ! Si la moralité des actes ne dépend ni des temps, ni des lieux, la culpabilité ou le mérite des auteurs de ces actes en dépend sans nul doute pour beaucoup. Si c’est un individu qu’on juge, il faut tenir compte de tout ce qui l’a fait ce qu’il est, de tout ce qui l’entoure et le pousse ; ce qui serait inexcusable dans un homme Instruit et civilisé de nos jours ne le serait point dans un Goth barbare, et le premier n’aurait certes pas autant de mérite à s’abstenir d’une violence que n’en aurait le robuste et grossier compagnon d’Alaric. Si c’est toute une classe d’hommes qu’on veut juger, et si on lui reproche tel vice, telle cruauté, j’ai droit de demander dans quelle mesure, avec quelles compensations, sous quelles impulsions insurmontables des habitudes, de la profession, des idées reçues. Est-ce d’ailleurs le crime de toute cette classe, ou de la majorité, ou seulement des personnages les plus apparens ? Il faudrait là une véritable statistique morale dont les plus simples élémens n’existent même pas. Il ne suffirait pas de recueillir dans les chroniques des masses de faits extérieurs et matériels ; on en remplirait des volumes pour et contre. Les auteurs n’ont pu tout dire, et dans le choix ils ont été dirigés par une pensée ou une passion. Les plus frappans sont exceptionnels, ils ne peuvent donc donner l’image commune et le portrait des temps. Ainsi une foule de considérations imposent à l’historien la plus grande réserve, le plus minutieux examen, lorsqu’il s’agit de juger et de condamner soit les Individus éminens, soit les classes entières qui ont été entraînées dans les grands courans de l’histoire : quoi d’ailleurs de plus inopportun aujourd’hui que de récriminer sur des sépulcres, quand l’union est encore si nécessaire aux vivans ?


LOUIS BINAUT.


V. DE MARS.

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