Chronique de la quinzaine - 14 juin 1921

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Chronique31 mai 1921

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

La mort subite de M. Milenko Vesnitch, ministre du jeune royaume uni des Serbes, des Croates et des Slovènes, n’a pas seulement été un grand deuil pour son pays ; elle a profondément affligé en France tous ceux qui ont vu à l’œuvre l’éminent diplomate, depuis qu’il a été, en 1904, accrédité auprès du gouvernement de la République. M. Vesnitch revenait alors d’assez loin. Il avait connu, depuis sa naissance, des fortunes diverses. Son père, qui était Serbe, mais habitait dans le Sandjak de Novi-Bazar, y avait été assassiné par les Turcs. Sa mère s’était réfugiée à Belgrade. Elle avait donné tous ses soins à l’éducation du fils qui était sa consolation et son espoir. Elle l’avait envoyé faire de solides études juridiques en Allemagne et en France et, lorsqu’il était rentré en Serbie, il avait lui-même enseigné le droit interna-tional à Belgrade. Élu, de très bonne heure, membre de la Skoupchtina, il était devenu ministre de l’Instruction publique à vingt-neuf ans, et déjà il semblait appelé à de glorieuses destinées, lorsque le roi Milan interrompit tout d’un coup cette carrière si heureusement commencée. Le roi Milan aimait beaucoup Paris et, chaque fois qu’il y séjournait, il y faisait, entre deux parties de chasse, au gouvernement de la République les déclarations les plus rassurantes. Mais il suivait avec une silencieuse ténacité une politique austrophile et antirusse, qui n’était pas celle de M. Vesnitch. Celui-ci, qui n’a jamais eu d’autre rêve que la délivrance des populations serbes et leur réunion en un même Etat souverain, n’hésita point à combattre un régime qu’il considérait comme funeste. Le roi Milan Obrénovitch, que n’étouffaient pas les scrupules, trouva très simple de le faire arrêter en 1899 avec les autres chefs du parti radical serbe et de l’impliquer dans un complot. M. Pachitch, président actuel du Conseil, et M. Vesnitch furent tous deux condamnés à quinze ans de prison et effectivement incarcérés. Amnistié ou gracié quelques mois plus tard, M. Wesnitch fut nommé ministre à Rome, puis à Paris, et depuis 1904, il n’a quitté cette dernière légation que deux fois, en 1906 pour devenir Président de la Skoupchtina et ministre de la justice, et du mois de mai 1920 au mois de janvier 1921, lorsqu’il fut appelé par la vigilante sagacité du prince Régent à présider le gouvernement serbe. Pas-sionnément dévoué à la grandeur de son pays, M. Vesnitch savait cependant apporter, dans le règlement de toutes les questions qui intéressaient la Serbie, une modération, une sagesse et un sens de l’à-propos, dont peuvent témoigner tous ceux qui ont eu affaire à lui. Pendant la première guerre balkanique de 1912, pendant les négociations de Londres, pendant les nouvelles hostilités en 1913, et, depuis lors, pendant la terrible crise de 1914, pendant la retraite serbe, pendant la préparation de l’expédition de Salonique, il a fait preuve d’autant de tact que de loyauté. C’est, en grande partie, à sa clairvoyance qu’est due la signature du traité passé à Rapallo entre son pays et l’Italie. MM. Giolitti et Sforza, d’une part, M. Vesnitch, d’autre part, ont sacrifié, dans cette convention diplomatique, beaucoup de leurs reven-dications respectives et, en se résignant à cette transaction, ils ont les uns et les autres mécontenté, en Italie et en Serbie, quelques patriotes intransigeants. Mais ils ont vu plus loin que le moment actuel et ils ont travaillé, tout à la fois, pour les relations futures de leurs deux peuples et pour la paix générale.

Le rapprochement de l’Italie et de la Serbie n’a pas seulement rendu Gabriele d’Annunzio à la littérature, ce dont personne ne se plaindra et ce qui va, sans doute, nous valoir sous peu un magnifique discours sur Dante, pour faire pendant à celui que M. Maurice Barrès a prononcé, le 2 juin, à la Sorbonne. L’accord de Rapallo a, en même temps, permis à la France de concilier désormais sans effort des amitiés qui lui sont également chères. Nous avons beaucoup trop négligé, depuis l’armistice, les nations que nous avions contribué à créer ou à agrandir. Une des conséquences les plus fâcheuses de la méthode qu’on a suivie, depuis le jour où a été constitué, d’abord, le Conseil des quatre, puis le Conseil suprême, c’est l’élimination de Puissances qui nous étaient toutes très favorables et qui, en maintes circonstances, auraient pu nous aider à faire triompher nos vues. Nous les avons, parfois systématiquement, tenues à l’écart des délibérations les plus im-portantes et nous sommes restés seuls en tête-à-tête avec nos grands amis, qui étaient aussi parfois nos grands rivaux. Nous avons même, l’année dernière, poussé plus loin la maladresse, en flirtant avec des nations qui avaient été nos ennemies, sans prendre garde que nous risquions de mécontenter et d’inquiéter celles qui s’étaient battues à nos côtés. Livrées à elles-mêmes, ces dernières ont compris qu’elles avaient intérêt à se grouper et elles ont formé cette Petite Entente, dont M. Take Jonesco, ministre des Affaires étrangères de Roumanie, est venu expliquer le mécanisme dans une conférence à l’Université de Paris et dont il cherche aujourd’hui encore à élargir les bases.

Excellente leçon pour les grands alliés. Ils se sont laissé devancer par leurs petits frères. Le jour même où va paraître cette chronique, le 15 juin, les conventions militaires, déjà conclues entre la Tchécoslovaquie et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, ainsi qu’entre la Tchécoslovaquie et la Roumanie, doivent être complétées et mises au point par les états-majors intéressés. Reste à établir une entente directe entre le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes et la Roumanie. M. Take Jonesco s’y emploie, sous les auspices de M. Benès, ministre des Affaires étrangères de Tchéco-Slovaquie. Tous deux sont des hommes d’État qui ne reculent pas devant les responsabilités et qui sa-vent prendre des initiatives. Si la Roumanie et la Yougo-Slavie peuvent arriver à un accord sur le Banat de Temesvar, un grand pas sera fait dans la voie d’une alliance véritable. D’autre part, bien que la Pologne n’ait encore noué des liens qu’avec la Roumanie, et bien qu’elle demeure encore séparée de la Tchéco-Slovaquie par des restes de malentendus, elle commence à concerter, le cas échéant, son action avec la Petite Entente, et il se forme ainsi peu à peu, suivant la juste expression de M. Jacques Bardoux, « un bloc oriental, » disons même « oriental et central, » sensiblement plus homogène que le bloc occidental.

Or, en une occasion récente, ce groupement à la naissance duquel nous avons dédaigné de présider et qui est sorti, sans notre assistance, de la force des choses, vient d’agir dans le sens de la politique française. La Petite Entente et, avec elle, la Pologne ont fait à Vienne une démarche pour avertir le gouvernement autrichien qu’elles considéreraient comme une violation des traités toute tentative de rattachement à l’Allemagne. Cet exemple nous montre assez clairement le grand intérêt qu’a la France à garder le contact avec les peuples dont elle a travaillé à assurer la résurrection, la délivrance ou l’agrandissement. Je sais, comme président de l’Alliance française, le chaleureux accueil qui est fait, depuis la guerre, à nos conférenciers et à nos professeurs, à Prague, à Varsovie, à Belgrade, à Bucarest, et dans toutes les autres villes de ces quatre pays amis. Mais l’intérêt fortifie encore la gratitude. Ces nations, dont les unes ont tout à faire pour s’organiser, dont les autres ont de nouvelles provinces à administrer, n’ignorent pas qu’elles ont besoin de calme pour affermir leur autorité, et elles sont les premières à redouter un retour de l’impérialisme germa-nique. Elles sont donc, à tout le moins, orientées dans le même sens que nous. C’est ce qu’a très justement indiqué M. Aristide Briand à la Chambre, dans la discussion à laquelle a donné lieu, le 7 juin, le traité de Trianon.

Pour ajouter à la solidité des accords signés ou préparés, M. Benès a pris une précaution supplémentaire. A Londres, il a obtenu de la Commission chargée d’étudier les amendements au pacte de la Société des Nations, que l’article 21 fût modifié de manière, non seulement à permettre, mais à faire encourager et même approuver par la Société les accords internationaux favorables au maintien de la paix. Et, sans doute, à l’heure présente, l’abstention des États-Unis enlève à la Société des Nations une grande partie de sa puissance efficace et, tant que n’aura pas été trouvée une combinaison qui ralliera les suffrages de l’Amérique du Nord, l’institution restera infirme et à demi paralysée. Telle qu’elle est cependant, elle représente une force pour la politique française. Les succès qu’ont obtenus, dans les dernières réunions, MM. Léon Bourgeois, René Viviani et Gabriel Hanotaux, ne sont pas purement oratoires. Ils révèlent la profondeur des sympathies qui nous unissent à toutes les nations latines, la fidélité des sentiments que nous gardent les Belges, les Serbes, les Roumains, les Tchèques, les Polonais, la sincère amitié que d’anciens pays neutres ont eux-mêmes pour la France. Ce serait folie à nous que de dédaigner ces précieux concours. Pris individuellement, il est possible qu’ils n’apparaissent pas comme présentant l’avantage des grandes alliances. Mais ils peuvent se grouper et faire masse. M. Noblemaire, député, représentant le gouvernement français à Londres dans les derniers débats de la Société des Nations, a donc été fort bien inspiré, lorsqu’il a défendu la proposition de M. Benès. Il ne faut pas que la regrettable expression du traité de Versailles, « Principales puissances allies et associées, » nous fasse perdre l’Europe de vue.

Ne répudions aucune de nos amitiés, ne troquons pas celles qui nous sont acquises contre celles qu’on peut nous promettre, et nous verrons (s’il faut mesurer les tailles), que trois ou quatre petits amis peuvent parfois nous servir à mieux garder les grands. On nous recherchera d’autant plus que nous serons plus forts, par nous mêmes ou par des alliés. Il est donc à souhaiter que, sous les auspices du nouvel article 21, et dans le seul intérêt du maintien de la paix, nous ne nous séparions pas du bloc central et oriental. Ce sera encore le meilleur moyen de boucher les fissures du bloc occidental.

Déjà, la crise par où vient de passer l’Entente cordiale a forcé, de chaque côté du Détroit, nombre de gens à réfléchir. En France, l’opinion que j’ai expri-mée sur la nécessité d’un examen général des questions pendantes a rencontré des approbations que je n’avais pas toutes espérées. En Angleterre, l’idée, si vaillamment soutenue par lord Derby, d’une alliance franco-britannique, a fait quelques progrés dans les esprits. Le Times l’a défendue avec la même énergie que le Morning Post. Ces grands journaux et quelques autres ont loyalement reconnu que l’Angleterre n’était pas toujours très bien renseignée sur le véritable état d’esprit de la France. Notre désir de réparations est assurément connu dans tout l’Empire britannique ; mais ceux-là seuls savent quelle importance vitale a pour nous cette question, qui ont vu, de leurs propres yeux, les ruines accumulées chez nous par la guerre. La crainte éprouvée par la France d’un réveil militariste en Allemagne et de la préparation d’une revanche, le désir que nous avons d’être sérieusement garantis contre de nouvelles invasions, sont à peine connus, dit le Times, de la grande masse du peuple anglais. Comment nous en étonner ? Ne nous arrive-t-il pas constamment à nous-mêmes de mal comprendre la pensée de nos voisins d’outre-Manche ? Lorsque deux hommes discutent entre eux, ils ont déjà grand’peine à lire chacun dans l’esprit de l’autre, à discerner réciproquement les raisons profondes de leurs jugements et de leurs actes ; et cependant, sans cette connaissance mutuelle, les controverses en apparence les plus savantes ne sont que de misérables quiproquos. Que dire des discussions entre peuples ? Depuis de longs siècles, la Gaule et la France voient périodiquement des hordes barbares traverser le Rhin, submerger la vallée de la Moselle et s’avancer vers la Cham-pagne, en dévastant tout sur leur passage. Pendant ce temps, les Anglais se sentent à l’abri derrière leur ceinture maritime et sont portés à croire que nous sommes aussi tranquilles qu’eux. Ce n’est pas du tout par égoïsme qu’ils ne partagent pas nos inquiétudes ; c’est parce qu’ils ne les « réalisent » pas. « A qui il grêle sur la tête, écrit Montaigne, tout l’hémisphère semble être en tempête et orage. » On peut dire avec tout autant de vérité : « A qui le ciel est clément, tout l’hémisphère paraît ensoleillé. » Les avions et les zeppelins ont momentanément troublé la placidité britannique, mais quelques nuits d’alerte et de sommeil interrompu n’ont pas aboli des sentiments héréditaires : sentiments qui sont, du reste, aujourd’hui, pour l’Angleterre elle-même, un anachronisme et un péril ; car, s’il se produisait une nouvelle explosion de l’impérialisme germanique, la France ne serait pas seule menacée.

Quoi que nous fassions, nous nous ignorons donc trop les uns les autres et la France doit remercier les hommes politiques et les publicistes anglais qui s’efforcent de la montrer à l’Angleterre sous son aspect de nation raisonnable, pacifique et modérée. Il est trop naturel que nous gardions des appréhensions, après une paix qui, comme le remarque encore le Times, n’a garanti par aucun boulevard permanent la sécurité de nos frontières. Une occupation militaire de quinze ans, déjà restreinte après cinq ans, plus réduite encore après dix, voilà la seule protection qui nous ait été donnée. On nous avait promis qu’en cas d’agression, non provoquée par nous, l’Amérique et l’Angleterre viendraient, de nouveau, combattre à nos côtés. Pour cette ombre, nous avons lâché la réalité, et nous sommes restés les mains vides. Nous cherchons maintenant à désarmer l’Allemagne, mais lorsqu’elle aura livré tous ses canons et ses fusils, licencié l’Orgesch et dissous ses troupes camouflées, elle aura toute liberté pour recommencer ses fabrications et reconstituer son armée. La commission interalliée devra, en effet, quitter Berlin et seule la Société des nations, qui n’a pas le moyen de procéder à des investigations sérieuses, qui n’a aucun droit de coercition et qu’affaiblit encore l’absence de l’Amérique, sera chargée d’exercer sur l’Allemagne une surveillance illusoire. Pour nous rassurer, l’Allemagne nous dit qu’elle est devenue une grande démocratie et qu’elle désavoue ses anciens ber-gers. « L’Allemagne, écrit sans rire la Frankfurter Zeitung, veut réaliser l’idéal de la démocratie pacifique. » On s’en est bien aperçu, ces jours-ci encore, lorsque la Cour de Leipzig, continuant sa comédie judiciaire, a condamné à des peines dérisoires des sous-officiers qui s’étaient rendus coupables de brutalités ignobles à l’égard de prisonniers. On s’en est également aperçu, lorsque le prince Eitel-Frédéric, escorté de quinze généraux de l’ancien régime a solennellement passé en revue la garde royale prussienne, qui, comme chacun sait, n’existe plus, mais qui ne s’en survit pas moins à elle-même, dans le cadre d’une formation appelée Traditions-Kompagnien, et qui s’est empressée de revêtir pour la circonstance les brillants uniformes d’autrefois. On s’en est aperçu enfin, lorsque la marine impériale a tumultueusement fêté, en présence d’une foule enthousiaste, « la victoire du Skager-Rak, » et lorsque l’amiral von Trotha a prononcé cette phrase menaçante : « Je vois venir le jour où une nouvelle flotte impériale anéantira les perfides Anglais et les immondes Français. »

Comme l’a dit à Châtellerault, dans un beau et courageux discours, M. Raoul Péret, président de la Chambre des députés, ces manifestations de la sagesse et de la bonne volonté allemande ne sont pas pour nous rassurer sur le présent, et encore moins sur l’avenir. Les dispositions qu’elles nous laissent déjà deviner ne peuvent que s’accentuer, à mesure que le temps passera et que l’Allemagne perdra davantage, avec le sentiment de notre force, le souvenir de sa défaite. Nous ne saurions donc qu’approuver entièrement lord Derby et ses amis, lorsqu’ils disent : « Il faut chercher la garantie de la paix future ailleurs que dans un désarmement provisoire ou dans des promesses de métamorphoses morales et politiques. La meilleure assurance qu’on puisse prendre contre un retour offensif de l’Allemagne serait, non pas simplement une confirmation de l’Entente, mais l’extension de cet accord à toutes les questions auxquelles sont intéressées l’Angleterre et la France. » C’est la thèse même que j’ai exposée dans ma dernière Chronique et qui, par bonheur, fait du chemin des deux côtés de la Manche. Lord Derby, dont l’amitié pour la France mérite toute notre gratitude, va plus loin et préconise une alliance proprement dite. Rien de mieux, si la chose est possible. Mais, en bonne logique, nous devons commencer par déblayer entièrement le terrain, avant d’y élever un monument nouveau. Une liquidation générale des difficultés qui divisent nos deux pays, aussi bien en Orient qu’en Europe, est déjà, en elle-même, une opération longue et compliquée. Lorsqu’elle sera terminée, l’harmonie des cœurs complétera tout naturellement l’accord des esprits, et, si l’alliance peut être con-clue, elle le sera dans une atmosphère plus favorable. Il va sans dire, d’ailleurs, que, le jour où serait scellé un tel pacte, les deux nations y figureraient en égales. Aucune d’elles n’a à solliciter l’autre, aucune d’elles n’a de services à demander. Lorsqu’elle se défend, la France défend l’Angleterre ; lorsqu’elle repousse une invasion allemande, c’est pour le compte de l’humanité.

Dans un article très sensé et très fin qu’il a naguère consacré à ces projets d’alliance franco-britannique, M. Eugène Lautier a, en outre, excellemment marqué les conditions auxquelles devrait être soumise une convention de ce genre. Il serait, d’abord, nécessaire que le traité fût publié et qu’il n’y eût pas une seule clause tenue secrète. Lorsqu’a été jadis signée l’alliance russe, la France a dû s’incliner devant le désir du Tsar et garder dans ses archives un parchemin, qui aurait pu, du reste, être divulgué sans le moindre inconvénient. Le temps est passé de ces mystères inutiles. Jamais, il est vrai, la diplomatie n’a été plus clandestine que depuis la guerre et le Conseil suprême statue, à chaque instant, sur le sort des peuples, sans que les Parlements soient consultés ou même avertis. Mais, pour une alliance, qui pourrait avoir des conséquences ultérieures très graves et décider un jour de la guerre ou de la paix, rien ne saurait être définitivement arrêté qu’en pleine lumière.

À peine est-il besoin d’ajouter que cette alliance devrait être strictement défensive. Dans la promesse d’assistance que M. Lloyd George avait remise à M. Clemenceau et qui était, d’ailleurs, subordonnée à l’engagement américain, le premier ministre britannique avait pris soin de spécifier que l’Angleterre ne nous seconderait que si nous étions attaqués. Encore avait-il précisé qu’il entendait parler d’une attaque « non provoquée, » réserve qui était de nature à susciter, le moment venu, bien des dissentiments et des querelles : car on peut être sûr, dès maintenant, que le jour où il plaira à l’Allemagne de nous atta-quer de nouveau, elle prétendra avoir été provoquée. C’est l’éternelle théorie de la guerre préventive, telle que l’ont professée les plus grands maîtres de la doctrine germanique. Abstraction faite de ces deux mots malencontreux, l’alliance devra donc manifester clairement son caractère défensif. De même que l’Angleterre ne nous secour-rait pas, si, par impossible, nous étions jamais les agresseurs de l’Allemagne, de même nous ne saurions lui promettre un concours éventuel dans une guerre qui ne serait pas une guerre rigoureusement défensive. Nous avons surtout à nous garder de tous accords qui risqueraient de nous conduire, par une voie indirecte, à d’intempestifs démêlés avec les États-Unis d’Amérique.

Nous sommes les amis du Japon et la visite du prince Hiro-Hito à Paris vient de consacrer encore cette amitié par d’heureuses démonstrations. Mais l’Angleterre, elle, est l’alliée du gouvernement du Mikado. Demain, peuvent surgir, dans le Pacifique, entre les États-Unis et le Japon, mille questions qu’envenimera le conflit des races. Jusqu’où l’Angleterre se trouvera-t-elle entraînée par son alliance ? Nul n’est dans les confidences du destin. Nous avons donc le devoir de réserver notre liberté pour ne pas être nous-mêmes, plus tard, engagés dans des aventures. Hier, M. Briand a très opportunément chargé M. Viviani de rassurer M. le Président Harding sur l’attitude adoptée, dans l’affaire de l’île de Yap, par le gouvernement de la République et la déclaration de l’éminent envoyé français a produit le meilleur effet à Washington. Ce témoignage de notre amitié n’est pas, bien entendu, un simple présent d’occasion, pas plus que le voyage de M. Viviani n’est une manifestation sans lendemain. Nos relations avec les États-Unis sont invariables. L’Allemagne s’est fait, un instant, l’illusion que, par opposition à la politique du Président Wilson, le nouveau gouvernement américain allait s’enfermer dans je ne sais quelle tour d’ivoire, se désintéresser des choses européennes et laisser les vaincus d’hier nous enlever, un à un, les fruits de notre victoire. L’Allemagne a déjà dû en rabattre. Elle avait commis la même erreur pendant la guerre et, convaincue que les États-Unis n’enverraient jamais un soldat dans le vieux monde, elle avait multiplié contre eux les insolences et les défis. En France même, beaucoup de gens qui manquaient d’imagination et ne croyaient possible que le déjà vu, ne cachaient pas leur incrédulité, lorsqu’on disait en leur présence que la guerre sous-marine, telle que la pratiquait l’Allemagne, finirait par faire perdre patience à l’Amérique et qu’un jour les États-Unis apporteraient leur puissant concours aux défenseurs de la liberté. Même après que le Président Wilson eut pris sa décision, le scepticisme a persisté et jusqu’à l’hiver de 1917-1918, les défaitistes, appuyés par des auxiliaires imprévus, ont pu continuer leurs manœuvres souterraines, en répandant le bruit qu’il ne viendrait jamais en France qu’un petit nombre de divisions américaines, mal équipées, inexpérimentées et incapables d’un sérieux ef-fort militaire. Il est cependant arrivé, par centaines de mille, d’admirables soldats recrutés dans toutes les régions de l’Amérique et, au mois de juillet 1917, le Président Woodrow Wilson, me confirmant son message du 11 avril précédent, me télégraphiait qu’il était résolu à envoyer en France une armée assez forte pour submerger l’Allemagne, overivhelming. A ce moment, le général Pershing était déjà notre hôte, mais c’était presque un général sans troupes. Je me rappelle la première fois que j’ai eu le plaisir de le recevoir. Il avait produit sur moi la meilleure impression par son élégance, sa bonne grâce et sa simplicité ; mais il portait en lui un redoutable inconnu. Quelle serait sa valeur stratégique ? Et à quelles troupes aurait-il à commander ? Dès le mois d’août suivant, un petit noyau d’armée commençait à se former et le 6 septembre, lorsque je me rendis au quartier général américain, pour y célébrer le double anniversaire de la Marne et de l’Independence Day, les premières divisions que je vis défiler, sur un plateau voisin de Gondrecourt, avaient une allure magnifique. Un an plus tard, presque jour pour jour, le général Pershing, qui, pour attaquer l’ennemi dans le secteur de Saint-Mihiel, s’était mis spontanément, avec une modestie charmante, sous les ordres du général Pétain, conduisait l’armée américaine à la victoire, et libérait des villes et des villages lorrains qui gémissaient depuis quatre ans sous le joug de l’envahisseur. Une nation qui a fait un tel effort, pour défendre son prestige dans le monde, pour maintenir sa puissance commerciale et, en même temps, pour sauver les grandes idées de droit et de liberté auxquelles elle est attachée, ne sera jamais incapable de le recommencer. Peu importent les alternatives politiques et le jeu des partis. Les mêmes causes produiraient, à l’occasion, les mêmes effets. Il n’y a plus d’Atlantique, ou du moins l’Atlantique, loin de séparer l’Amérique de la France, les rapproche. Les distances sont supprimées. Ayons soin de ne jamais rien faire qui les puisse rétablir.

Il ne s’agit pas, d’ailleurs, de nous présenter aux États-Unis, pas plus qu’à l’Angleterre, en posture humiliée et en tenue de suppliants. Ce n’est pas seulement notre dignité qui nous commande de garder toujours et partout la conscience de notre force et le respect de notre renommée. Notre intérêt bien entendu nous ordonne lui-même de ne pas nous diminuer. On viendra d’autant plus à nous qu’on saura notre collaboration plus précieuse. Ce serait la pire maladresse que de paraître mendier des amitiés et d’oublier ce que nous sommes, ce que nous valons et ce que nous pouvons. Ne paraissons pas l’ignorer, lorsque nous parlons à ceux aux côtés de qui nous avons combattu ; ne paraissons pas l’ignorer surtout, lorsque nous parlons à nos anciens ennemis.

Voici que certaines gens, qui n’ont pas la clairvoyance de M. Raoul Péret et qui croient à la conversion de l’Allemagne, commencent à nous dire en douceur : « Il nous faut désormais moins de fermeté que de souplesse et de séduction. La politique des gages est finie. L’Allemagne a accepté l’ultimatum. Le Reichstag a approuvé le langage et le programme de M. Wirth. Nous avons en face de nous un gouvernement honnête et bien intentionné. Arrangeons-nous pour lui faciliter sa tâche. » Et ces mauvais conseillers ajoutent plus bas : « Puisque M. Wirth tient tant à la Haute-Silésie, cherchons une transaction qui lui donne, au moins, devant le Reichstag, une apparence de succès et qui fortifie son cabinet. » A n’en pas douter, le gouvernement français repoussera ces dangereuses suggestions. Si nous les accueillions, le chancelier allemand pourrait se flatter d’être arrivé à ses fins. Il aurait partie gagnée. Il aurait, sans doute, accepté l’ultimatum de Londres, mais il aurait tiré de cette soumission apparente des avantages inappréciables. En premier lieu, il aurait eu la satisfaction de nous voir mobiliser en vain toute une classe et rester aux portes de la Ruhr, après avoir tout préparé pour y entrer. En second lieu, il aurait la joie de penser que la France, qui a déjà avancé pour le compte de l’Allemagne une soixantaine de milliards, ne serait jamais remboursée et que l’Allemagne serait libérée d’autant, sans bourse délier. En troisième lieu, il aurait eu le plaisir de constater que, malgré la mise en demeure de la Commission des Réparations, les Gouvernements alliés accordaient des délais à l’Allemagne pour sa dette exigible de douze milliards. Et ce ne serait pas encore assez ! À toutes ces concessions, dont jusqu’ici la France ne mesure pas exactement le poids, mais dont elle sentira bientôt le faix sur ses épaules, M. Wirth voudrait qu’on en ajoutât une autre, qu’il regarde, d’ailleurs, comme l’exécution d’un marché passé, à demi-mot, entre lui et l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin, lord d’Abernon : la livraison de la Haute-Silésie à l’Allemagne. Mais, quelques promesses qu’ait pu faire lord d’Abernon pour déterminer l’Allemagne à s’incliner devant l’ultimatum et pour nous empêcher d’occuper la Ruhr, il a lui-même, il y a peu de mois, condamné les prétentions allemandes sur la Haute-Silésie et il est surprenant qu’il ait la mémoire assez courte pour oublier sa propre signature. Le 18 janvier dernier, il était un des experts de la Conférence de Bruxelles, avec MM. Delacroix, Seydoux et d’Amelio ; et il avait rédigé avec ses collègues un rapport qui avait été adressé aux gouvernements alliés et qui con-tenait le passage suivant : « Haute-Silésie : Un contrôle interallié de la distribution du charbon après le plébiscite sera établi, afin d’assurer une répartition équitable du charbon. La Commission des Réparations a procédé déjà à des études très complètes sur la question et elle a en mains tous les éléments utiles ; il en ressort qu’il ne faut pas exagérer l’importance de la Haute-Silésie pour la vie économique de l’Allemagne, si l’on adopte des mesures dans le genre de celle dont il vient d’être question. »

Ce document est signé, pour l’Angleterre, par lord d’Abernon et par sir John Bradbury. Il devrait, semble-t-il, suffire à démontrer la vanité de la thèse de M. Keynes et à apaiser les scrupules de M. Lloyd George. Dès le mois de juillet 1920, dans sa première conversation avec le général Le Rond, M. Lloyd George avait laissé entendre que le territoire de la Haute-Silésie devait être livré à l’Allemagne, parce qu’elle avait besoin, en partie, du charbon de la province. Autre chose sont cependant la possession du sol et la nationalité des habitants, autre chose, la vente et la destination des produits. On comprendrait fort bien qu’il fût établi, sous le contrôle des Alliés, des accords économiques entre la Pologne et l’Allemagne pour une certaine portion du charbon silésien. La Pologne n’a pas cessé de déclarer qu’elle se prêterait à des combinaisons de cette sorte. Les experts anglais les regardaient comme possibles au moment de la conférence de Bruxelles, c’est-à-dire avant le plébiscite. Aujourd’hui que le plébiscite a donné la majorité aux Polonais dans 673 communes du bassin minier, contre 230 localités seulement où la pluralité des voix s’est prononcée pour l’Allemagne, on se demande quelles raisons avouables il pourrait y avoir de placer cette région sous la souveraineté germanique. J’entends bien que M. Wirth s’écrie, en réponse à M. Briand : « La Haute-Silésie fait partie de L’Allemagne depuis sept cents ans. » Mais, pour les besoins d’une cause insoutenable, il confond le Saint-Empire d’autrefois avec l’Allemagne. Si son raisonnement avait quelque valeur, il faudrait dire que la Bohême, dont a dépendu la Silésie, est allemande, que l’Alsace est allemande, que le Tyrol, la Vénétie, la Lombardie sont allemands, et ainsi de suite. C’était l’opinion des pangermanistes. Ils ont fait de bons élèves dans la jeune démocratie du Reich. J’entends bien aussi que le général Hœfer a nargué pendant quinze jours la Commission interalliée, que les offensives allemandes ont plusieurs fois recommencé et que le gouvernement du Reich traite effrontément d’intolérables les significations des Alliés. Si cette farce sanglante continue, on reconnaîtra peut-être que la politique des gages avait du bon, qu’il est temps de faire jouer « les sanctions automatiques » et que c’est dans la Ruhr qu’il faut sauver la Haute-Silésie.


RAYMOND POINCARÉ.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC.

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