Chronique de la quinzaine - 14 juin 1861

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Chronique n° 700
14 juin 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1861.

Tout a été dit sur la mort de M. de Cavour. À en juger par l’émotion que ce funeste événement a produite en France, on se fait aisément l’idée de l’angoisse poignante qu’il a causée aux Italiens. La fin du grand homme d’état de l’indépendance italienne a excité en effet parmi nous une sincère et profonde douleur. Devant la subite extinction de ce génie, nous avons vu les dissentimens politiques s’effacer : ceux même qui combattaient la politique de M. de Cavour n’ont pas dissimulé la tristesse et pour ainsi dire l’attendrissement qu’ils éprouvaient en voyant disparaître tout à coup un homme qui occupait une si grande place dans le monde. Il est beau d’avoir mêlé sa vie aux destinées d’un peuple à ce point que les accidens naturels et inévitables de notre existence deviennent des émotions publiques. Pour celui qui est l’objet d’un tel mouvement, c’est ce qu’on nomme la gloire ; mais la sympathie instinctive qui associe les masses à ces grands deuils, cet hommage spontané de regrets que les cœurs rendent aux morts illustres qui ont bien mérité de leurs semblables est un fait qui honore l’humanité et qu’il est consolant d’observer, car c’est en ces momens solennels et fugitifs que l’on reconnaît la vérité de la belle parole de Bossuet : « Quand Dieu créa le cœur de l’homme, il y mit premièrement la bonté. »

Tout se réunissait pour rendre M. de Cavour populaire dans la France libérale : la grande cause qu’il servait et le mouvement d’idées dont il procédait, les facultés éminentes de son esprit et le tour de son caractère. Par les idées, M. de Cavour appartenait à une génération libérale qui a eu l’honneur de compter des représentans même hors de France, qui a rayonné à peu près partout dans le monde, et qui a eu la bonne fortune de se rattacher à la date éclatante de la jeunesse de ce siècle, 1830. Parmi les hommes qui ont puisé leurs inspirations politiques au foyer de 1830, M. de Cavour a été le plus intelligent, le plus heureux, et demeurera le plus grand. Il a eu l’amour des institutions libres ; mais il n’en a pas eu seulement l’amour platonique. Esprit essentiellement progressif, il ne s’est point immobilisé dans la superstition des stériles routines ou dans la creuse déclamation des formules abstraites. Avant d’avoir lui-même la main dans l’action, il s’était informé avec une curiosité pénétrante et sagace des voies dans lesquelles marche aujourd’hui le monde. Il avait compris et accepté d’avance tous les développemens et toutes les exigences de la liberté. Il avait étudié les conditions de la vie économique et morale dès sociétés modernes. Dans l’action, l’un des principaux mérites de M. de Cavour est d’avoir montré un fait nouveau, sur le continent du moins : c’est qu’il est possible d’accomplir les plus grandes choses avec les procédés de la liberté. On a rapproché son nom de celui de quelques-uns de ces fameux ministres qui dominent l’histoire moderne de l’Europe pour l’avoir conformée à leurs desseins. On a eu raison par certains côtés, si l’on ne regarde qu’aux résultats extérieurs de son œuvre. M. de Cavour vient en effet de faire revivre sous nos yeux ces grandes figures d’autrefois qui passent pour avoir créé des peuples et remanié ou fondé des empires. M. de Cavour en peu d’années a rendu l’Italie indépendante et fait de la péninsule un grand royaume. Comme on eût dit dans l’ancien régime, il a prodigieusement agrandi la maison de Savoie, et il a transformé un souverain de troisième ordre en chef d’un grand royaume. Mais dans les procédés quelle différence et quelle nouveauté ! M. de Cavour est parti d’une idée patriotique ; sa cause était celle de l’affranchissement national. Il a senti, en homme pratique, qu’il fallait mettre au service de cette cause une force organisée, et cette force régulière et organisée, il l’a trouvée dans le Piémont, il l’a prise dans la solidarité historique qui lie la vieille maison de Savoie à la fortune de l’Italie. Ministre du roi de Sardaigne, il n’a point cherché un abri dans les mystères du despotisme ; il n’a pas demandé sa force au pouvoir arbitraire d’une dictature, il n’a pas croisé la baïonnette contre le parlement de son pays. Sa glorieuse innovation, celle pour laquelle non-seulement les Italiens, mais tout ce qu’il y a de libéral en Europe, ne témoigneront jamais à sa mémoire assez d’admiration et de reconnaissance, est de n’avoir voulu emprunter qu’à la liberté la force d’expansion et la force de cohésion qui lui étaient nécessaires. Assis sur le statut, retranché dans le parlement, il a répandu dans le Piémont les libertés à pleines mains. Certes d’autres avaient eu la conception de l’indépendance ou, si l’on veut, de l’unité de l’Italie ; mais avec quelle dextérité, avec quel bonheur il a pris soin d’enlever à des partis d’opposition ou à l’esprit de secte et de s’approprier, de façon à les rendre applicables et à leur assurer le concours d’une force organisée et régulière, toutes les idées vraiment nationales et tous les mots d’ordre justement populaires que les sectes, et les oppositions eussent compromis, si on leur en eût laissé le dangereux monopole ! Dans l’action, personne à notre époque n’a eu au même degré l’instinct de l’opportunité, personne n’a réuni tant de souplesse à des résolutions aussi fermes. Cet art qu’il avait mis à l’intérieur à fondre dans sa politique tous les élémens nationaux et populaires, il l’a déployé au dehors, avec le succès inouï dont l’Europe est encore étonnée, à saisir les occasions favorables à l’exécution de ses desseins et à pousser jusqu’au, bout les bonnes chances que lui offrait la fortune. C’est par là qu’il a été, on peut le dire, pendant trois années l’homme d’état dirigeant de l’Europe. Il avait d’ailleurs toutes les parties aimables d’un esprit disposé à tout comprendre et d’un caractère tranquille et résolu. Les préoccupations personnelles n’offusquaient jamais sa spirituelle bonhomie : nulle pédanterie, nulle suffisance, aucune de ces irritabilités nerveuses qui font si souvent paraître le pouvoir, dans la personne de ceux qui le possèdent, sous des formes bien odieuses ou bien ridicules, et dans tous les cas fort mesquines. On ne saurait être plus tolérant et plus naturellement indulgent. Il entrait dans les raisons et dans les nécessités de position de ses adversaires ; il ne gardait pas le souvenir de ces critiques auxquelles les hommes publics sont exposés, et qui, dans le choc des libres polémiques, prennent un accent de vivacité souvent regrettable. Pour tout dire par un mot dont on excusera la familiarité, il avait une qualité sans laquelle il n’y a pas de vraie grandeur, il était bon enfant.

La mort de M. de Cavour est une perte douloureuse pour la cause libérale européenne. Qu’est-elle donc pour l’Italie ! On ne consolera pas cette nation renaissante par ces déclamations banales et ces adulations démocratiques ; il n’y a pas d’hommes nécessaires ; le grand homme d’état est mort, mais il reste un peuple. Pourquoi d’ailleurs se hâterait-on de distraire une nation de sa douleur au moment où disparait celui dans lequel ses intérêts s’étaient incarnés ? Sans doute la courte carrière d’un homme, compte pour peu de chose dans l’existence d’un peuple ; mais les hommes, grâce à Dieu, ne sont point des abstractions, ils pensent et ils sentent, et le sentiment est après tout le lien le plus fort des associations humaines. En pleurant un homme qui l’a servi, un peuple fait plus encore que de remplir un devoir et de donner un spectacle moral et salutaire : il se rend encore service à lui-même. Plus il mesure et reconnaît le vide laissé dans son sein par la grande âme qui s’est évanouie, et plus il s’encourage lui-même aux efforts qui lui sont imposés pour réparer une telle perte. Il y aurait de l’ingratitude et de la puérilité à se dissimuler l’affaiblissement que la mort de Cavour cause à l’Italie. Est-il possible de remplacer promptement ce qui avait été le fruit non-seulement des qualités personnelles les plus remarquables, mais des travaux et des succès d’une carrière de plusieurs années ? L’Italie en ce moment posséderait un second Cavour, qu’il faudrait bien du temps encore au successeur pour remplir l’héritage vacant. On n’acquiert pas en un jour ce mélange d’ascendant et de liant par lequel M. de Cavour réunissait autour de la même politique l’élite de la société et les masses italiennes. De quelque talent que l’on soit doué, il faut du temps pour se faire connaître et pour prendre en Europe l’immense autorité qu’y possédait M. de Cavour. Il faut que les Italiens s’avouent le mal dans toute son étendue. La mort de M. de Cavour est pour eux un double affaiblissement : elle les affaiblit au dedans et vis-à-vis de l’étranger. En se rendant compte du mal, les Italiens comprendront mieux ce qu’ils ont à faire pour en conjurer les conséquences, et découvriront les compensations qu’il leur est permis d’espérer.

Le premier devoir que la mort de M. de Cavour impose aux Italiens, c’est l’union et la prudence. On doit reconnaître qu’ils se sont spontanément appliqués à le remplir. Les Italiens ont depuis trois ans étonné le monde par leur sagesse, et déjà ils se préparent à lui donner de nouvelles surprises du même genre. Dès que M. de Cavour a cessé de vivre, la voix publique, avec un ensemble qui révèle chez les Italiens un remarquable instinct politique, a appelé au pouvoir le baron Ricasoli. Tout le monde a senti que le premier besoin de l’Italie était que le gouvernement fût dans une main ferme. Au rusé, tenace, hardi et brave Piémontais, l’on a voulu donner pour successeur un Florentin que l’imagination se représente comme descendu tout vivant de l’âpre république du moyen-âge. On suppose M. Ricasoli moins souple que n’était M. de Cavour ; on lui attribue une certaine raideur, une obstination qui se prête mal aux compromis : l’on exagère sans doute les inconvéniens du caractère de M. Ricasoli ; mais, symptôme digne de remarque des dispositions présentes des Italiens, c’est justement parce qu’il possède les qualités des défauts qu’on lui attribue que l’acclamation publique a décerné le pouvoir à M. Ricasoli.

L’unité de l’Italie n’a pas de plus énergique partisan que l’ancien dictateur toscan ; on se souvient que c’est à lui, à sa résolution inflexible, qu’est due la première annexion, l’annexion de la Toscane, celle qui a déterminé le succès et la force du mouvement unitaire. L’on sait aussi que plus qu’aucun autre homme d’état italien il se montrerait décidé au besoin à réprimer tout mouvement intempestif et téméraire qui pourrait mettre en péril les résultats acquis et compromettre l’achèvement de l’œuvre entreprise par l’Italie. En appelant M. Ricasoli au ministère, les Italiens prennent en quelque sorte des précautions contre eux-mêmes, et cherchent à se donner une garantie contre les témérités des mauvaises têtes. Nous le répétons, on grossit trop ce qu’il peut y avoir de raideur dans le caractère de M. Ricasoli ; mais les Italiens aimeraient mieux en ce moment un pouvoir qui maintiendrait l’ordre par un excès de vigueur qu’un ministère qui le mettrait en péril par un excès de mollesse et par un esprit de conciliation dégénérant en faiblesse. On dirait que les Italiens ne s’en remettent plus aux ministres du soin de les concilier et font de la concorde leur affaire personnelle. Par une étrange coïncidence, où le hasard est sans doute pour beaucoup, Naples et la Sicile, envoient à Turin, depuis la mort de M. de Cavour, les meilleures nouvelles qu’on en eût encore reçues depuis l’annexion. À Naples, M. Ponza di San-Martino, qui passe pour être l’administrateur le plus capable qu’il y ait en Italie, réussit à merveille. Les Napolitains sont satisfaits de voir à la tête du gouvernement M. Ricasoli, qui à leurs yeux, au mérite de n’être pas Piémontais, joint celui d’être un unitaire coulé en bronze. Les Siciliens sont si contens du gouvernement de M. della Rovere qu’on en est surpris à Pour céder à leurs vœux, l’on a été obligé d’ajourner l’entrée de M. della Rovere au ministère de la guerre ; il faudra laisser deux mois encore en Sicile le ministre désigné, dont le jeune et habile général Cugia fera l’intérim. On peut donc espérer que les affaires intérieures de la péninsule ne se gâteront point, et qu’au contraire les Italiens, avec cette intelligence politique dont ils ont déjà donné tant de preuves, tiendront à honneur de montrer à l’Europe qu’ils sont capables d’achever l’œuvre qu’ils avaient commencée sous la conduite de M. de Cavour.

Au même degré que l’union, la prudence est en ce moment le devoir des Italiens. Quelque bonne opinion que les Italiens aient d’eux-mêmes, les esprits éclairés parmi eux ne sauraient méconnaître que l’Italie a besoin plus que jamais d’activés alliances, et que parmi ces amitiés étrangères la plus efficace et la plus décisive est envers eux celle de la France. Pour compléter son indépendance et constituer son unité, l’Italie a deux questions difficiles à résoudre, la question de Rome et la question de Venise. Ni dans le présent ni dans l’avenir, l’Italie ne saurait espérer de résoudre ces questions sans le concours ou du moins contre le gré de la France. Nous ne devons pas assurément demander à l’Italie d’oublier ces questions vitales pour elle. Nous ne saurions exiger qu’elle cessât de se préparer à l’achèvement de son indépendance et de son unité. La France désavouerait ce qu’elle a fait pour l’Italie, elle se démentirait elle-même, elle changerait son alliance en une ingérence oppressive, si elle affichait de telles prétentions ; mais, en restant sur le terrain de l’alliance, nous pouvons représenter à l’Italie qu’elle doit, par réciprocité d’amitié, consulter dans son action sur Rome et sur Venise les difficultés et les nécessités de la politique française. Prier les Italiens de nous donner le temps de nous convaincre qu’ils peuvent suppléer aux facultés de gouvernement que nous reconnaissions à M. de Cavour, serait-ce abuser de leur patience ? Leur dire que la France regarde le maintien de la paix comme un intérêt de premier ordre pour elle, et qu’elle espère que les Italiens ne la contrarieront point dans un intérêt si précieux par des entreprises téméraires, serait-ce dépasser la réciprocité qu’ils nous doivent dans l’alliance ? Nous ne le pensons point, et nous croyons qu’ils seront de notre avis. En demandant aux Italiens de ne point attaquer l’Autriche dans la Vénétie, nous ne leur imposons aucun sacrifice, nous les couvrons plutôt dans leur amour-propre, car il est manifeste qu’ils ne sont point encore en mesure d’entreprendre la guerre contre une des premières puissances militaires de l’Europe. Quant à la question romaine, il est évident qu’elle ne peut être tranchée par la force tant que la France restera à Rome. Il est certain en outre que toute solution par la force serait mauvaise, lors même que la France évacuerait le patrimoine de l’église. La question romaine appartient surtout à l’ordre moral ; c’est dans la sphère morale que M. de Cavour l’avait placée en établissant la liberté de l’église comme la compensation magnifique de l’abdication du pouvoir temporel. Dans ces termes mêmes, on peut la poursuivre plus efficacement que la généralité ne le pense, ou du moins la laisser mûrir. L’on voit que les intérêts mêmes de l’Italie invitent aujourd’hui les Italiens à la prudence dans les affaires de Rome et de Venise, et que si les avis de la France, nous ne disons pas les conditions imposées par elle, leur recommandent la sagesse, ils ne font que s’ajouter par surcroît aux conseils que leur donne déjà le juste sentiment de leur situation.

Nous avons parlé aussi délicatement qu’il nous a été possible de la réciprocité de bons sentimens que nous doit l’Italie ; nous nous étendrons de meilleur cœur sur les obligations que la mort de M. de Cavour nous crée envers elle. M. de Cavour mort, nous ne pouvons plus différer de reconnaître le royaume d’Italie. Tant que le génie du grand homme d’état présidait au gouvernement de la péninsule, on pouvait couvrir les temporisations de notre politique sous des prétextes qui disparaissent aujourd’hui. On pouvait dire d’une part qu’une marque si décisive du concours moral de la France n’était point indispensable à l’Italie, on pouvait affecter de craindre d’un autre côté que M. de Cavour, ou pressé par la concurrence de ses rivaux ou cédant aux inspirations de sa hardiesse naturelle, ne tirât parti de ce témoignage que la France lui aurait donné pour pousser plus avant ses desseins et ses entreprises. Après le lamentable événement qui vient d’affaiblir l’Italie, ni l’une ni l’autre excuse n’est valable. Non-seulement l’Italie est affaiblie par la mort de M. de Cavour, mais le refus que la France ferait de la reconnaître la plongerait dans une crise financière qui aurait infailliblement les conséquences politiques les plus déplorables. On sait que l’Italie a besoin, pour rétablir l’équilibre de ses finances, d’émettre un emprunt de 500 millions, absorbé d’avance en quelque sorte par un déficit de 320 millions. Le marché français est devenu le plus grand marché financier de l’Europe. Les valeurs piémontaises y sont acclimatées déjà depuis longtemps, et la rente piémontaise, aujourd’hui devenue la rente italienne, y a toujours été accueillie avec faveur. Refuser de reconnaître le royaume d’Italie, ce serait fermer le marché français au futur emprunt italien, ce serait frapper d’un coup funeste le crédit de l’Italie, ce serait exposer la péninsule à tous les désordres révolutionnaires, à tous les coups de désespoir qu’entraîne pour un état et pour un peuple la ruine des finances. Dans quel moment la France abandonnerait-elle l’Italie à ces périls ? Au moment où l’Italie est frappée d’un grand malheur, dans une occasion où les plus simples considérations de la justice et de la politique commandent à un allié de venir au secours d’un allié. Nous n’avons jamais, quant à nous, oublié les responsabilités que la France a contractées envers l’Italie. Nous les invoquions dès le lendemain de la paix de Villafranca pour qu’on laissât les duchés et la Romagne maîtres de se refuser à d’impossibles restaurations et de régler eux-mêmes leur propre sort. Nous les invoquons encore. Dans les événement qui ont changé depuis trois ans la condition de l’Italie, il y a eu deux grandes responsabilités engagées devant les contemporains et devant l’histoire, celle de M. de Cavour et celle du gouvernement français. Nous voulons bien que l’on mît au premier rang la responsabilité de M. de Cavour tant qu’il vivait, puisqu’aussi bien l’Italie nouvelle avait été sa conception personnelle, et puisqu’il avait eu l’art et le bonheur de mettre au service de son idée l’irrésistible force matérielle de la France ; mais le grand responsable italien n’est plus, et c’est notre responsabilité à nous qui devient désormais la première. De l’issue de la révolution italienne dépend le jugement qu’aura mérité notre politique de 1859. Nous nous frapperions nous-mêmes du plus choquant des démentis, nous deviendrions la risée et le scandale du monde, nous paraîtrions n’avoir fait que recommencer en plein XIXe siècle les guerres décousues et contradictoires du règne de Louis XV, si maintenant nous laissions aller l’Italie à la dérive, et si nous refusions de reconnaître, — quoi ? — notre propre ouvrage. Nous l’espérons fermement, cette faute ne sera pas commise. Nous reconnaîtrons le royaume d’Italie, nous le reconnaîtrons bientôt ; nous le reconnaîtrons en joignant à cet acte d’amitié d’utiles conseils, nous le voulons bien, qui provoqueront des réponses rassurantes, mais non en le subordonnant à des conditions qui seraient cruelles pour l’honneur italien, et qui d’ailleurs seraient souverainement impolitiques, puisque, si elles étaient absolues, elles créeraient des engagemens contraires à la nature des choses et impossibles à tenir.

Devant la mort de M. de Cavour, tout s’est éteint dans les faits politiques de cette quinzaine. Des sujets intéressans ont été traités devant nos assemblées ; mais le public n’a prêté qu’une attention distraite à ces discussions. Il a été surtout étonné que ni dans le sénat, ni au corps législatif, il n’ait été prononcé une parole de regret et d’admiration pour l’illustre mort, un mot de sympathie pour l’Italie si cruellement frappée. Les manifestations spontanées de la chambre des lords et de la chambre des communes d’Angleterre ont présenté sur ce point un contraste singulier avec le morne silence de notre chambre des députés et de notre sénat. Parmi les digressions auxquelles la discussion du budget a donné lieu au corps législatif, n’aurait-il pas été possible de glisser quelques mots d’hommage adressés à la mémoire du plus grand des hommes d’état contemporains ? Au surplus, comme il était aisé de le prévoir, la discussion du budget, renvoyée aux derniers jours de la session, n’a point été approfondie. Il n’a été prononcé qu’un seul discours important, qui ait jeté quelques lumières sur notre situation financière : nous voulons parler du discours de l’honorable M. Gouin, qui nous a montré dans l’exercice 1860 l’existence peu rassurante d’un déficit de 375 millions.

On sait que le budget, comprenant les divers services de l’état, peut fournir à propos de chacun de ces services les thèmes des discussions les plus diverses sur les questions politiques. Un député qui appartient à cette nuance d’opinion qu’il faut bien, ne fût-ce que pour la commodité du discours, appeler le parti clérical, M. Keller, a saisi cette occasion pour apprécier la politique suivie en ces derniers temps par le gouvernement envers l’église. M. Keller, pendant la discussion de l’adresse, avait prononcé un discours sur les affaires d’Italie dont ceux même qui ne partageaient point ses idées n’avaient pas hésité à reconnaître l’éloquence. M. Keller a été moins heureux dans sa dernière tentative. Le vice de son discours et le succès de murmures qu’il a obtenu proviennent de la fausse position où l’orateur et le gros de son parti se sont si malheureusement placés. De quoi se plaint M. Keller ? De la malveillance dont son parti serait l’objet de la part du gouvernement, des restrictions qui seraient mises à la liberté de l’église et de ses défenseurs ? Pour être intéressant, il fallait que M. Keller plaidât la liberté pour tous et invoquât également le droit commun au profit de chacun. Certes, après les faits qui ont été récemment révélés devant le sénat, quand on voit des préfets appeler dans leurs cabinets des curés dont ils sont mécontens et les corriger par le retrait de leurs traitemens, lorsqu’on a assisté à la suppression de journaux religieux, ou qu’on gémit des entraves mises à la circulation des brochures favorables au saint-siège, on devrait, par un sentiment naturel, se joindre à ceux qui réclament la liberté. On devrait surtout comprendre l’étroite solidarité qui existe entre la souveraineté temporelle donnée au pouvoir religieux sur un point et l’asservissement, au moins partiel, des organes religieux à l’état sur tous les autres points. Les âmes croyantes notamment devraient commencer à s’apercevoir de la grandeur de l’idée de M. de Cavour montrant la liberté de l’église dans le renoncement au pouvoir temporel. Ce n’est pas à ce large point de vue de la liberté et du droit commun que M. Keller s’est placé. Il n’a eu l’air d’exprimer qu’un regret, c’est que sa cause ne jouît plus des faveurs du pouvoir, et fût devenue au contraire l’objet de ses défiances et de ses sévérités. M. Keller s’est complu, lui aussi, dans ce radotage qui partage arbitrairement les citoyens en bons et en méchans, en conservateurs et en révolutionnaires : croyant avoir à se plaindre du gouvernement, ce sont les libéraux qu’il a blessés et exaspérés. Voilà une habileté qui passe notre intelligence. Nous avons peine à comprendre également les vives critiques adressées par l’honorable député catholique aux journaux. Est-il généreux de retourner le fer dans la blessure de ces pauvres journaux et de leur faire honte de leur dépendance ? Croit-on qu’ils ne connaissent point assez les misères dont ils souffrent ? Est-ce à eux qu’il faut imputer le régime actuel de la presse ? Au lieu de les accabler de reproches qu’ils ne méritent point, ne serait-il pas plus simple et plus noble, quand on est député, de travailler à la réforme de la législation de la presse ?

Nous ne savons s’il faut mettre au compte des petites misères dont souffre la presse la publicité qu’un grand nombre de feuilles de Paris et des départemens ont donnée à un ridicule article du Morning Post, qui n’aurait pas sans cela mérité d’être relevé. Malgré la renommée que certaines correspondances ont faite en France au Morning Post, ce journal n’en est pas moins dans son propre pays une feuille dénuée d’influence. On l’a bien trop flatté en prétendant qu’il est l’organe de lord Palmerston, qui préfère avec raison un sourire de l’éditeur du Times aux grossières louanges du Post. La spécialité de ce journal est d’informer chaque jour le public anglais des dîners ou des soirées qui se sont donnés la veille dans le West-End, et de publier la liste des invités. Comme il doit apparemment ces intéressantes informations aux maîtres d’hôtel des grandes maisons, nous l’avons entendu appeler le journal des butlers. En politique, il a été longtemps l’organe privilégié des carlistes d’Espagne et du comte de Montemolin. Il se plaît à attaquer en France les opinions qui ont le malheur de n’avoir pas pour elles le succès. Si la publication de l’article du Post auquel nous faisons allusion dans les journaux français a été spontanée, comme on doit le croire, on conviendra que nous possédons la presse la plus uniforme et la plus unanime qui soit au monde. Il faudrait également admirer nos journaux, s’ils avaient été, sans le savoir, victimes et dupes de la même mystification, et s’ils avaient supposé que la lettre du Morning Post sur un parti dont il est séditieux de prononcer le nom a été écrite à Paris. Il faut être Anglais, et ne rien connaître à la France, pour attribuer au parti dont parle le Morning Post des prétentions semblables à celles des Stuarts et de leurs partisans. Il faut être Anglais et non Français pour répéter maladroitement cette assimilation de la situation actuelle à celle de la maison de Hanovre qui a un jour échappé à la plume de M. de Persigny, et que l’on rend ridicule en la ressassant. On méconnaît d’ailleurs les intentions de M. le ministre de l’intérieur, proclamées dans une de ses premières circulaires, où il invitait les fonctionnaires à respecter les hommes qui ont servi avec honneur les anciens gouvernemens de la France ; on les méconnaît, disons-nous, en dénonçant la candidature de ces hommes aux fonctions représentatives comme une conspiration. Il est vrai que dans les élections qui ont lieu en ce moment pour les conseils-généraux plusieurs des personnes qui ont fondé quelque espoir sur la circulaire de M. de Persigny ne rencontrent pas dans l’administration l’accueil impartial, sinon bienveillant, auquel elles devaient s’attendre. M. Casimir Perier notamment, qui se présente dans l’Aube, a été obligé de répondre par une adresse très ferme et très digne aux insinuations répandues contre sa candidature. Mais nous ne confondrons jamais même les écarts du zèle mal éclairé d’une partie de l’administration française avec les plates arrogances d’un journal anglais, lequel vient nous faire la leçon sur nos affaires et les ignore au point de comparer au parti des Stuarts la cause de la révolution de 1830, révolution accomplie contre un coup d’état et en faveur de la liberté de la presse, révolution tout hanovrienne, si nous osons à notre tour nous emparer de cette qualification victorieuse qui justifie tout et répond à tout.

La tournure que prennent les affaires des États-Unis devient chaque jour plus fâcheuse. Sans doute la cause représentée par les états du nord est la plus conforme aux principes et aux intérêts de la France. La politique française répugne aux prétentions des états du sud, poussant jusqu’aux plus barbares conséquences les théories esclavagistes ; la politique française, qui a tant contribué à la fondation des États-Unis, et qui trouvait dans la puissance de la république américaine un élément si utile de l’équilibre maritime, ne peut assister sans regret à la rupture de l’union, et par conséquent à l’affaiblissement de l’élément anglo-américain. Au double point de vue de l’humanité et de l’intérêt français, nous devons donc souhaiter que la politique du nord prévale et que l’union soit maintenue. Les premières déclarations de M. Lincoln donnaient l’espoir que les mesures du nord pourraient assurer ce résultat. Que le nord usât de la supériorité de ses ressources et de ses forces pour conserver ou reprendre les forts ou les propriétés fédérales situés sur les frontières et le littoral des états sécessionistes, qu’il se bornât à bloquer les principales villes maritimes du sud, il est vraisemblable qu’une réaction se serait bientôt produite au sein de la nouvelle confédération, et que les deux parties de la république eussent pu se rejoindre et se ressouder. Pour ne point compromettre cette perspective, il eût été nécessaire d’éviter tout conflit sanglant, et surtout l’invasion de corps d’armée dans les états du sud. Si au contraire la guerre civile s’engage, si le sang coule, la réconciliation ne semble plus possible, et alors, ce semble aussi, quoi qu’il arrive, c’en est fait de l’union. Les états du nord ne sauraient reconstituer l’union que s’ils peuvent y ramener, par une ferme patience, par les mouvemens de l’esprit public et par d’opportunes négociations, les populations des états qui se sont séparés. Quant à les conquérir et à les gouverner comme des états subjugués, il n’y faut pas songer un instant. C’est pour ces motifs que nous voyons avec appréhension l’invasion de la Virginie. Si par malheur on n’évite point les rencontres, si de grands combats sont livrés, c’est la fin irrévocable de l’union. Deux républiques devront se partager l’Amérique, et c’est malheureusement par une inimitié envenimée qu’elles auront inauguré leurs orageuses relations.

La campagne politique ne finit pas bien pour l’Allemagne. Au milieu des événemens qui surprennent et émeuvent le monde, la confédération germanique n’a pas l’air de se douter de ce qui se passe autour d’elle, et consume le temps en puériles querelles et en stériles chicanes. Une correspondance publiée dans un journal anglais, le Daily News, a mis en feu ces jours passés tous les petits états. On le voit, c’est la mode, quand on veut secouer la torpeur d’un état continental, d’emprunter la bouche fulminante d’une gazette anglaise. Le correspondant du Daily News lui envoyait de Francfort une terrible imputation contre les états secondaires ; il accusait ces états de rêver et de travailler à la résurrection de la confédération du Rhin de napoléonienne mémoire. Le patriotisme germanique ne saurait concevoir trahison plus noire. Aussi les états secondaires, que l’on accusait en outre de chercher à s’agrandir aux dépens des états de troisième ordre, se sont-ils défendus par les dénégations les plus indignées. On s’est retourné en leur nom contre les inventeurs de cette horrible calomnie. Les partisans des petits états ont vu là tout de suite une machination du parti unitaire, une création du National Verein, et l’on s’est chamaillé à cœur joie. On en veut au grand-duché de Bade, qui s’est laissé dominer par l’association, et à qui l’on reproche d’être plus prussien que la Prusse. Pour nous distraire, nous n’allons point tarder à jouir d’une représentation nouvelle de la comédie qui se joue depuis 1848 dans la Hesse électorale. Les chambres vont se réunir à Cassel, lieu admirablement choisi ; c’était la charmante capitale du fantastique royaume de Westphalie. Tous ignorez peut-être que les dernières élections de la Hesse électorale comme les avant-dernières, et aussi bien que les antépénultièmes, ont donné la quasi-unanimité à la constitution infortunée de 1831 ; mais vous n’êtes pas sans avoir deviné que l’électeur se déclare impuissant à rétablir cette constitution, parce qu’elle a été abolie par la diète. En conséquence les chambres seront dissoutes, et l’on fera de nouvelles élections. Le spirituel électeur rend la Hesse victime d’un mauvais jeu de mots, et, puisqu’elle est un électoral la condamne aux élections à perpétuité. Que l’on aille du tragique au comique, des États-Unis à l’Allemagne, les confédérations n’ont décidément pas de quoi nous séduire, et les Italiens, en voyant ce qui s’y passe, doivent plus que jamais bénir le ciel d’avoir échappé au piège du système fédératif.

Lorsqu’on va quelque part, il faut savoir comment on en pourra sortir. L’idée est triviale, mais c’est une loi qu’il importe d’observer en politique. Nous l’avions un peu oubliée en partant pour la Syrie, et ; après quelques perplexités bien naturelles, nous en sortons grâce à l’arrangement du gouvernement du Liban. Nous l’avons absolument méconnue en allant à Rome : nous ne savons après douze ans comment faire pour en sortir ; mais Dieu est grand, et, comme disait le vieux ministre toscan, il mundo va dà se.

E. Forcade


REVUE MUSICALE


Les théâtres en général, mais surtout les théâtres lyriques, sont entrés dans la saison difficile de leur existence. Ils essaient encore de vivre, mais ce n’est pas sans peine, et leurs plus grands efforts consistent à préparer les élémens de la prochaine campagne, qui s’ouvre à la fin du mois de septembre. À l’Opéra surtout, on s’agite beaucoup, et le ministre d’état, M. Walewski, paraît animé des meilleures intentions envers ce grand établissement lyrique, auquel on voudrait imprimer une certaine vie. On a déjà décidé, assure-t-on, que l’Alceste de Gluck y serait représentée dans le courant de l’année, et Mme Viardot a été engagée expressément pour interpréter le principal rôle de ce vieux chef-d’œuvre. Ce sera le cas de chanter, après un demi-siècle de délaissement :

Et l’on revient toujours
À ses premiers amours.


Comment le public, dans la variété pittoresque, ses goûts d’aujourd’hui, acceptera-t-il le cadeau qu’on va lui faire ? Quel accueil fera-t-il à un aïeul qu’il a tant aimé jadis ? N’importe. La tentative de restauration qu’on va faire mérite les encouragemens de tous les vrais amateurs, et il y a toujours du mérite pour un théâtre comme l’Opéra, dont le pain quotidien est assuré, à remonter ainsi à la source de sa tradition. D’autres projets plus hardis encore seraient à la veille d’être adoptés par l’administration qui préside aux destinées de notre première scène lyrique, et il ne nous en coûte pas de dire que parmi ces projets d’avenir se trouve l’acceptation d’un grand ouvrage dont M. Berlioz a fait les paroles et la musique. Si nous avions à émettre un avis dans une pareille circonstance, nous serions favorable au désir, après tout légitime, de M. Berlioz, et, tout en faisant nos réserves sur le mérite particulier d’une œuvre que nous ne connaissons pas, nous saisirions avec empressement l’occasion de juger les derniers efforts d’un homme d’esprit dont nous combattons les tendances. Aussi faisons-nous sincèrement des vœux pour que la demande de M. Berlioz soit accueillie, car, faveur pour faveur, M. Berlioz, qui est Français, vaut bien M. Liszt, dont les prétendues compositions sont la risée de l’Europe.

Mme Gueymard s’est essayée pendant un certain nombre de représentations dans le beau rôle de Valentine des Huguenots. Il ne nous a point paru que cette cantatrice eût toutes les qualités qu’exige l’héroïne d’un si beau drame. Elle y a manqué un peu de noblesse, et ce n’est pas sans des efforts trop visibles qu’elle a pu réaliser les effets de l’incomparable scène d’amour du quatrième acte. Mme Gueymard a été obligée de raccourcir les phrases en respirant trop souvent, en ralentissant les mouvemens de cette puissante mélopée. Que fait-il donc, à ce propos, ce diable à quatre de Meyerbeer ? Il nous laisse là, povera gente, le bec dans l’eau, comme on dit, et à nous débattre avec les infiniment petits. « Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous ! » On a repris aussi à l’Opéra l’œuvre intéressante et distinguée de M. Félicien David, Herculanum, avec Mme Tedesco dans le rôle d’Olympia, créé dans l’origine par Mme Borghi-Mamo, qui maintenant enchante l’Italie. Le 29 mai, on a donné à ce théâtre un agréable badinage, le Marché des Innocens, ballet-pantomime en un acte, que MM. Petipa et Pugni ont fait représenter pour la première fois au grand théâtre de Saint-Pétersbourg. Mme Petipa, une danseuse russe fort élégante et fort piquante, y a débuté avec succès. On l’a vivement applaudie, surtout dans le pas de la giganka, qui est ingénieusement dessiné. La musique de M. Pugni est facile, abondante et très bien rhythmée : que voulez-vous de plus ?

Au théâtre de l’Opéra-Comique, les œuvres insignifiantes ou impossibles se succèdent avec une rapidité et une constance vraiment fâcheuses. Que dire d’un personnel médiocre, d’artistes secondaires qu’on arrête au passage pour quelques représentations, et de courtiers de bourse qui se font compositeurs ? Nous devons être bien reconnaissans à M. Rothschild de ne pas cultiver la musique, car s’il lui prenait fantaisie d’écrire un opéra, qui l’empêcherait de le faire représenter sur n’importe quel théâtre de Paris ? Ce n’est pas M. le directeur de l’Opéra-Comique qui aurait le mauvais goût de ne pas apprécier le génie de M. Rothschild à sa juste valeur. Je vous le dis en vérité, tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et il doit être permis au pauvre critique d’aspirer à un avenir moins triste. Cependant le théâtre de l’Opéra-Comique a bien voulu nous donner, le 30 avril, la première représentation d’un opéra en trois actes sous le titre prestigieux de Salvator Rosa. Ce sont MM. Grangé et Trianon qui se sont chargés de mettre en couplets la vie aventureuse de ce bandit bouffon, improvisateur de canzonette, brosseur de grands tableaux de paysage et de batailles remplies de fracasso. Avec un si beau thème, qu’il suffisait de dérouler sur la scène sans grande invention de leur part, les auteurs du libretto de Salvator Rosa n’ont su imaginer qu’une fable insipide, que le musicien n’a su guère réchauffer des sons de sa musique.

C’est pourtant un homme de talent que M. Duprato, un ancien prix de Rome, qui a débuté, il y a quelques années, sur la même scène par un petit opéra en un acte, les Trovatelles, où il y avait de la grâce et d’heureux souvenirs de l’Italie. Ces souvenirs ne se sont pas effacés de la mémoire de M. Duprato, qui en a rempli la partition de Salvator Rosa, où tous les maîtres italiens, Donizetti, Verdi, sont mis largement à contribution, ainsi que M. Auber. Ni l’ouverture, qui est un papillotage sans caractère de toute sorte d’instrumens, ni la chanson de Salvator Rosa, — Sans regret et sans envie, — ni la sérénade d’Antonio, pas plus que le duo pour ténor et baryton qui vient après, ne sont des morceaux qui accusent la moindre originalité. Le finale du premier acte est conçu à la manière de Donizetti, ainsi que tout le second acte, où je n’ai remarqué que les couplets du vieux Capuzzi, qui sont agréablement accompagnés ; mais le finale du second, très bruyant aussi bien que le duo pour voix d’homme qui le précède, rappellent le style de M. Verdi. M. Duprato, qui a du talent et de la facilité, a besoin de prouver qu’il est autre chose qu’un habile compilateur, chantant la brune et la blonde sans regrets et sans remords.

Sylvio-Sylvia, opéra-comique en un acte, paroles de M. Brésil, musique de M. Destribaud, a été représenté pour la première fois le 15 mai et a reçu immédiatement la récompense de ses mérites. J’en dirai presque autant de la Beauté du Diable, opéra en un acte, paroles de M. de Najac, qui représenterait l’ombre d’un auteur célèbre qui, pendant un demi-siècle, a diverti tous les bons bourgeois de France et de Navarre. La musique de la Beauté du Diable est de M. Alary, professeur de chant, accompagnateur docile des prime-donne assolule et correcteur de Mozart pour le compte des vieux ténors italiens. M. Alary, qui n’a pas à beaucoup près le talent et la dextérité de M. Duprato, a les mêmes défauts, et il se rappelle trop fidèlement les idées des autres, de Donizetti, de Verdi, de Rossini et di tutti quanti. Déjà coupable d’un opéra, le Tre Nozze, qui a été donné au Théâtre-Italien il y a une dizaine d’années, M. Alary n’a pas craint de mettre en musique la moitié de la Bible et de faire chanter la vierge Marie con un dolce soriso in bocca ! C’était dans une espèce d’oratorio, la Rédemption, qui a été exécuté au Théâtre-Italien. J’aime mieux la Beauté du Diable, qui ne compromet personne. L’activité est si grande au théâtre de l’Opéra-Comique, qu’après tous les chefs-d’œuvre que nous venons d’énumérer, on y a repris récemment, le 5 juin, les Mousquetaires de la Reine de M. Halévy pour les débuts d’une nouvelle cantatrice, Mlle Listchner, et pour la rentrée, disait l’alfiche, de M. Jourdan. Je ne voudrais pas dire de mal de M. Jourdan, qui est un artiste intelligent et zélé, pourvu qu’il reste à sa place et qu’il ne se donne pas les airs d’un premier ténor. De pareilles prétentions peuvent être accueillies à Bruxelles, où Mlle Boulard passe pour une grande cantatrice. Quant à Mlle Listchner, qui est un grand prix du Conservatoire et qui vient de la province, sa voix manque de fraîcheur et de charme.

Le Théâtre-Lyrique est bien plus heureux que tous les autres ; il a fermé ses portes à la fin du mois de mai, et il s’est endormi du sommeil des justes qui ont beaucoup travaillé et peu récolté ; Quand et où se réveillera-t-il ? , C’est une question qui n’est pas encore résolue. Le Théâtre-Lyrique doit faire sa réouverture au mois de septembre ; mais on ignore si la nouvelle salle qu’on a construite place du Châtelet, et qui lui est destinée, pourra être prête pour l’automne prochain. Dans une représentation donnée au bénéfice de M. Battaille le 8 mai, on a représenté à ce théâtre un opéra-comique en un acte, Au Travers du Mur, très gai et très amusant. Les paroles sont de M. de Saint-Georges, et la musique, de M. le prince Poniatowski, est facile, naturelle et sans prétention. J’y ai remarqué un trio pour voix d’homme plein d’incidens comiques, une jolie romance qui se dénoue en duo et que Mlle Moreau a fort bien vocalisée, un duo aussi pour des voix d’homme vivement conduit. Toute la partition de cette improvisation princière, Au Travers du Mur, est agréable, souriante, et s’écoute sans efforts. Mlle Moreau y a été charmante avec sa belle voix de soprano, qu’elle dirige avec goût. À une autre représentation extraordinaire du Théâtre-Lyrique donnée le 15 mai au bénéfice de Mme Viardot, on a représenté pour la première fois un opéra en un acte, le Buisson vert, paroles de M. Fonteilles, musique de M. Léon Gastinel, dont nous avons déjà mentionné le nom dans notre dernier article sur les concerts. La musique du Buisson vert, œuvre beaucoup moins importante que la grand’messe que M. Gastinel a fait exécuter à l’église Saint-Eustache, n’en est pas plus originale pour cela. Il est à souhaiter que M. Léon Gastinel, qui a vraiment du talent, se dégage des formules, à la mode, et qu’il prenne une physionomie. C’est un souhait qu’on peut faire pour le plus grand nombre des compositeurs modernes.

Si les concerts et les théâtres lyriques de Paris ont fourni à peu près ce qu’ils avaient de plus curieux, les fêtes musicales commencent à briller dans plusieurs villes de France et de l’Europe. Il y a eu à Aix-la-Chapelle, les 19, 20 et 21 mai, une de ces grandes réunions d’amateurs et d’artistes qui placent l’Allemagne au-dessus de toutes les autres nations. Conduite par le maître de chapelle du roi de Bavière, M. Lachner, cette masse d’exécutans, qui se composait d’un orchestre de cent cinquante musiciens et d’un chœur de quatre cent cinquante voix, a dit le premier jour la première partie de la Symphonie héroïque de Beethoven et la deuxième partie de la Messe solennelle en ré du même maître ; le deuxième jour, la Symphonie en ut de Mozart, et Josué, oratorio de Handel ; le troisième jour, l’ouverture d’Oberon de Weber, un air ancien de l’abbé Rossi, un concerto de piano de Schumann, exécuté par Mme Clara Schumann, veuve de ce maître, enfin le concerto de violon de Beethoven exécuté par M. Joachim, le plus admirable virtuose qu’il y ait aujourd’hui en Europe sur cet instrument. Au dire d’un grand connaisseur, cette fête musicale d’Aix-la-Chapelle, à laquelle je devais assister, hélas ! a été brillante et digne en partie du grand pays qui a fondé ces congrès annuels de l’art musical. Dans une excursion que j’ai faite en Allemagne en 1859 et dont j’ai entretenu les lecteurs de la Revue, j’ai pu juger par moi-même quels effets puissans on obtenait par ces masses de voix saines et vigoureuses qu’on ne trouve nulle part ailleurs. C’est à Cologne que doit avoir lieu l’année prochaine la fête musicale des provinces rhénanes dont l’institution remonte à 1817. En France, où toutes choses arrivent beaucoup plus tard qu’ailleurs, on commence également à prendre goût à ces grandes réunions de musiciens où l’artiste et l’amateur confondent leurs efforts sans morgue et sans vaine distinction. Les nombreuses sociétés orphéoniques qui couvrent la France, toutes composées de simples ouvriers, donnent déjà d’excellens résultats, ne fût-ce que des goûts élevés et des habitudes plus régulières. Dans une exposition des produits de l’industrie locale qui vient d’avoir lieu tout récemment dans la ville de Metz, on a introduit une exposition de peinture et de sculpture, et le tout a été couronné par un festival précédé d’un concours des sociétés orphéoniques, des villes environnantes. Quinze sociétés chorales venant de Colmar, de Strasbourg, de Luxembourg, etc., se sont disputé la palme devant un jury dont faisait partie M. Ambroise Thomas, une gloire musicale de la bonne ville de Metz. Ces fêtes, ces luttes pacifiques qui se produisent partout et à chaque instant sous le patronage de l’autorité, ne peuvent manquer d’avoir avec le temps les plus heureuses conséquences sur l’éducation des classes inférieures de la nation.

P. Scudo.


ESSAIS ET NOTICES.

SINGULARITÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES.

Il est presque aussi rare de rencontrer dans une œuvre d’érudition la couleur de la vérité que la gaieté dans le roman ou le naturel dans la poésie. Le nombre des hommes qui pensent, sentent et agissent est restreint. Bien peu vivent de la vie du présent, moins encore peuvent vivre de la vie du passé. Tandis que nous voudrions connaître des hommes, l’érudition nous présente des morts, classés, analysés, en manière d’argumens, pour servir de preuve à un fait ou à une théorie. Réduite à n’être qu’une science, l’histoire, qui est la politique du passé, perd son intérêt et sa popularité ; elle les retrouve quand, grâce à des exceptions, celles-là brillantes, celles-ci heureuses, elle redevient elle-même. Tout le monde a lu et personne n’a oublié les Récits des Temps mérovingiens de M. Augustin Thierry. Dans un genre très différent, mais sur des époques également obscures et inconnues, M. Hauréau vient de publier un volume intitulé : Singularités historiques et littéraires[1]. Il y raconte ce qui a été comme on raconterait ce qu’on a vu, avec la même vivacité, avec le même naturel. Les personnages vivent ; ils vivent de leur vie individuelle et de la vie de leur siècle. On me permettra de laisser de côté les travaux plus étendus de M. Hauréau, l’Histoire de la Philosophie scolastique et le Gallia christiana, couronné pour la cinquième fois par l’Académie des Inscriptions, pour appeler l’attention sur un petit livre, plein de nouveautés vieilles de bientôt dix siècles, et qui, sans prétentions historiques, donne le sentiment vrai de l’histoire. La forme adoptée par l’écrivain y bannit la théorie et laisse place entière à la vérité. Le livre raconte la vie de plusieurs personnages des temps carlovingiens sur lesquels l’auteur a découvert ou constaté des faits curieux. L’exécution agrandit le sujet, et dans chaque tableau on distingue un homme ou un siècle.

C’est par un récit vraiment singulier que commencent ces Singularités historiques. Du VIe au IXe siècle, des petits-fils de Clovis au petit-fils de Charlemagne, on voit l’Irlande donner à l’Occident des savans, des poètes, des théologiens et des philosophes. La barbarie s’est emparée des Gaules, de l’Italie, de l’Espagne : un coin de terre au nord-ouest reste seul intact ; il en sort des missionnaires de la civilisation et du christianisme. Les élèves rendent aux maîtres la science qu’ils ont reçue ; ils la rendent transformée par le génie particulier de leur race. Rome n’avait pas conquis l’Irlande, elle ne lui avait imposé ni ses mœurs ni ses lois. C’est au milieu du Ve siècle que le Gallo-Romain saint Patrice l’a convertie au christianisme. Il a apporté la religion et la science ; il n’a pas apporté le gouvernement de Rome. La science irlandaise est latine, elle est même grecque ; elle n’a rien d’impérial, rien de romain. Le rameau ayant été détaché du tronc, ce jeune christianisme, cette jeune civilisation se sont imprégnés du caractère national de l’Irlande. Pendant trois siècles que dure la propagande des Irlandais, on trouve chez eux une érudition et un esprit particuliers. Rome et l’orthodoxie romaine proscrivent la lecture des poètes et des auteurs profanes. Le premier et peut-être le plus grand des missionnaires irlandais, saint Columban, écrit un poème contre l’amour de l’or sur un rhythme « emprunté à Sapho. » Saint Livin, apôtre et martyr des Gantois, s’afflige dans ses vieux ans de n’être plus le poète dont les applaudissemens de l’Irlande lettrée ont encouragé les débuts. Partout où ont passé des maîtres irlandais se manifeste l’originalité de leurs mœurs et de leur doctrine : on la retrouve dans les monastères qu’ils ont fondés, à Luxeuil, à Saint-Gall, à Bobbio ; — on la retrouve chez les apôtres, chez les érudits, chez les hérétiques. L’érudition irlandaise est la seule dans l’Occident qui connaisse et qui pratique la langue grecque. Les doctrines irlandaises sont celles du christianisme alexandrin. En tout temps, on voit lutter ceux qui les enseignent contre l’autorité de Rome et contre le principe d’autorité en général. Saint Columban écrit au pape : « Votre puissance durera autant que votre raison sera droite. » Saint Virgile est persécuté pour avoir affirmé l’existence des antipodes, et Jean Scot Erigène soutient que « l’autorité procède de la raison, nullement la raison de l’autorité. » Lorsqu’à la fin du VIIe siècle les Danois font leur première descente en Irlande, les écoles de l’île sont bouleversées, un nombre considérable de savans émigré et se répand sur l’Occident. En même temps, par malheur, le foyer d’où partait la lumière est éteint. Les hardiesses de Jean Scot ont indigné et armé l’église. Les Irlandais, depuis trois siècles vénérés pour leur science, sont poursuivis à cause de leurs hérésies, et l’histoire des écoles d’Irlande finit avec celle de l’indépendance irlandaise.

On comprend le penchant de M. Hauréau pour des érudits, libres penseurs des temps barbares, qui viennent défendre les droits de l’esprit dans le monde de l’ignorance, s’insurgent contre toutes les autorités et font face pendant trois siècles à la brutalité des vainqueurs de l’Occident. L’histoire des écoles d’Irlande n’est pas seulement un épisode curieux de l’histoire de la philosophie et de la religion, c’est la tradition d’un peuple expliquée et justifiée. Quiconque parcourt l’Irlande rencontre le souvenir vague d’une civilisation perdue. Quelle peut être cette civilisation qui n’a laissé de traces que dans les cœurs ? On est tenté de penser que les réminiscences n’ont pas plus de réalité que les rêves. Cette civilisation perdue, cette gloire aujourd’hui méconnue, c’est la civilisation et la gloire des écoles d’Irlande, qui réunissaient un si grand nombre d’écoliers qu’Armagh seule en comptait sept mille. Les princes, les rois, les évêques étrangers venaient s’instruire en Irlande, et l’Irlande envoyait des maîtres et des apôtres aux peuples d’Occident. Avant la conquête des Normands, avant celle des Danois, il s’était formé comme une nation dans la nation ; même alors l’Irlande offrait le spectacle d’une société intellectuelle raffinée s’élevant au milieu d’une société inculte et sauvage. Le sentiment populaire, qui a conservé le souvenir du passé, n’en méconnaît pas le caractère. Plus d’une fois j’ai moi-même entendu dire à de simples paysans irlandais : « Nous n’avions rien de commun avec Rome ; saint Patrice était notre saint. Les Saxons nous ont unis à Rome. De quel droit veulent-ils maintenant nous séparer de Rome ? » Si les Irlandais, jadis hostiles à Rome, lui sont aujourd’hui dévoués, le tempérament national n’a pas changé. Aux VIIe, VIIIe et IXe siècles, le philosophe irlandais était ce qu’est aujourd’hui le paysan irlandais : un rebelle. Dans cette poésie, dans cette théologie contentieuse, dans cette érudition des âges écoulés, se retrouve la trace vivante du caractère national.

Après avoir vu paraître dans le premier chapitre des Singularités historiques Clément l’Hibernien, le plus célèbre grammairien que l’Irlande ait envoyé à Charlemagne, on fait connaissance dans le second avec son rival Théodulfe, Goth de naissance, Gète comme il s’appelle lui-même, et pour cette raison plus civilisé que ne l’aurait été alors un habitant des Gaules ou de l’Italie. C’est un homme distingué, ancien, moderne, autant que barbare, qui s’est élevé à la politique par les lettres et au gouvernement par l’opposition. Il a été mêlé à beaucoup d’affaires, et ses poésies sont des tableaux de mœurs sans forme originale (il n’y a pas d’originalité dans la littérature des temps barbares), mais propres à donner une idée de l’état de la société au commencement du IXe siècle. Les débuts de Théodulfe sont hardis. Simple diacre, il écrit un poème critique sur les mœurs des évêques. Le poème est remarqué, l’auteur est appelé au palais ; il devient l’un des maîtres de l’école et l’un des lettrés favoris. à la cour d’Aix-la-Chapelle, aucune muse ne pouvait rester silencieuse, moins que toute autre celle de Théodulfe. C’est comme poète que Théodulfe est maître dans l’école, c’est comme poète qu’il marche de pair avec les guerriers barbares et qu’il a gagné les faveurs du souverain : il lui faut raconter à Charlemagne sa gloire, à la cour ses joies, ses magnificences, ses passe-temps. C’est ainsi que Charlemagne aimait à être loué, lorsqu’au retour des guerres il se reposait en patriarche au milieu de sa famille et de ses amis. On plaisait aux jeunes princesses avec des complimens mythologiques, on flattait les dignitaires ecclésiastiques en leur donnant des surnoms païens, on amusait les guerriers barbares par le récit des querelles de l’école. Tous les détails sont précieux, et les moindres intéressent le plus. Vous voyez Charlemagne s’asseoir à table ; on lui sert son dîner de quatre plats et le rôti de gibier. Vous vous asseyez à cette même table que préside alors Alcuin ; vous trouvez le lait fade, vous vantez les mets pimentés. Avec la partie choisie de la société, vous vous rendez ensuite dans le lieu où le rude vainqueur des Saxons s’abandonne aux plaisirs de l’esprit avec ses théologiens, ses grammairiens et ses poètes.

Théodulfe est nommé évêque d’Orléans et abbé de Fleury. Un capitulaire adressé au clergé du diocèse d’Orléans et une épître à saint Benoît d’Aniane donnent sur son épiscopat des renseignemens précieux. Il n’y a pas là seulement un témoignage de la grossièreté et de la corruption de ceux dont Théodulfe essaie de corriger les mœurs ; il y a aussi une preuve de l’ardeur intellectuelle et de la passion littéraire qui animent les hommes cultivés du IXe siècle. On aimait alors les lettres comme on aime aujourd’hui la liberté. « L’instruction, proclame Théodulfe, est la première charité à faire au peuple. » Il met en vigueur les prescriptions de la lettre de Charlemagne de 787 : Il ordonne à tous les clercs d’ouvrir dans toutes les villes et dans tous les bourgs des écoles publiques et gratuites ; il encourage et surveille les écoles des monastères ; il répond en vers aux écoliers d’Orléans, qui lui écrivent en vers ; il s’efforce de répandre autour de lui le goût des arts et de la vie délicate. Aimer l’étude, c’était être l’ennemi des mœurs grossières et l’ennemi de l’injustice. Aux mérites qui le distinguaient déjà, le poète-évêque unit ceux de l’administrateur. Pour dire le vrai, il penche du côté de César ; les capitulaires sont sa loi plutôt que les canons : c’est un fonctionnaire, un vrai fonctionnaire public. Charlemagne ne pouvait laisser inactives des dispositions si rares, devenues moins précieuses depuis qu’elles sont devenues plus communes. Personne plus que Théodulfe n’était propre à remplir les fonctions de mis sus dominicus. On l’envoie en cette qualité dans la Gaule narbonnaise, et nous devons à cette mission un rapport en vers adressé à l’empereur.

Dans le poème de Théodulfe sur la corruption des agens du prince et sur l’empressement des populations à favoriser cette corruption, on trouve des faits trop souvent renouvelés depuis pour qu’ils intéressent beaucoup ; mais une vérité vous saisit : tout despotisme est corrupteur. Quand même le despote est Charlemagne, le despotisme conduit à la malhonnêteté, et par la malhonnêteté à la décadence. Le but est l’état, il n’est pas le peuple. Les agens du pouvoir le sentent bien. Aucune main n’est assez forte pour imposer la probité. On le sait, on s’y accoutume, on ne croit qu’à la corruption ; tous la stimulent et l’encouragent. Voilà pourquoi la restauration du pouvoir a précipité la décadence d’une race et pourquoi la nation franque, au lendemain de la toute-puissance, est tombée au dernier degré de la faiblesse et du désordre. Avec le missus dominicus de Charlemagne, on s’écrie : « Les vrais coupables sont ceux qui reçoivent, et non pas ceux qui donnent. »

Si les vers de Théodulfe ne disent pas tout ce qu’on voudrait savoir, ils font au moins connaître les sentimens d’un civilisé de la cour de Charlemagne. Le monde, au ixe siècle, n’était pas simplement ignorant et désordonné. La brutalité du grand nombre excitait chez quelques-uns de merveilleux raffinemens de cœur et d’esprit. Ce qu’on admire, c’est que d’un côté étaient l’ordre moral tout entier, la science, la piété, la justice, et de l’autre tous les désordres, la grossièreté des mœurs et la violence des actes. Peut-être était-ce une illusion (noble illusion !) de confondre la science avec la vérité et de penser que plus l’esprit s’élève, plus l’âme se rapproche de Dieu.

Après Clément l’Hibernien et Théodulfe se présente à nous un autre type curieux de la société carlovingienne, Smaragde, abbé de Castellion. Celui-là est un grammairien, c’est-à-dire un philosophe. Sa grammaire l’avait rendu célèbre, et Charlemagne lui demanda souvent des conseils. Smaragde écrivit le Via Regia, — le Livre du Prince, comme on aurait dit plus tard. Quelques citations montreront quelle était l’indépendance des esprits à la cour de Charlemagne.

« O roi, dit Smaragde, le Seigneur tout-puissant a mis entre tes mains des royaumes vastes, florissans, pleins de richesses ; il t’a distribué les nombreux domaines de tes proches, il a fait venir en ton épargne les produits des impôts les plus variés… pour te donner le moyen de construire des palais. Ne t’élève donc pas une royale demeure avec les larmes des pauvres, aux frais des malheureux… Interdis, ô roi très clément, interdis l’esclavage dans toutes les parties de ton empire… L’homme doit sincèrement obéir à Dieu ; il doit, autant qu’il le peut, se montrer fidèle observateur de ses préceptes. Or, parmi ces préceptes, qui par les bonnes œuvres conduisent au salut, il y a celui-ci, dicté par l’immense charité de Dieu : « quiconque possède des esclaves doit les renvoyer libres, considérant que ce n’est pas la nature, mais une faute, qui les a réduits en servitude. Tous, en effet, nous avons été créés dans une parfaite égalité de condition. »

On lit aussi dans le Commentaire de Smaragde sur la règle de saint Benoît : « Il est conforme à la raison que celui qui, dans l’église, sait le mieux chanter, le mieux lire, le mieux remplir tout autre office, occupe la place où il pourra convenablement faire valoir son mérite, et s’il est doué d’une intelligence suffisante, d’une éloquence, d’une instruction telles qu’il puisse être doyen ou prévôt, qu’on ne considère pas s’il est né de parens libres ou esclaves, mais si la raison l’appelle à ces emplois. »

Naturellement Smaragde défend la liberté de lire, mère de la liberté de penser, comme le dit M. Hauréau. Ce n’est pas simplement un lettré au goût délicat, c’est un philosophe et un naturaliste. Sans négliger la forme, il va au fond des choses. Aussi Charlemagne consulte-t-il l’abbé de Castellion sur les questions de dogme et sur les questions de discipline. Smaragde devient l’âme des conciles et des placites. Il porte à Rome la célèbre délibération du concile d’Aix-la-Chapelle sur le symbole, rédige la lettre où Charlemagne expose au pape la doctrine catholique, et il en rapporte la décision demandée par l’empereur.

La science, la vertu, aussi bien que la poésie, toutes les distinctions intellectuelles et morales avaient donc leur place à la cour de Charlemagne. On admire ces théologiens, ces lettrés ; on admire surtout le prince qui les appelait dans ses conseils, et on est prêt à tomber dans l’erreur classique qui fait d’un héros barbare un grand homme civilisé. Si Charlemagne n’avait été de son temps, il n’aurait pas doublé l’empire des Francs et conquis l’admiration de la postérité. Son gouvernement est à beaucoup d’égards un gouvernement barbare, le vieux gouvernement des Francs, et ses actions les plus décisives sont celles qui convenaient au chef d’une nation dont la victoire était la vie. La nouveauté fut de créer au-dessus des institutions franques des institutions impériales, au-dessus des lois particulières de chaque nation des lois générales, obligatoires pour tous. On comprendra grandeur et la fragilité d’une telle œuvre : c’est l’ordre à côté du désordre, c’est, le despotisme superposé à l’anarchie, une machine monstrueuse que fait mouvoir la main de Charlemagne, et que nul autre ne saurait manier. Effrayé d’une décadence dont il ne parlait qu’en versant des larmes, Charlemagne s’efforçait de rendre la vie à tout ce qui l’avait possédée, barbarie, civilisation, religion. De même qu’il respectait les lois particulières des nations tout en établissant des lois générales, de même qu’il conservait les anciennes magistratures en plaçant au-dessus d’elles des envoyés royaux, il appelait à lui tous les hommes remarquables, barbares ou civilisés ; il les associait au gouvernement, comme le peuple était associé au vote des lois. Un signe certain de la grandeur ou de la petitesse, c’est le goût ou la haine des hommes supérieurs. Charlemagne portait au plus haut degré l’amour de la science et du talent, et il a été grand parmi les plus grands. Son fils Louis, qui craignait l’indépendance plus que la médiocrité, a été justement livré au mépris de l’histoire.

Un siècle s’est écoulé. Nous ne sommes plus au temps de Charlemagne, ni même au temps de Louis le Débonnaire. La puissance appartient aux seigneurs, aux évêques, aux abbés. Ce n’est plus le souverain qui appelle au gouvernement des peuples ; chacun fait sa place, et des abbés sont plus puissans que des rois. Voici un grand personnage. Odon, fils d’un seigneur pieux et lettré, a reçu dans son enfance une éducation libérale ; on l’a ensuite envoyé à la cour de Foulques le Bon, comte d’Anjou, et à celle de Guillaume le Pieux, duc d’Aquitaine, pour se perfectionner aux exercices et aux manières. Sa vocation l’arrache aux luttes du monde matériel pour le jeter dans celles du monde moral. « Au Xe siècle, comme le dit M. Hauréau, les clercs ne sont pas des gens tranquilles, indolens, acceptant la vie comme elle leur est offerte, et résignés à tracer chaque jour le même sillon. Ils sont au contraire actifs, ardens, ne sachant rester en place, formant toujours de nouveaux desseins. » On va dans les cloîtres chercher l’indépendance et le combat contre le monde. Odon étudie à Saint-Martin-de-Tours, à Paris, change souvent de dessein, et devient écolâtre de Cluny avant d’en être l’abbé. Alors se déroule une des vies les plus pleines. Le caractère d’Odon, ses grands talens, lui font maintenir à Cluny la règle et les fortes études. L’abbaye croît en célébrité, et l’abbé en puissance. On l’appelle à réformer une foule de monastères : Aurillac en Auvergne, Fleury-sur-Loire, Sarlat en Périgord, Tulle en Limousin, Romans-Moustier au diocèse de Lausanne, Charlieu au diocèse de Mâcon, Saint-Paul à Rome, Soupenton, Salerne, Saint-Augustin de Pavie. De toutes parts, clercs et laïques sollicitent ses jugemens et s’inclinent devant son autorité. Il va trois fois à Rome rétablir l’ordre entre le pape, le roi de Lombardie, le patrice Albéric et les Romains. Cent quatre-vingt-huit chartes de donations faites à Cluny datent de cette époque.

Ce grand abbé, le second de Cluny, prédécesseur d’une foule d’hommes illustres, agit par la parole comme par le conseil et par l’exemple. Encore aujourd’hui on est ému en lisant les antiennes d’Odon, et l’on comprend la célébrité de ses homélies. L’ouvrage appelé Collations étonne par la rudesse avec laquelle sont traités les vices, les plaisirs sensuels et le corps lui-même. Les auteurs modernes qui se disent réalistes ne vont pas aussi loin d : ins leurs descriptions que le saint abbé de Cluny ; leur culte pour la matière est moins hardi que son dégoût. Notre timidité se révolte, mais il y a une éloquence, faite pour remuer des civilisés aussi bien que des barbares dans le parallèle entre la beauté du corps et la beauté de l’âme qui se termine ainsi : « Es-tu curieux d’éprouver combien la beauté, quelle qu’elle soit, de ton corps vient moins de la chair que de l’âme ? Voici le cadavre d’un homme. Est-ce un objet qui charme ta vue ? ou plutôt n’inspire-t-il pas à qui le contemple un invincible effroi ? L’âme souverainement belle s’est éloignée, et avec elle a disparu toute la beauté qu’elle prêtait à la chair. » On trouve dans le même écrit deux preuves remarquables d’un esprit très différent de celui qui est généralement attribué au moyen âge : saint Odon ne veut pas qu’on administre fréquemment les sacremens ; il ne veut pas qu’on place les reliques des saints sur les autels consacrés à Dieu.

En lisant cette vie » on éprouve une impression ressentie toutes les fois que, laissant de côté les histoires classiques, on étudie dans les monumens contemporains les temps où les fils et alliés de Robert le Fort et les derniers carlovingiens portèrent alternativement le titre de roi. Le pouvoir n’existe plus, les nations disparaissent, les peuples se confondent. À tous les désordres intérieurs s’ajoutent les ravages des Normands, des Sarrasins, des Hongrois. Les villes sont brûlées, leurs habitans tués ou dispersés. Les moines fuient les monastères : ils mènent une vie sauvage et s’abandonnent à tous les déréglemens. Rome même, Rome, si longtemps un foyer de lumières, « tombe, comme le dit Arnoul d’Orléans, dans de monstrueuses ténèbres. » Néanmoins l’homme a grandi ; en perdant son passé barbare et son passé romain, il est devenu jeune. La mort sociale a rendu la liberté à l’individu, et des routes nouvelles s’ouvrent devant lui. Où trouver l’autorité ? Les peuples en sont avides. Ne croyez pas que la violence crée seule le pouvoir ; parfois l’héroïsme ou la sainteté donne la puissance. Si le mal finit par triompher, la vertu fait souvent obstacle à la violence et à la bassesse. Ce ne sont plus des demi-esclaves pleurant sur un passé à jamais détruit ; ce sont des hommes libres de leurs pensées, qui combattent pour la patrie non encore fondée, pour la justice méconnue et pour la religion oubliée : ainsi Eudes et Raoul parmi les princes, saint Odon, saint Gérauld et saint Mayeul parmi les abbés. Les bonnes fortunes du Xe siècle n’ayant pas moins que ses malheurs conduit plus tard aux usurpations, on a confondu la barbarie et la féodalité, l’anarchie qui a précédé et l’oppression qui a suivi ; on les a jugées l’une par l’autre, absolument comme si l’on jugeait la féodalité par l’ancien régime et 89 par l’empire, le morcellement par l’unité et la liberté par le despotisme. Il eût été plus conforme à l’esprit de l’histoire de penser que les excès de la féodalité avaient été produits par des excès opposés. Une oppression telle que l’oppression féodale ne pouvait avoir pour ancêtres que l’indépendance effrénée de la barbarie et l’anarchie, — non pas ce que nous appelons anarchie, — mais l’anarchie véritable, la destruction des lois, des nations et des mœurs.

Jamais les érudits n’ont commis l’erreur dans laquelle sont tombés la plupart des anciens historiens. Les, travaux des bénédictins et ceux de l’école des chartes, les préfaces de l’Histoire littéraire comme celle du Polyptique d’Irminon, témoignent que le Xe siècle fut un siècle de renaissance et d’anarchie et non un siècle de décadence et d’oppression. On ne pouvait manquer d’en trouver une preuve indirecte, mais saisissante, dans les Singularités historiques et littéraires de M. Hauréau.

Les quatre Vies qui suivent celle d’Odon de Cluny appartiennent au XIe et au XIIe siècle, et sont des vies de philosophes. Tous les hommes du XIe et du XIIe siècle sont les fils d’une révolution ; il y a dans leur esprit la force et la nouveauté que les révolutions donnent toujours. C’est Anselme le Péripatéticien, auteur du Rhetorimachia, jusqu’à présent confondu avec Anselme de Laon. En rendant à ce maître le siècle d’ancienneté qui lui avait été enlevé, M. Hauréau prouve l’existence d’une grande école péripatéticienne, célèbre en Italie dès les premières années du XIe siècle. C’est Gaunilon, dans sa jeunesse prévôt et trésorier laïque de Saint-Martin de Tours, dont l’abbé laïque est le roi de France ; dans sa vieillesse, moine de Marmoutiers et adversaire théologique d’Anselme du Bec (plus tard de Cantorbéry). C’est Roscelin de Compiègne, le nominaliste, maître et ennemi d’Abélard, et Guillaume de Conches, le platonicien, émule et rival du même Abélard. Roscelin, Abélard et Guillaume professent des doctrines différentes ; tous trois sont condamnés par l’église. Les moins illustres sont pardonnés, le plus grand meurt de douleur.

Ainsi, dans ces vies de poètes, de grammairiens, d’abbés et de philosophes, sans lien entre elles et sans autre ordre que l’ordre chronologique, on distingue la marche des temps et l’on suit le mouvement de l’esprit humain du VIe au XIIe siècle. D’abord la science et la piété combattent la barbarie : timides chez les Gallo-Romains, fils de générations façonnées au despotisme ; hardies et rebelles chez les Irlandais, dont les pères n’ont pas été asservis. Ensuite les lueurs s’effacent. Au temps des rois fainéans, l’anarchie, qui s’est emparée de la race conquérante, accable la race conquise. Le pouvoir ayant été restauré par Charles-Martel et l’église unie à l’état par Pépin, Charlemagne donne une place officielle aux sciences, aux lettres et à la théologie dans l’empire des Francs. Tout s’écroule après sa mort. La science et la piété luttent contre le désordre intérieur, comme trois siècles auparavant elles luttaient contre la barbarie étrangère. Une révolution sociale immense rajeunit l’Occident. L’esprit humain a désormais le champ libre ; il refait, avec les débris du passé, les croyances en même temps que les institutions et le langage. Les écoles s’élèvent contre les écoles. La philosophie attaque la théologie ; elle prétend l’expliquer, elle veut lui imposer ses lois. Alors, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre matériel, la tyrannie succède à l’anarchie.

D’où vient que ce petit livre, distraction d’érudit que s’est donnée le continuateur du Gallia christiana, laisse des impressions et des souvenirs ? Le style est simple, animé, presque latin, comme il convient au sujet, et comme pouvait seul l’avoir avec aisance un homme qui a publié des in-folio en langue latine. Il y a de l’art dans la façon dont sont présentés les personnages, et l’on aime l’ardeur pour les buts désintéressés qui distingue l’écrit comme la personne de M. Hauréau. Toutefois ce qui plaît à mon ignorance, c’est l’érudition assez hardie pour se contenter de ses qualités propres et n’aller pas chercher en dehors d’elle-même des stimulans à l’intérêt. Le grand mérite du livre est d’être un livre d’érudition. C’est par la vertu de l’érudition que les temps, les hommes et les écrits retrouvent la vie et l’individualité. C’est grâce à une érudition forte, facilement portée, que ces récits possèdent une originalité singulière, l’originalité du vrai. La science la donne, quand elle permet au goût de l’accompagner, et quand l’érudit vit dans le présent en même temps que dans le passé.

Le lecteur peu familiarisé avec l’érudition éprouvera de l’étonnement. Ce n’est pas là l’histoire telle qu’il la connaît, l’histoire qu’on lui a apprise, celle du moins qu’il se rappelle. Pour lui, il existe peu de différence entre les six premiers siècles de l’histoire de France ; le temps ne compte pas, les époques se confondent : rapprochées par la pensée, la féodalité et la conquête deviennent la conséquence l’une de l’autre. On a lu les Récits des Temps mérovingiens de M. Augustin Thierry, les Essais de M. Guizot, et l’on sait que l’érudition moderne a beaucoup travaillé et beaucoup découvert ; mais les vieux systèmes occupent toujours une place dans les imaginations ; attaqués et condamnés, ils suivent leur cours comme un navire continue son sillage après que le vent n’enfle plus ses voiles. Or M. Hauréau parle de poètes, de savans, de lettrés qui marchent de pair avec des guerriers, qui sont les conseillers des rois et tiennent un rang dans l’état. Il parle d’hommes plus grands que des princes, plus puissans que des papes, que le savoir et la sainteté ont élevés à l’autorité. Le monde dans lequel ont vécu ces hommes n’a pu être un monde simplement livré à la conquête, où les vainqueurs se soient partagé les vaincus. On est forcé de conclure que, sous le régime barbare, les nations ont conservé leur indépendance, les individus leur liberté, et que plus tard une révolution intérieure est venue transformer l’Occident.

Si l’époque de la conquête barbare, si le règne de la féodalité appellent l’attention, les temps carlovingiens ne méritent pas moins d’exciter l’intérêt. C’est alors que s’accomplit la grande révolution sociale qui détruit l’ordre barbare, confond toutes les nationalités et constitue l’ordre d’où sortira la civilisation moderne. C’est le vrai commencement de l’histoire de France. Auparavant les populations ont passé des mains d’un conquérant dans celles d’un autre conquérant. Ici, pour la première fois, elles font leurs destinées. C’est une révolution ; par le fait de la révolution, il se produit de merveilleuses ressemblances. On me permettra d’en signaler une et d’en tirer un enseignement. Deux grandes révolutions ont renversé en France les deux sociétés du passé, la barbarie et la féodalité. Dans chacune de ces révolutions, qui ont mis l’une et l’autre plusieurs siècles à s’accomplir, aux deux tiers de la route le despotisme est intervenu pour achever la décadence d’une société ancienne et ouvrir les voies à une société nouvelle. Sans Charlemagne, la féodalité n’eût pu se fonder ; sans Richelieu et Louis XIV, le régime du privilège eût tardé davantage à tomber devant la démocratie. Comme puissance de destruction sociale, le despotisme est supérieur à l’anarchie. On nous dit qu’il faut le despotisme pour sauver la démocratie. L’histoire répond qu’un principe de mort ne peut donner la vie, que ce qui a tué les sociétés anciennes ne peut sauver la société moderne.



JULES DE LASTEYRIE.



LES ARTISTES SCANDINAVES A L'EXPOSITION

Que faut-il dans les arts pour constituer une école ? Une communauté d’inspiration et de mérite qui peut être lue à l’exemple d’un ou deux maîtres de génie ou à de certaines Influences extérieures agissant de même façon sur un grand nombre de talens exercés. Même sans Rembrandt, qui l’a illustrée, l’école hollandaise se fondait, et l’on reconnaît aujourd’hui plus d’une école étrangère de peinture qui se distingue seulement par une manière particulière et uniforme, sans avoir produit des œuvres d’une incontestable supériorité. À ce dernier titre, beaucoup de conditions se réunissent pour faire du groupe des peintres Scandinaves une école que les récentes expositions européennes, et particulièrement la grande exposition parisienne de 1855, ont mise en lumière. Ce n’est certes pas empiéter sur le domaine de la critique spéciale à laquelle appartient l’examen du Salon que de montrer comment cette école s’est formée, et quels sont les antécédens des peintres qui la représentent aujourd’hui devant le public parisien.

Les motifs d’inspirations à la fois spéciales et communes ne manquent pas aux peintres Scandinaves. Le protestantisme, il est vrai, les a privés, au point de vue de l’art, d’une source religieuse abondante : leurs cieux sont vides d’apparitions brillantes, et leurs froides églises sont dénuées de représentations mystiques ; leur pinceau ne rencontre plus qu’un christianisme abstrait, dont l’expression la plus ordinaire est dans les sentimens de la vie de chaque jour, et surtout dans les émotions graves et douces de la vie de famille. C’est ce qui restreint pour eux en bien des cas le domaine de l’art à la peinture de genre, dont ils élèvent du reste le niveau par un mélange de naïveté et d’austérité qui produit parfois un grand effet. Les tableaux de M. Tidemand sont en cette manière des modèles. On doit citer particulièrement ceux dont il a décoré le gracieux château d’Oscarshall, à Christiania. C’est une suite de scènes représentant la vie du paysan norvégien. Jeune fille et jeune garçon échangent d’abord les promesses et les serremens de mains. Vient ensuite la procession de la mariée au riche costume vers le seuil de l’église en bois sculpté. Bientôt le nouveau ménage apparaît dans sa jeune majesté, avec le sourire du bonheur devant le berceau du premier enfant, puis avec l’amertume de l’anxiété au chevet du petit malade : ici la mère a veillé nuit et jour, elle est brisée, et sa plainte est muette ; la Bible est ouverte sur ses genoux, elle y cherche le secours divin ; le père, assis au pied du lit, les bras croisés, est immobile, dans l’attitude de la résignation et de la douleur ; une lampe fixée à l’une des solives du plafond éclaire la triste scène. — Le malheur a passé, les enfans ont grandi : la mère fait l’éducation de ses deux filles ; son visage est radieux de la conscience du grand devoir qu’elle remplit ; le père enseigne au fils la fabrication du filet et la pêche au flambeau. Les années s’écoulent ainsi dans le travail ; déjà les fils aînés sont partis pour le fiord ; l’heure est venue pour le dernier-né de quitter, lui aussi, le foyer paternel : le voilà avec son bâton de voyage et son havresac pendu au côté ; il n’a plus qu’un pied sur le seuil de la chaumière ; son père, aux longs cheveux gris, le conduit et le retient encore ; la mère suit en pleurant. Et le lendemain, dans la cabane propre et brillante, qu’une pure lumière illumine par la fenêtre sans rideaux, en face d’une table de bois habilement façonnée, les deux époux, redevenus seuls, sont assis : le vieillard, à la tête chauve, mais droit et ferme, lit la Bible à haute voix ; sa femme, au visage ridé, mais calme et souriant, écoute avec foi et reconnaissance. « Ils sont arrivés au repos du soir, dit le poète norvégien, M. Munch, qui a commenté habilement ces peintures[2], et ils n’ont pas peur de la nuit… Les rejetons ont dû se séparer de la tige ; celle-ci seule doit sécher ; elle ne portera plus sur la terre aucune feuille, aucune fleur, aucun fruit. Ils le savent et remercient leur Dieu. D’ailleurs ils ne restent pas seuls dans l’asile de leur vieillesse : autour d’eux et en eux sont tous les souvenirs ; devant eux et pour eux s’ouvre le saint livre où ils lisent la paix de l’éternel bonheur. Bientôt le sol de la patrie les couvrira, leur vie aura été le commentaire et l’imagé de cette patrie, rude et solitaire comme les rocs de la Norvège, profonde et fertile comme ses riches vallées. »

Il y a pour les peintres Scandinaves une autre source qui leur est devenue riche et féconde : c’est le charme original de la nature du Nord. Nulle part le ciel et la terre n’offrent de plus saisissantes beautés, soit que l’été, rapide, mais chaud et brillant, verse sans l’interruption des nuits les flots d’une lumière continue, ou que les aurores boréales et la lueur magique de la neige et des glaciers tempèrent l’obscurité des hivers, soit que les hautes cimes, les grands lacs silencieux et déserts, les fiords resserrés entre les rochers à pic, les chutes majestueuses, la perpétuelle et sombre verdure des bois de sapins ou les forêts de bouleaux, dont, au premier souffle de l’automne, chaque feuille devient dorée ou empourprée comme une fleur, étalent aux regards de ravissans spectacles. Le sentiment de ces beautés est familier aux populations du Nord : nulle part les fleurs et le sol natal ne sont plus aimés. À vrai dire, peu d’étrangers encore vont à la découverte dans ces vastes et lointaines régions ; à mesure cependant que les communications se font plus rapides, Anglais et Français s’y aventurent, en reviennent charmés, et publient des récits accompagnés de dessins, qui répandront chez nous la connaissance d’une splendide nature à peine soupçonnée, et seront un commentaire des belles peintures de l’école norvégienne. — M. Gude est le chef des paysagistes de cette école, et M. Tidemand celui de ses peintres de genre.

Une troisième source d’inspirations serait le cycle fabuleux et épique de la mythologie et des sagas Scandinaves, à la condition qu’un tel cycle devînt au préalable, par l’effort commun des critiques et des poètes, plus familièrement accessible à l’esprit public, ou bien qu’un artiste de génie en créât de vive force la popularité. Des efforts de talent ont été faits dans cette voie ; ils n’ont pas rencontré un succès incontesté, parce qu’en dehors d’une sphère étroite et locale les types qu’ils tentaient de reproduire n’étaient pas consacrés.

Restent donc deux inspirations véritables, celle de la gravité contenue des épisodes domestiques et celle d’une nature particulière et grandiose dont un groupe considérable de paysagistes et de peintres de marine se sont faits les interprètes. Par ce double lien commun et en dehors des autres sentiers, connus de tous, où ils ont pu s’exercer, les artistes du Nord ont formé une école vraiment originale, qui a triomphé auprès de certaines écoles étrangères. On l’a bien vu à Dusseldorf. On sait qu’il y a dans cette ville une académie de peinture, fondée depuis 1767, et qui attire des artistes de différens pays de l’Europe ; Cependant Dusseldorf, après la retraite de Cornélius en 1824, languissait ; l’école allemande qui y subsistait se laissait aller à un mysticisme sans élan et sans vigueur, qui a fait incliner sa peinture vers le genre incomplet et impuissant de l’imagerie religieuse. Tidemand et Gude ont seuls rappelé la vie par leur originalité. Ils y ont formé de nombreux élèves, venus comme eux surtout du Nord, après avoir admiré la même nature, respiré le même air des lacs et des montagnes, reçu la même éducation première, les mêmes préceptes religieux, les mêmes sentimens et les mêmes idées.

Le groupe des peintres du Nord est représenté à l’exposition de cette année par quelques œuvres de beaucoup de mérite ; tous les grands noms de l’école Scandinave n’y figurent pas, mais ceux qui y sont méritent d’être comptés parmi les principaux. M. Tidemand a envoyé de Dusseldorf un intéressant tableau : la Toilette de la Mariée. Le soin avec lequel l’auteur s’étudie à reproduire les détails curieux de la couleur locale pouvait devenir un danger, s’il n’y eût joint l’expression des sentimens ; le danger persistait, tout en changeant de nature, si les sentimens exprimés n’avaient pas tant de gravité contenue et de sincérité modeste. L’attitude pensive de la mariée, son regard pur et méditatif, son éloignement de toute coquetterie mondaine en ce moment solennel de sa vie, les mêmes caractères, en tenant compte des différences d’âge et de situation, empreints sur la figure déjà attentive et sérieuse de sa petite sœur, la joie attendrie qui anime la vieille mère, voilà qui agrandit la scène et l’élève en même temps. M. Tidemand s’était révélé en 1844 par un tableau d’histoire de moyenne grandeur : Gustave Vasa recevant le serment des Dalécarliens. Il s’est renfermé depuis dans le genre où il excelle aujourd’hui. Il s’est fait connaître du public français à la grande exposition de 1855, on s’en souvient, par son Enterrement norvégien à la campagne et par sa Prédication sectaire. Sa nouvelle apparition de cette année ne pourra qu’accroître sa réputation parmi nous.

Nous n’avons rien cette fois du peintre suédois Höckert, dont on avait admiré en 1855 le Prêche en Lappnie, rien de M. Nordenberg, de qui nous avions remarqué l’Invalide suédois racontant ses campagnes, rien de quelques peintres du Danemark célèbres au-delà du Rhin, comme M. Exner, qui avait envoyé d’excellentes scènes d’intérieur, M. Schleissner, M. Monies, M. Marstrand enfin, qui devrait faire connaître au public parisien ses scènes d’après les comédies de Holberg, ses meilleures œuvres jusqu’à ce jour. Nous avons du moins un tribut considérable de Mme Elisabeth Jerichau, qui avait déjà à l’exposition universelle un beau portrait. Née polonaise, instruite à Rome, où elle a épousé le sculpteur danois Jerichau, cette habile artiste, dont les œuvres sont dispersées aujourd’hui dans les principales galeries du Danemark, de l’Angleterre et des États-Unis, s’est assimilé, en gardant son originalité propre, la nationalité que, par son mariage, elle adoptait. Assez longtemps élève des maîtres de Dusseldorf et vivant désormais dans le milieu Scandinave, elle ne se rapproche cependant de la peinture de genre, dont nous venons de signaler quelques principales œuvres, que par la communauté de sentimens profonds et sérieux ; son pinceau montre d’ailleurs une manière vive et large, un faire expérimenté et en même temps une conception facile, qui lui assureraient dans toute école et qui lui donnent dans toute exposition publique une place distinguée avec le privilège d’arrêter et de fixer l’attention. Sa Lecture de la Bible, un des principaux tableaux de son envoi de cette année, procède évidemment de la même source intellectuelle et morale que nous avons reconnue comme l’une des plus familières à l’école du Nord. Nous y retrouvons la recherche du costume en même temps que l’étude du sentiment religieux. La juste limite, si délicate, n’est-elle en aucun point dépassée ? L’effet général de la scène gagnerait-il à être resserré dans un cadre de dimensions un peu moindres ? La poursuite du naturel entraîne-t-elle l’auteur sur le seuil du réalisme ? Nous avons entendu faire ces questions parmi les groupes de spectateurs qui ne manquent pas de se former en face de l’œuvre de Mme Jerichau. À côté de la Lecture de la Bible, Mme Jerichau a encore un certain nombre de tableaux de petites dimensions, tableaux de costume et de mœurs nationales, qui continuent à la ranger dans le groupe que nous étudions.

L’école des paysagistes Scandinaves, surtout norvégiens, est, avons-nous dit, fort remarquable. On peut en juger cette fois par deux tableaux de MM. Gude et Martin Muller. Un Matin dans les hautes montagnes de Norvège est assurément une œuvre remarquable. On critique le premier plan comme trop brillant et ne se mariant pas par une transition assez douce aux plans intermédiaires et à ceux de l’horizon ; mais peut-être est-ce un effet réel du matin qui, sous les premiers rayons du soleil, produit en un relief presque brillante les objets les plus voisins, tandis qu’une fraîche vapeur enveloppe encore les plus éloignés ; il faut tenir compte, en second lieu, de la transparence particulière à la lumière du Nord. D’ailleurs, quelle magnifique nature admirablement interprétée ! Nous avons devant les yeux un fiord qui a pénétré dans les terres. Des milliers d’îles divisent les eaux et les parent de verdure ; la rive occidentale ne fait que s’éveiller sous le soleil, qui commence à dépasser le mur de rochers situé à l’orient, tandis que la rive opposée est encore baignée dans l’ombre, et que les plateaux, les hauts pâturages et les sommets reçoivent déjà la pleine lumière ; des glaciers enfin, qui arrêtent la vue vers le sud-est, montrent à travers la distance de riches et harmonieux reflets. Un des caractères du paysage norvégien, c’est-à-dire l’immensité de la scène avec de belles eaux et de hautes montagnes et une lumière à la fois vive et douce, est ici merveilleusement rendu, en même temps que la netteté du dessin, la sûreté du pinceau, la transparence lumineuse des teintes, indiquent un maître expérimenté. Le paysage de M. Muller, avec un premier plan qui prête à la même objection, est d’une rare fermeté. Ces toiles rappellent celle qu’avait envoyée à l’exposition de 1855 un peintre suédois, M. Marcus Larson. La liste serait trop longue, si nous voulions donner, après ces noms, une énumération complète des habiles paysagistes du Nord.

Nous avons dit que l’école Scandinave pourrait bien rencontrer, après le sentiment profond et religieux de la vie de famille et des mœurs nationales, après l’admiration commune d’une magnifique nature, une troisième source d’inspirations particulières dans les, souvenirs de la mythologie du Nord et dans ceux des sagas. C’est précisément de là que Mme Jerichau a tiré cette fois le sujet de deux tableaux. Sa Femme de mer (Havfrue) est bien l’être mystérieux dont les navigateurs scandinaves redoutent la puissance et la perfide beauté. C’est elle qui s’attache au flanc du navire et qui, déchaînant la tempête, le fait inévitablement sombrer ; c’est elle aussi qui peut apaiser l’orage et conduire le bâtiment jusqu’au port. Quand la lune brille sur la surface des eaux, elle sort des profondeurs de l’Océan, s’avance sur quelque rivage, et là, interrogée, révèle ou prédit le sort du voyageur absent et du navigateur égaré ; mais malheur à celui que son doux regard, sa voix enchanteresse, sa science surnaturelle, auront attiré et séduit ! Pour prix des ténébreux mystères qui lui seront révélés, il perdra la raison. — Telle est la donnée légendaire que Mme Jerichau a mise en œuvre fort heureusement : la vaste étendue de la pleine mer, la lumière incertaine, le regard mystérieux et profond de la sirène, sa beauté perfide, répondent bien au type que les chants et les récits populaires ont rendu familier dans le Nord. Le spectateur étranger lui-même n’a pas besoin ici de beaucoup de commentaires ; la donnée est simple et rappelle la mythologie classique : il n’y a rien de trop particulier. En est-il de même pour le tableau que Mme Jerichau a intitulé Halgerda, costume de fiancée à Reikiavik ? Ou l’indication du livret et la peinture elle-même sont incomplètes, ou le nom d’Halgerda est ici de trop. Pour qui connaît la saga de Niai, au nom d’Halgerda correspond un certain type historique de la femme du Nord qu’il aurait fallu plus complètement montrer. « Un jour Gunnar descendait de la Montagne de la Loi ; il vit une femme richement vêtue qui venait à sa rencontre : elle le salua ; il lui rendit son salut et lui demanda qui elle était. Elle répondit qu’elle se nommait Halgerda, fille de Hœskuld. Parlant avec liberté, elle le pria de lui raconter le voyage qu’il venait de faire, et au sujet duquel chacun le félicitait à l’althing. Elle avait une tunique brune avec un manteau rouge orné sur les bords ; sa chevelure, épaisse et blonde, descendait jusque sur son sein… » Halgerda épouse Gunnar ; mais jalouse et vindicative, elle remplit sa maison de meurtres. Irrité contre elle, mais fasciné, Gunnar commet lui-même des violences à la suite desquelles ses ennemis l’entourent et l’assiègent dans sa propre maison. Tant qu’il tient son arc redoutable, il ne craint pas les assaillans ; mais un coup de hache en rompt la corde. « Femme, crie-t-il à Halgerda, vite une boucle de tes cheveux pour tresser une corde à mon arc ! — En as-tu grand besoin ? demande Halgerda. — Notre vie en dépend. — Eh bien donc ! je refuse, répond-elle ; souviens-toi du coup dont tu me frappas naguère ! — Je ne prierai pas longtemps, reprit Gunnar ; chacun se rend illustre à sa façon. » Tel est le récit de la saga, telle est l’héroïne ou plutôt la furie que le nom d’Halgerda désigne ; mais peu importe après tout au public français, qui ne demande à Mme Jerichau qu’une belle peinture, de quelque façon qu’elle soit conçue.

Après MM. Tidemand et Gude et Mme Jerichau, il y aurait encore à apprécier, si l’espace ne nous manquait, les œuvres de M. Jacobsen, peintre danois de genre et d’histoire, de M. Grönland, bien connu au-delà du Rhin pour ses fleurs et ses fruits, de M. Frölich, dont les amateurs ont remarqué, en dehors de l’exposition, les spirituelles illustrations du poème d’Héro et Léandre et des petits poèmes de l’Anthologie. Nous souhaiterions de voir M. Frölich commenter de la sorte notre André Chénier.

Nous regrettons que la difficulté des transports nous ait sans doute privés de quelques œuvres des sculpteurs compatriotes de Thorwaldsen, de Sergel et de Fogelberg. M. Jerichau, directeur de l’académie des beaux-arts à Copenhague, pouvait nous envoyer des morceaux déjà célèbres dans une partie de l’Europe. On se rappelle encore à Rome son groupe colossal d’Hercule et Hébé, exposé en 1846 sur la place du Peuple. Nous connaîtrons sans doute bientôt son Chasseur au Léopard, dont les copies sont répandues en Angleterre, et son Adam et Eve, qui lui a valu une prize-medal à l’exposition de Londres en 1851. Nous souhaitons enfin de voir bientôt exécutée une frise représentant les principales scènes de l’Iliade, et dont l’esquisse, achevée entièrement, témoigne d’une véritable habileté et d’une grande élévation de dessin sévère et classique. M. Bissen, de Copenhague, M. Byström, de Stockholm, avaient envoyé aux expositions dites universelles des" statues et des groupes. L’année prochaine nous promet une de ces grandes exhibitions dans la capitale de l’Angleterre. Probablement nous y verrons réunis tous les principaux ouvrages qu’a produits dans ces dernières années l’école Scandinave. Soit ; à coup sûr, dans le nouveau Palais-de-Cristal de Londres, ces œuvres seront exposées au grand jour de l’opinion : est-ce une erreur cependant de croire qu’une comparaison acceptée avec les œuvres de l’école française au sein même de nos expositions de famille peut éclairer efficacement les artistes étrangers et les servir auprès du vrai public ami des arts en Europe ?


A. GEFFROY.


V. DE MARS.

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  1. Chez Michel Lévy.
  2. Voyez l’élégante reproduction faite d’après les cartons de M. Tidemand à l’aide de la lithographie polychrome par M. Sonderland et publiée à Dusseldorf en 1851, avec un texte norvégien-allemand pour chacun des dix épisodes.