Chronique de la quinzaine - 14 mai 1863

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Chronique n° 746
14 mai 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1863.

La campagne des élections commence. Nous assistons aux premières escarmouches — dirons-nous de la lutte électorale ? — Le mot est bien gros et ne rendrait point exactement notre pensée, car nos lecteurs savent que nous n’apportons aucune illusion au spectacle auquel nous allons assister : on ne peut donner le nom de lutte à un débat où les moyens d’action sont distribués d’une façon si inégale entre les parties. Cependant il s’agirait bien d’une lutte véritable, s’il fallait s’en rapporter à la circulaire de M. le ministre de l’intérieur.

Nous ne sommes point des critiques passionnés et partiaux. Nous ne ferons donc pas difficulté d’avouer que, si l’on se place au point de vue fondamental de M. de Persigny, cette circulaire, on pourrait presque dire cette proclamation ministérielle, doit paraître remarquable par sa netteté et sa franchise. Il faut savoir gré au ministre de l’intérieur d’avoir exposé tout de suite et avec une vigueur sincère le programme de sa politique électorale ; mais, c’est peut-être un malheur pour nous, aucun effort d’esprit ne peut réussir à nous faire partager le point de vue fondamental de M. de Persigny. Nous avons eu des occasions si fréquentes de nous expliquer sur les principes soutenus dans la circulaire, que nous pouvons nous dispenser de les discuter dans cette circonstance. il nous suffira de prendre acte de la portée de quelques-unes des propositions énoncées dans ce document. M. de Persigny ne croit pas que le moment soit encore venu, pour une opposition constitutionnelle et légale, de prendre sa place dans le jeu des institutions de l’empire. Il nous rappelle encore d’une façon bien peu flatteuse pour notre amour-propre national notre infériorité à cet égard vis-à-vis de l’Angleterre. Il nous dit que chez nous il y a encore des partis qui ne sont que des factions, que ces partis, formés des débris des gouvernemens déchus, bien qu’affaiblis chaque jour par le temps, qui seul peut les faire disparaître, ne cherchent à pénétrer au cœur de nos institutions que pour en vicier le principe, et n’invoquent la liberté que pour la tourner contre l’état. Le ministre proclame que le suffrage est libre, bien que les grandes libertés qui devraient logiquement être l’accompagnement et la garantie de la liberté du suffrage nous soient encore refusées sous prétexte qu’elles pourraient être tournées contre l’état, et, de peur que la bonne foi des populations ne puisse être trompée par des habiletés de langage ou des professions de foi équivoques, il veut que « les préfets désignent hautement, comme dans les élections précédentes, les candidats qui inspirent le plus de confiance au gouvernement. » Le ministre établit une distinction significative, quant aux membres sortans du corps législatif, entre ceux que le gouvernement recommande de nouveau au choix des électeurs et ceux auxquels il retire son appui. S’il a cru devoir refuser ce témoignage à ces derniers, « ce n’est pas pour de simples dissidences d’opinion, car il s’est fait une loi de respecter profondément l’indépendance des députés ; mais il ne peut appuyer devant les électeurs que des hommes dévoués sans réserve et sans arrière-pensée à la dynastie impériale et à nos institutions. » Enfin les élections du 31 mai doivent être une nouvelle acclamation. « Les populations du 10 et du 20 décembre ne laisseront pas affaiblir dans leurs mains l’œuvre dont elles sont fières. Électrisées par leur patriotisme, elles se porteront en masse au scrutin, et voudront donner une nouvelle et éclatante adhésion à l’empire glorieux qu’elles ont fondé.

Si cette circulaire ne nous touchait pas directement, si elle émanait d’un gouvernement étranger parlant à une autre nation que la France, si nous avions à l’étudier avec un entier dégagement d’esprit, sans avoir à opposer nos principes à ses principes, nos aspirations à ses idées, si nous n’y cherchions que des indices sur la politique d’un grand gouvernement et d’un grand pays qui ne seraient point les nôtres, nous avouons que les tendances exprimées dans ce document feraient naître dans notre esprit la perplexité et la surprise. Notre premier sujet d’étonnement serait la modestie de l’homme d’état qui aurait publié ce manifeste. Ce ministre, dirions-nous, énumère sans doute avec juste raison les grands actes de son gouvernement, ses titres à la reconnaissance de son pays, les élémens de sa puissance morale et de sa force matérielle : comment ne s’aperçoit-il pas que l’existence d’une opposition constitutionnelle et légale est le signe le plus certain de la force et de la solidité d’un gouvernement ? Il allègue les factions ; mais comment les factions peuvent-elles subsister devant l’unanimité d’un peuple libre et confiant ? S’il y a des factions, le plus court et le plus efficace moyen de les réduire au sentiment et à l’évidence publique de leur faiblesse et de leur néant n’est-il point de les mettre en demeure et au défi de se produire par les voies légales en face de l’écrasante unanimité de la nation ? N’est-ce point au contraire les aider à prolonger leur existence que de paraître les redouter, et de les laisser s’échapper dans un vague insaisissable où elles emportent le prestige de la liberté, dont on attache soi-même la destinée à leur propre fortune ? C’est à l’extinction des débris des anciens gouvernemens qui forment les partis que le ministre paraît ajourner l’épanouissement de la liberté de son pays ; mais qu’entend-on par là ? et quand cet ajournement prendra-t-il fin ? Convient-il d’assigner aux plus nobles aspirations d’un peuple une échéance aussi indéterminée ? Instruits par l’histoire à voir le signe de la force sûre d’elle-même dans la politique de conciliation, non dans l’esprit d’exclusion, nous serions fort en peine de découvrir le profit que pourrait trouver le ministre d’un puissant gouvernement à ne voir dans une opposition électorale « qu’une coalition d’hostilités, de rancunes et de dépits contre les grandes choses de l’empire. » Y a-t-il donc un bien grand intérêt à s’exposer à rencontrer demain dans une coalition aussi durement qualifiée l’homme illustre que l’empereur lui-même appelait naguère l’historien national ? Notre surprise s’accroîtrait encore devant le passage de la circulaire qui expose la raison pour laquelle l’appui du gouvernement est retiré à quelques anciens députés, et qui semble accuser ces députés de n’être pas dévoués sans réserve et sans arrière-pensée à la dynastie impériale et à nos institutions. Quelle inculpation ! et à quoi sert-elle lorsque ceux qui en sont l’objet la contredisent avec énergie, lorsque par exemple, comme un de ces députés disgraciés, M. de Chambrun, ils demandent la liberté avec et par l’empereur ? Que gagne-t-on, après tout, à resserrer ainsi le cercle de ses amis par une pensée ombrageuse, au lieu de l’élargir au contraire par une libérale tolérance ? Enfin nous ne comprendrions pas de quelle utilité il serait de revenir, à propos d’une élection générale des députés, aux origines du gouvernement : une élection de députés n’est point un plébiscite. Depuis cette date, l’empire a fait de grandes choses au dehors, il a obtenu aussi dans l’ordre économique et matériel des résultats importans. En se laissant ramener par une préoccupation instinctive au point de départ du gouvernement, ne rappelle-t-on pas, sans y prendre garde, au pays qu’en matière de politique intérieure et de libertés publiques il est resté à peu près à la même place, et que, malgré le 24 novembre, il a bien peu marché encore depuis le 20 décembre ?

Voilà les inductions que nous tirerions flegmatiquement de la circulaire de M. de Persigny, si, écrite par un ministre étranger, nous y cherchions des lumières pour apprécier la situation d’un pays qui ne fût point le nôtre. Quant au débat que nous pourrions ouvrir de citoyen à ministre sur cet important manifeste, quant aux objections personnelles et françaises que nous pourrions opposer aux doctrines de M. de Persigny, nous savons trop ce qui est dû à un ministre militant, qui est dans son coup de feu, pour les produire en ce moment. Cette tâche d’ailleurs sera bien mieux remplie par les candidats qui vont adresser au peuple leurs circulaires électorales.

Déjà un grand nombre de circulaires de candidats dans lesquels le manifeste de M. de Persigny nous oblige à voir des candidats de l’opposition, puisqu’ils se présentent sans l’appui du gouvernement, ont été publiées Ces documens sont intéressans à étudier ; on peut y voir des signes certains, de l’opinion publique. Quoiqu’ils émanent de personnes dont il fait peu de cas, le gouvernement devra y prendre garde, s’il pense qu’il ait besoin de se tenir au courant des tendances de l’opinion qui se réveille. Ce qui frappe d’abord dans ces circulaires, ce qui prévient en leur faveur, c’est le ton de modération qu’elles respirent. Il n’y a sous ce rapport aucune différence entre celles qui contiennent des protestations de dévouement à l’empire et à l’empereur et celles qui émanent des hommes que M. de Persigny considère comme les débris des anciens gouvernemens : partout le respect de la légalité est le même. Un autre caractère non moins saisissant de ces écrits, c’est qu’ils s’accordent avec une remarquable unanimité à réclamer du gouvernement les mêmes redressemens et les mêmes concessions. C’est une vraie fête pour nous, sous un régime où l’écrivain n’a pas d’ordinaire la douceur d’entendre le retentissement de ses paroles dans le public, où il est condamné depuis bien des années à se considérer comme la voix de celui qui crie dans le désert, de recueillir ces fraîches notes du renouveau de la liberté, éclatant un peu partout avec une harmonie imprévue. C’est après un long et muet hiver le premier gazouillement des oiseaux égayés. Il est donc vrai que, sur toute la surface de la France, il est des esprits qui se nourrissent des mêmes pensées, des cœurs qui battent à notre unisson, des hommes influens et considérés qui forment les mêmes vœux. Il a été impossible à tous ces candidats de se donner le mot ; cependant ce sont les mêmes griefs qu’ils expriment, les mêmes revendications qu’ils forment. Il n’est pas probable que la plupart réussissent à obtenir le mandat de leurs concitoyens : le gouvernement en sait la raison, car mieux que personne il peut se rendre compte des effets de son action administrative ; mais il doit apprécier l’incontestable importance de ces manifestations spontanées de l’opinion libre. Ses succès administratifs ne sauraient rien lui apprendre ; déjà les circulaires de l’opposition peuvent lui fournir d’utiles renseignemens sur les vœux du pays, vœux qui ne feront que grandir, et qui deviendraient avec le temps d’impérieuses et irrésistibles volontés, si l’on avait l’air de les négliger.

Or voici ce que partout l’on demande : .en premier lieu, la liberté électorale. « Le suffrage universel, dit très bien un des candidats les plus modérés, M. Lefèvre-Pontalis, qui a résigné ses fonctions au conseil d’état pour se présenter à la circonscription de Pontoise, le suffrage universel, qui doit être la participation éclairée des citoyens au choix de leurs mandataires, vous paraît-il n’être plus dirigé que par l’administration au lieu d’être dirigé par les électeurs ? Vous êtes dès lors intéressés à demander le droit de réunion électorale qui vous assurerait l’avantage de pouvoir apprécier et connaître vos candidats. » En second lieu vient la liberté de la presse : de toutes parts on demande que le gouvernement renonce au droit d’avertissement et de suppression qui met les journaux à sa discrétion. C’est aussi la liberté individuelle : les députés auxquels l’administration a retiré son patronage, comme MM. de Flavigny, de Pierre et d’autres, n’ont pas de meilleur titre à invoquer que d’avoir voté contre la loi de sûreté générale. C’est encore la liberté municipale : on s’étonne que les premiers magistrats des communes ne soient pas élus par leurs concitoyens avant d’être investis de leurs fonctions. La situation financière préoccupe tout le monde : on dénonce avec vigueur l’accroissement de la dette publique, grossie en dix ans de 2 milliards 1/2 en capital, de 97 millions en rentes inscrites, sans parler de la dette flottante, et l’accroissement des dépenses publiques, portées dans la même période de 1,500 millions à 2 milliards 200 millions. On se plaint de la lourdeur des impôts. M. de Persigny parle avec raison dans son manifeste de la progression des revenus publics, qui a été de 300 millions en dix années ; cette progression, quelque satisfaisante qu’elle soit, n’a rien d’extraordinaire : il résulte de tableaux tracés récemment avec beaucoup d’exactitude par un membre de l’ancien corps législatif, M. d’Andelarre ; qu’en moyenne la progression du revenu était annuellement de 20 millions sous le gouvernement de juillet et qu’elle est aujourd’hui de 31 millions ; la différence n’est pas énorme, si l’on songe au progrès de la population et à la multiplication des voies de communication dont l’achèvement a si prodigieusement favorisé la seconde période. En tout cas, l’augmentation de 300 millions signalée par M. de Persigny n’a point profité au contribuable, puisqu’au lieu de le dégrever on a été obligé, il y a un an, d’établir 74 millions d’impôts nouveaux. La situation financière, vivement accusée dans toutes les circulaires, notamment dans celles de MM. Casimir Perier, de Chambrun, Lefèvre-Pontalis, etc., est surtout très bien exposée dans la circulaire de M. Victor Bonnet. L’examen de nos finances conduit tous les candidats que le Moniteur ne nous permet plus d’appeler par préférence indépendans aux mêmes conclusions relativement à la politique générale. Ils s’élèvent tous contre l’exagération des dépenses militaires ; ils condamnent tous le ruineux excès des expéditions lointaines ; au nom du peuple, au nom de l’agriculture et du travail, au nom surtout de cette portion de la nation dont M. de Persigny invoque le concours et qu’il appelle les masses, ils réclament une politique pacifique, et démontrent combien le maintien de la paix importe au développement de nos libertés intérieures et à l’éducation politique du pays. Tels sont en résumé les articles uniformes de ce qu’on pourrait appeler les cahiers de l’opposition actuelle. On y peut voir l’ensemble de ce qui manque à notre pays depuis dix ans : une politique intérieure émanant directement du pays, inspirée par l’intérêt vigilant qu’il doit prendre à ses propres affaires, politique d’ordre, de progrès, de liberté soutenue Avec indépendance et fermeté par l’initiative spontanée des citoyens éclairés et dévoués. Il y a là tous les élémens d’une grande opinion libérale, dans laquelle peuvent s’unir et se concilier toutes les convictions généreuses. Le but poursuivi par cette opinion libérale est celui-là même que l’empereur a montré au pays, comme le rappelle M. Lefèvre-Pontalis avec une fermeté qui mérite d’être applaudie. « Ne laissez pas la députation devenir une sinécure ou une place de faveur. En nous promettant le couronnement de son édifice par la liberté, l’empereur nous a invités, pour l’obtenir, à savoir compter sur nous-mêmes. Ne restez pas en arrière du souverain, et n’oubliez pas que, pour quiconque se connaît en constructions, un édifice qui, une fois bâti, ne serait pas couronné finirait tôt ou tard par menacer ruine. » Nous n’hésiterions pas à demander à M. de Persigny lui-même s’il reconnaît là le langage des factions, et non la voix du patriotisme et du bon sens.

Il nous serait impossible d’encourager ici nominativement tous ceux qui en ce moment sont occupés à relever bravement le drapeau de la liberté, qui s’efforcent de communiquer à notre chère France la chaleur d’une généreuse émotion, qui veulent intéresser son orgueil à penser un peu à elle et à se diriger elle-même, qui travaillent à lui inspirer le noble égoïsme des réformes intérieures. Chez ces hommes, de quelque part qu’ils viennent, nous voyons non des débris du passé, mais les précurseurs d’un grand avenir. Nous ne pouvons les nommer tous ici : il en est cependant qui nous touchent de trop près pour que nous puissions les passer sous silence. M. de Rémusat se présente dans le département de la Haute-Garonne, et ses chances de succès paraissent grandes. M. de Rémusat est le vivant emblème du libéralisme le plus élevé, le plus conciliant et le plus ferme. Son élection serait un succès non-seulement en France, mais en Europe pour tous les libéraux qui accompagnent de leurs sympathies un esprit si ouvert et si clairvoyant uni à un caractère si aimable. Le département de la Haute-Garonne se fera grand honneur, s’il donne ou, pour mieux dire, s’il rend à la France un tel représentant. M. Jules de Lasteyrie, qui perpétue dans son département la popularité de son illustre grand-père, le général Lafayette, vient de poser sa candidature dans Seine-et-Marne. Sa circulaire est une de celles où sont exprimées avec le plus viril bon sens les revendications légitimes de l’opinion libérale. M. le duc Decazes se présente à Libourne sous le patronage des idées qui s’associent naturellement à son nom. Une des candidatures qui nous paraissent devoir exciter le plus d’intérêt est celle de M. Casimir Perier à Grenoble. M. Perier conduit sa candidature avec une application et une vigueur qui sont malheureusement trop rares parmi nous, et qui font souvenir de l’énergie civique de son illustre père. La circulaire de M. Perier est ferme, pratique, franche, et doit parler au cœur des Dauphinois. Elle est datée de Vizille. C’est un beau privilège que de pouvoir associer ainsi aux actes de sa vie publique un nom auquel est resté attaché un des plus nobles souvenirs de la révolution française. M. Perier use dignement de ce privilège. « Le nom seul de Vizille, dit-il, est pour moi comme une devise de famille que je ne puis trahir. Il me semble que j’entends encore la voix des hommes énergiques que réunissait ici la courageuse hospitalité de mon grand-père… Les droits que l’assemblée de Vizille revendiquait en 1788, et que 1789 allait consacrer, ont été tour à tour perdus et reconquis, reconnus et contestés. Ils sont inscrits au préambule de la constitution de 1852, et si l’application en est demeurée depuis lors restreinte ou suspendue, les promesses solennelles et réitérées de l’empereur semblent présager l’heure prochaine où les actes viendront confirmer le langage. Vous avez applaudi le langage, vous hâterez l’accomplissement des promesses, si, vous servant avec calme, mais avec résolution, des voies légales pour manifester vos vœux, vous vous montrez à la fois impatiens et dignes d’un meilleur avenir. »

Mais les élections les plus importantes seront celles de Paris, et parmi les préliminaires de ces élections, le plus considérable est l’acceptation par M. Thiers de la candidature de la deuxième circonscription.

Il eût semblé au premier abord que le département où il serait le plus facile à l’opposition de combiner ses candidatures et d’organiser ses moyens d’action devait être le département de la Seine. On a vu cependant, par les hésitations et les fausses manœuvres qui se sont produites à propos des candidatures, que les difficultés d’élections ne sont pas moindres ici qu’ailleurs. Ces difficultés proviennent de l’absence des libertés qui sont nécessaires à l’organisation naturelle du suffrage universel. Le droit de réunion, qui, dans une agglomération aussi énorme que celle de la population parisienne, pourrait seul rapprocher les électeurs des candidats, fait défaut. Les comités électoraux, qui seraient une représentation préalable et approximative des électeurs pour la discussion et le choix des candidatures, ces comités, avec leur hiérarchie de sous-comités et de comités centraux, ne peuvent point se former naturellement en présence de l’interprétation que l’on donne à la loi sur les associations. Il ne reste qu’un seul moyen de rapprochement et de publicité, les journaux. Encore ce moyen est-il vicié par la constitution légale actuelle de la presse : le gouvernement s’étant réservé la faculté de donner ou de refuser l’autorisation de créer des journaux, les journaux existans possèdent des monopoles véritables ; cette prépondérance excessive qu’ils tiennent de ces monopoles vient s’ajouter au privilège qu’ils doivent à l’absence des autres libertés organiques du système électif, et qui met dans ces libertés l’unique moyen qui nous reste de puissance et d’action électorale. De là la tendance inévitable chez les propriétaires ou directeurs des journaux à vouloir exercer dans les élections non pas seulement l’influence à laquelle ils auraient toujours droit dans une situation naturelle, mais l’influence exagérée que leur livre la situation exceptionnelle où ils se trouvent. Dans de telles conditions, les fautes dont nous venons d’être témoins naissant de la nature des choses, nous ne sommes pas disposés à les reprocher trop sévèrement à ceux qui les ont commises à propos de la confection des listes de candidatures. Des comités qui n’avaient et ne pouvaient avoir de mandats légitimes ont affiché des prétentions contradictoires et n’ont pu se mettre d’accord. Les journaux libéraux n’ont pas voulu se soumettre aux prétentions de comités qui n’avaient point une compétence démontrée. Cette confusion ne pouvait que rendre hésitantes les candidatures considérables qui devaient donner aux élections une signification neuve. Pour couper court à ces tiraillemens, pour aller au plus pressé et produire une solution pratique, les candidats de la démocratie libérale sortant du corps législatif, et dont les titres ne pouvaient plus être mis en contestation, d’accord avec trois journaux libéraux sur cinq, ont dressé une liste sommaire, et ont cru devoir désigner eux-mêmes les candidats de l’opposition. La publication de cette liste a mis en lumière de nouveaux inconvéniens ; elle n’a point paru émaner d’une autorité suffisante ; elle a semblé usurper sur la liberté des électeurs en circonscrivant arbitrairement au profit de ses élus le nombre des candidatures d’opposition ; elle a été peut-être trop hâtive. Enfin la principale cause de la défaveur qu’elle a excitée sur-le-champ a été la place que s’y sont donnée deux rédacteurs en chef de journaux. C’eût été peut-être un acte de bon goût de la part de ces écrivains, en un moment où, dans un intérêt libéral, ils allaient faire un coup d’autorité, de ne point user de leur pouvoir à leur profit, et d’effacer au contraire leurs prétentions personnelles. Quoi qu’il en soit, la liste des trois journaux a soulevé de vives protestations au sein des électeurs et de la part des journaux qui ont voulu réserver leur liberté. Les trois députés sortans, MM. Jules Favre, Picard et Émile Ollivier, si remarquables par leur talent de parole, qui ont porté seuls pendant six années la charge de l’opposition, et envers lesquels il n’est pas un démocrate libéral qui n’ait contracté une dette de reconnaissance, ne peuvent rencontrer parmi nous aucun adversaire. M. Darimon, rédacteur d’un des trois journaux dictateurs, souffre un peu de la protection que ce journal est censé lui donner, et nous apprenons qu’un spirituel et actif rédacteur des Débats, M. Weiss, se présente en concurrence avec lui dans la septième circonscription. On n’élève aucune objection contre MM. Jules Simon et Pelletan, connus par leur talent et par leurs études de philosophie politique et d’économie sociale, mais M. Havin, directeur du Siècle, rencontre un sérieux compétiteur dans M. Ferdinand de Lasteyrie. M. Guéroult, de l’Opinion Nationale, rencontrera dans la sixième circonscription un rival redoutable dans M. Prevost-Paradol. Nous ne regretterions point, pour notre compte, de voir entrer à la chambre un écrivain tel que M. Guéroult, dont nous ne partageons point toutes les idées, mais qui occupe devant le public une position notable ; cependant, en suivant nos affinités d’opinions, en nous laissant aller à l’attrait d’un bien rare talent, nous nous prenons à souhaiter le succès de M. Prevost-Paradol. M. Vavin, qui comptait se présenter dans la sixième circonscription, et qui avait réuni 9,000 voix aux dernières élections, vient de se désister en faveur de M. Prevost-Paradol. S’il y a dans cette circonscription beaucoup d’hommes jeunes et lettrés sensibles à ces enthousiasmes délicats du cœur et de l’esprit qui sont une grâce de la jeunesse, M. Prevost-Paradol sera leur candidat favori ; si les électeurs de la sixième sont des Athéniens, il sera nommé. Reste M. Edouard Laboulaye. Il est assurément regrettable que des intelligences telles que celle de M. Laboulaye ne soient point appelées par la nation dans la vie publique. Plus d’une candidature eût dû être offerte à M. Laboulaye. Pourquoi faut-il que l’opinion libérale soit réduite à lui demander un acte d’abnégation ? pourquoi faut-il qu’on soit exposé à lui fermer le corps législatif en lui demandant de céder la candidature libérale de la seconde circonscription de Paris à M. Thiers ?

M. Thiers, en acceptant la candidature, fait un acte, pour employer une expression de son ancien langage politique, et un acte d’une grande portée. Cet acte, il l’a accompli dans les conditions qui étaient les seules, comme nous l’avions compris dès l’origine, qui pussent convenir à la dignité de sa situation. Un homme tel que lui, dans l’état où nous sommes, ne pouvait pas aller au-devant des électeurs et se jeter à la tête du pays ; c’était aux électeurs de venir le chercher eux-mêmes dans sa noble retraite, et de solliciter sa rentrée dans la vie politique au nom de l’intérêt et de l’honneur publics. Nous comprenons que, malgré les élans du patriotisme et du talent, M. Thiers ait hésité d’abord à accepter la place qui lui était offerte dans la liste dressée par les députés sortans et par trois journaux de Paris. L’appel public n’était point assez sensible pour lui dans cette combinaison, il n’était pas suffisant pour faire violence à d’honorables scrupules ; mais la publication de la liste a produit une impression qui a dû avertir M. Thiers des dispositions réelles de l’opinion libérale à son égard. Tout le monde s’attendait à y trouver son nom : il est littéralement vrai de dire que ce nom y brillait par son absence. Le désappointement a été général ; il a fallu qu’il fût bien fort pour faire sortir des habitudes d’inertie passive où le public est tombé parmi nous des électeurs notables de la deuxième circonscription de Paris. Une réunion d’industriels et de commerçans s’est formée dans une des maisons les plus honorées du commerce parisien. Plus de cinquante personnes s’y sont trouvées ; on y a décidé qu’une démarche serait faite auprès de M. Thiers pour lui proposer la candidature. M. Thiers s’est rendu à cette manifestation, qui ne faisait que traduire un sentiment général. Les électeurs qui ont, en cette circonstance, pris l’initiative ont été également les interprètes de l’opinion libérale dans la lettre de remercîment qu’ils ont adressée à M. Thiers après avoir été informés de son acceptation. « S’il est un sentiment général, disent ces représentans du commerce parisien, qui se manifesta de toutes parts, c’est le désir de voir rentrer dans la vie publique des hommes éminens que nous comptons au nombre, de nos illustrations nationales. Ce que le pays leur demande, c’est la formation d’un grand parti libéral sur le terrain constitutionnel ; c’est le contrôle sérieux et efficace exercé par le corps législatif sur nos finances ; c’est le développement de nos libertés. Aucun nom ne répond mieux que le vôtre à ce programme, et nous vous sommes reconnaissans d’avoir consenti à interrompre, pour rendre un tel service au pays, les travaux qui font, depuis douze ans, l’honneur de votre retraite. » Que pourrions-nous ajouter à ces simples et dignes paroles ? Il serait difficile de mieux définir le sens de la candidature de M. Thiers. C’est déjà un fait moral d’une grande importance qu’un tel mandat en de tels termes ait été offert à l’un des plus illustres de nos hommes d’état contemporains. La participation de M. Thiers aux élections suffit seule pour donner au mouvement électoral de 1863 son caractère. Nous sommes convaincus que cette candidature, ainsi définie par les électeurs parisiens, créera une solidarité féconde entre les tentatives que l’opposition va faire dans les divers collèges électoraux. Partout la fermeté des espérances et l’énergie des efforts en seront accrues. Certes nous ne nous promettons point le grand succès matériel, celui du nombre, mais nous aspirons au succès moral, à celui dont décide la qualité de quelques hommes. Paris s’honore en choisissant un de nos premiers citoyens comme le symbole d’une manifestation morale qui doit ramener la France dans la voie du progrès libéral ; l’honneur de Paris exige que ce nom illustre sorte triomphant de l’urne électorale. Quant à M. Thiers, nous ne l’ignorons point, en rentrant dans la vie publique, il accepte d’avance bien des fatigues et bien des travaux rebutans. Les vicissitudes de notre temps le font revenir aux premiers efforts de sa brillante jeunesse. Après une carrière si remplie, après d’actifs services rendus au pays, après avoir acquis une gloire sans exemple d’historien populaire qui rejaillit sur notre littérature et sur la France, il vient, dans sa vigoureuse maturité, recommencer résolument les pénibles et laborieuses campagnes de la liberté qui ont illustré les débuts de sa vie ; mais nous sommes sûrs que M. Thiers ne se plaindra point des difficultés de sa tâche. Si les électeurs l’envoient à la chambre, il retrouvera dans la vie politique la sève et la verdeur d’une seconde jeunesse. D’ailleurs il est de ceux qui savent que la seule récompense digne d’envie que les peuples puissent donner aux grands citoyens, c’est jusqu’à la fin de leur imposer de nouvelles tâches et de leur demander de nouveaux services.

Quelles que soient les difficultés que le libéralisme ait à surmonter en France, elles paraîtront peu de chose, si on les compare à celles qui n’ont pas réussi à user l’énergie de certains peuples dont notre temps a vu les efforts infatigables. Parmi ces résistances indomptables qu’anime une passion nationale, l’histoire donnera une place exceptionnelle à celle que la Pologne oppose sous nos yeux à la Russie. Il est difficile de se rendre compte de la situation et des péripéties de la guerre étrange qui se poursuit en Pologne. Une chose est certaine, c’est que, malgré les forces régulières dont elles peut disposer et malgré les cruautés d’une répression sans merci, la Russie n’obtient en Pologne aucun résultat décisif. La résistance des Polonais durera-t-elle assez pour que la diplomatie ait le temps de terminer ses lentes évolutions et de la rejoindre ? Il faut le souhaiter pour l’honneur de la diplomatie elle-même, et il n’est pas interdit de l’espérer. Ce serait une grande honte pour la diplomatie européenne, si, après avoir donné des témoignages non équivoques de sympathie à la nation polonaise, elle était tout à coup interrompue dans ses représentations à la Russie et dans le travail de ses combinaisons par la défaite de l’insurrection polonaise et le rétablissement de la domination impitoyable de la Russie sur la Pologne. Quoi qu’il en soit, la première phase diplomatique de la question polonaise est terminée. Le cabinet de Saint-Pétersbourg a répondu aux premières et assez vagues ouvertures des puissances. La cour de Russie ne refuse point de s’entretenir avec les cabinets européens de la question polonaise, et demeure disposée à écouter leurs observations. Les notes du prince Gortchakof qui ont été publiées sont d’une rédaction habile. La modération en est incontestable ; mais nous en trouvons l’argumentation peu forte. Le prince Gortchakof ne veut expliquer les troubles de la Pologne que par les conspirations de la révolution, et encore de la révolution cosmopolite. Il faut qu’un homme de l’esprit du prince Gortchakof soit aux abois pour recourir dans une question de fait aussi flagrante que celle-là à la fantasmagorie de la révolution. Il faut laisser ce ridicule épouvantail à l’usage des radoteurs et des codini, et craindre d’avoir recours à un expédient aussi puéril quand on a quelque talent et quelque amour-propre politique. D’ailleurs il faut prendre garde à qui l’on s’adresse quand on pérore contre la révolution et se bien rappeler que ce mot a plus d’un sens. Pour les deux principaux gouvernemens auxquels s’adressait le prince Gortchakof, ce mot a surtout une signification de patriotisme et de gloire. La France et l’Angleterre doivent à leurs révolutions les principes politiques et les institutions qui leur inspirent le plus d’attachement et d’orgueil. Ces deux pays n’ont pu faire prévaloir dans leurs institutions politiques ou sociales les principes de la justice qu’au moyen de la révolution. On est donc mal venu à nous parler, à nous Anglais ou Français, de la révolution comme d’une sorte de génie du mal qui mérite toutes les injures et toutes les sévérités. Héritiers de révolutions justes et glorieuses, nous sommes cependant les premiers à reconnaître que la révolution est condamnable quand elle couvre simplement l’emploi de la violence contre le droit, contre la loi, contre la justice ; mais à ce compte ce sont souvent les gouvernemens qui n’ont à la bouche que des anathèmes contre l’esprit révolutionnaire qui commettent les actes révolutionnaires les plus révoltans et les plus dignes de réprobation. La Russie a été précisément révolutionnaire de cette façon dans ses rapports avec la Pologne. Chacun des partages de la Pologne a été un acte révolutionnaire au premier chef dans le pire sens de ce mot, et a mérité d’être dénoncé et flétri à ce titre par tout ce qu’il y a eu en Europe de plus décidément conservateur, depuis Burke jusqu’à M. de Montalembert. L’empereur Nicolas a gouverné la Pologne révolutionnairement, c’est-à-dire au mépris des engagemens, des contrats et des lois ; Enfin l’acte même qui a donné le signal des troubles auxquels nous assistons, l’enlèvement opéré nuitamment de deux mille jeunes gens incorporés à l’armée russe, est une mesure révolutionnaire de la pire espèce, une mesure qui violait les lois positives de la Pologne et de la Russie, et qui outrageait les sentimens de justice dont est animée la civilisation européenne. Que le prince Gortchakof soit donc sobre d’invectives à l’endroit de la révolution. Il serait difficile qu’un esprit aussi délié ne vît point aussi clairement que nous ce qui fait, aux yeux de l’Europe, la position radicalement fausse de la Russie vis-à-vis de la Pologne. La Russie a conquis la Pologne à plusieurs reprises, mais jamais elle n’a pu digérer et s’assimiler sa conquête. C’est cette irrémédiable impuissance qui éclate aujourd’hui devant le monde. « Tout le fruit d’une victoire, écrivait Guicciardini, consiste dans le bon usage qu’on en sait faire, » et il ajoutait avec l’énergie d’expression familière aux mâles esprits du XVIe siècle : « C’est une plus grande infamie de ne pas savoir bien user de sa victoire que de n’avoir pas su vaincre, e il non far questo è tanto maggiore infamia che il non vincere. » La Russie n’a jamais su bien user de ses victoires sur la Pologne : c’est pourquoi elle ne la possède pas plus aujourd’hui qu’il y a cent ans ; c’est pourquoi, à l’heure qu’il est, elle a moralement perdu dans la conscience de l’Europe la domination de la Pologne.

Le problème de la destinée de la Pologne approche visiblement d’une crise qui doit inquiéter là diplomatie. La Russie se dessaisira-t-elle réellement de ses prétentions absolues, et remettra-t-elle sincèrement au concert européen le soin d’imaginer une solution de la question polonaise ? Mais d’abord il s’agit de constituer ce concert. Les actes de la diplomatie se déroulent parfois avec la régularité de la tragédie classique. Nous avons fini l’exposition du drame, il faut maintenant que l’action s’engage. Ce second acte s’appelle en diplomatie la réunion d’une conférence : ce ne sera peut-être pas une petite affaire que de réunir une conférence, et cela demandera du temps ; mais la conférence, c’est une formalité ; il faudrait avoir préparé d’avance le plan qu’on en veut faire sortir ; il faudrait avoir combiné des alliances pour assurer au besoin l’exécution de ce plan : tâche difficile. Quant à nous, convaincus qu’il serait funeste et particulièrement messéant à la France d’abandonner la question polonaise sans avoir rien fait que compromettre un malheureux peuple par de stériles manifestations de sympathie en l’exposant aux cruautés d’une répression impitoyable, nous faisons des vœux pour que la France, l’Angleterre et l’Autriche, oubliant de mutuelles défiances, contractent entre elles un solide accord, et rétablissent la Pologne dans une situation naturelle et durable.

D’heureuses nouvelles nous arrivent enfin du Mexique. Puebla est pris et a fourni à nos troupes une nouvelle journée de gloire. L’opiniâtreté de la garnison mexicaine a fait de la prise de Puebla une victoire digne de notre armée. Nous espérons que la destruction de l’armée d’Ortega va nous ouvrir la route de Mexico et avancer la fin d’une expédition qui avait donné à la France de pénibles inquiétudes ; mais la France est accoutumée à recevoir de la bravoure de ses troupes la solution des difficultés que sa politique s’est suscitées. Le général Pioupiou n’est pas seulement un grand vainqueur, il lui arrive souvent d’être un grand homme d’état,


E. FORCADE.



REVUE MUSICALE


Il faut avouer que le théâtre de l’Opéra-Comique n’est pas heureux, depuis quelque temps, avec les nouveaux ouvrages dont il cherche à enrichir son répertoire. À peine avait-il essuyé les larmes que lui avait fait verser la perte de la Déesse et le Berger, qu’il voit mourir, le jour même de sa naissance, Bataille d’amour, opéra en trois actes, qu’une foule de petits prophètes lui avaient annoncé comme une merveille ! C’est le 21 avril qu’est arrivée cette catastrophe, qui a soulevé dans le public une de ces tempêtes salutaires qu’il faut désirer de temps en temps pour purger l’atmosphère de ces mille insectes qui empoisonnent l’air qu’on respire. En effet, Bataille d’amour est une assez triste comédie d’intrigue dont M. Sardou a pris la donnée dans une vieille pièce connue sous le titre de Guerre ouverte, ou Ruse contre Ruse, et cette pièce même est d’un certain Dumaniant, qui en avait puisé l’idée dans une comédie espagnole.

Voici brièvement l’histoire que nous racontent, en trois mortels actes, MM. Sardou, un homme habile, et son collaborateur Karl Daclin, poète administratif d’un certain talent. Le marquis d’Hocquincourt est un vieux galant et un viveur qui n’a rien oublié de son passé, et qui, sous ses cheveux blancs, conserve une assez forte dose de gaîté égrillarde. Le marquis a une nièce, et comme beaucoup de vieux libertins, comme beaucoup de vieilles coquettes devenues dévotes, il veut marier sa nièce Diane à sa façon, et sans consulter son cœur. Telles sont les dispositions du marquis, lorsqu’il est abordé par le comte Tancrède, jeune homme élégant, riche et spirituel, qu’il connaît et qu’il reçoit de bonne humeur. — Que venez-vous faire ici, mon cher comte ? — Je viens à la recherche d’une jeune personne que j’aime, et qui me paie de retour. — Et quel est le nom de cette héroïne de votre cœur ? — C’est votre charmante nièce Diane, et je viens précisément vous demander sa main. — La main de ma nièce ! Et qui vous dit qu’elle veut de vous ? — C’est elle-même qui m’a autorisé à faire cette démarche, — Eh bien ! mon cher comte, je suis fâché de vous apprendre que la main de ma nièce est promise au chevalier Ajax, que j’attends aujourd’hui même dans ma maison. — Vous n’y pensez pas, marquis : Diane ne peut être la femme d’un imbécile de gentilhomme campagnard qu’elle ne connaît pas, et que vous ne connaissez pas davantage. — Je connais sa famille, et j’ai donné ma parole. — Vous n’en ferez rien, et si vous ne consentez pas à me recevoir dans votre maison et à agréer ma demande, j’enlèverai votre nièce, qui ne demandera pas mieux que de suivre l’homme qu’elle aime depuis son enfance. — C’est ce que nous verrons, et si vous parvenez à pénétrer dans ma maison et à vous enfuir avec Diane, je me déclare vaincu, et je vous accepte pour son époux.

Tel est le premier dialogue qui s’engage entre Tancrède et le marquis. Presque aussitôt commence, entre les deux amans et l’oncle, soutenu par ses domestiques, une lutte de ruses contre ruses dont le résultat final est le triomphe de Diane et de Tancrède ; mais à quel prix les auteurs du libretto ont-ils obtenu cette conclusion ? On ne peut décrire les épisodes fastidieux, les péripéties absurdes, les fuites, les surprises, les quiproquos qui remplissent les trois actes de cette pièce, qui vous donne le vertige. Ces allées et ces venues, ces portes ouvertes et fermées, ces traits d’esprit qui remplacent le sentiment et les situations vraies, prouvent une fois de plus que chaque forme de l’art a ses secrets, et qu’on ne devient pas un poète lyrique du jour au lendemain. Malgré le talent et l’habileté bien connue de M. Sardou, il n’a pu deviner quelles sont les conditions d’un bon livret d’opéra-comique, et il a fait l’imbroglio impossible de Bataille d’amour.

La musique de cet opéra est le premier essai au théâtre d’un artiste distingué dont le nom était peu connu jusqu’ici du public. M. Vaucorbeil, qui n’est plus de la première jeunesse, est fils du comédien Ferville, qui vient de quitter le théâtre du Gymnase. M. Vaucorbeil a passé par le Conservatoire, où il est resté plusieurs années et où il semble avoir fait de bonnes études. Sorti de cette école avec l’estime de ses maîtres, M. Vaucorbeil fut introduit, bien jeune encore, dans un monde littéraire qui l’accueillit avec une extrême bienveillance. Bon musicien, accompagnateur exercé, homme de goût et d’esprit, M. Vaucorbeil eut beaucoup de succès dans un coin de la société parisienne où je l’ai entrevu entouré d’amis qui lui ont fait une réputation de compositeur d’avenir. C’est précisément dans la famille de son collaborateur M. Daclin, dont la mère est une femme d’un esprit charmant, que j’ai entendu parler pour la première fois de M. Vaucorbeil et des talens divers qu’on lui reconnaissait. Dans ce groupe d’hommes distingués qui entouraient Mme Daclin et qu’elle séduisait par une gaîté et une bienveillance inépuisables, on remarquait M. Vaucorbeil, qui était jeune, agréable et fort choyé de tous. Quelques années après, me trouvant à une matinée musicale où l’on m’avait engagé pour entendre des chants de M. Vaucorbeil interprétés par M. Roger, je dus faire connaître mon avis sur le mérite de ce que je venais d’entendre, et je me rappelle que je dis : « M. Vaucorbeil est un esprit cultivé, un artiste de mérite qui vise à la poésie et qui semble redouter surtout les formes banales ;… mais où est la musique, où sont les idées dans ces espèces de petits drames que M. Roger vient de nous déclamer ? » Ma réflexion fut goûtée, mais elle ne changea rien à la bonne opinion qu’on avait de M. Vaucorbeil. Sa réputation intime et discrète n’a fait que s’accroître depuis par des sonates, par des quatuors et autres compositions de musique de chambre, et, poussé par les clameurs du petit monde qui l’avait adopté, M. Vaucorbeil a pu obtenir la faveur insigne de faire représenter un opéra en trois actes, chose inouïe dans l’histoire des compositeurs dramatiques. Monsigny, Grétry, Nicolo, Boïeldieu, Méhul, Hérold, M. Auber, Halévy, Rossini, Cimarosa, Mozart, Weber, Spontini, Meyerbeer, tous les compositeurs illustres ont commencé plus modestement que l’auteur de Bataille d’amour. C’est que du temps où ces beaux merles chantaient en pleine liberté, il n’y avait pas d’administration chargée de diriger l’esprit humain, pas de censure pour surveiller la fantaisie et l’empêcher de troubler l’ordre.

Il n’y a rien à dire de l’ouverture de Bataille d’amour. C’est un petit morceau de symphonie tout à fait insignifiant. Le trio qu’on chante immédiatement après le lever du rideau, — Je vous implore, — serait assez agréable, si l’auteur ne tourmentait le motif qu’il a choisi par de petites modulations qui ne tiennent pas en place et qui agacent l’oreille sans profit pour reflet général. J’aurai souvent l’occasion de reprocher à M. Vaucorbeil cette manie de moduler comme un pianiste plutôt qu’en compositeur dramatique. Tel est aussi le défaut du quatuor qui vient après et qu’on a qualifié le quatuor des oiseaux. Il n’y a dans ce morceau ni un plan assez clair ni une idée assez saillante pour guider l’oreille à travers les reparties du dialogue. Le musicien croit faire illusion par ces artifices harmoniques qu’il cherche évidemment sur le piano avec une curiosité délicate, et dont il s’abreuve au détriment de l’effet dramatique et de la mélodie vocale. Il est évident, pour moi, que M. Vaucorbeil a composé sa partition au piano, et qu’en préludant sur cet instrument docile et essentiellement harmonique il s’est abusé sur l’effet des combinaisons ingénieuses que ses doigts faisaient jaillir. L’air de basse que chante ensuite le baron est vulgaire, sans gaîté et faiblement accompagné. J’en dirai presque autant du duo pour basse et ténor, qui est baroque, et dans lequel je n’ai saisi qu’une jolie phrase que chante le comte :

O nuit, viens cacher sous tes voiles.


La fin de ce duo redevient commune, et l’acte se termine par un finale sans caractère. Après un intermède symphonique insignifiant, on trouve au second acte un air pour voix, de soprano qui n’a d’autre mérite que d’être écrit dans le style de bravoure, et dont la coda ou conclusion est encore bariolée de ces petites modulations que M. Vaucorbeil aime tant. On dirait une leçon d’harmonie l Les couplets à deux voix entre le baron et son futur gendre Ajax,

Dans un ménage,
Tout est d’abord charmant,


ne sont qu’une vieille réminiscence d’opéra-comique, et ne valent pas le duo pour soprano et ténor entre Diana et Tancrède, morceau dont le style est cependant précieux et monotone. Un chœur bâti sur un motif suranné termine le second acte. Au troisième et dernier acte, on peut citer l’air de ténor que chante le comte Tancrède et dont la seconde phrase est charmante, tandis que la conclusion est mesquine, puis le quatuor ou sérénade appelé aussi quatuor de l’échelle, parce qu’on le chante pendant que le comte cherche à escalader la maison du baron où Diana est enfermée. Ce morceau sans unité, décousu, est rempli aussi, comme toute la partition, de finesses, de mièvreries harmoniques, de petits effets qui n’arrivent point à l’oreille de l’auditeur.

Telle est cette partition de Bataille d’amour, faible production d’un homme distingué à qui l’on a fait croire que, sans expérience de la scène, on pouvait aborder le théâtre avec un opéra en trois actes et mener à bonne fin cette œuvre du démon, qui devient si rare de nos jours. M. Vaucorbeil n’a aucune des qualités nécessaires pour réussir dans la rude carrière de la musique dramatique. Il a peu d’idées, et ses mélodies, quand il en trouve, sont courtes, ternes, vieillottes, plus délicates que passionnées. Il manque d’entrain, de gaîté, de vie, et il connaît peu l’art de construire un morceau et de développer un motif qui dirige l’oreille à travers les épisodes qui surgissent pendant l’action. M. Vaucorbeil, qui est un délicat, se perd volontiers dans les nuances, dans les curiosités harmoniques, dans les modulations incidentes, qui sont dures parfois et qui s’éteignent promptement. Ce qui m’a le plus surpris dans l’opéra de M. Vaucorbeil, c’est la pauvreté de son orchestre, qui n’a pas de corps, et qui souvent est réduit à un simple quatuor. Les instrumens à vent n’y apparaissent que rarement, et comme des oiseaux de passage qui jettent en l’air quelques accens sans se mêler au concert qui retentit dans le bocage. Est-ce un système qui a déterminé M. Vaucorbeil à se priver ainsi des ressources et du coloris de l’art moderne, ou bien a-t-il obéi à son goût évident pour les formes simples de la musique ancienne ? En général je crois peu à l’efficacité des théories préconçues sur l’imagination des artistes, et je pense que le musicien, le peintre ou le poète enfante son œuvre naïvement, comme la nature produit ses fruits. Plus tard et après coup, on voit certains esprits, plus ambitieux que sincères, bâtir des méthodes, forger des principes, soit pour expliquer la marche qu’ils ont voulu suivre, soit pour excuser les infirmités de leurs conceptions. Quoi qu’il en soit des idées qui ont préoccupé M. Vaucorbeil, il nous faut convenir que cet artiste, si distingué d’ailleurs, n’a pas réussi dans la tentative hardie où il s’est laissé entraîner par des amis maladroits et par une trop grande confiance en ses propres forces. Il me semble plus que jamais que M. Vaucorbeil a une organisation fine qui tient plus de l’écrivain que du musicien, ce qui le trompe sur la portée des effets qu’il veut produire dans un art d’inspiration. Cette réflexion, que je crois juste, me rappelle une pensée excellente d’un charmant esprit frappé à la fleur de l’âge, M. Alfred Tonnellé, que je n’ai pu qu’entrevoir à son court passage dans la vie : « Plus on regarde les œuvres de Claude, dit-il, et surtout ses dessins, et plus on voit la pensée et la forme naître en même temps sur le papier ; plus on est convaincu que le véritable artiste pense toujours en peinture et en musique comme nous pensons dans une langue. Toutes les impressions vives, toutes les pensées grandes, nobles ou touchantes qui naissent en lui revêtent aussitôt une forme picturale ou musicale… C’est à cette condition qu’on est grand artiste. Si l’on a d’abord une pensée, une intention, quelque belle qu’elle soit, et qu’on se mette à travailler et à la traduire en sons ou en formes, on ne produit qu’un calque inanimé[1]. » Un froid bel esprit, comme il y en a tant parmi les écrivains de nos jours, disait à une femme supérieure qui connaît à fond tous les chefs-d’œuvre de la musique : « Mais votre Mozart était un homme bien simple, qui n’avait aucun esprit ! — Il a eu l’esprit de faire Don Juan, le Nozze di Figaro, le Requiem, et trente chefs-d’œuvre qui vous sont inconnus, monsieur ; mais il est vrai de dire que Mozart, pas plus que Raphaël, n’entendait rien à la critique littéraire, où vous êtes si savant et si habile. »

Il faut le proclamer bien haut, le Théâtre-Lyrique devient de plus en plus intéressant, et à chaque pièce nouvelle qu’il donne il prouve aux plus incrédules et aux plus malveillans qu’il est absolument nécessaire au développement de l’art national ! Où donc aurait-on pu entendre l’abominable pastiche de Peines d’amour, si le Théâtre-Lyrique n’avait eu le courage de mutiler ainsi un chef-d’œuvre de Mozart ? Voilà déjà un titre plus que suffisant pour mériter la subvention de cent mille francs qu’on a retirée au Théâtre-Italien, théâtre de luxe qui ne sert qu’à former le goût et à maintenir les belles traditions de l’art de chanter, sans lesquelles le Français, né trop malin, hurlerait encore comme du temps de Charlemagne.

Voulant sans doute donner raison aux législateurs patriotes qui croient que la France regorge de jeunes compositeurs pleins d’avenir qui ne demandent qu’à se produire à la clarté de la rampe pour émerveiller le public, le Théâtre-Lyrique a donné, le 1er mai, deux opérettes en un acte dont il faut bien parler. Sous ce titre : les Fiancés de Rosa, nous rencontrons d’abord une historiette assez égrillarde qui se passe à Londres, dans l’atelier de maître Smith, armurier fameux. Ce Smith a une fille, Rosa, qu’il ne veut donner en mariage qu’à un ouvrier habile qui pourra lui succéder et soutenir la renommée de sa maison. À cet effet, Smith ouvre un concours et fait annoncer à son de trompe que celui qui fera l’arme la plus solide, la mieux trempée et la plus souple, obtiendra la main de Rosa. Trois aspirans se présentent : l’ouvrier de la maison, Nigel, un certain George Halifax et un nommé Jenny, qui est une femme déguisée en homme pour surveiller la conduite d’un fiancé infidèle. Après bien des quiproquos, après avoir éprouvé l’habileté des trois ouvriers, Smith proclame, non sans avoir beaucoup hésité, que Jenny a emporté la palme, et que par conséquent il sera son gendre. C’est alors qu’on découvre que Jenny est une noble dame éprise de George Halifax, comte écossais et brillant cavalier qui a été forcé de se déguiser aussi pour échapper à ses nombreux créanciers. Je n’ai pas besoin de dire qu’un double mariage met fin à l’incertitude de l’armurier Smith et à celle du public, qui a écouté ce conte de M. Adolphe Choler avec un peu d’impatience à cause de certaines allusions équivoques qu’on aurait dû s’épargner. Qu’on me permette ici un petit a parte.

Il y a trente ans au moins que je rencontrai dans la ville du Mans un homme aimable qui était un grand amateur de musique. Il se prit d’un goût assez vif pour moi, et me proposa d’aller passer quelques jours à sa maison de campagne. Je cédai à son désir, et je le suivis à la Cour du Bois, charmante résidence située à une demi-lieue de la petite ville de Mamers. Je fus reçu dans cette famille distinguée par une femme excellente, d’un esprit très cultivé, et qui aimait aussi les arts et la littérature, dont elle s’occupait avec passion. Elle écrivait même des romans dont elle m’a lu quelques pages noblement émues. Elle avait une petite fille qu’elle élevait avec une sollicitude éclairée, et qui répondait à ses soins. Puis il y avait un fils qui était moins facile à diriger. Ce n’est qu’avec peine qu’il me fut permis de me soustraire à la douce hospitalité de cette excellente famille, et depuis je n’ai revu que le fils. Eh bien ! la petite fille dont je viens de parler, et qui tournait si gracieusement autour d’un guéridon sur lequel sa mère écrivait, est aujourd’hui Mme Clémence Valgrand. C’est elle qui a composé la musique du petit opéra les Fiancés de Rosa. On comprendra, après ce récit, que, retenu par le respect du souvenir et décidé à ne pas troubler la joie d’une femme du monde qui s’amuse un peu à nos dépens, je m’abstienne d’apprécier une œuvre qui n’est pas trop de mon ressort. Averroès, le philosophe arabe, a dit quelque part : « Les femmes diffèrent des hommes en degré et non en nature. Elles sont aptes à tout ce que font les hommes, guerre, philosophie, etc., seulement à un degré moindre. Quelquefois elles les surpassent, comme dans la musique, si bien que la perfection de cet art serait que la musique fût composée par un homme et exécutée par une femme. » Voilà qui n’est pas trop mal pensé pour un savant médecin du XIIe siècle. Ce qui est bien certain, c’est que depuis Averroès on n’a pas vu une seule femme réussir à créer une œuvre musicale de quelque importance.

Le Jardinier et son Seigneur est une petite pièce plus svelte et plus vivante que les Fiancés de Rosa. On connaît le sujet :

Un amateur de jardinage,
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possédait en certain village
Un jardin assez propre et le clos attenant.


Partant de là, MM. Michel Carré et Barrière nous racontent l’historiette suivante. Jean Maclou est un jardinier assez original pour se désespérer à cause d’un lièvre qui dévore ses choux et ses carottes. Armé d’un bâton, il passe des journées entières à errer dans les champs et à battre les buissons pour se délivrer de l’ennemi de son bien et de son repos. Sur ces entrefaites, il arrive dans le pays un baron, seigneur du village, suivi de sa meute et des gens de service. Ravi de cette visite inattendue, le jardinier conjure le baron de l’aider à poursuivre ce lièvre fatal qui fait son tourment. Le baron, qui a déjà jeté les yeux sur la femme de Maclou, accède à son désir, décision qui plaît beaucoup à son piqueur Marcasse, qui n’a pu voir non plus Tiennette, la fille du jardinier, sans concevoir des espérances.

Çà, déjeunons, dit-il. Vos poulets sont-ils tendres ?
La fille du logis, qu’on vous voie ! approchez !
Quand la marions-nous ? quand aurons-nous des gendres ?
Cependant on fricasse, on se rue en cuisine.
De quand sont vos jambons ? Ils ont fort bonne mine.
Monsieur, ils sont à vous. — Vraiment, dit le seigneur,
Je les reçois, et de bon cœur.


Après un repas joyeux fait aux dépens du jardinier, après un rendez-vous nocturne donné au baron et à son piqueur par la mère et la fille de Maclou, l’une dans l’intention équivoque de se moquer de Marcasse, et l’autre pour obtenir du baron une place de garde-chasse pour son amant, Petit-Pierre, l’intrigue se dénoue par la mort du lièvre fameux, que le garçon du jardinier, Petit-Pierre, a tué de sa propre main. Il en résulte le mariage de Petit-Pierre avec Tiennette. Quant à la morale, on la connaît :

… Les chiens et les gens
Firent plus de dégât en une heure de temps
Que n’en auraient fait en cent ans
Tous les lièvres de la province.

Il y a de l’esprit et de la gaîté dans cette petite pièce. La scène du double rendez-vous est seulement un peu risquée, car la mère et la fille semblent jouer leur rôle de circonstance avec trop de naturel. Le caractère de Petit-Pierre est charmant. La musique de ce petit opéra est le péché mignon de M. Léo Delibes, qui a déjà commis Maître Griffard aux Bouffes-Parisiens. Il est inutile de dire tout d’abord que M. Delibes procède d’Adolphe Adam, qui a été son maître, et dont il suit les traces avec une docilité rare. L’ouverture, d’abord fort bien dessinée dans son petit cadre, et dont le dernier mouvement est vif et facile, annonce bien le caractère guilleret de la partition. Les couplets que chante ensuite Petit-Pierre par la voix aigre de Mlle Faivre sont aussi très bien réussis dans le genre du vaudeville babillard. Quant au quatuor qui vient après, c’est un bredouillement syllabique dont la forme est trop connue pour que nous en fassions nos complimens à M. Delibes ; d’ailleurs il termine son morceau par cette insupportable cadence à la tierce supérieure qu’on entend partout. Je ne dirai pas grand’chose ni du duo entre Petit-Pierre et Tiennette, ni même de la chanson de Petit-Pierre : « quand le père Mathurin, » qu’on a fait répéter à Mlle Faivre, sans doute pour la récompenser de ses vertus, car la voix de cette cantatrice zélée est absolument impossible ; on dirait une crécelle.

Voilà les deux petites merveilles qu’a produites le Théâtre-Lyrique depuis son coup de maître, Peines d’amour. Ajoutons-y la reprise d’Oberon de Weber, qui a eu lieu le 9 mai avec le concours de Mme Ugalde, sortie des Bouffes-Parisiens pour jouer le rôle si gracieux et si charmant de Rezia. Eh bien ! cette femme étonnante, dont l’organe n’a plus que quelques notes frémissantes, c’est elle encore qui chante le mieux la musique idéale et touchante de Weber ! Elle a déclamé le bel air du second acte avec un sentiment profond qui a ému toute la salle. À tout prendre, l’exécution d’Oberon est satisfaisante ; et l’orchestre surtout ne mérite que des éloges. À la bonne heure ! c’est ainsi qu’il faut toucher aux chefs-d’œuvre des maîtres, et si M. Carvalho a l’heureuse pensée qu’on lui prête d’évoquer sur son théâtre la Flûte enchantée de Mozart, qu’il se garde bien de renouveler le crime de Peines d’amour.

Le Théâtre-Italien a clos sa triste campagne. Les dernières représentations qu’il a données ont été sans intérêt, et M. Tamberlick lui-même n’a eu que des lueurs dans Poliuto et dans Otello, où Mme Frezzolini, dans le rôle de Desdémone, a été d’une faiblesse déplorable. J’engage fort Mme Frezzolini, qui a été une des plus admirables cantatrices dramatiques de notre temps, à se retirer d’une carrière où elle ne peut plus qu’affliger ses admirateurs. Mlle Volpini, qu’on a déjà entendue à Paris, a fait une courte apparition dans quelques rôles laissés vacans par le départ de Mlle Battu. M. Debassini, un baryton qui jouit d’une assez grande réputation en Italie, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, où il est resté pendant plusieurs années, a chanté à une représentation à bénéfice le rôle d’Alfonso de Lucrezia Borgia et celui de don Juan. L’impression produite par M. Debassini n’a pas justifié la réputation qu’on a faite à cet artiste. Et maintenant quel sera le sort du Théâtre-Italien sous la nouvelle direction de M. Bagier ? Ce directeur, qu’on dit habile et très zélé, a-t-il un plan, des vues arrêtées pour relever dans l’opinion publique une institution de luxe, mais d’un luxe aussi nécessaire au maintien du goût et au développement de la musique vocale que l’est la galerie du Louvre pour les arts plastiques ? Qu’on n’oublie pas que l’opéra italien a donné le jour à l’opéra français, et que l’alliance des deux écoles est aussi antique et aussi féconde en bons résultats que l’alliance naturelle des deux nations latines.

Veut-on un nouvel exemple de la nécessité où sont les théâtres lyriques de vivre de leur ancien répertoire ? Voyez l’Opéra-Comique. Pour réparer les désastres de ses nouvelles pièces, il a cru devoir reprendre un petit ouvrage assez faible de M. Victor Massé, la Chanteuse voilée, et puis, ce qui vaut infiniment mieux, il a remis en scène un chef-d’œuvre de M. Auber, Haydée, dont la musique charmante n’a rien perdu de sa facilité et de sa fraîcheur printanière ; cela remonte pourtant à l’année 1847, et ce fut M. Roger qui créa, comme on dit, le rôle important et difficile de Lorédan. La pièce est l’une des plus intéressantes et des plus fausses qu’ait écrites Scribe. Ce fécond esprit a souvent trahi l’histoire, tout aussi bien que le père Loriquet ; mais il était plus amusant, et il a connu l’art si difficile de trouver des situations musicales. Il y a dans Haydée plusieurs scènes remarquables, surtout celle qui termine le premier acte, le rêve de Lorédan. La partition d’Haydée est l’une des meilleures et des plus complètes de M. Auber. C’est tout au plus si le Domino noir peut lui être préféré. Il y a dans Haydée cinq ou six morceaux du style le plus ferme et le plus coloré : la barcarolle à deux voix du premier acte avec l’accompagnement du chœur à bouche fermée, effet curieux qui a été beaucoup imité depuis ; le duo de Lorédan et de Malipieri au second acte, celui de Lorédan et d’Haydée au troisième ; les couplets devenus si populaires : — A Venise, sachez vous taire, — et surtout la facilité et l’élégance constante du discours musical, qui jamais ne s’interrompt. L’exécution de ce bel ouvrage n’est pas tout ce que l’on pourrait désirer. M. Achard, qui est un chanteur de talent, s’est tiré heureusement des difficultés que renferme le rôle important de Lorédan, mais Mlle Baretti, avec sa petite voix tremblotante et aigre, est plus qu’insuffisante pour rendre la grâce et le charme de la belle Haydée ; M. Troy est bien dans le personnage de Malipieri. La reprise d’Haydée consolera le théâtre de l’Opéra-Comique des mécomptes qu’il a éprouvés avec les compositeurs pleins d’espérance et d’avenir.

L’Opéra est pour le moment le plus heureux des théâtres. Tout lui réussit sous la main habile de M. Emile Perrin, qui, dans le court espace de six mois, a déjà su communiquer à ce grand corps un certain air de jeunesse qui fait illusion. Le succès éclatant de la reprise de la Muette, les belles et fructueuses représentations de Guillaume Tell avec le nouveau ténor Villaret, lui ont donné le temps de respirer à l’aise et de préparer peut-être quelque nouveauté intéressante, qui serait ou la restauration de l’Armide de Gluck, ou bien l’appropriation, par un travail nouveau, de la Flûte enchantée de Mozart. Ce serait, dans tous les cas, le sujet d’un grand spectacle. En attendant, l’Opéra vient de remonter un des plus charmans ballets de son répertoire : on a donné en effet le 8 mai Giselle avec une nouvelle ballerine qui nous vient de Russie, Mlle Mouravief, Cette jolie légende de Giselle fut créée en 1841, pour les débuts de Carlotta Grisi, de si gracieuse mémoire. La musique est d’Adolphe Adam, et jamais ce compositeur aimable, qui avait une si grande facilité dans ce genre tout particulier du ballet, n’a été plus heureusement inspiré. Il y a du sentiment et de la poésie dans les airs et dans les rhythmes de Giselle. Mlle Mouravief ne fera pas oublier Carlotta Grisi ; mais elle a du talent, de l’audace et de la physionomie ; elle est mince, peu grande et d’une taille qui n’est pas, croyons-nous, d’une entière régularité. Mlle Mouravief a eu du succès surtout par ces exercices tant admirés des connaisseurs et qu’on appelle les pointes. En effet, elle en use beaucoup de ces artifices, et avec une audace, une vigueur de jarret qui lui ont valu de nombreux applaudissemens. Le public l’a adoptée, et Mlle Mouravief aura désormais sa place dans l’empyrée de l’Opéra de Paris. Le ballet de Giselle offre un très joli spectacle. On y a ajouté deux nouveaux décors qui sont d’un très bel effet, surtout celui du second acte. Giselle avec le Comte Ory, qu’on va reprendre bientôt, formera une représentation Intéressante entre la Muette et Guillaume Tell.

Passons en terminant de la musique dramatique à la musique de concert. Il est arrivé récemment à Paris un grand artiste, un violoniste admirable, M. Jean Becker, de Manheim, dont nous avons déjà cité le nom dans la Revue il y a quelques années. M. Becker, qui n’a pas trente ans, a beaucoup voyagé depuis ; il a beaucoup étudié et beaucoup appris, et il est devenu un virtuose de premier ordre. M. Becker exécute sur son violon et d’une manière admirable la musique de tous les maîtres, de toutes les époques et de tous les genres. Dans les trois concerts qu’il a donnés à la salle de M. Herz, il a joué de la musique de Sébastien Bach, la chaconne de Spohr, quelques pages des maîtres de l’école française, tels que Leclair, Gaviniès, Viotti, Rodde, et un charmant morceau de M. de Bériot, et dans ces formes si diverses le virtuose a fait preuve d’une rare aptitude à s’assimiler le style particulier de chaque compositeur. M. Becker joint la bravoure d’un virtuose éminent à l’imagination d’un poète, la science d’un archéologue à la vivacité d’un improvisateur, semble-t-il, tant son exécution est vive, spontanée et d’une inaltérable justesse. Le succès de M. Becker a été éclatant, unanime, et on peut considérer cet artiste maintenant comme l’un des premiers violonistes de l’Europe.


P. SCUDO.


Du Caractère des Femmes au siècle dernier[2]


La littérature joue parfois de mauvais tours à l’histoire. Qu’un siècle nous laisse à profusion des correspondances intimes, des mémoires secrets, des libelles, des détails de toute sorte sur ses habitudes, ses mœurs, ses costumes, des renseignemens sur les futilités de la vie de tous les jours ; qu’un curieux ou un érudit, négligeant les grandes lignes, s’ingénie à rassembler et à combiner ces traits extérieurs d’une époque : il en fera une image exacte à première vue, et dont l’ensemble sera cependant faux et trompeur. C’est à cet imparfait résultat, c’est à cette ressemblance incomplète que sont arrivés deux jeunes écrivains dans le portrait minutieusement étudié de la femme au XVIIIe siècle qu’ils viennent de publier. MM.  de Goncourt connaissent sans doute mieux que personne les moindres particularités de cette époque brillante et troublée qui commence à la mort de Louis XIV, qui se termine à la révolution. Ils s’y sont cantonnés, ils l’ont étudiée avec passion ; mais ils me paraissent l’avoir comprise comme on ferait d’une pièce de théâtre dont on verrait les costumes et les décors, dont on n’entendrait pas les paroles. Les futilités de ce siècle, à tout prendre le plus sérieux de notre histoire, ne doivent pas voiler son caractère, et le libertinage élégant, l’esprit, les grâces mignardes, ne donnent à coup sûr qu’une idée très insuffisante d’un temps qui a fait de grandes choses et qui en a préparé d’immortelles.

Si le but avoué du livre était de nous initier aux modes, aux costumes, aux usages, même aux particularités des mœurs du XVIIIe siècle, nous ne songerions pas à relever les mille riens dont est surchargé ce volume. L’histoire anecdotique ne manque ni d’intérêt ni d’agrément. Les patientes et minutieuses restitutions du passé excitent en nous un sentiment de curiosité qui n’a rien de coupable assurément. MM.  de Goncourt nous expliquent dans leurs détails les plus minimes la forme, la couleur des voitures et des meubles, l’étoffe des habits, la coupe des livrées, les heures et le menu des repas, le cosmétique à la mode, le marchand en renom, la bonne faiseuse, la manière de saluer, de s’éventer, de s’asseoir, le ton de la voix, le geste. Ils savent toutes les variétés de mouches et de rouge, toutes les espèces de coiffures, le nom des petits chiens de ces dames, et bien autre chose encore, tout le bric-à-brac du temps, tout l’extérieur de la vie. L’être humain disparaît sous cet amoncellement de choses, sous ces puérilités réalistes, et ce n’est pas la première fois qu’une méthode qui paraît cependant jugée a compromis des efforts très réels, et qui, mieux dirigés, eussent pu produire de tout autres résultats. Le manque de proportion, tel est le défaut capital de cet essai d’histoire anecdotique, où il y a de tout, même de l’esprit et du bon sens.

Chose singulière, sous un titre beaucoup trop général (car nous n’avons ici que l’histoire de deux ou trois cents femmes qui formaient au XVIIIe siècle ce qu’on nommait la bonne société), on a cru bien sincèrement nous donner une apologie de la femme à cette époque. « L’étude, à première vue, nous dit-on, discerne dans le XVIIIe siècle ce caractère général, constant, essentiel, cette loi suprême d’une société qui en est le couronnement, la physionomie et le secret : l’âme de ce temps, le centre de ce monde, le point d’où tout rayonne, le sommet d’où tout descend, l’image sur laquelle tout se modèle, c’est la femme. La femme au XVIIIe siècle est le principe qui gouverne, la raison qui dirige, la voix qui commande. Elle est la cause universelle et fatale, l’origine des événemens, la source des choses. Point de catastrophes, point de scandales, point de grands coups qui ne viennent d’elle dans ce siècle qu’elle remplit de prodiges, d’étonnemens et d’aventures, dans cette histoire où elle met les surprises du roman. » J’ai à peine besoin de dire que je ne partage nullement cette opinion sur le rôle qu’aurait joué la femme au XVIIIe siècle ; mais il est permis de s’étonner que ce soit en insistant sur toutes les fadaises et les frivolités de ce temps qu’on prétende motiver de si exorbitantes prétentions. Ce livre, écrit en l’honneur du XVIIIe siècle, lui fait injure. De ces femmes, vous nous montrez les légèretés, les grâces, les attraits, et, tout en leur donnant une importance et une puissance qu’elles n’eurent jamais, vous méconnaissez leur grandeur et leur beauté. Si j’avais le moindre droit à les défendre, si je ne craignais peut-être un peu d’être désavoué en montrant trop de zèle pour leur cause, je demanderais pour elles moins d’adoration et plus de justice, de discrétion et de respect. Les femmes du XVIIIe siècle ont besoin que l’on mette en lumière des qualités qu’elles avaient et qu’elles ne montraient guère, plutôt que de recevoir des louanges pour des vertus qu’elles ne possédaient point. Elles ne sont que trop affichées ; leur réputation est faite. On sait où trouver leurs indiscrétions sur elles-mêmes. Pénitentes d’un nouveau genre, elles se sont calomniées par effronterie, comme d’autres l’ont fait par humilité.

Nous ne songeons pas à contester l’importance du rôle qu’ont joué les femmes au XVIIIe siècle, mais nous reprochons à MM.  de Goncourt d’avoir tellement dénaturé et faussé ce rôle, que si le portrait qu’ils ont tracé était fidèle, il faudrait leur refuser non-seulement la prépondérance qu’on leur attribue, mais encore l’action très considérable, très légitime, et à bien des égards très heureuse, qu’elles ont exercée sur leur temps. Je crains qu’en écrivant ce livre MM.  de Goncourt n’aient beaucoup trop cédé au goût bien connu de notre époque pour les commérages littéraires, pour les anecdotes équivoques, pour toutes ces friandises scabreuses dont le XVIIIe siècle offre une ample moisson. Ou bien croiraient-ils que la femme « est une religion, » pour me servir de l’expression d’un éloquent écrivain dont je ne parlerai pas sans respect, et auraient-ils écrit sous l’influence de la préoccupation maladive qui a dicté ces pages étranges où je ne sais quelle physiologie mystique se mêle à chaque ligne aux élans d’un grand cœur et aux plus nobles aspirations ? Déjà ils ont publié sur le temps qu’ils affectionnent un certain nombre de volumes, dont les principaux ne se recommandent ni par beaucoup de sérieux au fond, ni par ce goût, ce tact, cette mesure, toutes les qualités extérieures que le XVIIIe siècle a eu soin de mettre jusque dans ses débordemens. Dans ce nouveau volume encore, malgré un ensemble plus sérieux de recherches, le même défaut de goût et de méthode se retrouve trop souvent ; on y remarque des expressions comme celles-ci : « une prière qui tend un baiser, » — « prier le succès à deux genoux, » — « baiser un souvenir comme on baise un portrait. » C’est du galimatias tout pur. Que dire de cette imitation d’un morceau célèbre de Mme de Sévigné à propos de je ne sais quelle mode de coiffure : « imaginez la plus étourdissante, la plus folle, la plus inconstante, la plus extravagante des modes de la tête, une mode ingénieuse jusqu’à la monstruosité, une mode qui tenait de la devise, du salam, de l’allusion, de l’à-propos, du rébus et du portrait de famille ; imaginez cette mode, le prodigieux pot-pourri de toutes les modes du XVIIIe siècle, travaillée, renouvelée, sans cesse raffinée, perfectionnée, maniée et remaniée tous les mois, toutes les semaines, tous les jours, presque à chaque heure, par l’imagination de six cents coiffeurs de femmes, par l’imagination des coiffeuses, par l’imagination de la boutique des traits galans, par l’imagination ?… » Je m’arrête, car cela continue assez longtemps encore sur le même ton. Si je cite ces quelques lignes, si j’insiste autant sur la question du style, ce n’est certes pas pour me donner le facile plaisir de prendre MM.  de Goncourt en faute de redondance et de prétention ; mais c’est de l’histoire qu’ils veulent écrire : ils annoncent même une « histoire de la société française au XVIIIe siècle, » et ils ne sauraient bien remplir une pareille tâche qu’à la condition d’exprimer leur pensée dans une langue plus sobre et plus simple. Je suis toujours étonné que les adeptes d’une école qui vise au relief, à la couleur, à la vérité, à la vie, ne s’aperçoivent pas enfin de l’inanité de leurs efforts et de l’inutilité de tant d’intempérance et de fracas. Je voudrais aussi que MM.  de Goncourt ne dédaignassent pas autant à l’avenir les routes suivies avant eux par d’excellens esprits, et en particulier par le critique éminent qui a lui-même accueilli leur livre avec une excessive bienveillance. Leurs sources sont insuffisantes. La singularité, la nouveauté hors de propos, n’ont rien de commun avec l’originalité : quand tout te monde à raison de dire blanc, il faut dire blanc avec tout le monde. Les auteurs qu’ils consultent de préférence les égarent en ne leur fournissant que les minuties et les miettes de l’histoire de la société française à cette époque. Des pamphlets, des brochures, des gravures de modes, des caricatures, des livres tels que ceux de Marmontel, de Crébillon, de Laclos, ne sauraient donner qu’une idée très incomplète de ce grand XVIIIe siècle, qu’il nous importe de connaître, et qui n’est tout entier, tant s’en faut, ni dans les Contes moraux ni dans les Liaisons dangereuses. MM.  de Goncourt connaissent sans doute à merveille la grande littérature de ce temps. Parmi les livres qui donnent des renseignemens sur la vie intime et la société au XVIIIe siècle, ils ont lu et relu les Mémoires de madame d’Épinay, les Lettres de mademoiselle de Lespinasse, Grimm et Diderot, les Confessions de Rousseau ; mais ils ont trop parcimonieusement puisé à ces vives et grandes sources, et pour éviter les chemins battus, ils se sont égarés souvent dans des sentiers qui ne méritaient pas d’être explorés.

Pendant la régence et la première moitié du règne de Louis XV, la société française présente un spectacle peut-être sans exemple dans l’histoire. C’est presque subitement que, par une réaction extrême contre la domination morose de Mme de Maintenon, un peuple chez qui toute croyance était sapée depuis longtemps, et qui n’avait gardé de l’époque précédente que l’élégance extérieure et le vernis, trouve, comme un fleuve qui rompt sa digue, une liberté qu’il n’avait les moyens ni de contenir ni de diriger. Une licence effrénée succède à l’ennui des dernières années. Le pouvoir n’inspirait ni amour ni terreur. Il se rendit d’abord méprisable : l’exemple venait d’en haut, et c’est du trône que la lèpre descendit sur la société. La conscience était morte, le cœur vide et desséché. Cette période est horrible. C’est à peine si l’on voit se détacher de ce tourbillon roulant sur un océan de fange quelques figures pures et touchantes, Mme de Lambert, Mlle Aïssé, et, comme un rocher dans cette plaine souillée, l’âme et le génie stoïques de Montesquieu. Ce sont ces traits de la conscience, de l’esprit et du cœur que j’eusse désiré voir trier et rechercher avec soin dans cette débâcle des caractères et des mœurs. J’en conviens néanmoins, à prendre les choses en général, cette première moitié du siècle est bien telle que MM.  de Goncourt l’ont dépeinte avec trop de complaisance. Ce qui domine, c’est un épicurisme froid, un goût effréné pour les plaisirs, pour l’intrigue, pour tout ce qui est bruit et mouvement. C’est le temps où Mme de Prie « faisait rouler les affaires avec les amans. » Ces mêmes caractères se retrouvent dans le siècle entier, et Marmontel n’a pas craint de nous donner la théorie honteuse des mœurs de cette époque. « On parle du bon vieux temps. Autrefois une infidélité mettait le feu à la maison ; l’on enfermait, l’on battait sa femme… En honneur, je ne conçois pas comment dans ces siècles barbares on avait le courage d’épouser… Aujourd’hui voyez la complaisance, la liberté, la paix régner au sein des familles. Si les époux s’aiment, à la bonne heure, ils vivent ensemble, ils sont heureux. S’ils cessent de s’aimer, ils se le disent en honnêtes gens, et se rendent l’un à l’autre la parole d’être fidèles. Ils cessent d’être amans ; ils sont amis. C’est ce que j’appelle des mœurs sociales, des mœurs douces. » Les femmes étaient partout, disposaient de tout, et Montesquieu a pu dire : « Il n’y a personne qui ait quelque emploi à la cour, dans Paris ou dans les provinces, qui n’ait une femme par les mains de laquelle passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu’il peut faire. » Tout cela est vrai, mais cela n’est pas tout, et je crois que sous ces frivolités, au milieu de cette corruption et de ce dévergondage affichés, les grands traits du caractère féminin, l’amour, le sentiment maternel, l’amitié et l’instinct des relations sociales se trouvent dans ce siècle comme dans tout autre.

Les auteurs du livre qui nous occupe en ont fait eux-mêmes la remarque, la légèreté n’est que la surface et le masque de ce temps. Ils auraient dû nous montrer le visage qui se trouve sous ce masque, et c’est cette judicieuse intention qu’ils ont eue d’écrire l’histoire morale et psychologique du XVIIIe siècle que nous leur reprochons de n’avoir pas exécutée. Séduits par ce masque et cette surface, ils s’y sont arrêtés. Cependant la valeur morale de l’homme se compose d’élémens bien distincts et d’une valeur très inégale : les uns, qui constituent le fond même de notre personnalité, les passions, les sentimens, les instincts qui nous sont naturels et qui nous appartiennent réellement ; puis ceux qui forment notre être extérieur et pour ainsi dire apparent, l’éducation que nous recevons, le milieu dans lequel nous sommes forcés de vivre, toutes ces circonstances où la volonté n’a point de part, et dont l’historien et surtout le moraliste doivent tenir compte, tantôt pour atténuer, tantôt pour aggraver leur jugement. Les grandes lois de la morale sont écrites avec une telle clarté dans le cœur humain que toutes les époques et toutes les civilisations nous présentent de ces héros qui les ont suivies sans faiblir, même au milieu des circonstances les plus contraires, et qui ont su résister par leur force seule aux sollicitations de l’exemple et à la contagion de leur temps ; mais ce qui est vrai pour quelques-uns ne s’applique pas à la foule, et, pour être juste envers le commun des hommes, il faut s’efforcer de discerner ce qui leur appartient en propre de cet amas d’idées, de sentimens, d’habitudes que la mode nous impose, et qui sont d’autant plus facilement accueillis que l’éducation nous a mal préparés à leur résister. Or quelle était l’éducation que recevait la femme au XVIIIe siècle, et, cette éducation terminée, quel était le milieu social où elle était jetée sans transition ?

Au XVIIIe siècle, dans la haute société tout au moins, la naissance d’une fille n’est pas une joie pour la famille, mais une déception, car c’est un fils qu’on attendait. La fille ne sert à rien ; elle ne perpétue pas le nom, et il faut la doter. On la met en nourrice, la mère ne s’en occupe pas. De retour à la maison, on la livre à une gouvernante qui lui apprend à lire, à écrire et à faire la révérence. Le père est à Versailles ou aux armées, la mère ne voit son enfant qu’un instant, le matin, pendant sa toilette. Puis vient le couvent. L’éducation que la jeune fille y reçoit est peu propre à la fortifier contre les assauts qui l’attendent dans le monde. Une instruction assez futile, quelques leçons d’agrément, la danse, le clavecin, la harpe, un peu de chant, c’est tout. Les bruits du monde qui entrent de toutes parts irritent les curiosités non satisfaites de la vie du cloître. Le couvent n’est pas seulement une maison d’éducation, c’est un lieu d’asile pour tous les blessés de la vie. Mme de Choiseul s’y retire pour acquitter les dettes de son mari, Mme de Créqui pour y refaire la fortune de ses enfans, Mme Du Deffand et Mme Doublet viennent y chercher la vie à bon marché. Les femmes séparées de leurs maris s’y réfugient ; on y enferme les maîtresses des princes qui vont se marier. Tout ce monde ne vivait sans doute pas habituellement avec les pensionnaires ; cependant les rapports avec l’extérieur étaient fréquens. À seize ou dix-huit ans, la jeune fille sortait du couvent pour se marier. À l’ordinaire, tout était convenu depuis longtemps entre les deux familles ; son goût n’était presque jamais consulté, et on ne lui demandait son consentement que pour la forme. Elle avait hâte d’entrer dans ce monde dont elle avait de sa cellule entendu tout le bruit. « Je me mariai, dit Mme d’Houdetot, pour aller dans le monde et voir le bal, la promenade, l’opéra et la comédie. »

C’est ainsi préparée que la jeune fille entrait dans le tourbillon. Sans amour pour un mari qui n’en avait point pour elle, n’ayant pour se garder aucune de ces convictions, pour ainsi dire provisoires, que donne une éducation sérieuse, et qui tiennent lieu de conscience et de raison jusqu’au moment où l’âme, se possédant, trouve en elle-même la force de sentir justement et de résister, elle se voyait livrée sans défense aux influences malsaines d’une société dépravée. Ce serait miracle qu’elle eût échappé à la contagion de ce cynisme élégant, de cet épicurisme raffiné. Dans la frénésie de destruction qui, en emportant toutes les vieilles croyances, avait également atteint le vrai et le faux, le respect du mariage n’avait pas été plus épargné que le reste, et le mépris des liens conjugaux était regardé par beaucoup comme une marque d’affranchissement et une preuve de goût. Toutefois dans les bonnes, mais trop brèves pages que MM.  de Goncourt ont consacrées à la bourgeoisie, on entrevoit que les classes moyennes avaient conservé dans ce temps, plus peut-être qu’elles ne le firent dans aucun autre, la régularité de la vie, l’honnêteté, la décence, le culte des devoirs sérieux et sévères de la famille, les vertus modestes qui ne se rencontrent que rarement et à l’état d’exceptions dans la société. C’est là qu’étaient la sève pure et l’honneur. C’est dans les rues obscures de l’ancien Paris, dans ce peuple occupé de négoce et d’industrie, que naissait, que s’élevait la race puissante qui se trouva mûre en 89 pour les plus grands projets. Des exemples d’unions assorties, de bonheur domestique, se rencontrent d’ailleurs plus fréquemment qu’on ne le croirait dans la haute société. On cite à bon droit les Beauveau, les Vergennes, les Chauvelin, les Necker, Mme de Choiseul, dont l’affection tendre, patiente, inébranlable, ne se ralentit pas un seul instant ; Mme de Maurepas, qui s’écriait à la mort de son mari « qu’ils avaient passé cinquante ans sans s’être quittés une journée ; » Mme de Périgord, qui s’exile plutôt que de céder au roi. Dans bien des cas, c’est la femme qui reste attachée, dévouée, fidèle malgré les désordres du mari. C’est Mme de Richelieu qui vient d’être confessée par le père Ségaud, « et comme Richelieu lui demandait si elle était contente : — Oh : oui, mon bon ami, lui dit-elle en lui serrant les mains, car il ne m’a pas défendu de vous aimer… Et tout près d’expirer, elle rassemblait ses forces et sa vie pour l’embrasser, pour essayer de l’étreindre, en lui répétant d’une voix déchirée et mourante qu’elle avait désiré toute sa vie mourir dans ses bras. » Ah ! nous sommes bien loin, avec de pareilles femmes, de la « poupée, » de la « caillette, » dont vous nous avez dépeint trop longuement les frivoles plaisirs, les élégantes souillures. Malgré leurs affectations, leurs minauderies, leurs exaltations à froid, je sens chez elles palpiter le cœur humain. Elles sont tombées dans le vide et se rattachent à tout, même à des fantômes. Elles veulent vivre, et vivre d’amour. C’est la pure Mme de Choiseul disant : « Quoi qu’on aime, c’est toujours bien fait d’aimer, » et en plein Palais-Royal la sage et prudente Mme de Blot s’écriant, après une lecture de la Nouvelle Héloïse, « qu’il n’existait pas une femme véritablement sensible qui n’eût besoin d’une vertu supérieure pour ne pas consacrer sa vie à Rousseau, si elle pouvait avoir la certitude d’en être aimée passionnément. » Il y a là sans doute un ton d’emphase qui met en garde ; mais on était bien près encore des attachemens sérieux du grand siècle, et il paraît impossible que, dans cette période qui sépare la Princesse de Clèves de Paul et Virginie, des affections fortes et chastes ne se soient pas rencontrées fréquemment.

Mais c’est hors du mariage et dans les liaisons si nombreuses alors que l’opinion relâchée tolérait et légitimait en quelque sorte, que l’on rencontre à chaque pas cette vitalité du cœur que rien n’a pu étouffer, et qui se traduit par une agitation fiévreuse, par des ardeurs incohérentes, fougueuses, excessives. L’air est chargé d’orages dans ce siècle nerveux. On boit à toute source, et Mlle de Lespinasse, la plus grande peut-être de ces âmes égarées, fait entendre ce cri terrible : « Si jamais je pouvais devenir calme, c’est alors que je me croirais sur la roue ! » Je ne connais pas de spectacle plus poignant que celui de cette femme, possédée et dévorée par son amour, répondant à l’indifférence de M. de Guibert : « Ne m’aimez pas, mais souffrez que je vous aime et vous le dise cent fois, » et qui, mourante, écrit : « Les battemens de mon cœur, les pulsations de mon pouls, ma respiration, tout cela n’est plus que l’effet de la passion. Elle est plus marquée, plus prononcée que jamais, non qu’elle soit plus forte, mais c’est qu’elle va s’anéantir, semblable à la lumière qui revit avec plus de force avant de s’éteindre pour jamais ! » Comme contraste à cette passion tragique et absolue, on trouverait des attachemens plus calmes et non moins fidèles, ceux de l’idole du temple, Mme de Boufflers, pour le prince de Conti, de Mme d’Houdetot pour Saint-Lambert. Ici je ne crains pas d’en croire Rousseau, puisqu’il s’agit d’une femme qui dédaigna son amour, et dont il ne parle cependant qu’avec le respect le plus tendre et le plus ému dans les pages brûlantes qu’il lui a consacrées. Quelle amitié douce et sévère, que de naturel, de grâce, d’agrément, quelle sûreté de caractère et quelle sincérité, quelle fermeté de cœur ne lui fallait-il pas pour affronter sans péril, et avec cette tranquillité enjouée qui lui était naturelle, les plaintes et les transports d’un pareil amant ! Et si l’on veut compléter le tableau, qu’on ouvre cet impur roman de Laclos, les Liaisons dangereuses. N’est-ce pas dans ce même monde où vivent Valmont et l’odieuse marquise de Merteuil que gémit cette infortunée présidente de Tourvel qui expie sa faute dans les larmes et dans la mort ? Ces grands traits du cœur humain que je signale ne sont pas oubliés dans le livre dont nous parlons, mais ils y sont noyés dans un océan de futilités, et perdent ainsi l’importance et la signification qu’il fallait leur attribuer.

Cependant vers le milieu du siècle, et lorsque déjà l’on avait pris goût à l’étude des sciences exactes et aux spéculations de l’esprit, un élément nouveau, une passion encore, l’amour, le sentiment de la nature et du dieu vague qu’elle révèle, apportèrent la fraîcheur et l’élévation dans ces cœurs secs et inquiets. C’est une bouffée d’air pur qui vient renouveler et vivifier une atmosphère viciée et dilater les poitrines oppressées. On reçut non pas avec admiration, mais avec une sorte d’adoration les pages magiques où Rousseau dévoilait un monde jusqu’alors inconnu. La révolution qui s’opère à ce moment est immense et presque subite. Les femmes particulièrement accueillirent les idées du philosophe avec l’intempérance et l’exaltation qui leur sont habituelles et les poussèrent jusqu’au sentimentalisme et à l’absurdité. On n’a pas oublié les bergeries, les laiteries et les autres fadaises de Trianon. Il n’en est pas moins vrai qu’un horizon nouveau s’est ouvert, et que, puisque la littérature n’exprime pas seulement les idées personnelles d’un écrivain, mais qu’elle est encore le fidèle écho de celles de ses contemporains, nous sommes en droit de penser que ce sont aussi les sentimens de son époque auxquels Rousseau prêtait le langage le plus sublime peut-être qui soit sorti jamais d’une bouche humaine.

C’est encore à Rousseau que le XVIIIe siècle doit la résurrection du sentiment qui plus que tout autre est naturel à la femme, celui de la maternité, sentiment tellement enraciné dans son cœur et dans ses entrailles qu’il survit d’ordinaire à tout autre, et que l’on nomme dénaturée celle qui l’a perdu. Il naît avec la femme et ne la quitte qu’à la mort. Toute jeune, la fillette joue avec sa poupée, c’est une mère déjà vieille, son dernier amour est pour ses petits-enfans. Il faut en convenir néanmoins, dans la haute société ce sentiment était alors singulièrement affaibli. La mère ne trouvait pas le temps de connaître sa fille. C’était d’abord la nourrice, puis le couvent. Durant les quelques années où elle l’avait auprès d’elle, ses habitudes mondaines, cette vie tout extérieure et dissipée l’empêchaient de s’y attacher. Ici encore j’ai peine à croire que l’oubli des devoirs maternels ait été aussi général et aussi absolu qu’il le paraît au premier abord. Mme de Sévigné n’est morte que tout à la fin du siècle précédent. Nous trouvons dès le commencement de celui-ci les Avis à son fils et à sa fille de Mme de Lambert, puis vient l’Emile de Rousseau, et avec lui une révolution complète. La modification qui se fait dans les idées est trop soudaine, il est vrai, pour qu’on puisse la croire bien sérieuse et profonde. Il faut se méfier beaucoup de ces changemens à vue. C’est un enthousiasme de tête plus qu’autre chose. L’affaiblissement du sentiment maternel à cette époque est dû à une cause palpable, le discrédit où est tombé le mariage, et par suite le relâchement des liens de la famille. Un livre, quelque éloquent qu’il puisse être, ne peut tenir lieu des mœurs et des convictions. On se passionne pour les idées de Rousseau comme pour les fantasmagories de Mesmer ou de Cagliostro. C’est avant tout du besoin d’agitation et de l’inquiétude d’esprit ; mais encore y a-t-il là quelques indications qu’il ne faut pas négliger. Du reste, ces sentimens de la famille s’étaient conservés très vifs dans le peuple et dans la bourgeoisie, comme en témoignent tant d’ouvrages de littérature et d’art de cette époque : le Père de famille de Diderot, la Bénédiction et la Malédiction de Greuze, et toutes ces compositions merveilleuses de Chardin, où le bonheur domestique s’exprime d’une manière si naïve et si touchante, et qui se résument dans son Benedicite, véritable perle de sentiment et d’expression.

Le XVIIIe siècle fut, avant tout, un siècle de sociabilité. Ses salons sont ses tribunes ; c’est là qu’est la vie, c’est là que s’agitent toutes les idées, toutes les passions qui l’occupent. C’est dans les réunions brillantes du Palais-Royal, du Temple, ou chez la maréchale de Luxembourg, que se forme cette société enjouée et polie, dont l’amabilité, le bon goût, la légèreté, les raffinemens sont l’exquise et dernière expression d’une civilisation qui finit. Les femmes jouent un rôle très important dans ces réunions ; elles en sont le motif et le lien. Elles ne s’associeront jamais peut-être autant qu’elles le firent alors à ces préoccupations sérieuses qui sont d’ordinaire le domaine presque exclusif des hommes. Leur témérité naturelle, leur imprudence généreuse, le mépris qu’elles ont du danger, les portèrent du premier coup aux extrêmes. Elles furent l’auditoire excitant qui exalte l’orateur par d’ardentes approbations, et qui lui renvoie sa parole centuplée par un sympathique écho. Leur influence fut immense, et, à tout prendre, salutaire ; mais est-ce une raison pour dire comme le font MM.  de Goncourt : « Tout ce qu’une religion attire à elle d’illusions, de prières, d’aspirations, d’élancemens, de soumissions et de croyances, se tourne insensiblement vers la femme ?… La femme arrive à être pour le XVIIIe siècle non-seulement le dieu du bonheur, du plaisir et de l’amour, mais l’être poétique, l’être sacré par excellence, le but de toute élévation morale, l’idéal humain incarné dans un siècle de l’humanité ? » Comment ! ces femmes que vous nous avez représentées si futiles sont en même temps les inspiratrices et les divinités du siècle de Voltaire et de Montesquieu ? On croit rêver. Elles ne sont ni si grandes ni si petites que vous les faites, et il nous paraît inutile de traiter tout à fait sérieusement de pareilles imaginations.

Cependant ces femmes, qui n’étaient ni des poupées ni des divinités, avaient su conserver intactes, au milieu de l’agitation du scepticisme et du dévergondage de leur temps, quelques-unes de ces vertus humbles et bienfaisantes qui expliquent mieux que toute autre chose l’influence considérable et heureuse qu’elles ne cessèrent d’exercer. Elles ne se bornèrent pas à s’associer à cet ardent amour de l’humanité et à cet enthousiasme du siècle pour toutes les idées nouvelles et généreuses qui passionnaient alors les esprits : elles furent, pour ces hommes agités et desséchés par les luttes de la pensée, des amies tendres, sérieuses, fidèles et sévères à l’occasion. M. Sainte-Beuve a tout récemment relevé avec beaucoup de force et de vivacité ce trait de caractère chez Mme de Boufflers. Il faut suivre, dans toute sa correspondance avec Rousseau, l’affectueuse fermeté qu’elle met à répondre à ses hallucinations et à ses susceptibilités, et lorsque sa scandaleuse querelle avec Hume a éclaté, la sévère franchise dont elle use à l’égard des deux adversaires, avec qui elle était également liée. C’est encore la comtesse de Boufflers qui avait encadré dans sa chambre, pour les avoir toujours sous les yeux, des maximes empreintes d’une austérité toute virile comme celles-ci : « Lorsqu’il s’agit de remplir un devoir important, ne considérer les périls et la mort même que comme des inconvéniens, et non comme des obstacles. — Tout sacrifier pour la paix de l’âme. — Indifférent aux louanges, indifférent au blâme, ne se soucier que de bien faire, en respectant autant qu’il sera possible, le public et les bienséances. » Ce sont assurément là de mâles et sérieuses pensées, et, quels que fussent d’ailleurs les écarts qui, dans la pratique, contredisaient cet idéal de moralité qu’on se proposait, souvenons-nous que la société française avait été au plus bas dans ce siècle, et qu’on aurait pu croire un moment que le sort en était jeté, qu’elle périrait dans la fange. Il y avait chez ces femmes des qualités solides du cœur, une fermeté de raison, une force d’esprit, une rectitude de jugement qui ont autant de réalité que leurs défauts. Aussi, après les années frivoles, se trouvèrent-elles en état de supporter la vieillesse et les malheurs, et lorsque l’orage éclata, beaucoup d’entre elles subirent sans faiblesse la ruine et la proscription, d’autres virent l’échafaud sans pâlir. C’est à ces grands caractères des mœurs et du cœur humain, qui ne sont pas étrangers aux femmes du XVIIIe siècle, que j’aurais désiré qu’on donnât tout leur relief, plutôt qu’à des vertus et à une influence dominante qu’elles n’eurent jamais, ou à ces traits éphémères qui n’ont qu’une importance très secondaire, et qu’on ne doit pas trop disputer au temps qui les emporte.


CHARLES CLÉMENT.
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V. de Mars
  1. Fragments sur l’art et la philosophie, de M. Alfred Tonnelle, p. 242.
  2. La Femme au dix-huitième siècle, par MM.  Goncourt ; 1 vol. in-8o, Paris, 1863