Chronique de la quinzaine - 14 mai 1857

La bibliothèque libre.


Chronique n° 602
14 mai 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1857.

Au premier coup d’œil qu’on jette sur l’Europe, il est facile de voir que l’aspect des choses ne change pas d’un instant à l’autre. Chaque jour, heureusement pour la tranquillité des peuples, n’a pas sa moisson d’événemens et ses coups de foudre. Tout au plus peut-il y avoir, si l’on nous permet ce terme, des incidens dans les incidens. Les questions déjà engagées suivent leur cours, les négociations ou les conflits diplomatiques parcourent des phases diverses, le monde fait ses affaires. C’est ainsi qu’on n’en a point fini encore aujourd’hui avec cette question de la Chine, qui a grandi subitement à la suite des hostilités survenues dans la rivière de Canton, avec la question de Neuchâtel, qui a eu la mauvaise fortune au dernier moment de se heurter à un contre-temps imprévu, avec l’agitation électorale qui se prolonge dans les principautés danubiennes : incidens d’hier et de demain auxquels viennent se joindre l’ouverture des parlemens en Angleterre et en Espagne, de sérieuses et délicates discussions dans les chambres belges et piémontaises, et même des excursions de souverains qui ont aussi leur importance politique, comme le voyage du souverain pontife dans la Romagne et le voyage de l’empereur d’Autriche en Hongrie, dans cette contrée ravagée il y a huit ans par la guerre.

Il faut bien commencer par le commencement. Le nouveau parlement d’Angleterre s’est donc réuni de faiL à la dernière heure du mois d’avril, et il a repris véritablement ses travaux peu près, le jour où’e discours de la reine a été lu aux deux chambres. Le discours de la reine re dit que ce qu’on savait déjà sur les conditions générales de la politique extérieure et intérieure de la Grande-Bretagne. Il restait un point à éclaircir : quelle allait être la situation respective du ministère et des partis ? Que le cabinet eût la majorité dans la nouvelle chambre des communes, cela n’était point douteux ; mais quelle était la force et quelles étaient les tendances réelles de cette majorité ? Quel serait de plus le degré de son dévouement à la politique ministérielle ? Le danger pouvait venir, on le sait, de quelque proposition de réforme électorale dont certains membres des communes semblaient disposés à prendre l’initiative, et qui aurait été vraisemblablement appuyée par lord John Russell. Le chef du cabinet a eu l’habileté de souffler lui-même sur ce nuage et d’ajourner la difficulté à la session prochaine, en annonçant que le gouvernement préparerait un projet destiné à étendre les franchises électorales. Par là, lord Palmerston empêchait les dissidences d’éclater, il maintenait la cohésion dans son parti, et il réduisait les plus décidés de ses adversaires à ne compter que sur leurs propres forces dans la guerre qu’ils soutiennent contre le ministère. Du reste, indépendamment de tout autre motif, lord Palmerston avait ici en sa faveur une considération d’un certain poids : c’est que les élections viennent à peine de s’achever en Angleterre, et un ajournement ne pouvait qu’être du goût des partisans eux-mêmes d’une réforme qui eût entraîné une dissolution nouvelle du parlement. C’était la plus dangereuse question pour le ministère de lord Palmerston et pour l’intégrité de son parti. Or, ce péril intérieur écarté, que reste-t-il ? Parmi tant d’affaires différentes de politique extérieure, il reste une question prédominante que la reine mentionne dans son discours, celle de la Chine, où l’Angleterre se rencontre dans une certaine mesure avec la France, comme les deux puissances se rencontrent aujourd’hui en bien d’autres questions et sur bien d’autres points du monde.

Cette question de la Chine, qui est née d’une façon si inattendue et qui peut prendre de si étranges proportions, cette question, disons-nous, il ne faudrait ni la grossir ni la diminuer. Il ne faudrait ni exagérer la portée de l’action commune de l’Angleterre et de la France, ni fermer les yeux sur les conséquences qui peuvent découler de la situation actuelle. Pour le moment, on ne peut que constater le point de départ de cette obscure complication et la position respective des deux puissances, position qui n’est point évidemment la même, et qui implique de la part de chacun des deux gouvernemens une certaine indépendance de politique. L’Angleterre, on ne l’a pas oublié, est déjà engagée à quelques égards par les actes d’hostilité de ses agens. Elle a des intérêts immenses à sauvegarder, la puissance et la dignité du nom britannique à maintenir en face de populations barbares et fanatisées. Cependant l’Angleterre elle-même n’est point encore en guerre avec la Chine. La reine dans son discours restreint les faits qui ont eu lieu aux proportions d’un conflit local entre les autorités anglaises et le haut commissaire chinois. La lutte n’est point ouverte entre les deux empires, et le discours royal annonce en même temps l’envoi d’un plénipotentiaire qui doit prendre la direction des événemens. Ainsi des hostilités partielles et l’envoi d’un plénipotentiaire chargé d’effacer la trace de ce qui s’est passé, ou de laisser la force agir seule, si la diplomatie ne suffit pas pour assurer des garanties nouvelles et plus efficaces à tous les intérêts anglais et européens, telle est la situation de l’Angleterre. Quant à la France, sous quels auspices entret-elle dans cette affaire et quelle est sa politique ? Le gouvernement, on le sait, vient de nommer comme plénipotentiaire en Chine un membre de notre diplomatie, M. le baron Gros, qui a rempli diverses missions dans la Plata, à Athènes, et qui plus récemment a préparé un traité de délimitation entre la France et l’Espagne. M. le baron Gros, à ce qu’il semble, est chargé d’obtenir une satisfaction pour le supplice infligé à l’un de nos missionnaires, et en outre sa mission s’étend à des objets plus généraux. Il a naturellement pour instruction essentielle de négocier le renouvellement des traités qui expirent maintenant ; il doit demander pour la France le droit d’avoir un représentant à Pékin et de nommer des consuls sur divers points du Céleste-Empire ; il est chargé, dit-on, de réclamer l’ouverture de neuf ports chinois au lieu de cinq, ouverts au commerce en vertu des anciens traités. On voit dès-lors en quoi l’action de la France et celle de l’Angleterre peuvent se confondre, en quoi elles se séparent. La France n’est point en guerre avec la Chine, elle n’est pas placée sous cette espèce de fatalité d’un conflit engagé par ses agens ; elle n’est point à cette extrême limite où l’orgueil du patriotisme blessé par des barbares peut conduire à quelque acte d’éclatante revendication, et en cela sa situation difTère de celle de l’Angleterre. Aussi n’a-t-elle pas besoin de faire le même déploiement de forces militaires. Dans l’action diplomatique, en ce qui touche les garanties à réclamer pour les intérêts généraux de la civilisation et du commerce, elle se retrouve avec la Grande-Bretagne. Son plénipotentiaire, M. le baron Gros, a le titre de commissaire extraordinaire en Chine, comme le plénipotentiaire britannique, lord Elgin. Les représentans des deux puissances, dit le Moniteur, ont des pouvoirs analogues ; ils se prêteront un mutuel concours dans les négociations qu’ils ont à poursuivre ; ils ont une mission commune, qui semble se résumer en un mot : ouvrir diplomatiquement la Chine. Seulement, si la diplomatie est impuissante, qu’arrivera-t-il ? Ici évidemment le rôle de la France et celui de l’Angleterre redeviennent distincts, chacun des deux états mesure son action à ses intérêts. Le concours de la France a sans contredit ses limites, qu’il ne peut dépasser à cette extrémité de l’Orient.

Le point important, c’est l’accord des deux puissances dans ces questions lointaines aussi bien que dans des questions plus rapprochées qui s’agitent sous nos yeux en Europe. La reine d’Angleterre, dans le discours qui a inauguré les travaux du parlement britannique, laissait pressentir la solution prochaine des différends relatifs à Neuchâtel. Cette attente, qui est celle de l’Europe, serait-elle trompée ? Voici en effet qu’il est survenu tout à coup ce que nous appelions un incident dans un incident, un contre-temps imprévu. Toutes les difficultés cependant semblaient sur le point d’être aplanies. La France, l’Angleterre, la Russie et l’Autriche, agissant comme médiatrices, avaient combiné un arrangement qu’elles proposaient à l’acceptation de la Prusse et de la Suisse. Toutes les susceptibilités, tous les intérêts étaient assez ménagés pour que le succès définitif ne parût pas douteux, lorsqu’on s’est trouvé un instant rejeté dans l’incertitude. Par quelle circonstance ? Le conseil fédéral ne s’est pas contenté d’adhérer à l’arrangement qui lui était proposé ; avant que le cabinet de Berlin se fût prononcé de son côté, il a mis au jour les principaux actes de cette négociation, les instructions qu’il avait données à son plénipotentiaire, les instructions de la Prusse, et l’arrangement même, et les protocoles de la conférence. Le fait était peu diplomatique, il en faut convenir ; le journal officiel français l’a remarqué en mettant sur le compte d’une indiscrétion peu justifiable ce qui était, après tout, l’acte délibéré des autorités helvétiques. La Suisse peut répondre, il est vrai, que la publicité est dans les conditions de son régime politique, que le conseil fédéral n’a aucun pouvoir de valider une transaction diplomatique avant de l’avoir livrée au public et soumise à l’assemblée fédérale, qu’elle tenait d’ailleurs l’arrangement qui lui était proposé comme complet et irrévocable. Ces raisons seraient plus sérieuses et plus fondées s’il s’agissait d’un acte définitif, accepté par toutes les parties, et auquel il ne manquerait plus que la dernière sanction : nul n’aurait pu mettre en doute alors la compétence de l’assemblée fédérale ; mais les autorités helvétiques n’ont point remarqué qu’il n’y avait ici qu’un projet, et que ce projet n’appartenait ni à la Suisse ni à la Prusse, qu’il appartenait aux puissances médiatrices tant qu’il n’avait pas été transformé en une transaction définitive. Elles ont oublié que divulguer avant le temps les secrets de la diplomatie, c’était quelquefois, sinon compromettre absolument, du moins embarrasser ou suspendre le succès d’une négociation. Si la Suisse a ses radicaux disposés à repousser toute concession, la Prusse a aussi ses royalistes qui ne demanderaient pas mieux que de voir échouer l’œuvre de la conférence, et qui sont toujours prêts à saisir les occasions d’éveiller les susceptibilités d’un souverain dont l’esprit est accessible aux impressions les plus vives. Il n’est point impossible que le roi Frédéric-Guillaume ne se soit un peu ému de cette divulgation soudaine et imprévue. Quoi qu’il en soit, en admettant que la publication autorisée par le conseil fédéral ait été un acte peu correct en diplomatie, un appel trop direct à l’opinion, la situation n’a point changé au fond : les intérêts de la Prusse et de la Suisse restent les mêmes ; l’acte de médiation conserve sa valeur, il a toute l’autorité que lui donnent les conseils des quatre principales puissances de l’Europe. Voilà pourquoi, après tout, cette question de Neuchâtel, un moment mise à nu et contrariée par un procédé irrégulier, ne marchera pas moins à une solution pacifique. La Suisse a mis trop de hâte à publier les résultats de cette négociation, cela se peut ; la Prusse l’absoudrait aujourd’hui en disputant une adhésion dont la lenteur même serait une complication de plus.

La diplomatie a de bien autres difficultés à vaincre et des intérêts bien autrement complexes ou divergens à concilier sur un autre terrain, dans les principautés du Danube, où s’agitent aujourd’hui toutes les influences au milieu des émotions ardentes d’une crise électorale. On est ici en présence de faits assez distincts et assez curieux : les populations s’agitent pour arriver à faire entendre leurs véritables vœux ; la plupart des puissances de l’Europe réclament et attendent une libre et fidèle expression de ces vœux. L’Autriche et la Turquie seules ne s’inquiètent nullement de la sincérité de ces manifestations ; elles semblent au contraire travailler de tous leurs efforts à comprimer ou à dénaturer l’essor de l’opinion dans les provinces du Danube. C’est chez les agens autrichiens que les autorités moldaves vont prendre leurs mots d’ordre pour soutenir la lutte contre les partisans de l’union qui ont la prétention étrange de se mêler aux élections ; c’est pour obéir aux injonctions venues de Constantinople et pour se ménager les faveurs du cabinet ottoman que ces autorités se mettent au-dessus de toutes les lois, même des lois qui sont leur œuvre. La Turquie, après s’être vue obligée de rappeler ses troupes des provinces danubiennes, a fait récemment une dernière tentative auprès des cours de l’Europe pour occuper de nouveau les principautés, et présider ainsi à la libre manifestation du vœu national ; elle invoquait justement l’agitation causée par le mouvement électoral qui s’accomplit. La démarche diplomatique de la Turquie a pu être favorablement accueillie ù Vienne, parce que les Autrichiens, ne pouvant s’établir dans les principautés, ne demanderaient pas mieux que d’y voir les Turcs dans la circonstance actuelle ; mais elle a été reçue avec une singulière froideur à Londres comme à Paris, à Pétersbourg comme à Berlin. Partout on aurait pu répondre au cabinet ottoman que ce travail d’opinion qui l’inquiète, c’est justement ce que l’Europe veut connaître, que cette agitation n’a de dangers qu’en raison de la compression et des violences qu’on exerce pour paralyser l’expression sincère du désir public. En Valacliie, soit qu’on ait reconnu l’impossibilité d’arrêter un mouvement qui sem])le se prononcer de plus en plus, qui paraît devenir chaque jour plus invincible, soit que l’arrivée des commissaires européens ait eu une salutaire inQuence, une certaine liberté a fini par régner ; mais c’est en Moldavie que se sont concentrés particulièrement tous les efforts pour combattre le progrès des idées de fusion. Les adversaires de ces idées ont pensé que si un vœu favorable à l’union était émis dans le divan de la Valachie, ce vœu pourrait du moins être balancé par une manifestation contraire du divan moldave. Aussi le ministre de l’intérieur du caïmacan de Moldavie s’est-il mis résolument à l’œuvre, suspendant les journaux, supprimant les comités, dissolvant les réunions les plus paisibles, poursuivant tous ceux qui étaient favorables à la fusion, révisant lui-même les listes électorales ; il a eu un instant la pensée de faire présider les opérations du scrutin par les préfets. Or sait-on ce qui est arrivé plus d’une fois en pareil cas ? Le préfet présidait effectivement les opérations électorales ; il dépouillait les votes, lisait invariablement le nom de son candidat, brûlait aussitôt le bulletin, et tout était dit. Ces manœuvres se sont produites avec d’autant plus de hardiesse en Moldavie, que la commission européenne était restée jusqu’ici à Bucharest, et n’avait point paru à Jassy. Aujourd’hui cependant les représentans de l’Europe viennent de se rendre en Moldavie. Le ministre français a été reçu à Jassy comme il avait été reçu à Bucharest, et la fermeté de ses paroles contribuera sans doute à ranimer la confiance dans les populations en même temps qu’elle pourra intimider cette espèce de conjuration ourdie par quelques instrumens de l’Autriche et de la Turquie. L’Europe n’a point à dicter des vœux aux populations roumaines, mais elle a tout au moins le droit de protéger leur liberté dans l’expression de ce qui convient le mieux à leurs instincts, à leurs besoins et à leurs intérêts.

Au milieu de ces questions diverses qui s’agitent à la surface de l’Europe, quel sens faut-il attacher aux voyages du saint-père dans les Légations, de l’empereur d’Autriche en Hongrie ? Si ces excursions n’étaient simplement que des distractions de souverains parcourant leurs états, elles n’auraient point de place dans la politique ; mais il n’en peut être ainsi évidemment. Le voyage de Pie IX dans la Romagne est inspiré par une pensée politique, et doit avoir des conséquences. On sait à quel point les Légations ont été souvent agitées ; on n’ignore pas les conditions difficiles de ces provinces, soumises depuis longtemps à l’occupation autrichienne, l’inquiétude, le malaise des populations, et les idées de séparation qui se sont répandues. Le souverain pontife a voulu sans doute combattre ce travail par sa présence, voir de plus près l’état du pays, s’assurer des véritables besoins publics. Accompli dans ces conditions, ce voyage peut être une enquête utile pour les populations et pour l’autorité temporelle du saint-siége lui-même, qui doit trouver sa meilleure défense dans un bon gouvernement. C’est à ce point de vue que l’excursion de Pie IX devient un acte sérieux, propre à exercer quel- (jue influence, non pas assurément qu’on doive en attendre des changemens de nature à combler tous les désirs; mais si des abus disparaissaient, s’il y avait quelque adoucissement de régime, et si surtout une certaine pacification devait amener la fin de l’occupation étrangère, ce serait déjà un notable résultat. Quant à l’empereur François-Joseph, il visite aujourd’liui la Hongrie, comme il a visité, il y a quelques mois, Venise et la Lombardie. Il aura parcouru ainsi en peu de temps les deux pays qui ébranlèrent un instant, il y a neuf ans, la puissance autrichienne, et où vit encore plus d’une trace de la guerre. L’Italie et la Hongrie ont été soumises, elles ont même porté durement le poids de leur défaite. L’empereur d’Autriche semble vouloir maintenant ouvrir en quelque sorte une ère nouvelle par une politique pacificatrice, et comme il proclamait une amnistie à Milan pendant son voyage en Lombardie, il signale aujourd’hui sa présence en Hongrie par des actes du même genre. L’amnistie décrétée récemment à Bude s’étend à tous les condamnés pour haute trahison, rébellion ou, insurrection, aussi bien que pour crimes de lèse-majesté ou injures envers la famille impériale. Toutes les instructions judiciaires commencées jusqu’à ce jour pour cause politique doivent cesser en même temps, sauf à l’égard de ceux qui se sont évadés. C’est la seule exception faite par cette large amnistie, et cette exception même ne sera point maintenue sans doute, de sorte que la monarchie autrichienne semble en avoir fini avec le legs douloureux des dernières révolutions. Du reste, l’empereur François-Joseph a su habilement éveiller les sympathies de la Hongrie en parlant à ce pays de sa prospérité particulière dans l’empire. Voilà donc sur plusieurs points de l’Europe des voyages de souverains qui ont un caractère politique.

Mais ne voit-on pas depuis quelque temps se multiplier singulièrement ces voyages princiers? Ils n’ont pas tous, il est vrai, la même importance et la même signification; ils se mêlent à la politique et sont une diversion dans les affaires. Depuis quelques jours, on le sait, le grand-duc Constantin est à Paris. Il a été reçu avec cette hospitalité courtoise que la France met volontiers au service de tous ses hôtes, et dans laquelle on aurait tort vraisemblablement de voir un penchant trop prononcé pour la Russie. Les fêtes, les bals, les revues se sont succédé. On a été peut-être un peu curieux de voir un prince à qui l’on a voulu attribuer une certaine influence dans les événemens de la dernière guerre, et cette curiosité a été un stimulant. Maintenant le grand-duc Constantin chasse à Fontainebleau ; d’ici à peu il doit parcourir nos côtes de l’Océan , et il doit même aller visiter la reine d’Angleterre à Osborne, tandis que d’un autre côté le roi de Bavière arrive à Fontainebleau. Ainsi se succèdent ces voyages princiers. Ce n’est point cependant qu’à travers ce mouvement nous n’a5’ons nos aff’aires intérieures. La session du corps législatif était sur le point de finir légalement : elle vient d’être prorogée jusqu’à la fin du mois. C’est qu’en effet bien des questions restaient en suspens. Le budget est encore à voter. Le rapport de la commission du corps législatif vient à peine de paraître, et, d’après les évaluations sur lesquelles il se fonde, les dépenses s’élèveraient à 1 milliard 697 millions, les recettes seraient de 1 milliard 735 millions. Parmi les recettes est compris l’impôt nouveau sur les valeurs mobilières. Dans les derniers travaux du corps législatif, les affaires financières occupent une assez grande place, et au nombre de ces affaires, l’une des plus importantes est assurément le projet de loi pour le renouvellement du privilège de la Banque de France. Les conditions de ce renouvellement se résument en quelques points principaux. La durée du privilège est prorogée de trente ans. Le capital de la Banque, qui était représenté par 91, 250 actions, sera porté désormais au chiffre de 182, 500 actions d’une valeur nominale de 1, 000 francs. Cette augmentation de capital n’est point précisément un avantage pour la Banque, qui reste chargée de verser au trésor public en 1859 une somme de 100 millions, en échange d’une quantité proportionnelle de titres de rente au taux, fixé dès aujourd’hui, de 75 francs. Cette somme doit être appliquée aux découverts actuels du trésor, en d’autres termes à l’extinction de la dette flottante. Ce qui est plus avantageux pour la Banque, c’est la faculté qui lui est accordée d’ajouter en certaines circonstances un droit de commission au taux de ses escomptes et de ses avances. La Banque ne peut prêter à des conditions qui dépassent le taux de l’intérêt légal. Il arrive souvent cependant que la valeur réelle de l’argent est supérieure à ce taux ; dans ce cas, la Banque pourra rétablir l’équilibre par le moyen qui lui est offert. Au demeurant, les conditions de ce grand établissement de crédit vont être modifiées ; il reste à savoir si ces conditions nouvelles qui lui sont faites seront complètement en harmonie avec les lois du vrai crédit, si elles profiteront entièrement, exclusivement aux affaires sérieuses, au commerce, à l’industrie, c’est-à-dire à la richesse réelle du pays.

Quand l’Académie des Sciences morales et politiques tenait récemment une de ces séances qui ont toujours un attrait aussi sérieux qu’élevé dans une société intelligente, on se disait malgré tout que la politique ne consiste pas seulement à résoudre les problèmes de tous les jours, mais à les étudier aussi dans leurs principes, leurs conséquences, dans tout ce qui les rattache aux phénomènes généraux de l’ordre social. La dernière séance académique avait le double intérêt d’une lecture du secrétaire perpétuel, M. Mignet, et du compte-rendu d’un concours qui embrassait les questions les plus diverses : sur la philosophie de saint Thomas d’Aquin, sur le rôle de la famille dans l’éducation, sur les conditions morales et économiques des divers régimes auxquels les contrats nuptiaux ont été soumis en France. Elle avait aussi proposé un prix pour un manuel d’économie politique à l’usage des classes ouvrières, et enfin elle avait offert à tous les esprits hardis cet autre sujet, le plus sérieux, le plus délicat, et non certes le moins intéressant : « Exposer et apprécier l’influence qu’a pu avoir en France sur les mœurs la littérature contemporaine considérée surtout au théâtre et dans le roman. » Si l’on veut prendre une idée du nombre de travaux que provoquent ces concours, il suffit de connaître un fait constaté par l’orateur de l’Académie. Ces diverses questions ont produit soixante-dix-sept mémoires, des mémoires dont quelques-uns sont des livres, qui n’ont pas tous, il est vrai, le même intérêt, mais qui supposent en général de l’intelligence, du savoir et un certain goût du travail de l’esprit. C’est un professeur de l’Université, M. Jourdain, qui a obtenu le prix pour un résumé sur la philosophie de saint Thomas. Un inspecteur de l’enseignement primaire, M. Rapet, est Theureux auteur du manuel d’économie politique préféré par TAcadémie. M. Barrau a été couronné à son tour pour un traité sur le rôle de la famille dans Téducation, et à côté de lui un prix a été réservé à un écrit substantiel de M. Prévost-Paradol, qui a su, dans un petit nombre de pages, rajeunir, animer et colorer ce sujet si vieux et toujours nouveau de l’éducation.

Mais l’influence de la littérature sur les mœurs ! là est, il nous semble, le grand sujet proposé par l’Académie des Sciences morales et politiques. Un esprit grave et ferme qu’on a pu apprécier ici, M. Eugène Poitou, a essayé de tracer ce tableau, et il a écrit un ouvrage qui a été couronné par l’Académie. M. Poitou s’est livré à cette désolante enquête ; il a instruit le procès des productions contemporaines ; il a montré en quelque sorte à l’oBuvre les dépravations licencieuses de l’imagination. Seulement la littérature est-elle la seule coupable ? L’écrivain, l’inventeur a tort sans doute de ne point rester fidèle aux conditions supérieures de son art, et de ne point faire de son talent, quand il en a, l’auxiliaire des idées justes ; mais en même temps la société ne le provoque-t-elle pas ? N’applaudit-elle jamais à ce qui la corrompt et la diffame ? Ne va-t-elle pas battre des mains aux peintures équivoques ? Le succès ne s’attache-t-il pas quelquefois aux œuvres sans goût et sans idéal ? Enfin, au lieu de trouver dans le sentiment public un juge sévère et incorruptible, l’écrivain ne trouve-t-il pas le plus souvent un complice ? Et si quelqu’un osait élever la voix au nom du goût oublié, au nom de l’art méconnu, au nom des lois morales travesties, la société le traiterait peut-être comme un homme à idées fixes, ou plutôt elle ne s’occuperait pas du censeur morose, et elle se remettrait à savourer les exquises corruptions du roman du jour entre la spéculation de la veille et la spéculation du lendemain. Que cet état soit éphémère, on n’en peut douter, et c’est justement dans le tableau tracé par M. Poitou que les écrivains nouveaux peuvent apprendre comment l’art littéraire et la société se relèvent à la fois par un sentiment plus sévère et par un goût plus pur.

Ce n’était là cependant qu’une partie de cette séance académique dont l’un des plus vifs attraits était la lecture de M. Mignet. Le secrétaire perpétuel a lu un éloge de Lakanal, autrefois membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, et l’un des acteurs du drame révolutionnaire de la fin du dernier siècle. Est-ce bien un éloge qu’a lu l’autre jour M. Mignet ? C’est du moins un essai substantiel et fin où l’auteur a trouvé quelques traits nouveaux pour peindre encore une fois la révolution française, pour décrire ce torrent qui emportait les hommes et les choses. Lakanal avait eu le malheur de s’associer à bien des actes terribles de cette époque où les hommes furent quelquefois cruels par faiblesse. S’il a mérité d’être après sa mort l’objet d’un éloge au sein de l’Académie, c’est qu’en dehors de certains actes exceptionnels, il fit le moins de mal qu’il put, et cette influence qu’il conservait en se maintenant au niveau des violences du temps, d l’employa souvent en faveur des institutions scientifiques et Jiitéraires ie la France. Il se fit un jour le sauveur des monumens publics livrés à la dégradation ; il fut un de ceux qui contribuèrent le plus à la fondation de l’Institut. L’empire le rejetait dans l’obscurité ; sous la restauration, il allait vivre aux États-Unis, où il se dégoûta un peu de la démocratie américaine. Ce n’est que sous le dernier gouvernement qu’il rentrait en France, pour y mourir presque à la veille de la république, qu’il regrettait encore, a dit spirituellement M. Mignet, et qu’il n’aurait plus regrettée, s’il avait vu deux fois les mêmes événemens aboutir à la même fin.

Les lettres n’ont plus de fréquens bonheurs, elles ont au contraire des deuils imprévus, qui laissent une indicible tristesse. C’est ainsi qu’on vient de voir s’éteindre tout à coup un des plus brillans esprits, une des plus étincelantes imaginations de ce temps, l’auteur de Rolla et du Caprice, Alfred de Musset. Ce n’est pas l’âge qui l’a courbé, ce)ui-là, et qui a glacé la vie dans ses veines ; il fini sa journée avant que le soir fût venu, et il semble emporter avec lui la grâce d’une génération littéraire. Alfred de Musset ne chantait plus depuis quelques années ; il était là pourtant, image survivante d’une jeunesse qu’on ne pouvait se résoudre à croire évanouie. Il vient à peine de disparaître de cette sphère terrestre, et on voit mieux aujourd’hui le vide laissé par ce génie aimable et vigoureux. Ce n’est pas cependant qu’il ait multiplié les œuvres : tout ce qu’il a fait tient en quelques petits volumes. Ses nouvelles occupent moins de place qu’un roman vulgaire ; ses vers, on peut les lire en quelques heures ; ses coméd’es, pleines d’une fantaisie éblouissante et d’une capricieuse observation, forment un théâtre qu’on peut porter dans la main : mais ces pages contiennent la plus fine, la plus subtile et la plus énergique essence de la poésie. Dans ces œuvres, il faut citer d’abord la Coupe et les Lèvres, les vers de ISamouna sur don Juan, les poétiques élans de Rolla, les quatre ISuits, qui forment tout un poème de la passion désolée, l’Espoir en Dieu, la satire sur la Paresse, Fantasia, le Ca1)rice, la Quenouille de Barberine, etc. Plus jeune que les premiers des poètes contemporains, Alfred de Musset a une physionomie vivante et distincte auprès d’eux. Il a été leur frère puîné par l’âge, il a été leur émule par tous les dons de l’inspiration. Il a eu surtout cette originalité de rester un poète essentiellement français, de continuer en quelque sorte, sous une forme nouvelle, les traditions du génie familier de notre pays. L’auteur de Frédéric et Bernerette a du génie français la netteté, la souplesse, l’humeur libre et facile, le tour délié et vif ; il y joint une mélancolie fine, une grâce cavalière et tendre, l’accent vibrant de la passion, enfin je ne sais quelle flamme allumée, dans l’origine peut-être, à une lecture de Byron, et bientôt devenue une flamme toute personnelle, jaillissant du foyer intérieur. La spontanéité fut un des dons de ce poète. Ce qu’il sentait, ce qui lui venait à l’esprit ou au cœur, il l’exprimait, et il n’allait point au-delà ; il ne cherchait pas à prolonger par des développemens artificiels et déclamatoires l’inspiration qui expirait sur ses lèvres. Lors même qu’il l’aurait voulu, il ne l’aurait pas pu sans doute, tant c’était une nature de premier mouvement, nerveuse, impressionnable, prompte aux défaillances comme aux retours soudains, et c’est ce qui explique sa sobriété en même temps que cette couleur originale et vive de ses œuvres. C’était un esprit français, disons-nous ; il ne le montra jamais mieux que dans ces quelques vers du Rhin allemand, jetés capricieusement en réponse à la haineuse déclamation d’un obscur rimeur d’Allemagne. Cette fière et charmante réponse d’un poète qui ne se piquait guère de politique ne sauva pas Alfred de Musset en I8Z18, et n’empêcha pas qu’il ne perdît une pauvre petite place de bibliothécaire. Il est vrai que cette révolution fat si peu poétique ! Elle vengea d’un coup le rimeur allemand, M. Becker, sur le premier poète peut-être de notre temps.

On peut broder aujourd’hui toute sorte de légendes sur l’auteur de la Confession d’un Enfant du siècle. La vérité est que, malgré ses dons rares, Alfred de Musset eut de la peine à se faire jour. Pendant longtemps, il eut à souffrir de ses irrévérences du début et de ses apostrophes à la lune. On ne voulait voir en lui que l’auteur de Mardoche et des chansons andalouses. Il ne trouva pas toujours dans la littérature l’accueil sympathique dû à un tel talent. En 1833, lorsqu’il publiait dans la Revue ses charmans proverbes, les Caprices de Marianne, Fantasio, etc., on s’en souvient ici, il y eut même plus d’un témoignage d’indifférence et de dédain. Les beautés poétiques et émouvantes de ses Nuits, quand elles parurent ici également, n’étaient pas non plus, tant s’en faut, senties par tous. Ses livres alors se répandaient peu, ses comédies paraissaient un jeu futile d’imagination légère, et même lorsque le Théâtre-Français mit la main sur le Caprice, — qui ne fut point rapporté de Russie par une comédienne ingénieuse, comme on l’a dit si souvent, — même à cette époque plus d’un habile se demandait encore si le Théâtre-Français ne courait pas une singulière aventure. Dès 1838, quelqu’un, qui connaissait bien les projets et la valeur du jeune poète, l’avait proposé au Théâtre-Français pour renouveler et fortifier son répertoire : la proposition fut froidement accueillie ; ne fallut-il pas même une modification considérable dans la constitution du Théâtre-Français en 1847, pour mettre à la scène la première comédie jouée d’Alfred de Musset, c’est-à-dire le Caprice ? Ce n’est qu’à dater d’un certain moment que le souffle a changé, que l’auteur de Rolla a trouvé enfin la seule popularité qui convienne à une telle nature de talent, la popularité dans la jeunesse, parmi tous les esprits faits pour goûter les plus exquises délicatesses de la poésie. Alors la mode s’en est même peut-être un peu mêlée, et, comme il arrive souvent, le succès est venu, ce rayon a brillé lorsque ce n’était plus le même homme ni le même poète. Dans ces dernières années, Alfred de Musset avait peu produit. Il avait écrit pourtant, dit-on, un fragment dramatique sur Auguste, et il avait composé une comédie qui devait être représentée à l’époque où la reine d’Angleterre et le roi de Sardaigne vinrent successivement à Paris. Quelque prématurée que soit cette mort, ne pourrait-on dire qu’elle s’adapte assez bien à cette destinée poétique ? Qui pourrait imaginer en effet Alfred de Musset vieillissant ? Lui-même, il se fût accoutumé difficilement à cette idée, et, s’il se taisait depuis longtemps, il ne voulait pas du moins offrir le spectacle d’un déclin. Il semble que ce soit le privilège de quelques êtres d’élite de disparaître dans cette attitude de la jeunesse. Mais laissons là ces conjectures, qu’il ne faudrait pas pousser trop loin ; il est mort, ce charmant génie, et il aurait pu vivre encore, cela n’est point douteux. Il aurait pu vivre s’il n’eût été, comme l’a si bien dit M. Vitet sur son tombeau, une de ces natures venues au monde moins pour se gouverner que pour charmer les hommes. Il a eu des faiblesses, il s’est peut-être trop complu dans cette figure de don Juan si puissamment évoquée par lui : pourquoi mettre du mystère là où il y en eut si peu ? Seulement il faut être sobre envers ceux qui ne font de mal qu’à eux-mêmes par leurs faiblesses ; il en est tant qui ont des vices profitables, — profitables pour eux s’entend, — et qui ne font de mal qu’aux autres !

Ainsi s’en vont les hommes : Alfred de Musset mourait hier à Paris, un autre écrivain disparaissait presque au même instant à Bruxelles, et si ce n’était pas un poète, c’était du moins un esprit courageux, honnête et sincère. C’était un écrivain qu’on a vu ici même soutenir la lutte au nom du bon sens et des idées modérées dans les momens les plus périlleux des dernières révolutions. M. Alexandre Thomas, qui vient de mourir tristement et obscurément en Belgique, avait quitté volontairement la France depuis plus de six ans ; il avait d’abord vécu en Angleterre dans un isolement laborieux. Il avait soutenu, si l’on nous passe le terme, les rudes combats de la solitude ; son esprit y avait succombé, et il est allé s’éteindre en Belgique. M. Alexandre Thomas a écrit quelques travaux remarquables, dont l’un est le tableau d’Une Province sous Louis XIV. Il a mieux fait, il a laissé dans sa vie d’écrivain un acte honorable et peu connu. À la veille de la révolution de février, il croyait avoir à se plaindre du ministre de l’instruction publique, et il avait écrit une brochure assez vive contre lui. Le jour de la révolution, au lieu de se faire un titre aux yeux des vainqueurs de ses agressions de la veille, il supprimait sa brochure, et il se mettait à son rang parmi les défenseurs de la cause qui venait de succomber.

La Belgique est un petit théâtre où s’agitent depuis quelque temps de grandes questions, celles qui ont le privilège de remuer le plus vivement les esprits, parce qu’elles touchent en définitive aux intérêts les plus élevés des sociétés contemporaines. Entre les partis, il ne s’agit plus même, à proprement parler, de politique ; il s’agit des rapports de l’église et de l’état, de l’indépendance et de l’action des deux pouvoirs, des prérogatives et du rôle pratique de chacun d’eux dans l’enseignement, dans l’administration de la bienfaisance. En un mot, il y a un antagonisme qu’on voit éclater à chaque pas, qui a son retentissement dans la presse et soulève tous les jours de vives polémiques, où les droits de la société civile sont soutenus ardemment aussi bien que ceux de l’église. C’est entre ces influences diverses ou hostiles que le ministère actuel, catholique par son origine et par sa nature, modéré d’inclinations, est obligé de maintenir un certain équilibre, ayant souvent à se défendre tout à la fois et contre les intempérances des cléricaux les plus extrêmes et contre les entraînemens d’un libéralisme exalté. Cette situation morale et politique de la Belgique se reflète tout entière dans la sérieuse et forte discussion qui s’est ouverte il y a quelques jours déjà au sein du parlement de Bruxelles à l’occasion d’une loi présentée par le gouvernement pour régler l’existence des établissemens de bienfaisance et déterminer les droits de la charité privée. Cette discussion n’est point finie encore, bien que nombre d’orateurs aient été entendus : — MM. de Theux, Malou, de Liedekerke pour le parti catholique ; MM. Rogier, Tesch, Verhaegen pour l’opinion libérale ; M. Alphonse Nothomb, ministre de la justice, pour le gouvernement. Il y a plusieurs années qu’on voit cette question de la charité grandir en Belgique, passionner les partis et solliciter une solution. Le cabinet de M. Henri de Brouckère avait élaboré un projet qui était évidemment dicté par un esprit de transaction, et dont le parlement belge fut un instant saisi. Ce projet disparut avec le cabinet qui l’avait préparé, et le ministère actuel à son tour présentait aux chambres il y a un an un nouveau projet, qu’il appelait également une œuvre de conciliation, une œuvre conçue, selon les paroles de M. de Decker, dans l’unique pensée d’associer les efforts de la charité privée à l’action de la charité publique. M. de Decker demandait que cette grande question fût abordée et résolue en dehors de toute considération de parti. C’était l’illusion d’un esprit sincère et honnête. Les partis, un peu désorganisés depuis quelque temps, ont retrouvé là en effet un champ de bataille. Ce qu’on peut dire du moins, c’est que le pays dans les élections dernières a pu se prononcer en pleine connaissance de cause sur le projet du gouvernement.

La difficulté ne consiste pas précisément dans l’organisation des établissemens publics de bienfaisance, qui est un des objets de la loi aujourd’hui en discussion. Sur ce point, il ne peut y avoir que des dissidences secondaires. La difficulté commence là où il s’agit de préciser les droits de la charité privée, et c’est de la divergence qui s’est produite dans l’interprétation de ces droits qu’est venue la nécessité d’une loi nouvelle, définitive. Les catholiques extrêmes sont pour la liberté absolue de la charité, qu’ils ne séparent pas de la pensée religieuse, d’où elle émane, et partant de là, ils nient la compétence de l’état ; ils demandent une sorte de décentralisation universelle de la charité, ils réclament pour les particuliers le droit illimité d’instituer des fondations et d’en confier après eux l’administration à qui bon leur semble. Les dernières conséquences de ce système ne sont point difficiles à apercevoir : l’état n’est plus rien, la main-morte renaît indirectement, les personnes civiles se multiplient, il se forme une puissance indépendante ayant son budget, ses moyens d’action, toute une armée de fonctionnaires spéciaux. Les libéraux, au contraire, ne tiennent nul compte de la pensée religieuse, source première de la charité ; ils annulent le droit individuel, ils veulent tout centraliser entre les mains de l’état, et ils arrivent à faire de la charité une chose purement officielle, administrative. Ils ne réussiraient pas même autant qu’ils le pensent en Belgique, s’ils triomphaient, car s’il ne restait plus que l’état, la charité, comme cela s’est vu bien des fois, serait encore ingénieuse à tromper la loi par des fidéi-commis. Le ministère belge a essayé de concilier ces divers systèmes, ou du moins de dégager de cette confusion d’idées contraires une solution supérieure et équitable. Ainsi le projet du gouvernement fait la part du droit individuel en assurant aux particuliers la liberté de créer des fondations et de désigner soit des administrateurs de ces fondations, soit des distributeurs spéciaux des secours institués en faveur des indigens ; mais en même temps les droits de l’état sont placés sous la garantie d’un ensemble de dispositions tutélaires propres à prévenir les abus.

Est-ce à dire que le cabinet de Bruxelles ait prévenu tous les abus possibles et surmonté toutes les difficultés ? Il a été fait certainement de fortes objections dans la discussion parlementaire, et le gouvernement a tenu compte des plus sérieuses, puisque M. Nothomb vient de proposer divers amendemens, dont l’un consiste à ordonner qu’il sera rendu compte tous les ans aux chambres de la situation des établissemens de bienfaisance. Tel qu’il est, le projet ministériel ne rencontre pas moins l’opposition ardente des libéraux, tandis que d’un autre côté il est soutenu et défendu par les catholiques, c’est-à-dire que les deux anciens partis de la Belgique se trouvent recomposés et de nouveau en présence. Le parti libéral surtout s’est fait une arme du projet de loi sur la charité, qu’il représente aux yeux du pays comme un essai de rétablissement des couvens et de la main-morte, ce qui est une véritable exagération. Aujourd’hui l’adoption du projet du gouvernement est une question de majorité parlementaire, et cette majorité a soutenu jusqu’ici le cabinet ; mais il n’est point douteux que, même après un vote favorable, cette loi restera l’arme de combat des libéraux pour regagner des suffrages dans le pays, et reconquérir le pouvoir qu’ils ont perdu une fois par leurs divisions et par leurs fautes. ch. de mazade.


Histoire de madame de maintenon et des principaux événemens du siècle de louis xiv, par M. le duc de Noailles, de l’Académie française. — M. le duc de Noailles a un tort ou un malheur : le troisième volume de son Histoire de Madame de Maintenon paraît neuf ans après la publication des deux premiers. Quel intérêt peut rester ainsi suspendu et se retrouver au bout de neuf ans ? Et quelles années ! Une grande monarchie tombée, une république apparue uniquement pour servir de tombeau à la monarchie et de berceau à l’empire ; tous les fantômes de l’espérance et de la peur évoqués à la fois parmi nous ; la société saisie de démence et menacée de ruine. Le siècle de Louis XIV est un bien grand siècle, Mme  de Maintenon est dans ce siècle un grand personnage, le livre de M. le duc de Noailles est un très bon livre ; mais qui peut s’étonner qu’au milieu de tels événemens et de tels spectacles contemporains Louis XIV et Mme  de Maintenon aient disparu ? Probablement M. le duc de Noailles lui-même n’y a guère pensé ; ce n’est ni de son choix ni presque par son fait qu’il a laissé neuf ans à l’écart son héroïne et son ouvrage. Il y revient et les ramène devant le public, maintenant que la tempête est dissipée et la scène vide. Le public leur reviendra aussi, car bien que, très souvent mis et remis sous ses yeux, le temps et les personnes qui sont le sujet du livre ont toujours droit et pouvoir de l’intéresser, dès qu’il s’intéresse à quelque chose, et le livre est dans une rare et belle harmonie avec son sujet.

Peu de personnages historiques ont été plus débattus et plus diversement jugés que Mme  de Maintenon. L’éloge et le blâme, l’encens et l’injure, l’admiration et la haine ont été tour à tour prodigués à sa mémoire, si bien qu’elle est restée comme une sorte de problème, une figure douteuse et obscure, malgré l’éclat qu’elle a jeté et le bruit qu’elle a fait. Nous n’affirmerons pas que M. le duc de Noailles ait complètement résolu le problème et mis fin, sur le caractère de son héroïne, à toute contestation. Il se place hautement à la tête des admirateurs et des amis de Mme  de Maintenon, mais il le fait en homme de sens, d’esprit et de goût en même temps qu’il raconte sa vie avec grand détail, il ne vise point à grandir sa place et son importance ; il s’applique plutôt, comme elle le fit elle-même, à contenir qu’à étendre son rôle, et il la peint avec complaisance sans l’étaler avec pompe. C’était une personne essentiellement judicieuse et habilement modeste, qui savait que les prétentions nuisent au succès de l’ambition, et qui excellait à être sans paraître et à s’élever en s’effaçant. M. le duc de Noailles a très bien saisi et reproduit ce trait dominant de son caractère et de sa destinée, l’étendue même de son récit et les développemens dans lesquels il entre à chaque pas le servent dans ce dessein ; la prodigieuse fortune de Mme  de Maintenon s’accomplit lentement et naturellement dans son livre comme dans l’histoire ; on la voit grandir et monter sans effort, sans fracas, presque aussi imperceptiblement qu’étrangement. Il semble qu’en héritant du château de Mme  de Maintenon, M. de Noailles y ait recueilli quelque chose de son prudent et élégant savoir-faire, et, racontée par lui, la veuve de Scarron se trouve un jour la femme de Louis XIV sans qu’on ait été un moment choqué ni même surpris de la transformation. La vérité n’est pas tout entière dans cet habile tableau, mais il n’y a rien que de vrai : on ne pénètre pas dans tous les replis du cœur et de l’esprit de Mme  de Maintenon, on n’assiste pas assez à cette vie intime et secrète qui s’agite au fond de toute âme humaine et qui reste souvent obscure, volontairement ou involontairement, pour la personne même dont elle révèle la vraie nature ; mais les événemens et les actions, la conduite et la destinée de Mme  de Maintenon, son caractère dans ses rapports avec le monde qui l’entourait, grands ou petits, riches ou pauvres, doctes ou humbles, sa bonté éclairée et active, l’élévation contenue de son esprit, son autorité sensée et douce, la liberté de son jugement dans sa royale servitude, tous ces mérites supérieurs, quoique un peu extérieurs, d’une nature riche et froide, très occupée des autres, par devoir ou par charité, quoique un peu égoïste, sont retracés par M. le duc de Noailles avec un art sincère, et de façon à laisser dans l’esprit des lecteurs une profonde impression d’estime et de bienveillance pour M"" de Maintenon, en les détournant du désir de regarder au-delà de ce qu’on leur montre. C’est un portrait incomplet, mais fidèle, peint en beau, mais ressemblant.

Il y a deux portraits, celui de Louis XIV à côté de celui de Mme  de Maintenon : Louis XIV tel qu’on le rencontre à chaque pas dans les galeries de Versailles, roi du monde et dieu de l’Olympe, roi très chrétien, Jupiter, Apollon ou Mars, grand souverain et grande idole, grand conquérant sans être un grand guerrier, sérieux dans les affaires, amoureux de pompes et de fêtes, bien servi par de grands hommes et se servant très bien lui-même, le plus modéré et le plus honnête comme le plus brillant des rois absolus, et en même temps le plus éclatant exemple de l’impuissance du pouvoir absolu à fonder le bon et durable gouvernement des états. M. le duc de Noailles n’a pas expressément tiré cette dernière conséquence, et en lisant son livre on ne peut guère s’en étonner : c’est l’ouvrage, non pas d’un historien éloigné, mais presque d’un contemporain de Louis XIV et d’un grand seigneur de sa cour. Trop sensé et trop éclairé pour conserver aujourd’hui toutes les idées de ce temps, M. de Noailles en a les sentimens, les instincts, les goûts, les mœurs ; il y vit en le racontant ; il le décrit, il le défend, il l’explique, il l’excuse comme un témoin qui l’a connu et aimé, et qui l’aime encore et n’en parle qu’avec un regret presque personnel, comme on parle de sa jeunesse et de son propre passé. C’est même là un des mérites et des agrémens sérieux de son livre ; les jugemens n’y sont pas toujours exempts de prévention et de préoccupation partiale, mais l’impression générale en est naturelle et vraie ; ce n’est pas l’appréciation d’un juge indifférent, ce sont les mémoires d’un sage ami.

Cette disposition a entraîné M. le duc de Noailles à agrandir et à remplir de plus en plus son cadre. Autour de Louis XIV et de Mme  de Maintenon viennent successivement prendre place toute la cour et tout le siècle. Le titre du livre est exact : c’est bien l’Histoire de madame de Maintenon et des principaux événemens du règne de Louis XIV. Peut-être aurait-il mieux valu dire : l’Histoire de madame de Maintenon et de la société française sous le règne de Louis XIV. C’est en effet le tableau de la société plutôt que le récit des événemens ; les personnages, leurs caractères, leurs mœurs, leur façon de vivre, leur position et ses vicissitudes, leurs relations, leurs conversations, leurs correspondances, remplissent la scène ; les grands faits publics sont le fond du drame, mais non le véritable objet et le principal intérêt du spectacle ; le lecteur vit au milieu de ce qu’on est convenu d’appeler le monde plutôt qu’au sein de la nation. L’ouvrage a même souvent, comme monument de ce monde qu’il peint surtout, le mérite et l’attrait de la nouveauté. M. de Noailles a mis en lumière et habilement rapproché un grand nombre d’incidens, d’anecdotes, de billets oubliés ou jusqu’ici inconnus, et cette vie familière de la société et de la cour, répandue çà et là dans l’histoire, la rend non-seulement plus amusante, mais aussi plus vraie.

Le premier et le plus intéressant chapitre du volume qui vient de paraître est l’histoire de la célèbre maison d’éducation de Saint-Cyr, fondée en 1686 par Louis XIV et abolie en 1792 par l’assemblée législative. Cette histoire s’ouvre par un édit de Louis XIV, qui veut, dit-il, « en faisant élever dans les principes d’une véritable et solide piété un nombre considérable de jeunes filles issues de familles nobles, et particulièrement de pères morts dans le service ou qui servent actuellement, étendre ses soins jusque dans l’avenir, et jeter les fondemens de la grandeur et de la félicité durable de cette monarchie, » et elle se termine par une lettre du sous-lieutenant d’artillerie Bonaparte : celui qui sera l’empereur Napoléon demande à la république qui se lève vingt sous par lieue, pour ramener auprès de sa mère sa sœur chassée de la maison chrétienne où la faisait élever la royauté qui tombe ! Quand les faits parlent si haut, il n’y a qu’à se taire.

À l’occasion de ce chapitre sur la maison de Saint-Cyr, on a fait à M. le duc de Noailles une bien pauvre querelle. On lui a reproché d’avoir emprunté à l’Histoire de Saint-Cyr, publiée en 1853 par M. Th. Lavallée, de nombreux passages sans les indiquer soit en note, soit par des guillemets. M. de Noailles avait pris ses précautions contre ce reproche, car en tête du chapitre il avait placé une note générale où il rappelle l’ouvrage de M. Lavallée, et demande la permission de profiter des additions qui s’y trouvent à l’Histoire de Saint-Cyr. À quelle histoire de Saint-Cyr ? À celle qu’avait écrite et publiée dix ans auparavant, en 1843, M. le duc de Noailles lui-même, et qui est devenue le chapitre Ier du tome III de son livre. Il est vrai que cette première édition, tirée à cinq cents exemplaires, n’avait pas été vendue ; mais elle était très connue quand l’ouvrage de Th. Lavallée parut, et l’on y en rencontre plus d’une fois la trace. Si donc il y avait lieu à se plaindre d’emprunts, M. le duc de Noailles aurait le droit de priorité ; mais quand deux ouvrages, en se touchant par une seule partie du sujet, diffèrent d’ailleurs à ce point, et pour l’étendue et pour la manière, de telles plaintes sont puériles. On les a poussées bien plus loin : on a reproché à M. le duc de Noailles d’avoir fait des emprunts à La Beaumelle, à Saint-Simon, à Dangeau, comme s’il avait pu prendre ailleurs les faits et les détails qui sont le fond de son livre ! Tous les historiens seront désormais tenus d’indiquer au bas de leurs pages toutes les sources auxquelles ils puisent. M. le duc de Noailles aurait pu le faire sans que le mérite propre et original de son livre eût rien à en redouter. v. de mars.