Chronique de la quinzaine - 14 juin 1868

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Chronique n° 868
14 juin 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1868.

Il y a des momens où la politique se concentre dans certains événemens autour desquels tout converge et se groupe, qui dominent tout et absorbent tout ; il y a d’autres momens où la politique est en quelque sorte disséminée et alanguie, où elle semble se perdre dans mille incidens décousus et insignifians sous lesquels se voile la gravité des choses, où les hommes d’état enfin, les leaders de la diplomatie, ceux que l’impératrice Catherine appelait les « cochers » de l’Europe, se donnent le luxe de se promener et même d’être malades. — Fort bien, se dit-on avec un goût visible de tranquillité, fort bien, la politique est en congé ; le roi de Prusse en est à méditer sur les eaux d’Allemagne qu’il ira prendre, car le bon vieux roi Guillaume ne prend que de bonnes eaux allemandes, et tout au plus irait-il jusqu’en Hollande, si son grand médecin, M. de Bismarck, lui en faisait sentir la nécessité. M. de Bismarck lui-même est malade, et part pour ses terres de Poméranie en attendant peut-être d’aller prendre ses quartiers d’hiver à Cannes entre le ciel bleu et les flots bleus de la Méditerranée. L’empereur des Français est en villégiature sous les ombrages de Fontainebleau, d’où il ira au camp de Chalons, à Plombières ou à Biarritz. Le prince Napoléon se promène dans les parcs de Vienne, et prend des glaces avec M. de Beust, voyant défiler autour de lui la belle et curieuse société viennoise. M. Rouher a besoin de repos, il sent la nécessité de réparer ses forces, épuisées par les combats oratoires, et il n’attend que le moment de partir à son tour. Chacun s’en va de son côté ou se dispose à prendre ses vacances, preuve certaine que rien ne se prépare, qu’il n’y a aucun nuage menaçant à l’horizon, et que nous pouvons nous endormir tranquilles dans une douce et confiante sécurité. — Nous ne demanderions pas mieux que de croire à ces aimables pronostics, à ces signés d’apaisement, et il y aurait sans doute du vrai dans ce bon mouvement de confiance, si, à côté des optimistes voyant tout selon leurs espérances, les pessimistes ne venaient à leur tour, persistant plus que jamais dans leur incrédulité, et voyant tout en noir. Eh quoi ! disent pour leur part les pessimistes, ne vous apercevez-vous pas que ce ne sont là que des apparences trompeuses, que chacun joue son jeu dans cette grande et confuse partie ? M. de Bismarck est malade comme Sixte-Quint était vieux et cassé ; au jour de l’action, il secouera ses béquilles, il reviendra de la Poméranie, et il retrouvera son « Allemagne en selle, » comme il l’a dit. L’empereur Napoléon, dans sa forêt de Fontainebleau, passe son temps à déchiffrer les dépêches que lui expédie le prince Napoléon, tout occupé pendant son voyage à nouer la grande alliance de la France et de l’Autriche pour la solution de la question d’Orient et le rétablissement de la Pologne, tandis que la Russie et la Prusse se lient plus étroitement pour tenir tête à l’orage qui les menace. N’avez-vous pas entendu répéter que le spirituel et impétueux prince français qui est à Vienne a des entrevues prolongées avec l’empereur François-Joseph, avec M. de Beust, qu’il se dispose à visiter la Hongrie, Constantinople, et que, s’il ne va pas à Cracovie, à Lemberg, c’est uniquement par délicatesse, par un dernier scrupule, pour se dérober aux ovations d’un peuple prêt à saluer en lui le futur roi de Pologne ? Tout est convenu, et la France est prête ; vous n’avez qu’à voir dans son budget, dans le rapport sur l’emprunt, ce que lui coûtent ses arméniens. Après cela, ce n’est pas l’occasion qui manque : une étincelle suffit, un incident en Orient, une échauffourée dans le Luxembourg, où la propagande annexioniste en faveur de la France continue de plus belle, comme on vient de le voir tout récemment. Et quand il y aurait un retard de quelques mois, quand on laisserait encore passer l’été, cela ne changerait rien, c’est la guerre qui se prépare lentement et infailliblement au milieu de toutes ces vaines apparences de paix.

Ainsi on continue à parler des deux côtés, et, tout compte fait, les esprits oscillent incessamment entre ces courans contraires sans parvenir à se fixer, en se reposant tout au plus par intervalles dans une confiance vaguement agitée. Cela prouve que nous en sommes malheureusement venus à un point où il n’est pas si facile, même avec des déclarations périodiques de bonne intelligence, de raffermir un continent ébranlé. Trop de situations ont été compromises, trop de passions et d’intérêts sont en lutte, pour que la politique puisse si promptement retrouver son équilibre, pour qu’on puisse se promettre de ces périodes de paix octavienne dont on a joui dans d’autres temps, auxquelles on ne croit bien que quand elles sont passées. Aujourd’hui nous avons, pour ainsi dire, une confiance à court délai qui ne va guère au-delà d’une saison. Nous ne nous flattons pas des longues perspectives, et, même dans les momens où semblerait régner un souffle plus favorable, on ne se laisse aller à l’heureuse influence qu’avec une certaine réserve, avec une certaine disposition à s’inquiéter de tout, en se tenant aux aguets et en s’attendant toujours à de l’imprévu. Il faut bien en prendre son parti, et s’aguerrir à ces perplexités. Il n’est pas moins vrai que pour le moment, dans ce conflit permanent d’impressions qui est un des plus curieux caractères du temps, ce sont les optimistes qui ont raison, ce sont les pessimistes qui ont l’humeur par trop sombre, qui ont tout l’air de prendre des fantômes pour des réalités. À l’heure présente, la politique proprement dite, la grande politique qui a la prétention de décider par la paix ou par la guerre de la destinée des peuples, cette politique semble provisoirement en congé. Chaque état en est plus ou moins à s’occuper de ses affaires de ménage, de sa vie intérieure, surtout des finances, qui sont en vérité la partie douloureuse et faible de toutes les situations, et c’est ainsi que nous-mêmes en France, à défaut de la campagne sur le Rhin, nous sommes engagés dans une vraie campagne économique dont le prix est la prospérité matérielle du pays, qui nous apparaît à travers une série de discussions parlementaires animant et surchargeant à la fois cette fin de session législative. Il n’y a point encore un mois, c’était le régime commercial de la France qui était au sein du corps législatif l’objet du débat le plus sérieux, le plus passionné et le plus profond. Dans quelques jours, ce seront les finances qui auront leur tour, qui seront scrutées, interrogées avec la même animation sans doute à l’occasion du budget et de l’emprunt ou des comptes de la ville de Paris. Aujourd’hui, c’est le système des voies de communication, chemins de fer, chemins vicinaux, qu’on vient de discuter, qu’on discute encore. En peu de temps, c’est toute la situation matérielle de la France qui apparaît sous ses trois faces principales, dans ses élémens essentiels.

Le développement des chemins de fer rentre évidemment dans le programme économique que s’est tracé le gouvernement, et dont il poursuit l’exécution avec une persistance qui ne s’arrête ni devant les difficultés ni même le plus souvent devant l’excès des dépenses. Ce n’est pas seulement une conséquence du nouveau régime commercial établi en 1860, et qui créait naturellement l’obligation de mettre l’industrie française en mesure de soutenir la lutte à laquelle elle tétait provoquée ; c’est de plus une nécessité générale reconnue pour la France, qui ne peut rester au-dessous des autres pays. Sans doute, si on ne s’arrête d’une manière absolue qu’au chiffre kilométrique qui représente l’ensemble de notre réseau, la France n’est devancée que par l’Angleterre ; si on compare ce chiffre à la superficie du territoire et à la population, elle ne vient qu’après la Belgique, la Hollande, la Suisse, sans parler de l’Angleterre, qui marche toujours en tête dans cette carrière du progrès industriel. Ce n’est pas que la France soit restée inactive ; elle compte aujourd’hui, il ne faut pas l’oublier, plus de 20,000 kilomètres de chemins de fer concédés, dont plus de 15,000 sont en exploitation. Ce grand travail, on le sait, a été principalement accompli par six grandes, compagnies entre lesquelles l’état a distribué ses concessions par une série d’arrangemens et de conventions qui se sont succédé en 1859, en 1863, en 1865. De là, est sortie cette combinaison d’un premier, d’un deuxième réseau, dont les grandes compagnies sont restées concessionnaires, et qui ont formé peu à peu six groupes principaux, tandis que d’un autre côté, en 1865, une loi autorisait la création d’un réseau spécial composé de chemins de fer d’intérêt local que le gouvernement pouvait concéder à des compagnies particulières ; mais cela ne suffisait plus, à ce qu’il paraît. Des intérêts nouveaux se créent incessamment, les besoins se multiplient, d’évidentes lacunes apparaissent, les plaintes deviennent plus pressantes de la part des contrées privées encore du bienfait des voies rapides. C’est pour faire face à ces nécessités révélées par le temps qui ont été présentés les récents projets, qui embrassent un peu plus de 3,000 kilomètres. Sur ce chiffre, 1,464 kilomètres sont l’objet de conventions nouvelles avec les grandes compagnies, 1,781 kilomètres répartis en 17 lignes sont simplement classés et restent en réserve pour être concédés à des compagnies particulières, ou plus probablement, si on continue à suivre le courant actuel, pour rentrer un jour ou l’autre dans le domaine des anciennes compagnies à la suite de combinaisons ultérieures. Dans les arrangemens qu’il vient de faire, comme dans ceux qu’il a faits précédemment du reste, l’état contribue, soit par des subventions directes, soit par des garanties d’intérêts progressivement accrues en faveur des compagnies avec lesquelles il a traité. Que les lignes nouvelles répondent à des besoins pressans, à des nécessités réelles, qu’elles comblent des lacunes criantes, c’est ce qu’on ne peut contester. Elles ont surtout un avantage qui devient presque politique : elles décentralisent, pour ainsi dire, le système des chemins de fer en créant des communications transversales entre les principales villes françaises, entre les principaux centres industriels, sans qu’il soit nécessaire de remonter jusqu’à Paris, d’où toutes les lignes rayonnaient jusqu’ici ; elles émancipent en quelque sorte la province au point de vue des transports et des communications.

Jusque-là rien de mieux, et la preuve que le gouvernement n’est pas allé trop loin, c’est que sur le seul réseau de l’Ouest il y a eu jusqu’à cent dix-huit amendemens pour réclamer des lignes nouvelles. Il est bien certain que, même après ce qu’on fait aujourd’hui, il restera encore à faire. Ce n’est donc pas la pensée d’un nouveau complément de nos chemins de fer qui est contestable ; mais c’est dans l’exécution de cette pensée que la difficulté commence. Le gouvernement a-t-il pris les meilleurs moyens pour accomplir ce nouveau progrès ? a-t-il tracé une limite bien exacte entre les lignes d’un. intérêt général qui pourraient rentrer dans le système des grandes compagnies et les lignes d’un intérêt tout local ? a-t-il fait une part suffisante à l’industrie privée ? ne s’est-il pas montré par trop libéral dans des évaluations qui représentent une charge pour l’état, et par trop retenu quand il s’agissait de toucher aux tarifs ? C’est sur ces divers points que la discussion s’est animée, et ici le gouvernement a rencontré encore une fois tout armé pour la lutte, et vigoureusement armé, M. Pouyer-Quertier, qui devient décidément un athlète parlementaire. M. Pouyer-Quertier est partout presque à la même heure, au corps législatif et aux banquets protectionistes qu’on lui donne à Rouen, et partout il fait des discours avec cette effusion que donne le sentiment du succès. Il s’est jeté dans cette discussion avec une ardeur à peine refroidie depuis l’autre jour ; il a fait manœuvrer en général habile une nouvelle armée de chiffres, et, chose curieuse, par un singulier changement de rôle, c’est lui qui a été libéral cette fois en parlant des chemins de fer, c’est le gouvernement qui s’est fait protectioniste. M. Pouyer-Quertier avait perdu la bataille l’autre jour dans l’affaire du traité de commerce ; M. de Forcade la Roquette lui a laissé la victoire, au moins la victoire morale, dans la question des chemins de fer. M. Pouyer-Quertier a bien pu faire des confusions, grossir ses chiffres un peu arbitrairement et se laisser emporter par son imagination ; il n’était pas moins dans la vérité. Au fond, dans cette affaire des nouveaux chemins de fer, il y a trois points qui ont été plus particulièrement mis en relief et plus vivement débattus : il y a une question générale du système quant aux concessions, il y a une question d’évaluation du prix de revient et des charges mises au compte de l’état, et il y a une question de tarifs. Tout est là.

Et quand nous parlons du système de concession, il ne s’agit plus évidemment de revenir sur le passé, de ranimer des querelles rétrospectives. Les grandes compagnies ont été constituées, elles existent avec les privilèges de toute sorte qui font leur puissance. Elles ont eu dans cette immense entreprise de la création des chemins de fer un rôle dont il serait peu juste de méconnaître l’efficacité maintenant que l’œuvre est plus qu’à demi accomplie. Elles gardent une sphère d’action certes assez étendue. Si l’état s’était borné aujourd’hui à faire rentrer dans le domaine de ces compagnies quelques lignes nouvelles d’un intérêt général, ce ne serait rien ; mais la question est de savoir si le gouvernement n’a pas fait plus que cela dans ses conventions récentes, s’il n’a pas trop visiblement laissé percer ses préférences pour ces grands monopoles industriels qui enveloppent le pays, et que M. Picard comparait spirituellement aux grands commandemens militaires. La question est de savoir si le gouvernement n’aurait pas dû éviter autant que possible d’accroître encore ces grands monopoles et attribuer une plus large part à l’industrie privée dans ce qui reste à faire, s’il n’aurait pas mieux valu, en un mot, marcher dans le sens de la loi de 1865 sur les chemins de fer d’intérêt local en provoquant l’initiative individuelle.

Il est malheureusement vrai sans doute que sur cette pente où il est l’état n’a qu’à se laisser pousser, rien ne le prouve mieux que la multitude d’amendemens qui est venue l’assaillir ; chacun a présenté sa requête. Il est bien entendu qu’il n’y a plus de chemins d’intérêt local, tout est d’intérêt général, tout réclame l’intervention de l’état. Il est trop vrai que cette loi même de 1865 dont nous parlions n’a pas porté jusqu’ici des fruits très opulens. À part les chemins de l’Alsace, qui existent depuis plus longtemps, on compterait tout au plus six entreprises particulières formées dans les conditions de la loi de 1865, et de ce nombre est la construction des chemins de l’Eure, dont parlait avec feu M. Pouyer-Quertier ; mais il faut bien dire aussi qu’on met peu de zèle à encourager, à soutenir l’initiative individuelle dans cette voie. On raille ses projets quand elle veut faire des chemins à bon marché, on décrie les travaux qu’elle exécute, on lui mesure parcimonieusement les secours, on la laisse assez volontiers seule et faible en face des grands monopoles qui la cernent, auxquels elle est bien obligée d’aboutir, et qui lui imposent leurs conditions. Les grandes compagnies, dit-on, offrent à l’état plus de garanties. Nous le croyons bien, elles ont toujours sans doute la force d’action et les ressources plus étendues d’administrations puissamment constituées ; mais en somme elles ont tout juste la solidité et la puissance de crédit que leur assurent les subventions et les garanties de l’état. Si on agissait de même avec les petites compagnies, celles-ci auraient certainement plus de nerf, elles seraient plus vivaces. On pourrait citer telle compagnie particulière qui a eu du malheur pour bien des raisons, qui est maintenant en faillite et est par conséquent déchue. Qu’arrive-t-il ? Sa concession passe entre les mains d’une des anciennes compagnies avec une subvention qui peut être évaluée à 9 millions. Il n’eût pas fallu autant pour sauver l’entreprise primitive de la faillite. Comment veut-on d’ailleurs que l’industrie privée trouve des ressources, qu’elle se développe aujourd’hui, lorsque les grandes compagnies vont avoir à recourir au crédit pour leurs nouvelles concessions avec la garantie de l’état ? De telle sorte que l’industrie privée se trouve paralysée avant de se mettre à l’œuvre, et, quand elle a réussi à faire un chemin de fer, elle est enserrée, étouffée, dans le cercle des grands réseaux auxquels ses lignes restreintes et subordonnées doivent nécessairement se relier. Il en résulte une inégalité frappante, cette difficulté de vivre, cet état d’allanguissement où se traîne l’initiative individuelle.

Soit, l’état est libre dans le choix de ses moyens d’action ; il a peut-être ses raisons pour préférer comme auxiliaires les grands monopoles à l’industrie privée. Ce qui est certain du moins, c’est que ce n’est point par économie qu’il agit ainsi. L’état en vérité procède largement, libéralement, dans ses estimations des prix de revient, et, sans accepter à la lettre le chiffre de 900,000 francs par kilomètre, qui représenterait, selon M. Pouyer-Quertier, la part contributive de l’état, auquel l’intrépide député de Rouen n’arrive que par une confusion, en transportant sur les lignes nouvelles une indemnité allouée pour l’ancien réseau, on peut se demander si le chiffre officiellement accepté de 400,000 francs par kilomètre ne constitue pas lui-même une évaluation déjà bien étrange. On peut se demander si, après tous les progrès accomplis depuis vingt ans, lorsque le prix du fer, des machines, a nécessairement diminué, le chiffre de 400,000 francs, qui représente une subvention directe plus une garantie d’intérêt pour le reste, ne dépasse pas toutes les prévisions. Et ce qu’il y a d’excessif dans cette évaluation ressort d’autant mieux que le gouvernement lui-même laisse de côté ce chiffre de 400,000 francs lorsqu’il s’agit des autres lignes qu’il se borne aujourd’hui à classer, qu’il tient en réserve pour les livrer au besoin à l’industrie particulière, et qui ne sont pas l’objet de conventions avec les grandes compagnies. Ici les évaluations sont plus modestes, et elles se rapprochent beaucoup plus peut-être de la réalité des choses, puisqu’il n’est point douteux que l’industrie privée arrive aujourd’hui à construire les chemins, de fer à meilleur marché, à 200,000, à 150,000, à 120,000 fr. le kilomètre. Les chemins de l’Eure, selon M. Pouyer-Quertier, ne coûtent pas davantage. Bien d’autres pourraient être cités. Ils sont faits, dit-on, plus légèrement, avec moins de soin, d’une façon moins complète, ils ne suffiraient pas à tous les besoins d’une grande exploitation. Les explications ne manquent pas, nous le savons bien. Il n’est pas moins vrai que le moment vient plus que jamais aujourd’hui de se tenir en garde contre cette habitude de travailler chèrement qu’ont trop souvent les ingénieurs de l’état, hommes instruits, habiles, expérimentés, qui n’ont qu’un malheur, c’est que leur habileté coûte, cher. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que, soit en subventions directes, soit en garanties d’intérêts, les charges de l’état toucheront probablement d’assez près le milliard.

Mais du moins, en compensation des avantages faits aux grandes compagnies, l’état a-t-il obtenu des réduction de tarifs ? C’est encore ici un des points qui ont été le plus vivement touchés par M. Pouyer-Quertier. Par le fait, l’état n’a rien obtenu, et, par des raisons qui ne semblent pas toutes également décisives, il ne paraît pas même s’être préoccupé de rien obtenir. La première raison, c’est qu’il y a un contrat entre l’état et les compagnies, et qu’on ne peut réviser les tarifs sans le consentement des deux parties. Or la question nous semble ici tranchée par un fait bien simple. S’il est possible de toucher au contrat pour assurer de nouveaux avantages aux compagnies, pourquoi ne pourrait-on pas y tour cher également pour demander une révision des prix de transport ? La seconde raison, et celle-ci est plus sérieuse, elle est d’un ordre tout financier, c’est que toute réduction de tarifs se résoudrait inévitablement en un accroissement de la garantie de l’état par suite de la diminution des recettes, et que cette augmentation de la garantie effective de l’état pèserait nécessairement sur nos finances, déjà suffisamment surchargées. C’est une prévoyance qui serait certes fort salutaire, si elle se retrouvait dans toutes les questions. Une troisième raison invoquée par M. de Forcade la Roquette, c’est que, placé dans l’alternative de faire des chemins de fer dans les pays qui n’en ont pas encore, ou de dégrever les contrées qui en sont déjà pourvues, le gouvernement a préféré, dans un esprit d’équité, se prononcer pour le premier système. Rien ne serait plus juste en effet, si les deux choses ne pouvaient marcher ensemble, si, loin de s’exclure, elles ne se complétaient pas l’une l’autre, si enfin toute réduction de tarifs devait profiter uniquement aux contrées qui ont des chemins de fer, si elle ne profitait pas au contraire au commerce tout entier, à l’industrie tout entière. Le fait sensible et éclatant, c’est que depuis vingt années tout change, tout se transforme, tout est en progrès, les tarifs seuls sont restés tels qu’ils avaient été primitivement établis, avec leur échelle élastique de maximum et de minimum. Non, nous nous trompons, ils ne sont plus ou ils ne sont que nominalement ce qu’ils étaient, car de leur propre mouvement les compagnies ont opéré ces réductions qu’on se fait scrupule de leur demander aujourd’hui ; elles les ont accomplies sous la pression de la nécessité ; elles n’ont pas même hésite, quand elles en ont senti le besoin, à descendre au-dessous du minimum autorisé dans les cahiers des charges, et elles ne s’en sont pas plus mal trouvées. Mais alors, observera-t-on, le résultat est le même, que peut-on demander de plus ? Effectivement le résultat est le même, la force des choses conspire pour cette diminution du prix des transports ; seulement voici le danger, c’est que les compagnies, ayant à se mouvoir dans des conditions d’exploitation qui ne répondent plus à la situation actuelle, restent absolument maîtresses des tarifs. Par toute sorte de combinaisons ingénieuses où l’œil le plus scrutateur s’égare, elles peuvent favoriser telle ou telle industrie, tel ou tel point des régions qu’elles desservent. Bref, c’est l’arbitraire qui se glisse là comme partout, sans que l’état songe à se montrer bien chatouilleux au sujet de pratiques qui sont les siennes. Sur ce point, les démonstrations de M. Pouyer-Quertier ont été saisissantes. Elles n’ont rien empêché, il est vrai, elles n’ont pas modifié un vote auquel tout le monde était intéressé ; mais elles restent comme un jalon pour l’avenir, et elles sont de nature à faire réfléchir ceux qui ont le maniement de ces grands intérêts.

Ce qui reste en définitive de ces discussions substantielles et animées d’où jaillissent souvent des lumières inattendues sur la situation économique du pays, c’est un notable accroissement du réseau de nos voies ferrées, de même que la loi sur les chemins vicinaux qui vient d’être votée est faite assurément pour développer les communications locales. C’est un progrès matériel que nous ne voulons pas nier, ou du moins ce sera un progrès matériel quand les lois seront devenues des faits, quand les promesses auront passé dans le domaine de la réalité. Après cela on pourrait se demander si toutes ces mesures qu’on s’est hâté d’accumuler à la fin de la session, qui ont en apparence un caractère purement économique, n’ont pas en même temps une certaine signification politique. Voies de communication de toute espèce, chemins de fer, chemins vicinaux, un homme d’esprit leur a donné le nom de chemins électoraux. Pour tout dire, le gouvernement, à la veille des élections, n’aurait pas ménagé les chemins pour arriver plus sûrement au scrutin, et il a d’autant plus de facilité qu’il s’est réservé une grande latitude dans la distribution de la manne de la viabilité vicinale, qu’il dispose d’une subvention de 100 millions, d’une caisse instituée pour alimenter les emprunts des communes jusqu’à concurrence de 200 millions. Voilà certes de puissans moyens d’action. Là-dessus M. le ministre de l’intérieur se récrie, M. Pinard s’indigne presque qu’on lui attribue de telles pensées. Il est pétulant, notre ministre de l’intérieur, depuis qu’on a laissé entendre qu’il n’était pas le maître dans son ministère, qu’il y avait deux politiques, et qu’il ne représentait pas la vraie, il ne souffre pas qu’on mette en doute sa responsabilité, et qu’on dispute au gouvernement le droit de disposer des chemins vicinaux, d’allonger ou de raccourcir le contingent kilométrique des communes, et il a même des élans champêtres pour expliquer le danger d’arrêter d’une manière définitive le classement des chemins, la nécessité de laisser au gouvernement la liberté de proportionner ses bienfaits aux variations de la vie rurale, aux déplacemens d’intérêts, aux migrations des villages, qui, à ce qu’il paraît, se transportent ainsi en quelques années d’un point sur un autre, de la montagne à la plaine. M. le ministre de l’intérieur, qu’il nous permette de le dire, considère un peu tout cela en orateur bucolique ; il voit un village descendant tout simplement du sommet de sa montagne, éprouvant le besoin de se fixer dans la vallée, d’aller « jusqu’au ruisseau où il a construit son lavoir, jusqu’à la gare qui le mène au chemin de fer ; » il n’en faut pas plus pour qu’un village quitte « ses vieux sentiers » et change de domicile, d’où la nécessité de ne pas enchaîner le gouvernement et les communes à un classement définitif et obligatoire des chemins. Fort bien, mais M. le ministre de l’intérieur ne peut certainement dire d’avance quel usage sera fait de cette latitude laissée au gouvernement dans la répartition des voies vicinales ; il ne dit pas si les communes, voyageuses ou sédentaires, qui auront l’inconvenante pensée de mal voter aux élections seront aussi bien dotées que les communes qui auront voté avec enthousiasme pour le candidat officiel. Le gouvernement, il faut le croire, n’abusera pas de ce puissant levier que le corps législatif vient de mettre en ses mains en approuvant toutes les lois sur les chemins de fer, sur les chemins vicinaux, qui lui ont été présentées avec un empressement si visible et une simultanéité si étrange ; mais, s’il le voulait, il le pourrait, et c’est là-justement ce qui constitue le caractère politique de ces mesures, c’est ce qui leur donne ce faux air d’un commencement de campagne électorale.

Le progrès matériel n’est point certes à dédaigner dans le développement d’une société, et il est tout simple que les gouvernemens s’occupent avec un redoublement d’activité d’assurer à toutes les forces productives un essor légitime ; mais après tout, si précieux, si utile, si envié qu’il soit, il ne peut faire oublier à un pays les grandes conditions de sa vie publique à l’intérieur et à l’extérieur. Le progrès matériel, il est partout, il se déroule avec une sorte de méthodique et irrésistible puissance, et cependant d’où vient ce malaise qui travaille les peuples, qui semble rendre possibles toutes les combinaisons, tous les conflits ? La vérité est que l’Europe, nous le disions, vit au jour le jour, jouissant de sa fortune du moment, peu rassurée sur ce qui arrivera dans six mois, faisant ce qu’elle peut pour s’asseoir dans une situation dont elle sent la fragilité et l’incertitude. Elle aspirerait tout naturellement à la paix, et elle croit beaucoup à la guerre. Elle accumule dans ses arsenaux toute sorte d’engins de destruction, et de temps à autre elle tranquillise sa conscience par quelque acte ou par quelque déclaration humanitaire, en proscrivant par exemple dans les armées l’usage des balles explosibles. Cette proposition, émanée de la Russie, a été immédiatement acceptée par la France et par l’Italie, et elle sera sans doute admise avec le même empressement par les autres puissances. Nous voudrions bien y voir un progrès rassurant pour l’humanité ; par malheur, ce n’est là en dernière analyse qu’un de ces actes d’ostentation qui ne résolvent rien, qui laissent l’Europe dans ses indécisions, toutes les armées debout, toutes les questions pendantes, en y comprenant les questions qui naissent de la politique même de la puissance qui a proposé philanthropiquement la proscription des balles explosibles. Tous les commentaires dont l’excursion du prince Napoléon a été l’objet, et qui dépassent sans doute de beaucoup la réalité, ces commentaires n’ont pas d’autre raison d’être que cet état troublé de l’Europe, et la Russie n’a point été la dernière à se demander si ce voyage ne cachait pas réellement quelque grande combinaison politique. Les journaux de Moscou et de Pétersbourg se sont aussitôt déchaînés contre la prétendue mission que le prince Napoléon serait allé remplir à Vienne. C’est qu’en effet la Russie se sentirait singulièrement menacée par une alliance de là France et de l’Autriche. La politique autrichienne, depuis qu’elle s’est faite libérale, lui suscite déjà de sérieux embarras ; elle paralyse par le fait toute la politique russe en Pologne, Qu’on remarque cette situation : la Russie, on le sait, a eu récemment la prétention de supprimer jusqu’à la dernière trace d’autonomie en Pologne, jusqu’au nom de ce malheureux pays, elle s’est acharnée à ce travail d’assimilation ou de destruction avec une implacable ténacité ; mais il est évident qu’elle n’aurait pu réussir, si un tel succès est possible, que par la connivence de l’Autriche, que toute son œuvre est atteinte et ébranlée dès que le sentiment polonais, refoulé du royaume, trouve un refuge en Galicie. Le cœur de la nation se déplace et n’a pas cessé de battre. Voilà la difficulté pour la Russie, et cette difficulté se trouverait tout d’un coup singulièrement accrue, si une alliance se formait entre l’Autriche et la France. Ce serait la résurrection immédiate ou tout au moins à un moment donné de cette question polonaise que le cabinet de Saint-Pétersbourg a la prétention d’avoir ensevelie sous les ruines et sons ses décrets. Ce qu’il y a d’étrange, c’est de voir une telle question reparaître vaguement à l’horizon moins de cinq ans après le plus douloureux et le plus éclatant désastre, et qui pourrait dire aujourd’hui qu’elle n’aura pas un rôle dans les complications qui peuvent naître un jour ou l’autre, peut-être à l’improviste ?

C’est là en effet le caractère de cet état de l’Europe du nord et de l’orient : les questions les plus ardentes, les plus périlleuses, peuvent être ajournées, elles l’ont été bien souvent déjà, et elles peuvent aussi éclater subitement, de la façon la plus imprévue, par un de ces incidens qui échappent à tous les calculs de la politique, comme la mort du prince Michel de Serbie, qui vient d’être assassiné à Belgrade. C’est là certes une de ces péripéties inattendues qui peuvent changer en un instant toute une situation. Le prince Michel Obrenovitch, était le fils de Milosch, le vieux pâtre qui a bataillé pendant toutes les premières années de ce siècle pour la patrie serbe, et qui était arrivé à ceindre la couronne en se créant une souveraineté héréditaire qu’il a transmise à son fils. Le prince Michel était jeune encore, il n’avait pas plus de quarante-cinq ans ; il régnait depuis 1860. C’était un homme d’un cœur droit, d’une intelligence cultivée, aimant le bien et le progrès pour son pays, travaillant sérieusement à toutes les améliorations. Il avait réussi à se faire aimer de ses compatriotes, et à se faire estimer pour son caractère. On peut dire que pendant ses huit ans de règne il a constamment assuré à la Serbie une tranquillité complète, et il a fait mieux pour elle, il donnait il y a deux ans une garantie de plus à son indépendance nationale en obtenant diplomatiquement, l’évacuation des forteresses serbes par les Turcs. Le prince Michel régnait avec douceur, avec modération, s’inspirant d’un patriotisme prévoyant et réfléchi. Jusqu’à quel point la politique a-t-elle été le mobile des meurtriers qui l’ont frappé dans une promenade publique, au milieu de sa famille ? C’est ce qu’il est encore assez difficile d’éclaircir. Ce crime fût-il d’ailleurs l’œuvre d’une vengeance privée, la mort du souverain serbe n’en est pas moins de nature à avoir peut-être les plus dangereuses conséquence politiques ; elle a une gravité exceptionnelle dans la situation où est aujourd’hui l’Orient. Une première question s’élève, c’est celle de l’hérédité. Le prince Michel ne laisse point d’enfans pour lui succéder ; il ne laisse qu’un neveu qui était ces jours derniers encore à Paris et qu’on essaie de proclamer comme prince souverain à Belgrade, mais dont les titres peuvent être assurément contestés. À défaut de cet enfant, de cet héritier problématique, qui sera appelé à la couronne ? Ce ne sera pas sans doute un prince étranger, les Serbes, dans la fierté de leur sentiment national, ne l’accepteraient pas probablement. D’un autre côté, les candidats nationaux à la couronne n’apparaissent pas à première vue ; c’est dire qu’il n’y a pas de personnalité saillante faite pour ce rôle. On a parlé, d’une combinaison qui appellerait le prince de Monténégro au trône de Serbie, et qui aurait ainsi pour résultat la fusion des deux pays ; mais cette combinaison, si elle était admise par les Serbes, amènerait infailliblement une insurrection dans les provinces turques voisines, en d’autres termes, elle mettrait le feu à la question d’Orient. Au premier moment, il s’est formé à Belgrade un gouvernement provisoire qui garderai sans doute le pouvoir en attendant un vote du pays et peut-être, aussi une intervention de la diplomatie ; mais ce n’est pas seulement sous ce rapport que la mort du prince Michel Obrenovitch est un malheur. La Serbie, ainsi que toutes les régions orientales, est le théâtre d’une lutte permanente d’influences, d’idées, de passions, où la Russie joue le rôle le plus actif, comme patronne des Slaves. Le prince Michel était un habile, modérateur dans ces luttes, il ne se laissait pas imposer une ingérence étrangère, et dans son patriotisme intelligent il ne pouvait comprendre qu’on voulût secouer le joug de la Turquie pour retomber sous le joug de la Russie. Son programme était le maintien de la nationalité serbe. Depuis quelque temps surtout, depuis les bruyantes équipées de la propagande slave, le prince Michel s’était éloigné de la Russie dont il redoutait les menées, et il s’était plutôt rapproché de l’Autriche. Son ambition au fond était de maintenir la paix chez lui, et, s’il s’était armé dans ces derniers temps, c’était pour se défendre plutôt que pour prendre l’initiative d’une guerre orientale. Maintenant que va-t-il arriver ? La Russie va-t-elle profiter du vide laissé par la mort du prince Michel pour faire prévaloir son influence à la faveur des partisans nombreux qu’elle compte en Serbie ? La lutte des partis va-t-elle renaître, et replonger ce pays dans les agitations ? Ce sont là les questions, que soulève cette mort imprévue. Ce n’est rien peut-être qu’un incident douloureux, et c’est peut-être aussi la question d’Orient qui se relève dans le sang, versé par un meurtrier. ch. de mazade.

ESSAIS ET NOTICES.

LA SOCIETE HINDOUE, SES MOEURS ET SES PREJUGES.

Six months in India, by Mary Carpenter ; London 1868.


Les hommes qui suivent avec attention les progrès de la colonisation européenne dans les diverses contrées du globe n’ont pas manqué de se poser cent fois la question suivante : que deviendront les peuples indigènes au contact des colons de race blanche qui leur viennent disputer la place ? Quelque avis que l’on professe sur l’origine des races humaines, on ne peut contester que les blancs d’Europe possèdent une vitalité supérieure. Grâce à la persistance des idées, à l’effet d’armes perfectionnées, à la force de la civilisation, ils luttent sans désavantage sous les climats les plus divers contre les habitans des pays nouveaux. Ils disputent le terrain aux nègres de l’Afrique, aux Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord, aux hommes jaunes de la Malaisie. Bien plus, ils bravent des hommes aussi blancs qu’eux de race, sinon de peau, dans le nord de l’Afrique et dans l’Inde. Quel sera le résultat de la lutte ? Fusion ou extermination ? Les esprits chagrins admettent plus volontiers cette seconde conclusion. Ils n’ont à donner que trop de preuves à l’appui de leur opinion. Les tribus du far west s’évanouissent devant les Yankees, les Australiens devant les Anglais, et les noirs ont été exploités comme de vils troupeaux depuis qu’on les connaît. Nous nous refusons à croire que cette doctrine cruelle soit conforme à l’ordre naturel. L’homme civilisé a, suivant nous, un rôle plus noble à remplir que d’écraser les populations qui lui sont inférieures : il doit les élever jusqu’à lui. Non-seulement c’est son devoir, mais c’est aussi son intérêt, et, qui plus est, c’est la marche fatale des choses. Il y arrivera, quoi qu’il fasse ou plutôt quoi que fassent des pionniers isolés, trop ardens ou trop cruels, qui se vantent de faire place nette autour d’eux. Il serait facile de montrer que les races inférieures, noire, jaune ou rouge, ont leur place marquée à côté des blancs dans l’exploitation intelligente des territoires qu’elles occupent. Nous ne voulons parler aujourd’hui que d’un peuple qui se rapproche davantage des habitans de notre Europe. Les Anglais dominent dans la péninsule de l’Inde depuis quatre-vingts ans ; ils commandent sur ce terrain à 180 millions d’Asiatiques qui sont de race blanche pour la plupart sans doute, mais qui sont restés prodigieusement en retard dans les voies de la civilisation. Néanmoins l’assimilation entre les maîtres et les sujets marche à grands pas. On a souvent parlé de la conquête de l’Inde par les armes ; il vaut la peine de considérer un peu la conquête par les idées. Bien que les progrès soient lents et qu’ils datent d’une époque récente, ils sont assez sensibles déjà pour fixer l’attention.

Miss Mary Carpenter s’est fait un nom en Angleterre en se dévouant aux questions d’éducation et de réforme pénitentiaire. Administrateurs et législateurs ont souvent tenu compte de ses avis en ces matières, où elle a acquis une expérience incontestable. Dans les derniers mois de 1866, elle entreprenait un voyage dans les trois présidences de l’Inde en vue d’examiner si la population hindoue est mûre pour les institutions philanthropiques de la métropole. Le récit de cette longue excursion est plein de révélations curieuses sur l’état de la société indigène, sur ses besoins et ses tendances. On y voit avec satisfaction que les natifs de l’Inde se rapprochent davantage de jour en jour de leurs conquérans. Essayons de présenter en résumé le tableau de cette civilisation progressive.

Rien que dans l’Hindoustan, la population n’est pas moins variée que dans l’Europe entière. D’abord il y a une confusion de langues incroyable. Pour ne citer que les principaux idiomes, on parle le guzerathi et le marathi dans la présidence de Bombay, le tamil, le telugu et le canarese dans celle de Madras, le bengali dans celle de Calcutta. L’hindoustani est un peu répandu partout, il est vrai : c’est le langage des serviteurs indigènes ; mais l’hindoustani est une sorte de patois vulgaire qui n’a pas de littérature. L’anglais, mieux approprié à la diffusion des idées et des progrès matériels de la civilisation, tend à devenir la langue commune de cet immense empire. Si la masse du peuple n’en sait pas encore un mot, du moins les classes aisées l’apprennent. On l’enseigne dans les écoles, et les petits Hindous montrent une aptitude merveilleuse à la parler. Non moins que les langues, les religions diffèrent, et non-seulement elles diffèrent, mais encore elles sont hostiles. On peut affirmer que les idées religieuses, qui sont intimement associées à tous les actes de la vie, sont l’obstacle le plus sérieux à la fusion des diverses races qui se partagent le sol.

Quelles sont donc ces races ? Au premier rang, non comme nombre, mais comme développement social, il convient de mettre les Parsis ou adorateurs de Zoroastre. Ce sont les descendans d’anciens réfugiés persans que le hasard des guerres avait expulsés de leur pays. Leurs livres saints sont écrits en zend, une langue morte que les prêtres eux-mêmes comprennent rarement. Après avoir été opprimés durant des siècles par les gouvernemens indigènes, ils ont repris courage sous la domination anglaise ; quelques-uns ont acquis de grosses fortunes et en ont fait un usage généreux. Des institutions de bienfaisance, surtout de vastes hôpitaux, ont été créés par eux. On compte 100,000 Parsis aux environs de Bombay. Ils éclipsent les Hindous par leur intelligence et leur activité commerciales. Quant à leur religion, elle est monothéiste par essence ; leur culte s’adresse au soleil, comme emblème de la puissance divine. Des superstitions et des cérémonies ridicules qui s’y sont introduites par l’effet du temps en ont altéré la pureté originelle ; mais les Parsis ont toujours répudié la division par castes, qui est chez les Hindous le plus sérieux obstacle à toute réforme. Les Juifs ou Beni-Israeli, qui se groupent en petit nombre autour de Bombay, ne sont pas moins intéressans. Eux aussi sont des étrangers que les chances du commerce ou peut-être les persécutions ont conduits sur les rivages de l’Inde. On les dit originaires de l’Yemen ou Arabie-Heureuse. Ils occupent un rang peu élevé sur l’échelle sociale. Ils sont ouvriers ou agriculteurs, quelquefois soldats, dans les corps indigènes de l’armée anglaise. Leur religion primitive s’est compliquée de pratiques idolâtres au contact des autres cultes plus grossiers de la péninsule.

A Goa et même à Bombay, on rencontre des sangs mêlés, descendans des premiers colons portugais, qui s’allièrent jadis à des femmes indigènes. Ils sont intelligens, actifs, et retiennent quelque chose d’énergique de leur extraction européenne. Ce sont des catholiques. Les Eurasiens sont encore des métis, nés de pères anglais et de femmes du pays. Le christianisme, qu’ils professent en général, établit une démarcation profonde entre eux et les Hindous de sang pur. On leur reproche de manquer d’ardeur au travail. Néanmoins c’est à coup sûr la classe la plus apte à subir l’influence européenne dans un sens favorable. Çà et là, dans les districts sauvages et les plus éloignés des grands centres de population, croupissent des tribus vraisemblablement autochthones qui restent en dehors de tout commerce avec les Anglais. C’est à peine si les magistrats de la contrée osent les visiter aux époques fixées pour le paiement des impôts. On ne laisse pas d’en voir parfois, sans les chercher, par exemple aux abords des stations de chemins de fer. Nus ou à peu près, abjects, dégradés, ils offrent un contraste assez piquant avec ces engins d’une industrie perfectionnée dont ils ne dédaignent pas l’usage. Ces diverses peuplades isolées ne sont au surplus que des exceptions de peu d’importance, car le bloc de la population se partage en deux grandes divisions, les mahométans d’une part et les Hindous de l’autre. Miss Mary Carpenter déclare n’avoir guère vu les premiers. Leurs doctrines religieuses sont exclusives, comme on sait, et ils y adhèrent avec fidélité. Outre qu’ils redoutent toute ingérence étrangère en ce qui touche à leur culte, ils se soucient peu sans doute de l’éducation de leurs enfans, et moins encore de l’instruction de leurs femmes. ; or c’était là le sujet dont miss Carpenter se plaisait le plus à entretenir les indigènes.

Restent les Hindous. Ceux-ci, ceux du moins qu’une longue fréquentation familiarise avec les habitudes européennes, se montrent enclins à accepter un meilleur état social ; mais, avant de dire à quel point ils en sont, il convient d’indiquer pourquoi les Anglais, ne sont encore, après quatre-vingts ans d’intronisation, que très peu nombreux dans la péninsule. L’Inde n’est pas, à proprement parler, une colonie anglaise, c’est un empire dont les Anglais sont maîtres et seigneurs. Les représentans de la race conquérante tiennent en Asie, attirés par l’appât de grandes spéculations commerciales ou par les gros traitemens que le gouvernement britannique, héritier de la compagnie des Indes, prodigue à ses fonctionnaires et à ses officiers. En se soumettant à un régime hygiénique, ils supportent aisément la chaleur excessive du pays ; mais, si les adultes résistent à l’effet énervant de la zone tropicale, il n’en est pas de même pour les enfans. Ces petits êtres ne sont pas moins éprouvés au point de vue de la santé du corps par le climat que corrompus au point de vue moral par l’insouciance et les mauvais exemples des secteurs indigènes dont toute maison européenne est remplie. Les résidons renvoient leurs enfans en Angleterre aussitôt que possible. La famille se divise. Aussi, à peu d’exceptions près, il n’y a dans l’Hindoustan que des émigrans temporaires qui comptent les années de séjour avec impatience, et reviennent dans la mère-patrie aussitôt que leur carrière officielle ou commerciale est accomplie.

L’Inde restera donc aux Hindous. Voyons maintenant ce qu’ils sont par nature et ce qu’ils deviennent au contact d’une population étrangère qui les domine. Il serait superflu de rappeler ici les principes essentiels de la religion qu’ils professent. Le point principal à observer est que les dogmes interviennent dans tous les actes de la vie. Tantôt le brahmanisme dégénère en d’absurdes superstitions, tantôt il tolère et encourage même le crime : il y a une secte (thugs) pour laquelle l’assassinat est l’accomplissement d’un devoir religieux, et une autre (dacoïts) qui se livre avec ferveur au brigandage. D’aussi abominables coutumes ne sont pas encore tout à fait éteintes, bien que le gouvernement anglais s’applique à les extirper. Il serait injuste sans doute de juger une religion d’après la conduite de quelques bandes de fanatiques. La masse de la population, sans s’abandonner à de tels excès, est emprisonnée dans un réseau d’étroits préjugés. C’est d’abord, au premier chef, l’esprit de caste qui interdit toute communication, tout attouchement, entre certaines classes d’individus. Il est assez curieux d’entendre raconter à miss Mary Carpenter de quelle façon ces vieux préjugés s’effacent petit à petit devant les exigences de la société moderne. Voyons, par exemple, l’effet des chemins de fer. Le railway de Bombay à Surate traverse la Nerbudda, large rivière que l’imagination des natifs a déifiée. Les Hindous furent grandement indignés lorsqu’ils apprirent qu’on allait l’humilier en établissant un pont par-dessus. Aussi, au jour de l’inauguration, une immense multitude d’indigènes se réunit sur les rives de la rivière sacrée pour assister à la vengeance que la divinité tutélaire de la Nerbudda ne manquerait pas de tirer de cet outrage impie. Ils eurent un instant de satisfaction. Arrivé au milieu du pont, le train s’arrêta tout à coup. Aux yeux des Hindous, la puissance de la déesse se manifestait par un miracle ; mais aussitôt la machine reprit sa marche rapide, et au bout de quelques minutes parvint triomphalement sur l’autre bord. Les natifs en prirent bien vite leur parti. La Nerbudda ne perdit pas son prestige ; seulement ils reconnurent que la locomotive était un être supérieur, et ils s’empressèrent de lui présenter leurs offrandes, afin de se rendre favorable une divinité si puissante. Les chemins de fer une fois livrés à la circulation, ce fut bien autre chose. D’abord ce mode de communication permet d’accomplir en une journée un voyage qui exigeait auparavant des semaines de fatigue. Il en résulte déjà des relations plus fréquentes, par conséquent plus bienveillantes, entre les habitans des diverses provinces ; l’ignorance, mère des préjugés, décroît insensiblement. Ce n’est pas tout, les déplacemens étant plus fréquens, les hommes que la religion séparait se trouvent plus souvent rapprochés. Un brahmine se présente à la portière d’un wagon, il recule avec effroi en apercevant à l’intérieur des personnes de caste inférieure dont le voisinage serait une souillure pour lui ; il va d’une voiture à l’autre, et rencontre dans chacune d’elles le même inconvénient. Que faire ? Monter dans un compartiment de première classe, où il a toute chance d’être seul ? Mais le brahmine n’est pas riche. L’intérêt de sa bourse l’emporte sur les scrupules de sa conscience. La première fois il se résigne avec regret à subir de tels compagnons, une autre fois il sera plus facile, bientôt on le verra boire en wagon et manger avec eux. Si ses coreligionnaires lui en font un reproche, il répondra par une excuse hypocrite : « le wagon est balayé par un vif courant d’air ; la souillure n’y résiste pas. »

Lorsque le gouvernement anglais transporte ses cipayes par mer, à Aden ou en Abyssinie, tout soldat brahmine se plaint de ce que le manque d’ablutions et le contact des autres hommes lui font perdre ses privilèges de caste ; à l’en croire, il est dégradé quand il revient à son foyer natal. C’est tout naturel, on l’emmène malgré lui. Voyage-t-il pour ses affaires ou pour son agrément, il est plus accommodant. La division des castes est un préjugé assez bizarre ; ceux qui sont les privilégiés sont aussi ceux qui en souffrent le plus. Elle disparaîtra d’autant plus vite qu’elle sera moins contrariée en apparence. La religion des Hindous n’est pas moins défavorable aux affections de famille qu’hostile aux relations sociales entre les citoyens de même croyance. L’habitation est divisée en deux parties : l’une, vaste et bien ornée, du moins chez les gens riches, est réservée aux hommes ; l’autre, privée d’air et de jour, aussi close que possible, appartient aux femmes, c’est la zénana, où mères, épouses et filles restent confinées. Une femme se montre-t-elle en public avec son mari, elle ne doit lui adresser jamais la parole, ce serait inconvenant. A-t-elle des enfans, elle ne doit leur accorder aucun témoignage d’affection, ce serait contraire aux usages. Dans les familles pauvres, la femme est une esclave à qui incombent les travaux les plus rudes et les plus répugnans. Mariée à douze ans, grand’mère à vingt-cinq, elle est vieille de bonne heure. Ajoutons que la polygamie n’est pas interdite ; cependant elle n’est plus guère pratiquée que par les gens du commun, et les motifs en sont parfois bizarres. En certains districts, les cérémonies du mariage n’ont lieu qu’une fois tous les douze ans. Alors les gens prudens prennent une femme d’avance, par crainte de perdre celle qu’ils ont déjà et de se trouver veufs trop longtemps. Enfin nous aurons énuméré toutes les misères que les mœurs imposent aux femmes en rappelant que les veuves ne peuvent se remarier, et qu’elles n’ont d’autre ressource que la mendicité ou l’inconduite.

Il ne peut être encore question de changer tout cela dans la masse du peuple. Seulement les Hindous riches et intelligens, que les affaires publiques ou les opérations commerciales rapprochent des Anglais, sentent où le joug théocratique les blesse, et voudraient bien s’affranchir d’inutiles obligations religieuses. Ils réclament quelquefois le concours de l’autorité, par exemple pour l’extinction de la polygamie ; mais le gouvernement a la sagesse de compter plus sur l’effet du temps que sur les prescriptions légales, il s’abstient autant que possible d’intervenir en ce qui touche les mœurs et la religion. Si le brahmanisme perd chaque jour quelque chose de son prestige et de son ancienne rigueur, ce n’est pas la religion chrétienne qui en profite. D’abord le seul fait d’être la religion d’un peuple étranger détourne les Hindous de s’y convertir. Outre qu’un changement de croyance implique partout une certaine mésestime, il est à remarquer que la plupart des néophytes chrétiens appartiennent aux castes impures, et que les hommes de plus haute extraction croiraient-déroger en se mettant à leur niveau. Au fond, la vérité est qu’ils ne sont guère disposés à accueillir une nouvelle révélation dès qu’ils cessent d’ajouter foi à leurs anciens livres sacrés. Ils en arrivent alors à une sorte de déisme tolérant qui conserve de la vieille doctrine des Védas tout ce qui n’est pas évidemment absurde ou contraire aux principes de la morale.

Il faut convenir qu’il y a dans le brahmanisme des idées bien contraires aux progrès de la civilisation. En veut-on un exemple ? L’activité corporelle est avilissante, le repos est un signe de noblesse. On conçoit que la chaleur énervante du climat contribue à rendre le travail manuel plus pénible qu’ailleurs ; mais nulle part peut-être la paresse de corps n’a si bien été érigée en principe. Marcher deux heures durant est œuvre de coulie ; un homme qui se respecte ne doit pas se livrer à un travail si servile. Les exercices musculaires sont dédaignés, même ceux que nous autres Européens considérons comme une distraction. Cette règle immuable ne fléchit pas lorsqu’il s’agit d’un grave intérêt public. Le terrible cyclone de 1864 a produit, comme on sait, des effets désastreux dans les plaines du Bengale ; les maisons furent renversées, les arbres abattus en travers des cours d’eau en arrêtèrent l’écoulement, et les ruisseaux encombrés de feuilles et d’autres débris organiques ne donnèrent plus qu’une eau croupie et nauséabonde. Cependant les brahmines ne prirent pas la peine de remédier à ces maux ; ils étaient trop fiers ou trop indolens pour de telles occupations.

L’éducation morale et intellectuelle luttera-t-elle avec succès contre ces tendances fâcheuses de la société hindoue ? Le gouvernement anglais le croit, et il s’est donné beaucoup de peine pour favoriser l’instruction des jeunes indigènes. « On ne peut parcourir l’Inde, dit miss Mary Carpenter, sans être frappé de surprise et d’admiration à la vue du nombre des écoles et de la bonne direction des études qui y sont faites. L’instruction que l’on découvre chez les natifs avec lesquels on a l’occasion de causer, des écoles bien tenues et remplies d’enfans studieux, de beaux collèges où se rendent les élèves des provinces les plus éloignées, des universités ouvertes à tout le monde, sans distinction de couleur ni de croyance, et où affluent les candidats aux honneurs académiques, tout étonne. On dirait à première vue que le gouvernement a plus souci d’instruire les enfans d’une colonie lointaine que ceux de la métropole. » Si l’on va au fond des choses, le résultat est un peu moins satisfaisant. Les élèves que l’on questionne avouent crûment qu’ils ne se donnent tant de peine qu’avec la perspective d’obtenir plus tard un emploi du gouvernement. Les interroge-t-on sur les programmes de leurs études, leurs réponses font plus d’honneur à leur mémoire qu’à leur intelligence. Les bibliothèques scolaires ne sont pas fréquentées. Le but des études est de passer avec succès certains examens qui ouvrent l’accès de certaines carrières, et non d’élargir le domaine de l’intelligence. Après tout, on ne peut en faire un gros crime à ces jeunes Hindous ; il n’est pas besoin d’aller si loin pour en voir autant. Le fait important à signaler, c’est que ces établissemens d’instruction fournissent déjà des médecins et des administrateurs indigènes pourvus des mêmes grades universitaires et éprouvés par les mêmes examens que leurs confrères d’Europe. La société native apprend à se passer des Anglais. Le temps est encore loin où elle pourra se suffire à elle-même ; mais n’est-ce pas assez que la race indigène ait obtenu déjà quelques succès de ce genre pour démontrer qu’elle marche d’un pas rapide vers un. état meilleur, et qu’elle saura vivre et se faire une place à côté de ses fiers conquérans ?


H. BLERZY.



M. LE COMTE D’HAUDERSART.


Un de ces coups de foudre qui troublent et confondent même les moins timides et les plus familiers à l’idée de la mort a récemment brisé la vie la plus réglée, la mieux conduite, la plus exempte d’imprudence et d’excès, une de ces vies toutes de prévoyance qui sembleraient en droit d’interdire au hasard de les atteindre avant le temps, et qui par les calculs de la plus savante hygiène ont si bien corrigé le tort d’une constitution délicate qu’on s’accoutume à les tenir pour mieux aguerries, plus durables, moins menacées que les plus robustes en apparence. Telle était cette vie dont tant de gens à Paris déplorent en ce moment la perte inattendue, sans parvenir encore seulement a y croire. M. le comte d’Haubersart n’avait guère plus de soixante-quatre ans et conservait si bien toute la plénitude de son activité, de sa vivacité non-seulement d’esprit, mais de corps, qu’on se refusait à lui donner son âge. Svelte, alerte, élancé, nul ne pouvait se croire et ne devait paraître à ses amis mieux garanti contre la mort subite ; il n’a pourtant pas eu même le temps de proférer une plainte, et il avait cessé de vivre avant de commencer seulement à souffrir.

Cette brusque disparition n’est qu’une rigueur de plus et comme un luxe de la mort, le fond reste le même. Celui que nous venons de perdre eût-il plus lentement fini, les regrets pour nous en seraient-ils moins amers et le vide moins grand ? C’était quelqu’un de rare à bien des titres, un de ces hommes qu’on ne retrouve plus, vraiment unique en son espèce, on peut le dire sans rien outrer ; une physionomie des plus originales, un type à part non moins par ses façons d’être, par un certain excès de droiture et de brusque franchise qui n’est guère de mode aujourd’hui, que par une verve à lui et par un tour d’esprit spontané, naturel, piquant, jamais cherché. S’il devenait mordant, c’était sans malveillance ; sous des dehors presque anguleux, il cachait un grand fonds de bonté et couvrait d’un vernis souvent paradoxal un bon sens rarement en défaut. Son triomphe était la repartie ; il avait le mot propre et la saillie rapide. Nul ne rompait mieux en visière avec les préjugés et les hypocrisies du monde. Il décochait son trait et démasquait du même coup soit de petites lâchetés, soit de fausses vertus avec un flegme imperturbable, sans éclat, sans élever la voix, ne semblant pas y toucher, exécutant les gens sans leur laisser prétexte de se plaindre ou de se défendre. Parfois aussi il savait s’interdire cette arme favorite ; conciliant au besoin, négociateur discret, en toute occurrence fidèle en amitiés et du commerce le plus sûr. On le voit donc, c’était un type à part : si La Bruyère l’eût rencontré, il eût voulu le peindre et s’y serait complu, tant le modèle lui aurait semblé riche en contrastes et en traits heureux.

Homme de traditions, conservateur par essence, sa passion principale était l’ordre ; mais son éducation et plus tard sa raison lui avaient fait comprendre et sentir les bienfaits de la liberté, à la condition pourtant qu’elle voulût bien être légale. L’arbitraire, la violence, la négation du droit, aussi bien au sommet qu’au bas de l’édifice, le mettaient hors de lui. Le pouvoir absolu et la démagogie étaient ses cauchemars. Aussi l’avait-on vu, bien avant le second empire, parfaitement désabusé et affranchi de toute superstition sur les mérites du premier. Il en savait les fautes et les méfaits avec une exactitude, une érudition sans pareilles, et professait sur ce sujet de la façon la plus sagace et la plus instructive. Esprit précis, peu soucieux des théories, les gratifiant peut-être d’un dédain un peu trop cavalier, il avait la mémoire abondamment meublée de dates et de faits, et puisait à cet arsenal avec un merveilleux aplomb. Ces dons, qui lui venaient surtout de sa nature, il les avait de bonne heure cultivés par l’étude du droit, et surtout du droit administratif. Auditeur au conseil d’état dès les dernières années de la restauration, il avait pris au sérieux sa carrière, s’était assimilé tout le Bulletin des Lois, et avait transformé certaine case de son esprit en un répertoire vivant. Aussi lorsque après 1830, les pourvois au contentieux cessant d’être plaides sur pièces et recevant les honneurs de l’audience, on dut chercher parmi la jeunesse du corps le praticien le plus expert, la parole la plus assurée, pour tenir tête aux avocats et donner devant ce tribunal, comme devant tous les autres, un organe au ministère public, M. d’Haubersart fut choisi. Il s’acquitta de sa mission avec tant de succès, porta dans ses résumés tant de clarté et de méthode, dans ses conclusions tant de fermes doctrines, qu’au bout de quelques années ce ne fut ni la politique, ni son crédit comme député, ni l’amitié de camarades devenus chefs du cabinet, mais bien les laborieux et signalés mérites du maître des requêtes qui lui valurent le titre de conseiller d’état en. service ordinaire, auquel il fut promu. Ces fonctions convenaient à ses goûts au moins autant qu’il était apte à les remplir. Pour lui, la politique n’était qu’une tâche, un devoir, le contentieux au contraire un exercice, presqu’un plaisir : d’où il suit que de tous les amis fidèles de la monarchie de juillet qui ont résigné leurs fonctions à sa chute, sans avoir jamais fait la moindre concession de principes pour essayer de les reprendre, nul ne s’est imposé peut-être un plus vrai sacrifice que le comte d’Haubersart. Sa vie devenait sans but, sans aliment pratique et quotidien. Il avait eu le tort de négliger le mariage au bon moment, et il n’était pas homme à faire les choses hors de saison. Par bonheur il se trouva pourvu de vraie philosophie en dose suffisante pour braver aussi bien l’inaction que la solitude. Une fois passée la crise qui avait brisé ses habitudes de travail, on le vit bientôt et sans peine se créer une vie douce à lui-même et agréable aux autres.

Il lui manquait pourtant une ressource qui pour certaines gens tient lieu de bien des choses et console de tout, il n’était point avare. Tendrement attaché à ses sœurs et à ses neveux, il ne se tenait pas pour obligé de s’enrichir à leur profit, et n’avait pas ce goût si attrayant, dit-on, d’amasser peu à peu seulement pour grossir le patrimoine reçu de ses parens ; il aimait au contraire à s’en faire un certain honneur, sans clinquant, sans ostentation, avec mesure et largesse tout ensemble. Son goût le plus dispendieux et purement personnel était l’amour des livres ; il les connaissait bien, surtout ceux des deux derniers siècles, et s’amusait avec sa persévérance et sa modération ordinaires à poursuivre l’acquisition de certains morceaux d’amateurs, d’éditions anciennes et bien choisies, de fines reliures. Pour loger sa bibliothèque et se loger lui-même, il avait fait construire une demeure modeste, mais tenue à ravir, décorée, ajustée, combinée avec les soins les plus exquis et les derniers raffinemens d’un parfait savoir-vivre. En tout, il aimait le simple et le délicat. Outre ses livres et lui-même, son toit abritait souvent un certain choix d’amis ou de convives, toujours en petit nombre, qu’il se plaisait à bien associer, et cette hospitalité d’élite était un de ses passe-temps favoris. Hélas ! tout cet artifice, ces soins ingénieux, ces précautions habiles pour remplir et distraire sa vie, en un clin d’œil allaient s’évanouir. A regarder au-delà de ce monde, nous ne serions pas sans inquiétude sur le sort de cet ami que plus de quarante années de relations, de travaux et de devoirs communs nous avaient rendu cher, si nous pensions que jusque l’heure fatale où la mort l’a brusquement saisi ces futiles recherches et ce soin de lui-même l’occupaient tout entier ! Heureusement, sans vouloir le laisser paraître, il connaissait le sérieux de la vie. C’en serait assez, quant à nous, pour nous tranquilliser, de ses bontés, de ses charités cachées qui, malgré lui parfois, se laissaient soupçonner, c’en serait assez de ce culte de certains souvenirs, de cet hommage constant et passionné à la mémoire d’une mère chérie, tendre vénération qu’il ne dissimulait pas ; mais nous avons mieux encore : depuis quelques années surtout, les grands problèmes de notre destinée l’avaient préoccupé, les vérités du christianisme l’avaient frappé comme tant d’autres ; sa vue s’était éclaircie, et dans les questions religieuses qui s’agitent de notre temps il tenait à ne pas paraître spectateur passif et désintéressé. Il prenait volontiers parti pour la cause en péril, et mettait sa vaillance habituelle au service de dogmes et de principes devant lesquels, au moins de cœur et de pensée, il se soumettait à coup sûr.

Nous ne payons ici qu’un tribut incomplet à cet esprit vraiment digne de ne pas mourir connu seulement, d’un cercle intime, c’est-à-dire presque inaperçu, et comme emporté dans le flot de l’indifférence publique. Nous voudrions avoir tout au moins indiqué qu’il y avait là, chose si rare, un esprit, un caractère, un homme, quelqu’un qui laisse un vide, qui occupait une place impossible à remplir, et qu’on est justement désolé de ne plus revoir. Vieillir, c’est faire l’expérience de tous les genres de douleurs. Sans toucher encore tout à fait à ces nobles années où l’on a droit de dire qu’on est las d’adresser des adieux, nous sommes déjà bien près de manquer de courage, tant la tâche revient souvent, tantôt cruelle et déchirante, tantôt pénible encore et pleine de regrets.


L. VITET.

L’Art de Planter, par M. le baron de Manteuffel, traduit par M. J-P. Stumper. — L’Art des Jardins, par M. le baron Ernouf. — Les Conifères, par M. C. de Krwan ; Rothschild, Paris 1868.


Les végétaux occupent de nos jours une place fort large dans les préoccupations non-seulement des hommes spéciaux, mais encore d’une foule de lecteurs, car de plus en plus on s’intéresse à la plante, et à très juste raison. En même temps qu’elle nous nourrit, elle nous ombrage, nous entoure de ses fleurs, anime et transforme par sa présence le plus simple des paysages. De là l’inépuisable charme du jardin, du bosquet, de la forêt, de la simple prairie même, où marguerites et boutons-d’or rivalisent d’élégance simple et de naïve beauté. Il faut bien croire en effet que les lecteurs de livres d’horticulture se multiplient dans une proportion très rapide, puisque nous voyons naître pour eux toute une littérature spéciale, et apparaître, pour ainsi dire, chaque jour des ouvrages illustrés avec soin, d’un format commode et d’un prix modique, dont les auteurs s’efforcent de combiner le sérieux de la science à l’attrait d’un enseignement familier. Le caractère commun des publications dont nous avons réuni les titres, ce qui indique bien qu’elles ont eu pour but de répondre à un goût général et pratique pour les plantes, c’est que toutes trois sont écrites en vue d’une immédiate application. Elles se proposent nettement de mettre le lecteur à même de cultiver. Voici d’abord M. de Manteuffel, grand-maître des forêts de la Saxe, qui nous enseigne les divers procédés de culture concernant les plantes ligneuses, choix et préparation des terrains, création de semis et de pépinières, reboisement des montagnes, tout ce qui touche aux plantations de quelque nature, et écrit enfin ex professa un manuel riche défaits et d’enseignemens pratiques. L’Art des Jardins, du baron Ernouf, épuise dans une première partie tout ce qu’un petit propriétaire à intérêt à apprendre sur les jardins d’étendue médiocre, tels que ceux des instituteurs par exemple. Il enseigne à ces derniers quelle part revient à l’utile, quelle importance appartient à l’art. La seconde partie traite des squares et des parcs, et résume nombre d’ouvrages français, anglais, allemands, car ce mouvement des esprits ne s’arrête pas à la France. Enfin sous ce titre, les Conifères, M. de Kirwan, sous-inspecteur des forêts, a écrit un traité complet sur les arbres verts. La culture de ces superbes végétaux, tant au point de vue forestier qu’au point de vue horticole et décoratif, y est exposée avec détail ; chaque espèce y est décrite, et ce n’est pas une collection de médiocre importance que celle qui, depuis les épicéas nains de nos parterres jusqu’aux séquoias gigantesques des gorges de Californie, renferme, on peut le dire, les plus beaux représentans du règne végétal.


ED. GRIMARD.


L. BULOZ.