Chronique de la quinzaine - 14 juin 1920

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Chronique n° 2116
14 juin 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




« Il est aussi peu en la puissance de toute faculté terrienne, a dit Pierre de l’Estoile, d’engarder le peuple français de parler que d’enfouir le soleil en terre ou l’enfermer dedans un trou. » Qu’il arrive à un Président de la République une indisposition ou un accident, voilà toutes les langues qui se mettent en mouvement et, par surcroît, toutes les plumes qui grincent sur le papier. Reportages indiscrets et commentaires fantaisistes se donnent aussitôt carrière. Indisposés par ce débordement d’imagination, des gens bien intentionnés rêvent de sombres complots et aggravent, par des soupçons absurdes, l’émotion qu’ils veulent apaiser. Par heureuse fortune, le peuple français, si on ne peut « l’engarder de parler, » a du cœur et du bon sens. Il ne se laisse pas troubler. Il apprend avec joie que le Président est sauf, qu’un court repos achèvera de le remettre et qu’aucune crise politique n’est à redouter. Alors, les langues commencent à se reposer elles-mêmes et la crise des plumes est terminée.

Mais la leçon ne nous servira-t-elle point ? Ne nous déciderons-nous pas à admettre que le chef de l’État doit rester à l’abri des commérages et des insinuations désobligeantes ? Vous placez un homme à l’Elysée pour représenter la France ; vous lui retirez tout pouvoir d’action ; vous lui refusez jusqu’au droit d’exprimer une opinion personnelle ; vous ne lui permettez même pas de se défendre, s’il est attaqué : ne pouvez-vous, du moins, pendant les sept années de cette magistrature sacrifiée, lui épargner les médisances et honorer en lui la nation dont il est le symbole ?

Passe encore lorsque le Président, ayant pris, avant son élection, une part active aux batailles politiques et s’y étant fait, malgré lui, des adversaires, n’arrive pas à les désarmer, pendant son septennat,

[1] par la loyauté de son attitude ! Il subit alors la peine d’avoir accepté, en pleine lutte, un poste où il lui est interdit de continuer à lutter et où il est cependant suspect de n’avoir pas dépouillé tout esprit de parti. Mais lorsque, au contraire, l’élection a porté sur un candidat qui était déjà, par sa situation, une sorte d’arbitre suprême et dont tout le monde reconnaissait la haute impartialité; lorsque l’unanimité s’est tout naturellement faite sur son nom ; et lorsqu’il remplit ensuite ses délicates fonctions avec une dignité impeccable et avec un talent dont le pays entier a lieu d’être fier, ne serait-il pas juste d’avoir pour lui les mêmes égards que les peuples voisins ont pour leurs chefs d’État constitutionnels, de le laisser en dehors des polémiques et de réserver les plaisanteries et les chansons pour les ministres ou pour les anciens présidents, qui, eux, n’ont pas les mains liées ? Ce sentiment de justice, la France l’a tout de suite éprouvé ; elle s’est rangée autour de son premier magistrat et elle s’est dit qu’aux heures graves où nous sommes, elle avait, avant tout, besoin d’ordre et de stabilité. Au milieu d’une Europe bouleversée, elle veut donner l’exemple de l’équilibre et de la raison.

C’est la même pensée qui l’a déterminée à approuver, dans l’ensemble, les mesures de fermeté que le gouvernement a continué à prendre pour rétablir la marche régulière des services publics. Un projet de loi, qui contient une véritable charte des fonctionnaires, a été déposé sur le bureau de la Chambre. Il a soulevé déjà, dans quelques administrations, de bruyantes protestations de la part d’une minorité tyrannique, et il est à craindre qu’un long temps ne s’écoule avant le vote définitif de nouvelles dispositions légales. Voilà plus de vingt ans qu’on discute dans les Chambres, non seulement sur les questions de discipline administrative, mais sur la définition même du fonctionnaire public et sur le droit qu’il peut avoir, soit de s’associer, soit de se syndiquer. Les auteurs de la loi de 1884 sur les syndicats professionnels avaient entendu en réserver le bénéfice aux ouvriers, pour la défense de leurs intérêts économiques, et ils ne s’étaient pas attendus à ce que des agents de l’Etat et des délégués de l’autorité publique pussent, un jour, chercher dans la forme syndicale un moyen de défendre leurs intérêts collectifs. Plus tard, les auteurs de la loi de 1901 sur les associations n’avaient pas eux-mêmes songé que les fonctionnaires dussent en tirer profit. Mais cette dernière loi, comme la précédente, était entrée en vigueur à un moment où l’esprit corporatif se réveillait dans toutes les classes sociales. Les quelques « Amicales » qui s’étaient antérieurement formées dans les administrations publiques s’adaptèrent vite à la législation nouvelle, et il s’en constitua rapidement, sur le même type, une multitude d’autres. Les ministres virent, d’abord, avec quelque surprise, puis avec un peu d’inquiétude, pulluler autour d’eux ces organismes naissants, qui concentraient, bien entendu, toutes les réclamations et qui risquaient d’ébranler la hiérarchie traditionnelle. On s’accommoda cependant peu à peu d’un régime que semblait rendre inévitable l’évolution de la vie administrative et qui, appliqué par des fonctionnaires disciplinés, n’était pas sans avantages.

Mais un jour vint où la loi de 1901 et la forme de l’association ne répondirent plus exactement aux conceptions de certains intéressés. Ils prétendirent avoir le droit de demander un abri à la loi de 1884 et de se grouper dans des syndicats professionnels. Beaucoup d’entre eux, il en faut convenir, ignoraient les différences des deux législations et ne soupçonnaient pas que l’une et l’autre leur conféraient à peu près les mêmes droits. Mais la loi de 1884 se présentait à eux, croyaient-ils, sous un aspect plus démocratique ; ils s’imaginaient qu’elle les associait plus étroitement aux espérances des travailleurs et, pour les plus ardents, elle avait surtout la valeur d’un instrument de combat. Devant une illégalité flagrante, les gouvernements commencèrent par menacer de dissolution les syndicats de fonctionnaires ; un ou deux ministères eurent même le courage de mettre la menace à exécution; mais ils furent aussitôt suivis d’autres ministères qui abandonnèrent les poursuites. Les Chambres, constatant l’incohérence d’une politique qu’elles n’avaient rien fait pour rendre plus rationnelle, demandèrent qu’on laissât les choses en l’état jusqu’au jour où interviendrait un statut général des fonctionnaires. Des projets furent déposés qui donnèrent à MM. Barthou et Maginot l’occasion de rédiger de remarquables rapports. Mais le temps passa sans que rien fût voté; les syndicats continuèrent à recruter des adhérents et à se multiplier; les gouvernements s’accoutumèrent, de plus en plus, à fermer les yeux. Au lendemain de la guerre, certains fonctionnaires, fortifiés par cette longue impunité, reprirent activement leur propagande et il ne leur fut pas adressé par leurs chefs le moindre avertissement. Encouragés par cette tolérance, ils déclarèrent s’affilier à la Confédération générale du Travail et il ne leur fut fait d’abord aucune observation. Comment ne se croiraient-ils pas autorisés à se prévaloir d’un silence qui avait toutes les apparences d’un acquiescement? Ressaisir aujourd’hui, après de tels abandons, l’autorité gouvernementale, ce n’est pas chose facile, et si M. Millerand y réussit, il rendra à l’ordre public un service signalé.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : la question la plus importante n’est pas de savoir sous les auspices de quelle législation devront vivre désormais les groupements de fonctionnaires. Pas plus que la loi de 1901, la loi de 1884 ne leur attribue le droit de grève, ni, à plus forte raison, le droit de coalition. Le premier leur est refusé par le bon sens; le second par le code pénal. La forme syndicale ne constitue pas plus, en soi, un péril, que le cadre de l’association ne suffit, par lui-même, à donner une garantie. Syndicats ou associations, ce sont des vases où l’on verse tantôt la même liqueur, tantôt des liqueurs différentes. L’esprit de travail, de sagesse et de discipline peut animer un syndical et déserter une association. J’ajoute que, pour discerner les caractères distinctifs des deux types, le jurisconsulte est quelquefois obligé de chausser ses meilleures lunettes. S’il ne s’agissait vraiment que de l’étiquette légale à prendre par les communautés de fonctionnaires, on ne comprendrait guère la passion qui agite les intéressés et qui envenime le débat. Considérez chacun des deux mots et ne voyez en lui que l’idée simple dont la loi a voulu qu’il fût l’expression : vous ne trouverez pas entre eux d’incompatibilité fondamentale. Mais les mots, « ces passants mystérieux de l’âme, » sont de grands magiciens et de redoutables entraîneurs de foules. Ils sont toujours prêts à revêtir de fausses apparences et à représenter des associations d’idées, j’allais dire des syndicats d’idées, que l’erreur et le préjugé assemblent autour de la signification vraie. C’est ainsi que peu à peu le terme syndicat s’est présenté aux yeux de quelques personnes avec un sens très « avancé » et le terme association avec un sens plus « réactionnaire. »

Si nous cherchons à pénétrer les raisons profondes de cette contradiction, nous n’en trouvons, en dernière analyse, qu’une seule : le syndicat était le fruit défendu, tandis que l’association était devenue, dans toutes les administrations, le régime officiellement autorisé. Mais ce qui est intéressant, ce n’est pas cette querelle verbale, si ardente qu’elle soit, c’est l’appréciation du degré de liberté dont pourront désormais jouir, de quelque nom qu’ils s’appellent, les syndicats ou les associations de fonctionnaires. Auront-ils ou non le droit de s’affilier en toute liberté à des groupements dont les membres exercent d’autres professions que la leur et ne sont pas, comme eux, les collaborateurs de l’État? Pourront-ils, en outre, provoquer, à leur aise, dans les services publics, la cessation concertée du travail administratif et suspendre ainsi, par leur bon plaisir, la vie nationale ? C’est ici qu’apparaît de nouveau, suivant le mot de M. Millerand, la question de souveraineté.

Je sais que les agents qui émettent la prétention de pouvoir faire grève donnent de leur attitude cette explication subtile qu’ils n’entrent pas ainsi en conflit avec l’État, dont ils restent les serviteurs fidèles, mais avec les gouvernements, dont ils sont les victimes mal résignées. S’ils ont, d’aventure, à se plaindre des gouvernements, n’ont-ils donc pas, dans les Chambres, des défenseurs empressés qui sont toujours maîtres d’interpeller les ministres et de changer les cabinets ? Jusqu’à ce qu’un gouvernement soit renversé, c’est lui qui représente l’État ; c’est lui qui exerce le pouvoir au nom de la nation ; il a le devoir, dans l’intérêt même de la nation, de se faire respecter par les fonctionnaires. Toute autre doctrine est d’anarchie. Pour tenter de justifier le désordre administratif, quelques docteurs, qui se font les conseillers de la révolution, s’en prennent, il est vrai, à l’idée même de l’État et soutiennent qu’elle est archaïque. Ils en font remonter l’origine à la monarchie du XVIIe siècle ; ils disent qu’elle a trouvé sa forme la plus rigide dans le système de l’an VIII et qu’il faut adapter enfin des mécanismes surannés aux besoins changeants d’une société progressive. Faisons, aussi large qu’on voudra, la part de ce qu’il peut y avoir de juste dans ces observations. Admettons que soit à jamais passé cet âge légendaire, où une volonté directrice, tour à tour propulsive et répressive, se faisait sentir d’en haut jusqu’aux extrémités du corps social. Tenons pour définitivement ruinée cette organisation de l’an VIII qui, après une longue période de troubles, a cependant rétabli dans toute sa force l’unité française et répondu alors aux aspirations du pays. Il n’en restera pas moins qu’aucun régime administratif ne saurait, sans danger mortel pour la nation, dépouiller la nation de sa souveraineté. Même associés, des intérêts particuliers ne sont jamais que des intérêts particuliers. Même syndiqués, des citoyens ne se peuvent substituer aux représentants que le peuple a librement choisis. Où en serions-nous si des soviets administratifs se chargeaient dorénavant de gouverner la France, sans autre contrôle et sans autre frein que ceux de leur fantaisie et de leur arbitraire ?

Félicitons donc le Président du conseil et ses collègues du vaillant effort qu’ils font pour remettre un peu d’ordre dans la cité : ordre dans la rue, ordre dans les services publics, ordre dans les finances. Sur ce dernier point, le résultat final n’est malheureusement pas encore obtenu. Dans une discussion où le rapporteur général, M. Doumer, et le ministre, M. François-Marsal, ont rivalisé de compétence et de vigueur, le Sénat a achevé de façonner le formidable bloc d’impôts sur lequel doivent être assis nos budgets. Mais il a remanié quelques-uns des articles qu’avait votés la Chambre; il a augmenté certaines taxes comme celles qui frappent le revenu général ou le chiffre d’affaires ; et ces changements ont, par conséquent, rendu nécessaire un va-et-vient de la loi entre les deux assemblées. Souhaitons que l’accord s’établisse sans retard. Pour plusieurs des impôts directs, il est, sans doute, prévu que les dispositions nouvelles prendront, en tout cas, effet à partir du premier janvier dernier; mais pour la grande majorité des taxes et notamment pour toutes les contributions indirectes, il ne peut, bien entendu, y avoir de recouvrement rétroactif et chaque jour qui passe représente, par suite, une lourde perte pour le trésor. Puissent les sénateurs ou les députés qui montent à la tribune ou qui prennent, — habitude nouvelle et terriblement contagieuse, — la parole de leur place, garder les yeux toujours fixés sur les aiguilles de l’horloge et se rappeler ce qu’une minute d’éloquence coûte aux finances publiques! Puissent-ils également se hâter de voter, avec les réductions indispensables, le budget des dépenses! Il n’est que temps de mettre un terme aux prodigalités et de faire passer les économies des programmes dans la réalité. Une Chambre sur qui ne pèse plus le manteau de plomb du scrutin uninominal saura se dégager des petites préoccupations de l’arrondissement et entreprendre enfin, pour le salut du pays, de grandes simplifications administratives.

Quoi qu’il en soit, la maison commence à se reconstruire et nous entrevoyons l’heure où les maçons hisseront sur le faîte le bouquet symbolique. C’est au nom d’une France unie et forte que M. Millerand va pouvoir parler, dans ses conversations avec les Alliés et, s’il y a lieu ensuite, dans ses conversations avec les Allemands. La confiance des Chambres lui a donné, dans ces négociations difficiles, une autorité grandissante et les observations précises qui ont précédé, en particulier, le vote de l’ordre du jour de M. Maurice Colrat, l’amendement qui a été ajouté au texte pour écarter, avec certitude, toute altération du traité, l’éclatante volonté du Parlement de considérer ce traité comme un minimum intangible et de n’en rien céder que contre compensations équitables et garanties positives, tout cela permet à M. Millerand de dire à MM. Lloyd George et Nitti : « Ne m’en demandez pas trop. L’opinion française ne me suivrait pas. » Notons déjà quelques signes favorables. Comme l’indiquait, l’autre jour, M. Jacques Bardoux, dans une remarquable étude sur le mandat financier des négociateurs français, plus on parle du malencontreux accord de Hythe, moins il en reste. La déclaration franco-britannique s’évanouit. C’est une constatation qu’avait déjà faite la Westminster Gazette après les premières explications de M. Bonar- Law; elle est encore plus exacte après le second discours du ministre anglais. Les experts qu’on avait chargés, non seulement de préparer une évaluation de la créance alliée, mais d’apprécier la capacité de paiement de l’Allemagne, n’auront plus à remplir qu’un mandat obscur et n’en seront même pas récompensés par la gloire de rédiger un rapport public. D’autre part, le chiffre de 120 milliards de marks or, dont il avait été parlé à Hythe et dont la France aurait touché, après entente avec l’Italie, la Belgique et les autres alliés, une part encore indéterminée, a paru aux Chambres tout à fait insuffisant pour réparer nos dommages; et M. Millerand a déclaré, en termes très nets, qu’il n’avait été pris, à cet égard, aucune décision irrévocable. La France, comme l’Angleterre, a conservé sa liberté. Il est donc encore possible de rechercher des solutions plus conformes à l’intérêt français, soit qu’on parvienne à s’entendre sur un chiffre assez élevé pour assurer réellement la restauration de nos régions dévastées, soit que, par un heureux retour à une combinaison plus logique, on reprenne l’idée d’une annuité progressive, calculée de manière à ménager, dans la mesure nécessaire, la situation actuelle de l’Allemagne et, en même temps, à réserver l’avenir.

Quelle que soit la détermination à laquelle on finira par s’arrêter, il demeure, du reste, évident que rien ne sera fait si les Alliés ne complètent pas leur accord en réclamant des garanties et en se concertant pour financer la créance commune. C’est un problème complexe qu’on ne résoudra pas dans des entretiens rapides de Premiers ministres. D’après la déclaration de Hythe, les gouvernements avaient reconnu qu’il fallait liquider parallèlement et au plus tôt les dettes interalliées et l’indemnité allemande. Cette liquidation parallèle, si on ne la réglait pas prudemment, ne serait pas sans grands risques pour nous. M. Jacques Bardoux a clairement montré qu’elle pourrait avoir pour résultat direct d’intéresser la Grande Bretagne, non point à accroître les versements de l’Allemagne, mais à les diminuer et à faire que les charges imposées à la nation débitrice fussent inférieures à sa capacité de paiement. Il faut donc se défier de ces formules séduisantes destinées à masquer, après des conversations forcément un peu vagues, le néant des résolutions. Si les gouvernements pouvaient causer entre eux sans se croire astreints à cette demi-publicité, qui n’est ni l’ombre ni la lumière, tout le monde gagnerait à cette discrétion.

Il reste qu’avant la réunion de Spa, maintenant retardée de semaine en semaine, bien des mises au point sont encore nécessaires et que si les Alliés veulent, dans cette rencontre périlleuse, présenter aux Allemands un front commun et continu, solidement équipé, ils ont un départ à faire, d’abord, entre ce qui les rapproche et ce qui les divise. L’Allemagne les guette avec une attention de plus en plus aiguisée, et elle cherche la fissure qu’elle pourra agrandir. Il a suffi que fût publié le chiffre indicatif de cent vingt milliards de marks pour qu’une protestation unanime et savamment indignée éclatât, non seulement dans toute la presse germanique, mais dans les discours prononcés par les ministres du Reich. Comment la pauvre Allemagne pourrait-elle jamais supporter la charge écrasante qu’on lui veut imposer ? N’est-elle pas la plus innocente victime de la guerre ? Son sol n’est-il pas partout appauvri ? Ses récoltes ne sont-elles pas réduites de moitié ? Ses fabriques ne sont-elles pas vieillies dans leur outillage ? Sa flotte de commerce n’est-elle pas anéantie ? Ses chemins de fer n’ont-ils pas perdu leur valeur ? Ses colonies, dont les richesses lui eussent été si utiles, ne lui ont-elles pas été enlevées ? Ces vastes territoires, qui étaient la source de sa prospérité, ne sont-ils pas passés sous des dominations étrangères ? Ses stocks de matières premières et d’objets manufacturés ne sont-ils pas épuisés ? Ne manque-t-elle pas de minerai et n’est-elle pas iniquement privée de son charbon ? Ah ! si seulement on lui rendait celui qui gît là-bas dans les mines de Silésie !

Et aussitôt l’idée a germé dans le cerveau des hommes d’État allemands : profiter de la conférence de Spa pour obtenir des Alliés qu’ils fassent disparaître du traité de Versailles l’article 88 et l’annexe qui le complète. Dans un article récent dont il m’a été donné de contrôler les informations, M. Maurice Barrès a déjà dénoncé cette audacieuse manœuvre. Il faut que l’opinion française soit avertie. L’Allemagne ne veut pas renoncer à l’empire du charbon ; elle ne veut pas laisser faire, en Haute Silésie, un plébiscite qui tournera certainement contre elle dans les régions industrielles et qui attribuera à la Pologne les cercles les plus prospères. Elle multiplie les essais de propagande pangermanique et même les tentatives de désordre. Elle abuse de ce que la commission interalliée, dont le chef est le général Le Rond, n’a à sa disposition dans tout le pays que trois mille Italiens et sept mille de nos chasseurs alpins. Pas un soldat américain, pas un soldat anglais. L’Allemagne espère entraver, par ses intrigues, l’œuvre délicate de la commission, déconcerter les habitants, décourager la majorité polonaise. Elle espère surtout qu’à Spa l’Angleterre se désintéressera du sort de la Haute Silésie et de la vitalité de la Pologne. La France seule, sans doute, se montrera intransigeante sur le maintien de l’article 88. Mais si la France comprend qu’elle doit choisir entre la réparation de ses dommages et la consultation populaire de la Haute-Silésie, elle sera bien forcée d’opter pour son propre intérêt. Dès lors, quoi de plus facile? Le gouvernement allemand viendra exposer aux négociateurs de Spa qu’il lui est impossible de payer sa dette, s’il n’a pas le moyen de relever immédiatement son industrie, et que, pour la relever, il a besoin de charbon. Ce n’est pas assez, dira-t-il, que, par l’article 90 du traité, la Pologne se soit engagée à autoriser, pendant une période de quinze ans, en franchise de tous droits, l’exportation en Allemagne des produits miniers de la Haute-Silésie. Il faut que ces produits nous soient réservés. Le seul moyen pour nous d’en avoir l’assurance est d’empêcher que la Haute-Silésie ne devienne polonaise. Tout au plus consentirions-nous, pour le moment, à la constitution d’un État neutre, qu’une Puissance, comme l’Angleterre ou l’Italie, administrerait en vertu d’un mandat donné par la Société des Nations. Plus tard, nous aviserions.

Ainsi, l’Allemagne s’est promis de ne pas revenir de Spa les mains vides et, si elle nous donne quelque satisfaction sur le montant de notre créance, elle prendra sa revanche sur la Pologne, c’est-à-dire sur un pays dont l’amitié nous est précieuse, et, en même temps, sur les mines, qui sont, à ses yeux, le gage le plus sûr de sa prompte résurrection économique et de sa future hégémonie industrielle. Ce ne sont pas les élections allemandes qui modifieront ces dispositions. Le premier Reichstag de la République vient de sortir d’un mode de scrutin très perfectionné, une représentation proportionnelle intégrale qui laisse loin derrière elle le système bâtard de notre dernière législation française. Mais quelles qu’aient été le*s pertes des majoritaires et des démocrates, quels qu’aient été les gains des indépendants et des populaires, le nouveau Reichstag épousera certainement, dans l’application du traité, toutes les passions de la défunte Assemblée nationale. Probablement même, ces passions vont se trouver renforcées. Que l’Allemagne n’arrive pas, depuis sa défaite, à retrouver son équilibre politique, que les crises y succèdent aux crises, qu’au milieu de ce désarroi, elle soit toujours à la merci d’une entreprise militaire ou de troubles fomentés par la populace, c’est aujourd’hui, après les élections, encore plus vrai qu’hier. Mais quoi que pense et quoi que fasse demain, dans les questions d’ordre intérieur, le gouvernement du Reich, il ne s’éloignera pas du chemin que l’Allemagne s’est tracé. Ce chemin la mène à Spa par une pente gazonnée et le sentier qui nous y conduit longe un précipice. Avant de nous y engager définitivement, assurons-nous de n’y être tirés, ni à droite ni à gauche, par nos alliés et de pouvoir y marcher droit devant nous. Ne laissons aucune question en souffrance. Rappelons bien à nos amis d’Angleterre et d’Italie qu’à San Remo, pour obtenir l’adhésion de M. Millerand à la convocation ultérieure du Premier ministre allemand, ils se sont engagés à n’accepter, après son audition, aucun changement aux clauses du traité. Il faudra donc qu’il soit bien entendu, d’avance, que la question préalable sera opposée à toute demande d’atténuation.

M. Millerand a maintenant le droit de dire à MM. Lloyd George et Nitti que la volonté du Parlement français est formelle à cet endroit et MM. Lloyd George et Nitti, qui sont eux-mêmes responsables vis-à-vis de leurs assemblées, sont trop accoutumés à la pratique des règles parlementaires pour s’étonner du langage qui leur sera tenu. Si l’Allemagne parle de la Haute-Silésie, on la renverra donc courtoisement à l’article 88. Si elle cherche à justifier les instructions secrètes que le ministère de la Reichswehr a envoyées aux chefs de corps et qui ont été publiées, à Mayence, par l’Écho du Rhin, si elle tâche d’équivoquer sur le désarmement et si elle réclame des forces supplémentaires, on lui relira poliment les articles 159 et suivants. Si elle se refuse à livrer régulièrement les tonnes de charbon qu’elle nous doit, on lui rappellera doucement l’annexe V. Si elle ne consent pas à payer, par à-comptes loyalement échelonnés, la totalité de sa dette, si elle ne s’oblige pas à réparer tous les dommages causés aux civils et toutes les dépenses afférentes aux pensions militaires, on lui remettra sous les yeux, avec tous les égards nécessaires, la partie VIII du traité.

Après cela, on peut se demander s’il n’aurait, pas mieux valu ne la pas inviter et s’il était bien utile de la déranger pour lui refaire des lectures qu’elle a déjà plusieurs fois entendues. Pour moi, je ne me le demande pas et je suis tout à fait convaincu que cette convocation était, pour le moins, superflue. Mais, puisqu’elle a eu lieu, la seule façon de la rendre inoffensive est que les Alliés se présentent tous à Spa avec l’inébranlable résolution d’y faire exécuter le traité. Et faire exécuter le traité, ce n’est pas seulement le relire à l’Allemagne, ce n’est pas seulement lui refuser de le modifier, ce n’est pas seulement repousser toutes les demandes de concessions et d’adoucissements, c’est encore et surtout dire à l’Allemagne, comme les Alliés, du reste, l’ont solennellement déclaré à San Remo : « Si vous ne désarmez pas, si vous n’acquittez pas votre dette, si vous ne vous mettez pas en mesure d’observer honnêtement le traité, nous prendrons, en commun, des garanties et des gages ; nous occuperons, s’il le faut, de nouveaux territoires ; nous nous saisirons de vos mines, de vos douanes, de vos chemins de fer ; nous vous traiterons, à notre vif regret, comme un débiteur récalcitrant, jusqu’à ce que vous vous soyez enfin décidés à faire preuve de bonne volonté. » S’il est vrai, comme M. Millerand l’a dit à la Chambre, que le traité soit plus lourd de promesses que de réalités, voilà la seule réalité qui vaille la peine d’être ajoutée aux promesses du traité.

Sans doute, pour pouvoir prendre cette attitude, les gouvernements des peuples vainqueurs doivent s’inspirer tous de l’esprit d’alliance, et renoncer, autant que possible, à ces initiatives isolées qui font naître entre eux de légers malentendus et qui donnent à l’étranger l’impression de graves désaccords. Les commentaires qu’a provoqués, en Angleterre et en France, la réception de M. Krassine par M. Lloyd George montrent combien il est dangereux de faire cavalier seul dans des circonstances où il nous serait si utile de nous sentir les coudes. Je laisse de côté la question bolchéviste, mais la France est créancière impayée de la Russie; il y a, en Russie, des prisonniers et des internés français ; l’Amérique et la France sont les amies de la Pologne et M. Krassine annonce que la Russie soviétique se prépare à une guerre de deux ans contre la Pologne. Est-ce le moment pour l’un de nous, de poursuivre, en dehors des autres, avec le gouvernement de Moscou, des négociations économiques, et de paraître passer sous silence les intérêts des nations alliées? Ne pourrait-on rétablir, à la veille de Spa, les saines traditions de l’entente cordiale? Pendant la guerre, que dis-je? avant la guerre, les deux Chancelleries avaient contracté l’habitude de se consulter et de se concerter à propos des moindres incidents. Se consulter, se concerter, ce n’est pas envoyer un avertissement rapide, et, si l’accord ne s’établit pas immédiatement, passer outre avec indifférence. Non. C’est essayer réciproquement de se convaincre et, tant que l’un des deux ne s’est pas rendu, patienter un peu dans l’espoir d’influencer son opinion. Affaire de confiance mutuelle, de tact et d’amicale sincérité. Si, par distraction, ou par piqûre d’amour-propre, chacun s’en va de son côté, nous ne saurons plus nous retrouver, lorsque nous nous chercherons.

Ne serait-il pas plus sage et plus prudent de demeurer ensemble ? C’est ensemble que les Alliés ont préparé le traité de Versailles; il est leur œuvre indivisible et solidaire et ils sont tous engagés d’honneur à le faire appliquer. C’est ensemble qu’ils ont rédigé le traité de Saint-Germain, dont voici enfin venir la ratification tardive et dont l’Autriche parait avoir pris douloureusement, mais loyalement son parti. C’est ensemble qu’ils ont élaboré ce projet de traité turc qui a été remis à Tevfik pacha et dans lequel la France a fait à ses alliances de si durs sacrifices. C’est ensemble qu’ils ont dressé les statuts de cette Commission interalliée des détroits qui devra exercer son autorité souveraine sur toute l’étendue des Dardanelles, du Bosphore et de la mer de Marmara. C’est ensemble qu’ils ont fixé le sort de la Hongrie, par ce dernier traité que le cabinet Simonyi-Semadan s’est résigné à accepter et que M. Millerand a présenté à la signature des délégués magyars dans le cadre pittoresque du Grand Trianon. Se pourrait-il que nous fussions désunis, là précisément où l’union nous est le plus nécessaire?


RAYMOND POINCARE

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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