Chronique de la quinzaine - 14 juin 1922

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René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 juin 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 947-958).

Chronique 14 juin 1922


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Après la Conférence de Gênes, les chefs de Gouvernement ont été amenés à justifier leur politique devant leurs parlements et leurs opinions publiques ; l’Europe a entendu, cette quinzaine, une abondance de discours qui n’ont pas été des paroles inutiles puisque, résonnant au-dessus des dissonances partielles, une même note se dégage : entente, accord, apaisement des esprits, exécution des conventions. Il s’en faut que toutes difficultés aient disparu, mais l’ambiance est meilleure.

Revenant en Angleterre, M. Lloyd George y a reçu un accueil déférent ou empressé ; de la crise intérieure qui, en avril, menaçait son pouvoir, personne ne parle plus ; les chefs de l’opposition radicale ou travailliste sont peu écoutés ; les conservateurs s’effacent devant l’autorité du Premier ministre ; il apparaît comme l’homme indispensable, le guide nécessaire ; et voici qu’on reparle de proches élections générales. M. Lloyd George a été plus modeste que quelques-uns de ses admirateurs ; il s’est abstenu de monter au Capitole ; il s’est gardé aussi de renouveler, contre la politique française, ses accusations ou ses insinuations. Si la Conférence de Gênes a démontré quelque chose, c’est qu’une étroite solidarité entre la France et l’Angleterre est le fondement nécessaire de l’ordre politique et économique en Europe. Notamment dans les milieux d’affaires, on tient cette opinion pour démontrée. Les banquiers souhaitent la conclusion d’un emprunt international et estiment que la première condition pour le réaliser, c’est l’entente franco-britannique ; les commerçants se souviennent que l’Angleterre n’a pas de meilleur client que la France ; tous sont frappés de la sagesse et de la prudence des points de vue français dans la question russe. M. Lloyd George a dû tenir compte de ce mouvement d’opinion. Plusieurs fois il a pris la parole aux Communes. Le 25 mai, défendant sa politique de Gênes contre les critiques d’une opposition passionnée qui lui reprochait surtout de n’avoir pas fait sortir de la Conférence une révision des traités et des réparations, il a été amené à prendre la défense du traité et à s’exprimer, sur l’entente avec la France, dans des termes dont nous ne pouvons qu’être satisfaits. Il a cherché à dégager les modalités d’un accord dans la question des réparations. Aux critiques de lord Robert Cecil, il avait beau jeu pour répondre qu’il lui paraissait contradictoire de vouloir à la fois une entente cordiale avec la France et la réduction des réparations dont la France réclame le paiement : « Un désaccord sérieux avec la France serait l’un des plus grands désastres qui pourraient se produire pour la paix de l’Europe. La coopération avec la France est l’un des piliers du temple de la paix. »

Reprenant la parole le 31, avec les mêmes intentions conciliantes, M. Lloyd George a déclaré que l’Allemagne « ne pouvait réparer que dans la mesure de sa capacité de paiement. » Une telle affirmation est un truisme inutile, mais elle peut être interprétée en Allemagne comme un encouragement à la résistance ; tant que le Reich entendra des phrases ambiguës de ce genre, on peut être assuré qu’il ne mettra aucune bonne volonté à payer ; la reconstruction économique de l’Europe sera retardée d’autant. Le Premier ministre a ajouté d’ailleurs que la Commission des réparations fait fonction d’un véritable tribunal, compétent pour juger les capacités de paiement de l’Allemagne. Il a regretté que l’absence des Américains à la Commission des réparations rendit « le mécanisme du Traité de Versailles moins efficace, » et moins fécond aussi le travail de la Société des Nations. Dans la question si importante de l’annulation des dettes interalliées, il s’est déclaré partisan du principe, mais à la condition qu’à l’Angleterre aussi soient remises les sommes dont elle est débitrice envers les États-Unis. Créancière de 3 milliards de livres, débitrice de un milliard, il est tout naturel que l’Angleterre ne renonce à son dû que si elle est allégée de sa dette. A l’égard de l’Allemagne, M. Lloyd George s’est réjoui « que le Gouvernement allemand ait fait un réel effort pour répondre aux demandes de la Commission des réparations, » et il a montré les difficultés de la situation du chancelier allemand. S’il refusait de se conformer aux stipulations du Traité de Versailles, la France ne serait pas seule pour les faire exécuter, « nous agirions ensemble. » « Nous avons adopté une politique de modération dans la victoire ; nous nous sommes par là attiré en France bien des critiques... C’est cette politique traditionnelle que nous avons poursuivie après Waterloo envers la France... Mais si l’on nous dédie, si l’Allemagne venait nous dire : Ce traité nous refusons de l’exécuter, ce serait différent. » Deux singularités, dans ces dernières lignes, arrêtent l’attention d’un lecteur français ; M. LIoyd George nous permettra de les lui signaler. Si l’Angleterre fait une politique de modération qui lui vaut les critiques françaises, c’est donc que la France fait une politique de violence, d’intransigeance, ce qui est contraire à la réalité et ce qu’il est dangereux de dire aux Allemands ; c’est fournir des arguments à leur rancune historique contre la France qui n’est pas séparée d’eux par la mer. En second lieu, M. Lloyd George, qui déjà dans son discours du 25, avait hasardé sur la Révolution française des affirmations inexactes, fait, à l’époque qui a suivi Waterloo, une allusion qui n’est pas plus heureuse ; ce que précisément l’opinion française éclairée reproche à M. Lloyd George, c’est de n’avoir pas pris, en 1919, à l’égard de l’Allemagne, plus dangereuse cependant que la France de Louis XVIII, des précautions politiques et militaires de même valeur. C’est l’Angleterre qui, en 1815, a voulu constituer, pour tenir en bride les ambitions françaises, une puissante barrière composée d’abord des Pays-Bas, Belgique et Hollande réunies, auxquels elle a fait annexer des places françaises comme Philippeville et Marienbourg afin de tenir toujours ouverte la trouée de l’Oise, route de Paris ; ensuite, nous furent enlevées une série de places françaises : Sarrelouis, Sarrebruck, Landau, etc. ; enfin, sur le Rhin, à Cologne, à Aix-la-Chapelle, on installa la Prusse. Ce fut le chef-d’œuvre ! Si l’Angleterre avait pratiqué, à l’égard de l’Allemagne vaincue, la politique de 1815, c’est elle-même qui aurait insisté pour que la Rhénanie fût « déprussianisée, » sans être pour cela arrachée à l’Allemagne, et neutralisée. Il est encore temps, pour M. Lloyd George, de mieux profiler des enseignements de l’histoire. La clef de la paix européenne est sur le Rhin.

L’histoire de l’Irlande pourrait, elle aussi, apporter au Premier ministre, dans la cruelle anxiété où il se débat, des enseignements précieux. Le sang coule en Irlande, et le canon anglais tonne : c’est le terrible héritage des siècles d’oppression. Le traité anglo-irlandais du ê décembre n’a été ratifié qu’à une faible majorité par le Dail Eirean et le chef du Gouvernement provisoire, M. Michael Collins, partisan, avec la grande majorité du pays, de l’exécution du traité, n’a pas réussi à vaincre l’opposition des intransigeants, dont le chef est M. de Valera. Ceux-ci ont résolu d’empêcher, fût-ce par la force, les élections libres qui donneraient la majorité au parti modéré et mettraient en vigueur une constitution qui ferait de l’Irlande un Dominion autonome de l’Empire britannique. Le Gouvernement provisoire, ne disposant d’aucun moyen pour briser cette résistance et faire cesser l’anarchie que deux ans de guerre contre les Anglais ont rendue générale, a dû récemment conclure un « pacte » avec les irréductibles : les élections auront lieu pour la forme, mais chacune des deux tendances devra conserver, dans le futur Parlement, la force relative dont elle dispose actuellement, et le futur ministère sera composé à peu près également des uns et des autres. Ainsi les « purs » républicains font la loi à la masse plus sage. Le Gouvernement de Londres regarde le « pacte » nouveau comme une infraction au traité du 6 décembre et comme un pas en avant vers la république indépendante qu’il s’est toujours refusé à accepter ; il refuse d’approuver le projet de constitution qui vient de lui être soumis. Mais que peut-il faire ? Accepter le fait accompli, se résigner bientôt à la totale séparation, ou reconquérir « l’île sœur » au prix d’une guerre d’extermination ? C’est ainsi que se pose le douloureux problème. La question de l’Ulster envenime la situation et la rend insoluble : c’est l’héritage de Cromwell et de toute l’histoire anglaise ! Depuis deux ans, les « Orangistes « de Belfast et des six comtés du Nord font peser une persécution terrible sur la minorité catholique de l’Ulster ; depuis quelques mois, les protestants organisent de véritables pogroms contre les catholiques ; on les tue, on les chasse de leurs emplois, notamment dans les chantiers de constructions navales de Belfast, on expulse les familles catholiques de leur maison, de leur village. C’est, sous l’œil complaisant du Gouvernement de l’Ulster et des troupes anglaises, la terreur avec l’extermination pour but. Les catholiques commencent à se défendre. On a même vu, près de Cork, dans l’Irlande catholique, fait jusqu’alors sans exemple, des protestants assassinés par représailles confessionnelles. Dans l’Ulster, des Orangistes ont été tués, notamment un député ; les incendies se multiplient. Sur la frontière, les combats entre les deux partis sont quotidiens. Les troupes britanniques, appelées par le Gouvernement de Belfast, viennent d’entrer en action : c’est la guerre. Nous n’aurons pas la cruauté de mettre en balance l’impuissance du Gouvernement britannique à pacifier l’Irlande avec les affirmations de certains Anglais qui accusent la France de les empêcher de pacifier l’Europe qui d’ailleurs est en paix.

Les circonstances ont donné au beau discours prononcé le 29 par lord Derby au club constitutionnel un plus profond retentissement. Son effort inlassable et si loyal pour comprendre les sentiments et les mobiles français porte à la longue ses fruits. La Conférence de Gênes, selon lui, a eu un bon résultat ; elle a montré qu’il était impossible, dans les circonstances actuelles, de traiter avec la Russie des Soviets ; on accuse la France d’avoir « torpillé » la Conférence ; seuls les Bolchévistes méritent ce reproche. « Si M. Lloyd George a quelque chose dans son esprit contre la France, qu’il le dise avec tact, avec fermeté. Les amis doivent s’entendre dire leurs vérités. Il n’y a pas d’amitié véritable s’il y a des arrière-pensées. » Puis le noble lord constate que l’Angleterre a envers la France une dette morale. « L’Angleterre a commencé par promettre à la France de la soutenir en cas d’invasion, et c’est pour cela que la France a renoncé à une rectification de frontière destinée à la mettre à l’abri. La France n’a jamais proposé que l’Angleterre maintint sa proposition lorsque les États-Unis n’ont pas donné suite à la leur. » Les mots ont ici leur importance. L’éminent ambassadeur nous permettra de remarquer que la France n’a pas demandé une « rectification de frontière, » elle n’a jamais souhaité d’annexer, sans l’aveu des habitants, un morceau de territoire allemand, mais elle considérait, et elle considère encore, que « déprussianiser » la Rhénanie, y créer, dans le cadre du Reich, un État autonome neutralisé, démilitarisé, serait la plus sûre garantie de paix européenne et le meilleur chemin vers une réconciliation franco-allemande. Une politique britannique plus avisée, moins prisonnière de traditions périmées et de formules désuètes, l’aurait compris et pourrait encore le comprendre.

Avec beaucoup de force, lord Derby demande : « Où en est le pacte ? » La France n’a jamais refusé l’alliance britannique, elle n’a jamais « repoussé le pacte. » « On accuse la France d’être militariste, mais elle a subi, de mémoire d’homme, deux invasions successives, et maintenant qu’elle est victorieuse, elle ne veut pas s’exposer à une troisième. Quand on vous dira que d’approuver un pacte avec la France, c’est entrer dons un accord militariste, repoussez ces idées avec indignation. » Langage honnête et noble qui repose de tant de calomnies ! Lord Derby complète sa pensée : « Le Traité de Versailles, on doit le considérer comme sacré. » C’est ici peut-être la phrase capitale de ce discours si important. Tandis que M. Lloyd George et ses amis n’ont cessé, avant, pendant et après Gênes, de répéter qu’il faut enfin établir la paix, que la France est un obstacle à la paix, lord Derby prend comme base solide de sa politique le Traité qu’il faut appliquer. « Il s’agit de trouver ce que l’Allemagne peut payer... Alors je demanderai au Gouvernement si l’Angleterre est prête à insister pour que les paiements de l’Allemagne soient effectués en conséquence. On nous dit que la France agira sans nous consulter et qu’elle pénétrera dans la Ruhr. Je suis certain qu’elle ne fera rien sans tenir compte de l’Angleterre, et qu’elle compte sur une entière coopération de l’Angleterre ; mais il faut que vous aidiez la France à trouver quelque moyen de contraindre l’Allemagne à payer... »

Or l’Allemagne peut payer tout ce qu’elle doit. Un grand industriel anglais, M. George Terrel, président de l’Union nationale des Manufacturiers, député aux Communes, a récemment apporté sur ce point, tant à Londres qu’à Paris où il a été l’hôte d’un groupe d’industriels français, un témoignage important. « Nous autres, commerçants et industriels, nous avons la ferme conviction que l’Allemagne peut payer. Nous avons visité, ses campagnes, ses usines, ses villes. Nous avons vu ses hommes, ses femmes, ses enfants bien nourris. Nous n’avons constaté aucun signe de détresse, comme malheureusement il en est trop dans n’importe quelle grande ville industrielle britannique. Et nous étant rendu compte que l’Allemagne peut payer, nous industriels, nous tenons à ce que l’Allemagne paye... Les uns et les autres (Français et Anglais) nous nous trouvons aujourd’hui devant le peuple allemand qui veut faire et a tout fait pour faire banqueroute. Traitons donc les banqueroutiers en banqueroutiers. » Le langage des industriels anglais vient ainsi compléter celui de l’ancien et très respecté ambassadeur à Paris et lui donner sa pleine signification.

A qui veut bien comprendre, selon le vœu de M. Bonar Law dans son discours du 22 mai, l’état d’esprit de toute une catégorie d’Anglais, et mesurer la réalité de leurs souffrances, il convient de méditer la phrase qu’écrivait récemment, dans le Berliner Tageblatt, M. Thomas, le député travailliste anglais bien connu. « La France est moins à plaindre que l’Angleterre ; même si elle ne touchait rien, son agriculture prospère la sauverait de la famine et de la ruine... Aujourd’hui l’ennemi est aussi le client qu’il faut ménager. » De ces significatives paroles écartons d’abord ce qu’elles ont de vraiment odieux à l’égard de la France et d’encourageant pour toutes les résistances allemandes, et retenons seulement la profonde inquiétude qu’elles révèlent. Mais cette misère menaçante, réelle déjà parmi deux millions de chômeurs, ce n’est pas la guerre seule, ce sont encore moins les réparations qui en portent la responsabilité ; ses origines, c’est dans l’organisation même de l’équilibre économique dans l’Empire britannique qu’il les faut chercher. Avec une agriculture à peine suffisante pour nourrir pendant un tiers de l’année sa population trop dense, l’Angleterre ne peut vivre qu’en achetant des denrées alimentaires et, pour ne pas se ruiner, il lui faut vendre, vendre encore des produits manufacturés. Or les débouchés se ferment ; les colonies anglaises tendent à se suffire à elles-mêmes ; elles tissent leurs propres laines, leurs propres cotons ; partout la cherté des prix limite la consommation. Cette crise de consommation, que les économistes n’avaient pas prévue, rien ne peut l’arrêter, si ce n’est un rétablissement général de la confiance et de la sécurité ; aucune Conférence de Gênes, aucun discours, ne peut empêcher le consommateur européen de porter un an de plus son costume en drap de Manchester. Et c’est la cause vraie du chômage anglais ; en faire porter la responsabilité à la politique française des réparations est absurde, injuste, souverainement impolitique. Le seul moyen de rétablir en Europe la confiance en l’avenir est d’assurer le respect des conventions et des signatures. M. Benès, avec son vigoureux bon sens, constatait le 1er juin, devant son parlement, que le problème de la reconstruction de l’Europe ne fait qu’un avec le problème des réparations, qui doit être réglé entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne ; et il ajoutait : « Il peut y avoir des divergences de vues sur les questions de détail, mais en principe on ne peut rien reprocher à la politique française des réparations. »

La date du 31 mai, dont l’Europe redoutait l’échéance, a paru tout d’abord apporter, dans une situation obscure, un trait de lumière ; mais la situation intérieure de l’Allemagne est compliquée, et réagit sur la question des réparations. A Gênes, le chancelier Wirth, à la suite de conversations avec M. Lloyd George, avait cru pouvoir compter, dans des conditions très favorables, sur un emprunt international. Mais, en rentrant de Gênes à Berlin, le chancelier eut la surprise d’y trouver son ministre des Finances, M. Hermès, qui, revenant de Paris, rapportait de ses entretiens avec les membres de la Commission des réparations, un projet, dit projet Bradbury, auquel il avait donné son approbation. La note allemande du 28 mai, en réponse au président de la Commission des réparations, reproduit dans ses grandes lignes ce projet ; elle est donc, autant qu’il nous est possible de le savoir, le résultat d’un succès remporté par M. Hermès sur le chancelier. Celui-ci estimait qu’il aurait fallu d’abord obtenir la certitude de la réussite d’un emprunt avant de déférer aux conditions formulées par la Commission des réparations. Au cas où l’emprunt ne se réaliserait pas, le Reich aurait eu ainsi une échappatoire pour éluder les concessions faites à la Commission. Les ministres se rallièrent au projet Hermès ; la démission du Dr Wirth parut un moment imminente ; et la réponse fut envoyée à Paris. Elle est, dans son ensemble, et sauf réserves de détail, satisfaisante puisqu’elle défère, sur les points essentiels, aux vœux de la Commission que nous arons indiqués il y a quinze jours. Le 30 mai, M. Poincaré, président du Conseil, adressait à M. Louis Dubois, en sa qualité de délégué français à la Commission des réparations, une lettre où il précisait ses observations touchant la note du chancelier allemand. Le 31, la Commission envoyait sa réponse au chancelier tout en faisant certaines réserves et en demandant quelques précisions ; elle confirme le sursis provisoire accordé au Reich le 21 mars et le rend valable jusqu’à la fin de l’année. L’Allemagne ne devra donc verser, jusqu’à la fin de 1922, que 720 millions de marks-or en devises étrangères et 1 450 millions en marchandises, au lieu de 2 milliards de marks-or et 26 pour 100 du montant des exportations. Toutefois, « la Commission se réserve expressément le droit d’annuler le sursis : si, à un moment quelconque, elle n’est pas satisfaite des progrès accomplis dans le règlement des questions encore en suspens ; — ou si, au cas où l’Allemagne, n’arrivant pas à obtenir l’aide qu’elle désire au moyen d’un emprunt extérieur, n’exécuterait pas les mesures relatives à la limitation de la dette flottante spécifiées dans la lettre du chancelier du 28 mai 1922, d’autres arrangements donnant satisfaction à la Commission n’interviennent pas pour régler les questions du déficit budgétaire et de la dette flottante. »

Ainsi il devient impossible au Gouvernement du Reich de trouver une clause résolutoire à ses engagements dans le fait que l’emprunt ne pourrait être émis. C’est sans doute dans cette précaution si nécessaire qu’il faut chercher l’une des origines du singulier revirement qui oppose aujourd’hui, au Reichstag, la politique du parti populiste, où dominent les grands industriels, à celle du ministre Hermès. Jusqu’au 30 mai, les populistes semblaient résolus à persister dans leur attitude ; le 31, un revirement se produisait : M. Stinnes et ses amis étaient sans doute informés du texte que nous venons de citer et des tendances de la Commission des banquiers réunie à Paris. Au vote qui eut lieu le 31, les nationalistes allemands, les populistes et les socialistes indépendants se prononcèrent contre le ministère qui ne sauva qu’à grand peine son existence. Les populistes reprochent à M. Hermès de n’avoir pas fait du succès de l’emprunt la condition de l’acceptation des conditions de la Commission des réparations. Par un singulier revirement, le ministre des Finances, abandonné par le parti populiste, a été soutenu par les social-démocrates, le Centre et les démocrates, qui jusqu’ici avaient appuyé la politique du chancelier contre celle du docteur Hermès lequel passait pour le porte-parole des intérêts des populistes et de la grande industrie pour les raisons que nous avons indiquées ici. H semble aussi que les industriels allemands aient redouté, autant qu’une nouvelle baisse du mark, une hausse, si légère soit-elle, qui arrêterait net les exportations allemandes déjà très difficiles. La situation financière et économique du Reich est devenue si malaisée, par suite de l’avilissement du mark-papier, qu’il faut nous attendre aux plus grandes difficultés dans l’exécution des engagements pris par le Reich dans la note du 28 mai. Il s’en faut que l’état des esprits nous permette d’augurer plus de bonne volonté et plus de clairvoyance dans l’attitude des Allemands et de leur Gouvernement : le discours du docteur Wirth, le 29, et surtout les incidents graves qui font couler en Silésie du sang polonais, ne permettent de pas s’attendre à un apaisement des esprits.

Il en sera ainsi tant que les résistances du Reich seront, volontairement ou non, encouragées du dehors. A l’heure où nous écrivons, la commission consultative des banquiers n’a pas encore fait connaître à la Commission des réparations ses conclusions ; mais elle a demandé une sorte d’extension de sa compétence et l’a obtenue malgré l’opposition du seul délégué français. On peut craindre, d’après ce que l’on connaît des tendances des différents commissaires, qu’ils n’en profitent pour émettre l’avis qu’un emprunt allemand ne leur paraît avoir chance de succès que s’il est précédé d’une réduction notable de la dette totale de l’Allemagne pour les réparations. Or, M. Poincaré, et tous les Français avec lui, sont résolus à n’accepter aucune nouvelle réduction de la dette allemande, sauf dans le cas où tous les anciens coalisés entreraient d’un commun accord dans la voie de l’annulation des dettes interalliées ; la dette allemande se trouverait ainsi réduite sans que la créance française fût amputée ; elle serait seulement payée, au moins partiellement, par une voie différente. Mais les États-Unis, — et c’est leur droit, — ne paraissent nullement disposés à envisager actuellement une telle opération dont les avantages, à leur point de vue, ne leur apparaissent pas. Une telle réponse, de la part de la Commission des banquiers, aurait un effet moral déplorable ; elle laisserait croire à l’Allemagne qu’elle a encore des chances d’obtenir une réduction de sa dette. Le rôle de la Commission serait, pour tous, y compris les Allemands, singulièrement plus bienfaisant si elle établissait que les Allemands ne sont pas en état d’obtenir un gros crédit parce que leur mauvaise volonté obstinée à tenir leurs engagements ne saurait inspirer confiance aux préteurs ; elle montrerait la bonne voie si elle cherchait à réaliser un emprunt d’essai, si peu élevé fût-il. Il ne s’agit pas aujourd’hui d’une solution totale du problème des réparations, mais de la recherche d’une méthode. La richesse de l’Allemagne, nous l’avons montré, c’est son travail, et elle est pratiquement inépuisable ; la difficulté est de la mobiliser, et l’on avait espéré, dans l’intérêt général, que la Commission des banquiers en indiquerait les moyens. Que l’Allemagne commence à payer et prouve par là sa volonté d’honnêteté et la confiance que les prêteurs peuvent avoir en sa signature, et elle verra aussitôt son crédit s’améliorer et les gages qu’elle peut offrir prendre une valeur nouvelle. Attendons.

Précisément, dans son discours du 1er juin, d’une dialectique si serrée et d’une si pleine éloquence, M. Poincaré a défini les positions très fortes sur lesquelles la politique française peut défier les attaques téméraires. Depuis qu’il a assumé, dans des circonstances difficiles, le fardeau du pouvoir, M. Poincaré a fait un puissant et heureux effort pour délimiter, préciser, redresser la politique française, étape nécessaire avant l’heure des initiatives directrices ; c’est le résultat de ce formidable travail quotidien que le Président du Conseil, répondant aux critiques de ses adversaires ou aux inquiétudes de ses amis, a exposé devant la Chambre, et dont il a obtenu, à une énorme majorité, l’approbation. Les attaques mêmes de ses ennemis du dedans et du dehors, par leur caractère outrancier et invraisemblable, ont souligné le caractère de la politique de « Poincaré-la-guerre, » toute de sagesse, de prudence, heureuse combinaison du patriotisme le plus pur et le plus éclairé avec un amour raisonné pour l’ordre et la paix. Un tel discours ne se résume pas, puisqu’il est lui-même un tableau synthétique de la situation de la France et de l’Europe ; il faut le lire. Il est à la fois une défense de la politique française et un programme d’action extérieure.

La Haute-Silésie d’abord où des incidents douloureux ont coûté la vie à des soldats français. « La meilleure manière non seulement de défendre, mais de maintenir effectivement la paix est, en Haute-Silésie comme sur le Rhin, comme partout, de ne pas la séparer de l’observation des traités et du respect du droit. » Puis l’Orient, où la paix avec les Tures n’est pas encore rétablie et où la France exerce, dans le Grand-Liban et en Syrie, « un mandat qui n’est ni un droit décolonisation, ni même un protectorat, mais une simple mission de guide et de conseiller. » Enfin la Conférence de Gênes ; le Président du Conseil fait l’énumération précise des résultats utiles obtenus dans les commissions et indique les écueils évités. « C’est le désir seul de maintenir l’entente cordiale qui nous a déterminés à nous rendre à Gênes. » Irons-nous à La Haye ? La question de la politique à suivre à l’égard du Gouvernement des Soviets a soulevé à la Chambre des tempêtes. M. Poincaré a, dans son discours, et, depuis, dans un mémorandum très complet qu’il a adressé à toutes les Puissances, précisé le point de vue français. Si la Conférence de La Haye devait être exclusivement, comme le demande le Gouvernement français, une réunion d’experts chargés d’étudier le problème russe et d’indiquer les moyens de venir au secours d’une nation qui meurt, elle bénéficierait du concours américain. Le Gouvernement et l’opinion, aux États-Unis, ont approuvé très nettement le point de vue soutenu à Gênes par la France et la Belgique ; leur pitié s’émeut pour le peuple russe, mais leur expérience leur a appris que tout débat de principe avec le Gouvernement bolchéviste est illusoire et dangereux. Or, l’invitation adressée au nom de M. Facta aux Puissances peut prêter à des interprétations diverses ; il y est question « d’experts, » mais aussi de « représentants » dont le caractère n’est pas déterminé. Préciser et délimiter le plan de travail de la Conférence de La Haye, c’est l’objet du mémorandum français, qui reçoit un accueil favorable même en Angleterre. Les Soviets ont lassé jusqu’à leurs amis ; il n’est personne qui ne doute que le premier et indispensable moyen de salut pour le peuple russe serait de changer son Gouvernement ou que son Gouvernement change de maximes. Est-il besoin de diplomates et d’experts pour découvrir une telle vérité ? Quand M. Poincaré aura reçu les réponses officielles à son mémorandum, il lui appartiendra de décider, avec le Parlement, si la France participera à la Conférence de La Haye.

En attendant, la remise à la ville de Verdun de la médaille décernée par « le Congrès et le peuple américain, » le 4 juin, a été, pour le Président du Conseil et pour l’éminent ambassadeur M. Myron T. Herrick, l’occasion d’affirmer, sur la tombe des héros, la fraternité indestructible des cœurs américains et français au-dessus des vicissitudes de la politique quotidienne. Et c’est, pour l’avenir, un puissant réconfort et une jurande sécurité.

Le débat sur la politique extérieure du Gouvernement était annoncé comme devant être l’occasion d’une grande manifestation des partis d’extrême-gauche. Un « bloc des gauches » puissant s’opposerait au « bloc national » qui, paraît-il, ne serait pas « républicain » selon les bonnes formules du temps de M. Combes. Sous couleur d’un programme de politique extérieure, c’est en réalité d’une manœuvre à longue portée, préparatoire des élections de 1924, qu’il s’agissait : entente cordiale des communistes, des socialistes et des radicaux-socialistes. Mais les réalités d’aujourd’hui sont rebelles aux vieilles formules. Il n’y a peut-être pas, à gauche, un Français qui ne veuille de tout son cœur que l’Allemagne paye et répare ; et il n’est sans doute pas un Français, à droite, qui désire, sans absolue nécessité, mobiliser et entrer dans la Ruhr ou à Francfort. Un accord devrait donc être facile sur le large terrain de l’intérêt national, n’étaient les vieilles passions et les petits intérêts. Malgré son talent, que l’on aimerait à voir employé à de meilleures besognes, M. Herriot n’a pas réussi à convaincre ses auditeurs que le fossé soit très profond entre lui et la majorité compacte qui a soutenu M. Poincaré. Au vote, 426 voix contre 143 ont repoussé la priorité réclamée pour l’ordre du jour radical-socialiste de M. Renard accepté par les socialistes et voté par les communistes. Au scrutin sur l’ordre du jour de confiance, la minorité n’était plus que de 96 voix. MM. Herriot et Renard s’étaient abstenus. C’était la déroute du bloc des gauches, l’échec du mariage par ambition entre les communistes fidèles, selon le conseil de Trotsky, à « cultiver la violence » et les radicaux-socialistes attachés à ce que le dictateur de Moscou appelle dédaigneusement « l’idéologie démocratique bourgeoise. » Utile au rayonnement extérieur de la politique française, le grand débat des 1er et 2 juin, que domine le discours de M. Poincaré, a servi aussi à éclaircir la politique intérieure, à préciser la position respective des partis, à montrer qu’il ne devrait en réalité en exister qu’un seul, celui de tous les bons Français derrière le chef en qui le pays a mis sa confiance et dont quatre mois d’exercice du pouvoir ont encore accru l’autorité.


RENÉ PINON.


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