Chronique de la quinzaine - 14 mai 1875

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Chronique n° 1034
14 mai 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 mai 1875.

Que se passe-t-il donc depuis quelques jours en Europe ? quels souffles étranges ont traversé l’atmosphère ? On dirait en vérité qu’il y a par instans des épidémies de mauvais bruits, des contagions de panique.

La veille encore, les gens paisibles du continent, et ils sont nombreux, vivaient dans une certaine quiétude, sans penser à mal ; le lendemain l’alarme est partout sur la foi d’une correspondance adressée de Paris à un journal étranger. Le Times a lancé sa lettre à « sensation, » et voilà les imaginations en éveil ! Les moindres faits sont interprétés avec une curiosité fiévreuse. Les intentions des gouvernemens deviennent des énigmes qu’on interroge passionnément. Le voyage de l’empereur de Russie à Berlin prend tout à coup les proportions d’un événement qui doit décider des prochaines destinées du monde. Le congé pris récemment par M. l’ambassadeur d’Allemagne à Paris est nécessairement rapproché de l’entrevue des souverains et d’un certain nombre d’autres indices. Tous les élémens de la situation européenne sont analysés, décomposés. Les augures se regardent, et au même instant, sans qu’on sache trop pourquoi, de toutes les capitales, de Londres et de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Rome, revient l’invariable et irritante question : que se passe-t-il donc ? S’est-il produit quelque circonstance inconnue qui puisse expliquer ces agitations d’opinion et donner le prétexte, à demi plausible, de complications nouvelles ? Tout cela ne serait-il au contraire que l’artifice de politiques qui, par passion, par calcul ou par intérêt, s’occupent à rassembler des nuages, à laisser voir les signes de mystérieuses et inévitables tempêtes ? Il faut en prendre son parti, c’est un peu le résultat d’une situation générale où l’opinion reste facilement accessible à ces mouvemens d’inquiétude et de susceptibilité nerveuse, parce qu’elle sait bien que les événemens qui se sont accomplis n’ont pas laissé l’Europe dans les conditions les plus favorables de tranquillité et de sécurité. La dernière campagne entreprise par les journaux allemands contre la réorganisation toute simple de la France n’était point certes de nature à dissiper ces malaises ; elle était trop coordonnée, trop systématique pour ne pas donner à croire que ces polémiques traduisaient sous une forme particulière des arrière-pensées et des préoccupations peu rassurantes. La correspondance du Times, dont l’origine n’est pas difficile à démêler, n’a été, à tout prendre, que le dernier mot de ces polémiques ; elle a montré brusquement, avec une certaine crudité hardie, que tout n’allait pas pour le mieux en Europe, qu’il pouvait y avoir des points noirs dans les rapports de la France et de l’Allemagne. Soit, on peut signaler les points noirs, si l’on veut ; est-ce à dire que cette fantasmagorie, qui étourdit l’Europe depuis deux ou trois semaines, cache des combinaisons obscures et redoutables, ou, pour appeler les choses par leur nom, un danger imminent de guerre ? C’est ici que l’exagération des commentaires dépasse la réalité. Les nouvellistes « à sensation » n’y réfléchissent pas ; on ne se lance pas ainsi par caprice, sans raison, sans prétexte, dans une guerre qui après tout ne répondrait pas plus aux intérêts de l’Allemagne qu’aux intérêts de la France, et qui serait sûrement, visiblement aujourd’hui une violence faite à tous les sentimens de l’Europe. La meilleure manière de dissiper ces fantômes, c’est de les regarder en face en se disant que, même dans des circonstances où tout est possible, il y a cependant encore une limite dans tout ce qui constitue une situation.

D’où viendrait la guerre à l’heure où nous sommes ? Ce n’est point à coup sûr la France qui offre un prétexte par ses actes, par les dispositions qu’elle témoigne, par le caractère de sa politique. On aurait beau s’évertuer, on ne trouverait que la paix dans les besoins et les désirs de notre pays. La France a été éprouvée par la guerre, elle a subi, sans importuner le monde de ses plaintes, les rigueurs qui lui ont été infligées. Depuis qu’elle a signé le traité de Francfort, elle n’a manqué à aucune de ses obligations, et la meilleure preuve, c’est qu’on n’a pas eu à lui rappeler ses engagemens. L’indemnité, elle l’a payée jusqu’au dernier centime, capital et intérêts. La rupture avec des provinces qui étaient une partie d’elle-même, elle l’a subie. L’assemblée a tout voté à peu près sans discussion, le gouvernement a tout exécuté sans subterfuge. S’il y a un exemple de loyauté dans la soumission à la mauvaise fortune, c’est celui qu’a offert notre pays, et en exécutant strictement jusqu’au bout ce qu’elle avait promis la France a su depuis quatre ans avoir le courage de la réserve et de l’abstention dans les affaires du monde. Ce n’est pas qu’elle se désintéresse de tout ce qui touche des nations dont elle a été l’amie quelquefois utile ; elle n’a pas voulu qu’on pût la soupçonner de se mettre à la poursuite d’alliances qui se renouent par la force des choses, par la communauté des intérêts, non par un artifice de diplomatie remuante. Toutes les fois que s’est présentée une occasion où pouvaient se produire des froissemens, des difficultés, nous nous sommes tenus à l’écart. Lorsque l’an dernier le cabinet de Berlin, avec un zèle qui n’a pas été absolument récompensé, s’est donné tant de peine pour acquérir un droit de patronage en Espagne et pour provoquer la reconnaissance du gouvernement du général Serrano, notre ministre des affaires étrangères n’a certes rien fait pour contrarier ces combinaisons. Lorsque l’Allemagne s’est engagée dans la lutte religieuse qu’elle poursuit, le gouvernement français s’est employé et il s’emploie encore à décourager des manifestations qui seraient peu conformes à sa politique, dangereuses pour nos intérêts nationaux. Lorsque des souverains se sont réunis avec l’intention avouée de traiter exclusivement entre eux les plus sérieuses questions européennes, peut-être même des questions qui nous touchaient, est-ce qu’il y a eu dans notre pays une marque de mauvaise humeur ? La France s’est tenue pour satisfaite, sachant que ce qui pouvait sauvegarder la paix de l’Europe était une garantie pour elle, La France, sans rien demander, sans rien rechercher, n’a cessé de témoigner ses dispositions amicales et confiantes à l’Angleterre, à la Russie, à l’Autriche. Avec l’Italie, elle est allée plus loin, elle a supprimé spontanément pour le bien des deux nations tout ce qui pouvait être un prétexte d’ombrage. Avec l’Allemagne elle-même, elle a montré une telle réserve que, lorsque récemment des journaux d’outre-Rhin ont voulu faire un dossier contre nous en se servant des intempérances de notre presse, ils n’ont trouvé que des extraits insignifians de quelques journaux inconnus ou dénués de toute importance. Le procès est tombé sous le ridicule d’une accusation saugrenue.

C’est qu’en effet la France n’a depuis quatre ans qu’une seule pensée, une préoccupation dominante : s’abstenir de tout ce qui pourrait l’entraîner dans des complications extérieures où elle n’a que faire, pour se concentrer sur elle-même. Est-ce par là qu’elle peut être accusée de se montrer agressive ? Quoi de plus simple cependant ? La France a eu pendant la dernière guerre son organisation, militaire brisée, ses forteresses démantelées ; elle a perdu ses frontières, ses défenses, son matériel, qui a été pris ou ruiné. Elle s’occupe tout simplement aujourd’hui de reconstituer ses forces ; elle fait ce que font la plupart des puissances européennes, grandes ou petites, qui n’ont pas subi les mêmes épreuves, et cette réparation, elle ne la poursuit nullement avec cette hâte fiévreuse dont on l’accuse. Elle a échelonné ses dépenses, de telle façon qu’elle ne peut se passer de temps, et c’est une véritable plaisanterie de représenter la création d’un quatrième bataillon par régiment comme le signe de préméditations belliqueuses, comme le préliminaire d’une prochaine entrée en campagne ! Pour bien des années, notre pays a besoin de travail, et on ne fera croire ni à la France ni à l’Europe elle-même que c’est nous qui, après des malheurs si grands et encore si récens, pouvons songer à troubler une paix aussi nécessaire pour nous que l’ordre intérieur. Ce serait une erreur égale de supposer la France uniquement occupée de fourbir ses armes ou de la croire follement agitée de ces craintes que les correspondances étrangères lui attribuent. La vérité est que, pour elle, la paix est un acte de raison et de réflexion qui ne ressemble ni à une abdication ni à une faiblesse, pas plus que le recueillement de la Russie après 1856 n’était une faiblesse ou une abdication.

Ce n’est donc pas de la France, même pour cette revanche dont on nous accuse de nourrir la pensée, ce n’est pas de notre pays certainement que peut venir aujourd’hui un signal de guerre. Est-ce l’Allemagne qui prendrait l’initiative ? Après tout, il faudrait une cause ou un prétexte, et, à défaut d’une cause saisissable, il faudrait au moins un intérêt pressant, impérieux. Où est cet intérêt ? Que des Allemands aient vu avec une certaine surprise mêlée de dépit et d’amertume la promptitude avec laquelle la France s’est reprise à la vie, c’est possible, on nous fait cette confidence, et on dit aussi qu’en présence du rétablissement imprévu de nos forces des militaires de Berlin expriment tout haut le regret que la victoire de 1870 n’ait point été poussée plus loin. A leurs yeux, la paix de Francfort aurait été insuffisante, la France se relève trop vite, elle est trop riche, trop prospère ; d’ici à quelques années, si l’on n’y prend garde, elle se retrouvera aussi forte qu’autrefois, elle aura refait son organisation militaire, et alors elle pourra engager avec des chances nouvelles la guerre de revanche qu’elle médite sans cesse. Mieux vaudrait en finir tout de suite, sans plus attendre, se jeter de nouveau sur la France avec ou sans prétexte, et la réduire à l’impuissance pour longtemps ! C’est un raisonnement assez soldatesque que peuvent se permettre tout au plus des militaires enivrés de succès. Le peuple allemand et les politiques qui le dirigent n’en sont pas là, nous le supposons. Ainsi voilà deux nations puissantes, qui ont été en lutte, celle qui a été vaincue a subi toutes les conditions, elle a payé ce qu’on lui a demandé, elle a rempli jusqu’au bout les engagemens les plus rigoureux, elle s’interdit jusqu’à une apparence d’hostilité : n’importe, il serait permis de rouvrir la guerre contre elle sous prétexte qu’elle n’a point été assez abattue et qu’elle pourrait un jour ou l’autre devenir dangereuse ! À ce prix-là, quelle est la nation qui ne serait pas menacée ? quelle indépendance serait à l’abri ?

L’Allemagne est certainement la première intéressée à désavouer des idées qui la rendraient immédiatement suspecte à l’Europe entière. En définitive, elle a besoin de la paix comme tout le monde. Elle a réalisé par une étonnante fortune une œuvre nationale qu’elle osait à peine rêver il y a dix ans. Ce qu’elle a commencé par une victoire des armes, elle est obligée de l’achever par la politique, par des efforts persévérans, et certes personne ne songe à la troubler dans son travail d’unification. Que gagnerait-elle à la guerre ? Elle se promettrait d’être encore une fois victorieuse, c’est possible ; elle ne risquerait pas moins tout ce qu’elle a fait dans une grosse aventure. Si elle poussait la France à la dernière extrémité, elle n’espérerait pas sans doute réussir sans combat, elle serait exposée à rencontrer une résistance désespérée, peut-être même plus sérieuse qu’en 1870, et, au bout du compte, la guerre est toujours la guerre, elle a des chances pour ceux qui savent les mériter. Une lutte qui se prolongerait ou qui prendrait certaines proportions entraînerait l’Allemagne dans des complications dont elle ne pourrait mesurer les conséquences, et, tout bien pesé, il n’est point impossible que les politiques allemands n’apprécient les avantages de la paix un peu mieux que les militaires impatiens qui ne rêvent que batailles, dont on nous a si bizarrement exposé les théories et les plans de conquête.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’une guerre comme celle dont on parle ne se ferait pas de l’aveu de l’Europe, qui se sentirait profondément atteinte. L’Allemagne a de vieilles et traditionnelles relations qu’elle a su renouer ou entretenir. Elle a fait l’alliance des trois empereurs dont elle se sert selon les circonstances. Il n’est pas moins vrai que, si elle se fait craindre, selon le mot de M. de Moltke, elle ne se fait pas aimer ; elle cause un certain malaise par ses entraînemens de prépotence, par ses tentatives auprès de l’Italie, en Belgique, et le jour où, sans une raison décisive, elle se lancerait dans une guerre nouvelle qui ne serait plus qu’une guerre pour la conquête et la domination, l’Europe se demanderait nécessairement où doit s’arrêter cette puissance qu’aucune considération ne retient ; elle songerait au lendemain. L’Autriche aurait cette fois le droit de s’inquiéter pour ses provinces allemandes ; le Danemark risquerait fort d’être encore diminué ; la Hollande se trouverait compromise dans sa sûreté et son indépendance ; l’Angleterre se sentirait directement menacée ; l’Italie ne serait point à l’abri, et la Russie elle-même serait plus ou moins exposée dans sa situation maritime, dans son ascendant politique. Toutes les nations considéreraient l’Allemagne comme une ennemie possible ; elles se retrouveraient devant une résurrection du système napoléonien. Ce serait la perspective que rouvrirait une guerre nouvelle arbitrairement déchaînée. Aussi serait-il impossible d’admettre que l’Europe, si désorganisée qu’elle soit, restât indifférente devant une crise qui affecterait si sérieusement sa sécurité en remettant tout en question. Elle s’inspirerait d’un vieux sentiment de solidarité, elle serait infailliblement conduite à mettre en commun ses craintes et ses prévoyances, à organiser la ligue de la préservation, de sorte que tout se réunit pour réduire à leurs vraies proportions ces chances de conflit, grossies par les divulgations intéressées et les paniques irréfléchies.

Tout concourt à détourner, à rendre impossible ou du moins bien invraisemblable une guerre que la France ne veut pas, que l’Allemagne ne pourrait entreprendre que par un emportement d’ambition, que l’Europe réprouverait, et, s’il fallait un dernier effort pour en finir avec des alarmes exagérées, le voyage du tsar à Berlin achève de dissiper les nuages. L’empereur Alexandre n’a pu certainement que se faire l’organe des inquiétudes européennes ; il a nécessairement profité de son intimité avec la cour de Prusse, même de sa déférence affectueuse envers son oncle, l’empereur Guillaume, pour fortifier les dispositions pacifiques. Croire qu’il pouvait aller à Berlin pour se prêter à des combinaisons menaçantes, fût-ce au prix d’avantages plus spécieux que sûrs pour la Russie, c’eût été une étrange méprise. La visite de l’empereur Alexandre au moment présent, dans les circonstances que traverse l’Europe, était naturellement, forcément une visite d’intervention conciliante, et tout semble en effet aujourd’hui révéler un apaisement dont les signes commencent à paraître de toutes parts, qui a du reste été publiquement constaté ces jours derniers en plein parlement anglais par une communication ministérielle. Le sous-secrétaire d’état du foreign office, M. Bourke, en déposant la correspondance échangée entre l’Allemagne et la Belgique, a déclaré que les nouvelles arrivées de Berlin étaient de nature à dissiper toutes les appréhensions et à rassurer complètement sur le maintien de la paix de l’Europe. On remarquera que, volontairement ou involontairement, M. Bourke n’a point laissé entrevoir un doute sur les dispositions qui régnaient à Paris.

C’est peut-être pour le moment la fin de cette échauffourée de correspondances alarmantes et de paniques. Les fantômes s’évanouissent, la paix reste comme le premier des biens, comme une victoire de la raison qui ne coûte rien à personne. Si des ébranlemens de ce genre infligés à l’opinion universelle ne sont pas sans péril, si, en représentant une situation sous des couleurs imprudemment assombries, on s’est exposé à créer le mal qu’on exagérait ou qu’on supposait, cette crise de quelques jours n’est point après tout sans quelque compensation, elle peut avoir ses avantages pour tout le monde. Elle a été peut-être tout d’abord pour l’Europe une occasion de s’interroger, de chercher à se reconnaître, de se demander ce que pouvaient lui conseiller ses intérêts et sa prévoyance. La visite de l’empereur Alexandre à Berlin, visite toute naturelle et habituelle, mais marquée cette fois d’un certain caractère exceptionnel, a été sans nul doute une manifestation de cette sollicitude générale. A-t-elle été la seule expression des préoccupations des cabinets ? Nous ne nous faisons aucune illusion. L’Europe est depuis bien des années profondément désorganisée, elle a de la peine à se dégager du désarroi où les événemens l’ont laissée, à renouer les traditions d’une entente sérieuse, d’une action collective ; mais enfin ! n’a-t-elle pas donné cette fois d’une façon quelconque une forme à une inquiétude que la marche ou l’apparence des choses devait lui suggérer ? N’y a-t-il pas eu un échange d’impressions, des communications adressées à Berlin et ailleurs ? L’Angleterre, pour tout dire, est-elle restée absolument impassible et muette ? Il n’est point impossible que l’émotion des gouvernemens ne se soit traduite d’une certaine manière. Les cabinets n’ont pas l’habitude de dire ce qu’ils font, surtout quand ils veulent réussir dans des circonstances particulièrement délicates. S’il y a eu quelque chose, il est bien certain que cela a été fait avec tous les ménagemens nécessaires, avec une prudente réserve. Ce ne serait pas moins une nouveauté caractéristique et rassurante, si cette petite tempête soulevée à la surface de l’Europe avait eu pour effet de conduire les cabinets à se rapprocher, à témoigner avec plus ou moins d’ensemble qu’ils ne sont point indifférens à tout ce qui peut mettre en doute la paix du monde.

La crise, qui s’apaise par degrés, peut avoir eu ce premier résultat ; elle en a un autre, elle est en vérité un avertissement qui peut avoir son utilité pour tous les pays, pour tous les gouvernemens, pour toutes les politiques. Que les Allemands, après avoir rempli l’air de leurs menaces et de leurs accusations, s’efforcent de rejeter sur la France la responsabilité de ces troubles d’opinion dont l’Europe se plaint, qu’ils aillent jusqu’à essayer de donner le change en attribuant au gouvernement français des correspondances faites avec les discours qui se tiennent à Berlin ou ailleurs, c’est un jeu qui ne trompe personne, dont ils sont les premiers à savoir le secret. Ce qui vient de se passer est de nature à les éclairer et à leur montrer que tout n’est pas permis même aux victorieux, que toutes les tactiques ne réussissent pas. Déjà ils ont pu éprouver qu’il y a des procédés de diplomatie, des tentatives hardies, des velléités de domination qui choquent un sentiment universel, qui risquent d’échouer devant la tranquille et ferme modération d’un petit pays comme la Belgique. Ils set tromperaient étrangement s’ils croyaient pouvoir abuser de la victoire au point de prétendre dicter des volontés ou dompter toutes les résistances. M. de Bismarck le sait mieux que tout autre, lui qui disait récemment avec une certaine bonne humeur à un Français : « Je crois que, vous et nous, nous faisons des frais de coquetterie avec l’Italie, et finalement il est bien possible que l’Italie ne fasse que ce qu’elle voudra. » Eh bien ! les Allemands ont besoin de se faire une politique qui respecte toutes les indépendances, de s’accoutumer à laisser chaque pays faire ce qu’il voudra et de ne pas paraître toujours prêts à saisir toutes les occasions d’agiter l’Europe par leurs prétentions ou leurs polémiques provocatrices. Ils ont une puissance qui est certes de nature à satisfaire l’orgueil d’un grand peuple. Cela peut leur suffire, il nous semble ; ils n’ont aucun droit de surveillance sur ceux qui ne leur donnent aucun grief, qui n’ont d’autre tort aux yeux des malveillans que de garder une foi inviolable en leur pays, de travailler dans leur liberté et leur indépendance à la réparation de leurs propres désastres.

La France, elle aussi, cela est bien certain, peut prendre sa part des avertissemens des dernières crises. Toute cette agitation, si exagérée qu’elle ait pu être, lui rappelle la nécessité de mesurer sans cesse ses actes, son langage, toute sa conduite politique. Qu’on nous comprenne bien : la France n’a point à se faire un rôle qui serait peu digne d’elle, elle n’a ni à prodiguer les démonstrations, ni à s’effacer, ni à se cacher pour accomplir ce que le sentiment de ses intérêts lui inspire ; elle n’a point certes à pousser la modération jusqu’à des sacrifices d’indépendance ou de dignité. On ne le lui demande pas, que nous sachions, et elle ne s’y résignerait pas aussi facilement qu’on le croit ; mais elle a, elle aussi, à se faire ce que nous appellerons la politique de sa situation, et c’est ici que les derniers incidens sont pleins de lumières pour l’opinion comme pour le gouvernement. Il faut bien se dire avec la franchise d’hommes dévoués à leur pays qu’aujourd’hui, dans les conditions qui nous ont été faites, il n’y a plus de place pour les déclamations vaines, pour les fantaisies individuelles, pour les inspirations de parti. Il faut oser s’avouer que tout ce qu’on fait se lie à un ensemble de choses dont on n’est pas maître, que discussions inopportunes, actes, manifestations, excentricités, peuvent avoir leurs conséquences. Les partis extrêmes sont toujours naturellement ceux qui se montrent les plus disposés à l’oublier ; ils ne voient qu’eux-mêmes et ne s’inspirent que de leurs passions et de leurs fantaisies. Il est bien clair qu’avec un sentiment plus sérieux des choses le conseil municipal de Paris aurait évité cette sotte affaire de la présidence, qui n’a point à coup sûr la gravité qu’on lui a donnée, mais qui pouvait être mal interprétée et surtout exploitée par les ennemis de la France. Il est bien sûr qu’avec plus de respect pour les intérêts et la situation de notre pays des hommes qui se croient des conservateurs, qui font des pèlerinages de dévotion à Rome, n’iraient point offrir au pape les secours de la France, dont ils ne disposent point heureusement, et n’obligeraient pas le saint-père à leur donner des conseils de prudence. Oui, il est bien évident que ceux qui agissent ou qui parlent ainsi ne consultent ni les circonstances ni les intérêts de leur pays, et qu’ils se permettent des excentricités qui ne sont que des manifestations sans valeur, mais dont peuvent abuser ceux qui connaissent peu la France ou ceux qui ne lui prodiguent pas leurs sympathies. On le voit par le dernier exposé des motifs des lois religieuses récemment proposées au parlement de Berlin : la France et Rome sont représentées avec affectation comme solidaires, comme la double personnification de la politique ultramontaine et cléricale. On donne des armes aux Allemands, voilà tout.

Ce serait aux partis sincères, aux partis qui mettent le patriotisme au-dessus de tout, de faire en quelque sorte la police autour d’eux, de réprimer ces excentricités ; mais, il faut aussi en convenir, tout cela n’arriverait pas, s’il y avait un gouvernement s’inspirant résolument de la situation, parlant à l’opinion, au pays comme à l’assemblée, donnant l’impulsion et la direction, au lieu de se laisser aller à des gaucheries que nous ne voulons pas relever, ou à des confusions et des contradictions qui montrent qu’il n’est pas toujours lui-même à l’abri des perplexités et des incertitudes de conduite. Le ministère est certes composé d’hommes sérieux dont la présence aux affaires est une garantie ; il doit rester au pouvoir, d’autant plus qu’il serait difficilement remplacé. Il serait bon seulement qu’il se perdît un peu moins dans les minuties administratives, qu’il coordonnât les affaires selon leur importance, qu’il devînt en un mot un vrai gouvernement, réglant pour ainsi dire la marche du pays. C’est M. Littré qui rappelait récemment ce mot de Richelieu : « les Français ne sont pas indisciplinables ; pour leur faire garder une règle, il ne faut que le vouloir fortement ; mais le mal est que jusqu’ici les chefs n’ont pas été capables de la fermeté requise en telle occasion. » Ces paroles, chacun des membres du gouvernement devrait les avoir sur son bureau et les relire tous les matins. Un gouvernement, voilà ce dont nous avons besoin ; il est indispensable dans des circonstances où tout devrait concorder, où il faudrait faire servir tous les ressorts de notre politique intérieure à la sûreté et à l’affermissement de notre situation extérieure. Il serait aussi bien nécessaire à ce moment où l’assemblée vient de se retrouver à Versailles, et va se mettre à compléter l’organisation constitutionnelle sous l’impression croissante, partout visible, d’une dissolution prochaine dont il ne restera plus bientôt qu’à fixer la date irrévocable.

Depuis que la France fait des révolutions et des expériences, elle a véritablement tout épuisé. Elle a multiplié les lois sur toutes ces questions de la presse, du système électoral, de l’organisation intérieure, qui s’agitent encore aujourd’hui. On dirait qu’après chaque crise publique elle est réduite à recommencer, à refaire ce qu’elle a déjà essayé sous toutes les formes. Elle plie sous l’héritage de dix régimes différens, entre lesquels il y en a qui n’ont profité ni à sa liberté ni à sa gloire, et il y en a aussi qu’elle regrette, qu’elle envie peut-être. Assurément si, tout compensé, il y a une époque favorable dans l’histoire politique de la France, c’est cette période qui va du lendemain du premier empire à la catastrophe de février 1848. Trente-quatre années qui ne sont sans doute exemptes ni d’agitations ni de réactions, qui sont souvent troublées par les violences de partis, par les rivalités et les ambitions, mais où il y a la générosité des idées, la chaleur des convictions, la sève des talens !

C’est l’époque où sous la forme de la monarchie constitutionnelle un régime de garanties libérales a été le plus près de devenir une réalité définitive, et si cette réalité n’a été qu’un rêve de trente-quatre ans, ceux qui ont eu un rôle dans la grande période parlementaire peuvent en dire les raisons. Ils peuvent montrer ce qu’ont été ces régimes de la restauration, du gouvernement de 1830, qui en réunissant tout ce qui devait les faire durer, en assurant au pays la paix et la possibilité de tous les progrès libéraux, ont disparu à dix-huit années d’intervalle dans des crises à peu près semblables. Les Mémoires de M. Odilon Barrot qu’on publie aujourd’hui ont le mérite d’ajouter une page de plus à cette histoire toujours profondément instructive ; ils peignent l’homme et le temps. Avocat du parti libéral sous la restauration, combattant de 1830, préfet de Paris après juillet, député, chef d’opposition pendant le règne de Louis-Philippe, ministre de quelques heures au 24 février 1848, président du conseil d’état depuis 1870, M. Odilon Barrot s’est trouvé mêlé à tout ; il a été, à vrai dire, un des éminens personnages de son époque moins par le pouvoir qu’il a eu l’occasion d’exercer que par l’autorité morale de son caractère et de son talent.

C’est à coup sûr un des hommes qui ont déployé dans la vie publique le plus d’honnêteté, d’élévation de sentimens et de droiture, c’est aussi un de ceux qui ont eu le plus de naïveté et d’illusions. Conservateur, il l’a été quand il a fallu, lorsqu’il est devenu un moment président du conseil après 1848. Au fond, c’est l’ami de Lafayette, le chef d’opposition dans toute sa candeur. Il semble né pour ce rôle, auquel il a été fidèle avec honneur, qu’il continue avec une sorte d’ingénuité jusque dans ses Mémoires. M. Odilon Barrot a eu la singulière et triste fortune d’accompagner le roi Charles X à Cherbourg en 1830, et de ne pouvoir sauver la couronne du roi Louis-Philippe le 24 février 1848. Il raconte ce qu’il a fait à ces deux époques, les mêlées parlementaires auxquelles il a pris part dans l’intervalle, les crises ministérielles, les conflits d’ambitions. Les portraits qu’il trace ne sont pas sans malice, les scènes qu’il décrit sont représentées d’une manière un peu sommaire. Partout dans ces pages se retrouve ce mélange d’illusions et de droiture qui est l’originalité de l’homme, qui caractérise le chef d’opposition persuadé qu’il ne s’est jamais trompé, que, si on l’avait écouté, tous les malheurs auraient pu être conjurée. M. Odilon Barrot était de ceux qui ne changent pas, qui sont immuables dans leurs idées et dans leur rôle. Même après les déceptions, dans le silence du second empire, il ne peut se détacher de ses vieilles impressions en reprenant tous ses discours d’autrefois sur la presse ou sur le jury, sur les incompatibilités parlementaires ou sur l’adjonction des capacités : grandes questions qui sont un peu passées de mode aujourd’hui, Assurément il y avait bien de l’aveuglement et d’étroits préjugés chez ceux qui résistaient aux plus simples réformes au risque d’enfermer la monarchie constitutionnelle dans un cadre trop inflexible, et il y avait aussi bien de l’imprévoyance chez ceux qui contribuaient sans le vouloir à déchaîner des passions qu’ils seraient impuissans à contenir au jour du péril. Les événemens se sont chargés de concilier tous ces vieux différends, et ce qui est essentiel aujourd’hui, c’est moins de refaire le passé que de l’éclairer des erreurs et des fautes aussi bien que des grands spectacles du libéralisme d’autrefois.

Il y a un pays qui, lui aussi, a eu sa période libérale, qui a connu jusqu’à un certain point les avantages d’un régime constitutionnel, et tous les mécomptes des révolutions, des guerres civiles, qui peut s’instruire par sa propre histoire : c’est l’Espagne. Où en est aujourd’hui cette restauration du jeune roi Alphonse XII qui date, déjà de près de cinq mois ? Elle n’a eu aucune peine à s’établir, à être acceptée par le pays, qui l’a considérée comme un gage de pacification ; la difficulté pour elle est de prendre son caractère et son équilibre, de s’organiser politiquement et de triompher de l’insurrection carliste. Jusqu’ici c’est une question d’influence qui s’agite dans une sorte d’obscurité à Madrid, autour du jeune roi. Évidemment la politique de M. Canovas del Castillo est de rallier le plus possible tous les élémens libéraux, de rattacher à la monarchie nouvelle, avec les anciens modérés, tous ceux qui ont participé à la révolution de 1868 et au gouvernement du roi Amédée. La plupart de ceux-ci, M. Sagasta comme le général Serrano et bien d’autres, ont fait acte d’adhésion au roi Alphonse, et au premier abord rien ne semblerait plus simple que de s’entendre sur une politique de conciliation libérale. Ce serait assez simple en effet, s’il n’y avait les passions, les rivalités, les ambitions personnelles, les rancunes qui rendent le problème épineux même pour un homme expert et habile comme le président du conseil. M. Canovas del Castillo ne semble pas se décourager, il reste maître de la situation ; mais autour de lui c’est une véritable bataille ou pour mieux dire un inextricable fouillis d’intrigues. Ralliés au roi Alphonse, les libéraux de la révolution de 1868 ne sont pas précisément d’accord entre eux sur la politique qu’ils doivent suivre, sur les conditions du concours qu’ils peuvent offrir au gouvernement. Ils ont des réunions, des conférences ; au fond, les questions personnelles ont toujours la première place dans ce travail intime qui semble se poursuivre pour rapprocher tous les élémens libéraux dont la fusion pourrait être une force pour le gouvernement Les modérés de leur côté, les anciens modérés réactionnaires s’efforcent de défendre le terrain, d’exclure tous les élémens libéraux, de pousser la monarchie nouvelle à rompre avec tous ceux qui ont coopéré plus ou moins aux événemens depuis 1868 ; ils se servent de tout pour rétablir leur influence ; ils font assez imprudemment intervenir le nom de la reine Isabelle ; ils tâchent d’intéresser la princesse des Asturies à leur cause, et ils laissent croire que la sœur du roi leur est favorable ; ils exploitent au profit de leur parti l’arrivée récente à Madrid du nonce du pape, Mgr Simeoni, qui a été déjà reçu par le roi. Les modérés ne réussissent pas absolument sans doute, ils pèsent sur le gouvernement et ils l’embarrassent en l’obligeant à se défendre contre des influences de réaction dont il sent le danger.

Le meilleur moyen d’en finir avec ces conflits intimes serait de faire appel au pays, de rassembler des cortès. C’est évidemment toujours le programme de la royauté restaurée et de son principal ministre, M. Canovas del Castillo ; mais avant tout il faut rétablir la paix, réduire l’insurrection carliste, et malheureusement, tandis que les partis s’agitent à Madrid, la guerre ne semble pas près de finir dans le nord. Les carlistes, il est vrai, sont loin d’être en progrès, ils semblent assez ébranlés et menacés de voir tarir leurs ressources. La tentative de Cabrera, sans avoir un succès immédiat et décisif, a été pour la cause du prétendant une épreuve sérieuse, et des bandes dissidentes se sont même déjà formées, dit-on, dans les provinces basques. La paix est le vœu des populations. Les carlistes ont néanmoins encore assez de forces pour prolonger la guerre, et les généraux de l’armée constitutionnelle sont plus souvent sur le chemin de Madrid que dans leur camp. Tout se borne pour le moment à des travaux de retranchement en Navarre, à des canonnades assez inutiles contre les positions carlistes autour d’Estella, à des engagemens qui ne décident rien. La guerre, par le fait, en est toujours au point où la laissait, il y a un an, le malheureux général Concha, le vaillant chef dont quelques officiers de l’armée espagnole viennent de raviver le souvenir dans une relation historique de la campagne de l’année dernière devant Bilbao et autour d’Estella. Concha avait le feu militaire et l’expérience de la guerre. Aurait-il réussi du premier coup, s’il n’avait pas trouvé la mort du soldat devant l’ennemi ? On ne peut le dire. Toujours est-il que l’œuvre qu’il avait entreprise et qu’il aurait pour sûr conduite sérieusement reste à terminer après un an. C’est là surtout ce dont on devrait s’occuper à Madrid. La pacification définitive des provinces du nord serait le couronnement de la restauration du mois de janvier et la garantie la plus sûre pour la monarchie libérale en Espagne.


CH. DE MAZADE.



UN DRAME BIBLIQUE.
The Tower of Babel, a poetical drama, by Alfred Austin, London 1874 ; Blackwood.


Le nombre est petit en tous pays des écrivains qui se sont essayés avec un égal succès en prose et en vers. M. Forgues avait déjà signalé aux lecteurs de la Revue le mérite poétique de M. Alfred Austin, lorsqu’un volume de critique, the Poetry of the Period, vint révéler sous un aspect nouveau ce remarquable talent. Depuis, revenant à ses travaux de prédilection, M. Austin a publié successivement les deux premières parties d’une sorte de trilogie qui, complétée cette année, paraîtra tout entière sous le titre de la Tragédie humaine, et enfin cette œuvre hardie qui tentait depuis longtemps son imagination : the Tower of Babel. Nous redoutons un peu en France les sujets empruntés à la Bible, qui inspire trop souvent d’une manière banale et uniforme nos voisins d’Angleterre : les citations, les commentaires de l’Ancien-Testament nous laissent froids ; mais, pas plus que lord Byron, dont il semble avoir pris cette fois les Mystères pour modèles, M. Austin n’aspire au rôle de prédicateur, il ne fait pas étalage non plus de haute érudition sémitique ; peu lui importe de donner à ses personnages des idées et des sentimens qui constituent ce qu’on est convenu d’appeler anachronismes. Ils sont humains comme ceux de Caïn ou de Ciel et Terre, leurs passions appartiennent à tous les temps et à tous les pays. Une idée très moderne se dégage même de cette vieille histoire de la confusion des langues : les aspirations contraires, les utopies insensées, les ambitions folles, les égoïsmes féroces, la rage de savoir dont nous sommes possédés, le spectacle de son siècle enfin a dû emporter M. Austin vers ce berceau du monde, témoin de la première révolte et du premier naufrage. Ce qui reste immuable, éternel, c’est l’amour. L’esprit n’est pas plus hostile à la chair que la chair n’est hostile à l’esprit ; l’un est la flamme, l’autre l’aliment de ce feu sacré qui ne doit jamais s’éteindre. Pour prouver cette vérité, qui n’a rien d’ascétique, le héros de M. Austin, Afraël, n’hésite pas à descendre sans retour de l’éther où il plane glorieux ; il s’en consolera dans les bras d’une mortelle. Ajoutons ici que l’adversaire déclaré des mièvreries de Tennyson a rompu plus résolument que jamais avec une bonne partie de l’école anglaise contemporaine, trop disposée à réduire les scènes et les figures épiques aux proportions du tableau de genre.

Le rideau se lève sur la plaine de Sennaar devant les tentes d’Aran, le principal instigateur de la tour. Noëma, femme de ce dernier, fait répéter à son jeune fils avant l’heure du repos la prière des cœurs soumis et dociles, elle tremble que l’exemple d’un orgueil effréné n’empoisonne cette jeune âme, et met ses soins à l’en garantir. Le petit Irad s’endort, sa mère reste en contemplation devant les sereines beautés du soir. Elle sent, à mesure que le crépuscule radieux de l’Orient succède aux feux du soleil, quelque chose d’elle-même se mêler au bruit des eaux de l’Euphrate, au ciel transparent, aux étoiles silencieuses, et finit par oublier dans le recueillement de son extase tout ce qui est du monde. Soudain de l’étoile la plus brillante jaillit une étincelle ; le corps lumineux ne s’évanouit pas dans sa course rapide à travers le firmament, il prend à mesure qu’il descend une forme ailée ; c’est un esprit, il est nu et n’en a pas de honte, car sa beauté surhumaine est impalpable, quoique visible. Noëma attend sans crainte, perdue dans une muette adoration. — Quelle étoile est celle-ci ? demande Afraël. — Et répondant à ses questions, l’humble femme lui fait avec simplicité les honneurs de la terre.

Pour l’esprit, tout est nouveau ; il ne compte pas, comme Cédar, parmi les anges préposés à la garde du trône de Jéhovah et ignore même si ceux-ci existent ; tout ce que lui apprend Noëma des mystères de la vie terrestre, tout ce qu’il voit et devine de cette aimable créature lui fait croire qu’il est plus près de Dieu qu’il ne l’a jamais été. Un sentiment indéfinissable l’empêche d’affronter la vue d’Aran ; il s’envole quand arrive l’époux qui demande à manger, à boire, à dormir. Aran n’est qu’un homme, — un homme rude et grossier. Ce qu’il espère dérober aux dieux le jour où il donnera l’assaut à leur repaire, c’est la richesse et la permanence des plaisirs qu’il est en état de concevoir. Il veut surtout exercer sa force, et la seule jouissance de tourmenter un tyran, de le faire passer du dédain qui blesse son orgueil à la colère, contre laquelle on peut entrer en lutte, suffirait à l’animer. Libre aux femmes de souffrir et de mourir sous le joug ; il se soucie peu qu’un esprit oisif vienne amuser de chimères la cervelle vide de celle qui lui appartient, pourvu que ce ne soit pas là quelque espion du camp ennemi délégué pour surveiller son œuvre. Devant cette dédaigneuse condescendance, Noëma se rappelle que l’esprit n’a pas méprisé son sexe, mais qu’il a souhaité au contraire d’être un homme parce qu’elle était femme. Elle aspire à le revoir, ne redoutant pas l’amour de deux ailes et d’une voix, et cet amour spirituel à peine entrevu lui fait haïr cependant et redouter le seul contact de son brutal époux.

Le second acte s’ouvre par une scène de la plus profonde originalité. Avant le lever du soleil, la multitude des travailleurs s’agite comme une fourmilière humaine à tous les étages de la tour. Tandis qu’ils montent la brique, les femmes mêlent le bitume, et le chant triste des esclaves courbés sous le fouet s’élève au milieu du tumulte d’un labeur incessant. Ce chant désespéré qui n’exprime que le désir d’en finir avec une vie de souffrance, la certitude accablée de gagner en vain le ciel pour leurs maîtres, ne trompe pas le soupçonneux Aran. Il devine la haine et la soif de vengeance sous cette feinte résignation, les maîtres sont aux esclaves ce que Dieu est aux maîtres. Il ne faudrait pas renverser le suprême tyran pour être ensuite détrôné soi-même !

Son égoïsme indigne Korah, le poète, l’enthousiaste, qui croit à la perfectibilité des hommes, et qui n’approuve un combat contre l’orgueil du ciel qu’à la condition de hâter le règne de l’égalité sur la terre.

Sidon, le philosophe, un stoïque déjà, méprise les rêves et les paroles vaines. Selon lui, la terre n’est qu’un hochet livré aux caprices des dieux qui s’amusent à exercer leur force contre elle, de même qu’ils s’amusent à faire souffrir les hommes pour voir ce qu’ils vont faire. Notre patience seule les désarme en déjouant leur cruelle curiosité. La patience, voilà donc la tour que rien ne renverse. Peleg, le prêtre, juge aussi que cette vertu est bonne ; mais que serait-elle sans la prière et la fumée des holocaustes ? Il propose de dédier la tour au Très-Haut par un sacrifice offert sur le dernier étage ; peut-être quelques-uns des fardeaux qui pèsent sur la créature seront-ils allégés en échange.

Ces discours font sourire Eber l’astrologue. Tandis que le prêtre se courbe dévotement sur les entrailles et le sang des victimes, lui, il a levé la tête pour compter la lente procession des étoiles, il a lu dans le ciel, qu’il mesure à son gré, l’ordre et une immuable discipline ; les nuages seuls sont capricieux, étant nés de la terre ; mais au-dessus d’eux il y a une loi à laquelle nos vœux ni nos libations ne sauraient rien changer. S’il se réjouit pour sa part de voir s’élever de plus en plus ces audacieuses spirales, c’est qu’ils le portent de plus en plus près des astres inaccessibles qui sont comme l’alphabet de la science. Grâce à eux, tout pourra être prévu, même un second déluge ; mieux vaut les interroger que perdre son temps dans la prière, la seule chose au monde qui soit complètement inutile.

Sur ce dernier point, Aran s’entend avec l’astrologue, dont les laborieuses veilles lui faisaient jusque-là hausser les épaules. Aran est un chef pratique, il promet à la foule joyeuse vie, d’abondantes moissons, le miel, l’huile et le vin, la fin de toute maladie, des troupeaux nombreux, mille délices : ce sont là des aspirations à la portée de tous ; aussi la foule l’acclame-t-elle, et il n’a pas de peine à la faire rire des fantaisies de Korah, qui, demandant la liberté pour les esclaves, permettra sans doute aussi aux agneaux de défendre leurs toisons, aux enfans d’échapper à la verge et aux femmes de se croire égales à leurs seigneurs. Pendant que la logique et le bon sens parlent par la bouche d’Aran, que les esclaves continuent leur travail avec des chants plus tristes que des larmes, les amours d’Afraël et de Noëma se déroulent par un contraste heureux. Leurs entretiens rappelleront inévitablement au lecteur français les premières et sublimes pages de la Chute d’un ange, mais avec des différences essentielles pourtant. Un jeune olympien épris d’une nymphe des bois ne tiendrait pas des discours plus enflammés que ceux de Cédar écartant le feuillage pour embrasser de ses regards Daïdah endormie ; cet amant idéal est humainement passionné, dévoré à la fois de désirs et du remords. Rien de chaste au contraire comme les entretiens d’Afraël avec la jeune mère qui lui ouvre le sanctuaire de sa vie intime en s’étonnant des affinités qu’elle découvre entre elle-même et cet être supérieur. Afraël ne tombera pas, c’est lui qui élèvera Noëma. Au troisième acte, nous les voyons tous deux flotter dans les airs, où les ailes de l’esprit soutiennent la foi de la femme. Il l’a appelée, et il a cru. Éblouie, elle se livre au pouvoir du divin amour qui l’emporte vers les étoiles ; mais, même en ce moment, le poids de ses sollicitudes l’entraîne de nouveau vers la terre, où elle souffre, où elle est opprimée. En vain Afraël la conjure-t-il d’habiter avec lui dans l’espace sa tente d’azur, elle est mère ; le devoir est en bas, elle tient à sa servitude, et descend la reprendre. Afraël, de son côté, semble gagné par la contagion de la chair. Il sent qu’il ne peut retourner au ciel, si Noëma n’y reste avec lui, car, loin d’elle, il n’est plus qu’un étranger, un exilé partout ; cependant il la quitte, car elle l’exige. L’aube les sépare.

Tandis que Noëma se blesse à l’incrédulité de son époux, qui prend pour les divagations de la folie le récit du voyage nocturne qu’elle vient de faire, Afraël prête l’oreille aux voix mystérieuses de l’espace, qui lui apprennent que l’amour peut, comme il le voudrait, réduire ses ailes en cendre et faire de lui un habitant de la terre. Il s’élance vers le remède qui le délivrera de privilèges devenus pour lui autant de supplices : sa forme insaisissable, son immortalité. Les voix fraternelles le rappellent pleurent ; il ne les écoute pas, il ne croit point déchoir et sent qu’il va gagner au lieu de perdre à l’échange ; mais, pour que cette transformation s’accomplisse, il faut d’abord que l’enchanteresse elle-même y consente, et Noëma, esclave, prétend respecter ses chaînes. Elle appartient à un maître qu’elle ne peut aimer, du moins le servira-t-elle fidèlement jusqu’au bout. Ses bras se refusent à enlacer la forme suppliante de l’esprit qui lui demande de faire tomber ses attributs glorieux ; que ces ailes, qu’elle ne peut se résoudre à briser, l’enveloppent plutôt une dernière fois et la ravissent au-dessus d’elle-même, et puis adieu jusqu’à ce que la mort l’affranchisse !

Ce quatrième acte est composé avec beaucoup d’art ; à côté de scènes d’amour auxquelles on ne saurait reprocher qu’un excès de raffinement dans l’expression des plus subtiles délicatesses du cœur, il y a des situations vraiment épiques : la scène du sacrifice par exemple, où le prêtre et l’utopiste, obéissant à des sentimens divers, se réunissent pour soulever les esclaves contre leurs tyrans, l’un au nom de Dieu, l’autre au nom de leurs droits, — la révolte des travailleurs exaltés par l’éloquence de Korah et sourds aux conseils plus sensés, mais moins persuasifs de Sidon, le philosophe. Point de compromis ! La bataille se termine à l’avantage d’Aran : son succès cependant n’est pas définitif ; soit accident de la nature, soit intervention divine, une tempête effroyable va éclater ; elle n’effraiera guère le superbe, qui juge que l’ennemi outragé répond à son défi. Il est prêt. — Où est sa pique ? — Noëma n’est pas là pour la lui apporter. L’héroïque effort qui l’a séparée de l’esprit, à jamais peut-être, une fois accompli, elle est tombée dans un évanouissement d’où les clameurs mêmes de la tempête sont impuissantes à la tirer ; mais le petit Irad accourt, son père l’emmène faire acte d’homme en assistant au moins à la lutte qui s’engage, lutte formidable entre le ciel qui tonne et la terre qui s’ébranle, tous les étages de la tour sont chargés de combattans ; Eber seul, sans armes, surveille l’orage ; Peleg exhorte le peuple à demander grâce, le front dans la poussière. Sidon recommande comme toujours d’opposer le calme à la violence ; il attend que les élémens s’apaisent. Korah veut entamer des pourparlers avec le ciel. La présence d’Aran, suivi de son jeune fils, rend à tous le courage, le choc des boucliers succède aux cris d’effroi et sert d’accompagnement au tonnerre : musique pour musique.

Intrépide et confiant jusqu’au bout, Aran blasphème encore, tandis que la foudre frappe le sommet de la tour et fait rouler les pans de murs chargés d’hommes sur la multitude réunie à la base. Peleg et Sidon sont restés parmi les morts : — Vous voyez ce que valaient les prières de celui-ci, dit Aran en repoussant le prêtre du pied. Ciel stupide ! ne pas savoir reconnaître ses amis ! Et toi aussi, Sidon, la belle conclusion, ma foi, de tes argumens ! Prêtre et philosophe frappés du même coup aveugle : voici qui est plaisant ! — Nouveau coup de tonnerre, nouvel écroulement, l’astrologue tombe à son tour. Korah veut élever la voix, Aran le perce de sa pique, l’envoyant seul vers cet avenir dont il a trop parlé. Ses légions ont autre chose à faire ! Les nuages défiés se sillonnent d’éclairs et grondent avec plus de fureur, la terre se fend. Irad, qui malgré son épouvante a d’abord gardé le silence, jette un cri qui retentit jusqu’à l’esprit attentif dans les airs aux péripéties du combat. Il saisit l’enfant de Noëma et le rapporte à sa mère. Aran a voulu le frapper, mais la pointe de sa pique n’a rencontré que l’éclair et le chef des rebelles tombe foudroyé. Sa mort décide de la déroute générale. L’orage s’apaise.

Le cinquième acte ne s’arrête pas à l’embrassement qui fait de l’esprit un homme et des nouveaux époux un même être plus parfait que les anges. Nous assistons à l’adoption d’Irad par Afraël, qui, nouvel Adam, devient avec une nouvelle Eve le père d’une race nouvelle, maîtresse du secret qui fait descendre le ciel sur la terre pour ceux qui en sont dignes. Le bienheureux couple émigre vers la contrée que l’esprit a autrefois saluée du haut des cieux comme la plus belle de toutes et que M. Austin aime comme sa patrie d’élection, la nourrice de son génie ; c’est aux purs descendans d’Afraël et de Noëma qu’il a dédié cette œuvre d’une exécution évidemment difficile, mais que soutient d’un bout à l’autre un souffle de vraie poésie.


TH. BENTZON.

Le directeur-gérant, C. BULOZ,