Chronique de la quinzaine - 14 mai 1901

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Chronique n° 1658
14 mai 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai.


Nos prévisions se sont réalisées en ce qui concerne la grève générale : il y a quinze jours, nous disions que le referendum du 28 avril ne serait pas considéré comme une épreuve concluante, et il ne l’a pas été, en effet. Si on avait cru y trouver un moyen de mettre fin à la grève de Montceau-les-Mines, on s’était trompé. La situation restait la même à Montceau, sans raison apparente pour qu’elle ne se prolongeât pas encore longtemps. Il y en avait une toutefois, c’est que les grévistes étaient à bout de ressources. Leur marmite en plein air, qui avait eu tant de succès au commencement de la grève, commençait à tarir : à la gaité et à la confiance des premiers jours avaient succédé la préoccupation et la tristesse. Le découragement était complet, et le dénouement se serait produit plus tôt, si le mirage de la grève générale n’avait pas entretenu dans les esprits un reste d’illusion. Il fallait voir ce qui sortirait du referendum. Le résultat en est maintenant connu. C’est la première fois qu’on avait recours à ce procédé. L’expérience était donc curieuse en elle-même : elle mérite d’être examinée de près.

D’après les chiffres que la Fédération des ouvriers, dont le siège est à Saint-Étienne, a communiqués au public, il y a en France 162 000 mineurs : c’est donc à 162 000 personnes qu’on a posé la question de savoir s’il y avait lieu de proclamer la grève générale pour soutenir, par esprit de solidarité, les revendications particulières des Montcelliens. Combien ont-elles pris part au scrutin ? Environ 50 000 : d’où il faut conclure que, pour des motifs divers, 112 000 se sont abstenues. Nous donnons des chiffres d’ensemble, en négligeant les petits groupes d’unités. Un aussi grand nombre d’abstentions devait enlever d’avance toute autorité au verdict qui serait rendu. Incontestablement les ouvriers, — à l’exception de ceux de Montceau, bien entendu, — n’avaient pas attaché grand intérêt au referendum. Dans certaines régions minières, ils avaient complètement négligé de voter, rien n’ayant d’ailleurs été préparé pour organiser le scrutin. Faut-il attribuer leur attitude à l’indifférence, ou à une réserve qui avait des causes réfléchies ? Suivant les lieux, suivant les personnes, il y a eu tantôt l’un et tantôt l’autre de ces sentimens. Peut-être l’indifférence a-t-elle été le plus général ; mais la réserve et l’abstention volontaires ont eu aussi leur large part dans la journée du 28 avril. A Montceau, par exemple, où tous les ouvriers du syndicat rouge ont voté pour la grève comme un seul homme, les ouvriers du syndicat jaune n’ont pas voté contre ; ils ont préféré ne pas voter du tout. Pourquoi ? Évidemment parce qu’ils étaient résolus à ne pas s’incliner devant la majorité, si elle s’opposait à leur volonté de travailler. Le droit au travail est pour eux le droit de vivre et de faire vivre leurs familles : rien ne saurait les obliger à y renoncer. Ils en sont restés à cette belle parole de M. Waldeck-Rousseau, que le droit d’un seul ouvrier qui veut travailler est égal à celui de tous les autres qui ne le veulent pas. Dès lors, l’abstention s’imposait à eux en bonne logique. Prendre part au referendum aurait été en reconnaître l’autorité, et c’est ce qu’ils refusaient de faire, aimant mieux garder entières leur indépendance et leur liberté. Combien d’autres ouvriers en France ont raisonné de la même manière, on n’en peut rien savoir ; mais peut-être ont-ils été fort nombreux. Vouloir leur imposer le respect du référendum et de la résolution qui risquait d’en sortir était aller au devant d’un échec certain. Les chefs et les meneurs du parti socialiste n’ont pas voulu s’y exposer. Et, quand bien même ils auraient désiré la grève générale aussi fortement qu’ils la repoussaient, ils auraient eu encore un autre motif de ne pas se compromettre en la proclamant. Depuis seize ans qu’elle existe, la loi sur les syndicats professionnels n’a pas produit complètement les effets qu’on en attendait. Il s’en faut de beaucoup que tous les ouvriers aient vu, dans le droit et dans le moyen qu’elle leur donnait de s’organiser en syndicats, le bienfait dont on avait prétendu les gratifier. Beaucoup d’entre eux, la majorité même, ont refusé jusqu’ici de se laisser affilier à un syndicat : c’est même pour ce motif que M. Millerand a fait des décrets et déposé un projet de loi destinés à exercer sur eux un Compelle intrare extrêmement énergique, en les plaçant dans l’alternative de n’être rien, de n’être comptés pour rien, ou d’accepter le joug syndical.

Mais la loi n’est pas encore votée. En attendant, quelle est la situation ? Sur 162 000 ouvriers mineurs, il y en a plus de 100 000 qui ne sont pas syndiqués. Les syndicats peuvent prendre toutes les décisions possibles, distribuer des mots d’ordre, lancer des injonctions aux quatre vents du ciel, ces 100 000 ouvriers laissent faire, laissent dire et continuent tranquillement leur besogne quotidienne. Sans doute, dans un milieu surchauffé comme Montceau et où la tyrannie syndicale s’exerce les jours de grève par la force brutale, un trop grand nombre d’ouvriers non syndiqués, insuffisamment protégés par l’autorité publique, se voient obligés de se conformer au mouvement général ; mais, partout ailleurs, ils restent libres. On a beau leur envoyer des bulletins de vote ; ils les gardent dans leur poche et se tiennent à l’écart du scrutin. C’est ce qu’on a vu le 28 avril. En admettant que 10 à 12 000 ouvriers n’aient pas voté pour cause de maladie, d’absence ou d’indifférence, 100 000 au moins se sont abstenus sciemment et volontairement. Sur eux les syndicats n’ont pas de prise. Les chefs du parti ont dès lors fort bien compris que, s’ils cherchaient à leur imposer un mot d’ordre, la tentative serait vaine et n’aurait pour eux-mêmes d’autre conséquence que de manifester publiquement leur impuissance, avec des chiffres qui permettraient de la mesurer exactement. Ils n’ont pas voulu courir cette chance, et personne n’en sera surpris.

Mais leur principale raison de repousser un essai de grève générale en ce moment est qu’ils se rendaient compte de la parfaite inefficacité d’une arme qui n’était terrible qu’en apparence, et qui, en réalité, n’aurait eu, sur la société bourgeoise et capitaliste aucun des effets qu’on s’en promettait. On en parlait d’ailleurs depuis trop longtemps : toutes les compagnies qui usent du charbon avaient eu le temps de prendre leurs précautions, pour le cas où la menace de la grève aurait été finalement exécutée. La France n’est pas un des grands pays producteurs de charbon, et ce qu’elle en produit n’entre que pour une part relativement faible dans la consommation nationale. L’industrie houillère suffit chez nous à faire vivre un grand nombre d’ouvriers ; nous acceptons tel qu’on nous l’a donné le chiffre de 162 000 ; mais ces ouvriers y sont peut-être les principaux intéressés, en ce sens que, si le travail est interrompu dans les mines, ils ne touchent plus de salaires et voient leur Aie de famille cruellement éprouvée, tandis qu’il est facile aux consommateurs de charbon de se pourvoir ailleurs. Ils ont même le choix entre l’Angleterre et l’Amérique. Nous savons bien que, par suite des difficultés financières provoquées chez nos voisins par la guerre Sud-Africaine, un impôt de sortie a été mis sur le charbon. Le chancelier de l’Échiquier a expliqué combien il était juste qu’une guerre aussi avantageuse à tout le monde, aussi honorable pour l’humanité, aussi favorable aux progrès de la civilisation universelle, fût soldée, au moins en partie, par les étrangers. Il a dit que la taxe d’exportation sur le charbon serait payée intégralement par eux, ce qui n’est pas bien sûr : à tel point qu’une grève générale de l’industrie minière menace maintenant l’Angleterre après avoir menacé la France, sous prétexte que les conditions qu’on lui impose seraient pour elle un désastre. Mais nous ne croyons pas plus à la grève en Angleterre qu’en France ; le charbon sera augmenté de prix, sans risquer jamais de faire défaut ; et, si l’Angleterre cessait pendant quelque temps d’en fournir, l’Amérique serait là avec des réserves qui ne sont pas encore près d’être épuisées, ni même sensiblement atteintes. Une grève générale en France, en élevant le prix des charbons, aurait causé une perte au consommateur, mais une perte légère comparée à celle que les ouvriers auraient subie. Cette suspension complète de la vie nationale, que les grévistes de Montceau croyaient pouvoir en quelque sorte décréter, n’est qu’une fantasmagorie puérile. Ils ne le savaient pas, eux, les malheureux, parce qu’ils n’ont guère pour aliment intellectuel que des journaux qui les trompent et les déclamations de M. Maxence Roldes ; mais M. Basly, M. Lamendin, M. Cotte, ce dernier secrétaire général de la Fédération de Saint-Étienne, sans parler de MM. Jaurès et Viviani, sont les uns trop intelligens et les autres trop instruits pour en avoir douté un seul instant. Nous ne le disons pas à leur décharge. Ils n’en sont que plus coupables d’avoir entretenu dans l’imagination des ouvriers des rêves de violence et de victoire qui devaient aboutir à une déception cruelle. Ils auraient dû avoir le courage de dire dès le premier jour la vérité qu’ils ont avouée seulement le dernier. Qu’espéraient-ils donc ? Sans doute que leur action sur le gouvernement serait assez puissante pour l’entraîner à prendre à l’égard des compagnies une attitude d’intimidation qui les amènerait à capituler : c’est ainsi qu’on s’exprime. Les plus cultivés, les plus affinés des socialistes ont dans l’esprit un coin de chimère, sans quoi ils ne seraient pas socialistes. Ils s’imaginent volontiers que le gouvernement peut tout, ou presque tout, et qu’il est maître de dicter souverainement au capital, des lois inéluctables. Ils croient qu’en effrayant le capital, on l’oblige à se rendre, tandis qu’on ne réussit qu’à le faire s’expatrier ou se cacher. Comment expliquer autrement le rôle qu’ils se sont donné et qu’ils ont joué longtemps, jusqu’au jour où il leur a bien fallu reconnaître qu’on était à bout de ressources, et que l’heure avait sonné de mettre fin à une grève dont on ne pouvait plus attendre que des catastrophes.

Alors, ils ont pris leur parti très résolument. M. Basly, en particulier, et M. Lamendin ont mené le Congrès de Lens tambour battant. Ils se sentaient chez eux, au milieu des leurs, auxquels ils avaient su inspirer une crainte salutaire de la grève générale, qui était le commencement de la sagesse. Ils ont manœuvré avec adresse, et le Congrès a voté tout ce qu’ils ont voulu. Leur tort a été de lui faire décider que, s’il y avait des abstentions dans le référendum, le chiffre en serait ajouté à celui de la majorité. Et de quel droit, s’il vous plaît ? Jamais encore, dans aucun scrutin, on n’avait imaginé une confiscation aussi monstrueuse des opinions qui n’avaient pas voulu se produire. Nous avons dit que les ouvriers jaunes de Montceau avaient fait exprès de ne pas voter, parce qu’ils étaient contraires à la grève et qu’ils entendaient ne pas s’y soumettre, si elle était votée. Les compter, malgré cela, au nombre de ses partisans, n’était pas seulement une tyrannie véritable, mais une pure absurdité. Et il en est de même pour la plupart des autres abstentionnistes. Après le vote, on s’est aperçu de la faute commise : il fallait mettre toutes les abstentions au compte de la grève générale, puisqu’elle avait réuni la majorité des votans. On a essayé d’échapper à cette obligation en disant que les abstentions devaient être rattachées à la majorité, non pas dans la France entière, mais dans chaque région : de cette manière, dans le Pas-de-Calais, par exemple, où la majorité s’était prononcée contre la grève et où les abstentions avaient été extrêmement nombreuses, on grossissait d’un coup de milliers de voix, mais de voix silencieuses, l’opinion qui avait succombé ailleurs. Quoi de plus empirique ? Quoi de plus fantaisiste ? Ce n’est certainement pas ce qu’avait voulu le Congrès. Mais M. Basly, le directeur du mouvement, n’y regardait pas de si près. Rien n’égale la désinvolture avec laquelle, le lendemain même du vote, il a fait savoir, par un manifeste, que les mineurs du Pas-de-Calais N’en tiendraient aucun compte. Il est même allé jusqu’à reprocher aux mineurs de Montceau d’y avoir pris part, et à soutenir qu’ils n’en avaient pas le droit, puisqu’ils étaient en cause : il fallait, de ce chef, retrancher 6 000 voix aux partisans de la grève. Les ouvriers de Montceau ont protesté avec véhémence et même avec une sorte de stupeur ; mais on s’est moqué de leurs protestations. Leurs camarades du Pas-de-Calais déclaraient qu’ils n’obéiraient pas au referendum, parce qu’il était incomplet et équivoque, en quoi ils avaient raison ; mais, ajoutaient-ils, il était inadmissible que la totalité des ouvriers mineurs de France se sacrifiât à l’intérêt de quelques-uns. Que devenait dès lors ce principe sacro-saint de la solidarité, dont on avait fait tant de bruit, et que les grévistes de Montceau avaient pris si naïvement au sérieux ? Le jour où il avait fallu l’appliquer, tout le monde, si on nous permet le mot, s’était défilé. Tant pis pour les Montcelliens ! Ils n’avaient consulté personne pour faire leur grève : ils devaient seuls en supporter les conséquences. Soit : mais alors, à quoi bon avoir consulté la Fédération de Saint-Étienne ? A quoi bon enfin avoir fait le referendum ? A quoi bon avoir réuni le Congrès de Lens ? Il n’était pas nécessaire de recourir à d’aussi grands moyens pour abandonner plus solennellement une poignée de malheureux : on se montrait à leur égard vraiment impitoyable. Ce qui caractérise cette grève, en dehors de sa durée exceptionnelle, c’est le luxe avec lequel on y a mis en mouvement toute l’organisation socialiste, les syndicats, la Fédération ouvrière, un Congrès quasi œcuménique, pour aboutir à quoi ? Au néant. Au moment de franchir le pas décisif qui séparait de la grève générale, on a reculé, sentant qu’on allait tomber de mal en pis. Les considérations ministérielles ont été pour quelque chose dans ce dénouement ; nous le voulons bien ; toutefois il ne faut pas en exagérer l’importance. Quelque tendresse qu’ils aient pour le Ministère actuel, les socialistes auraient passé outre à l’inconvénient de lui causer des embarras, s’ils avaient senti le terrain solide sous leurs pas ; mais le terrain s’effondrait de partout, et ne présentait plus que des abîmes. On a dit leur fait aux Montcelliens, assez rudement même. On leur a déclaré tout net qu’ils étaient libres de continuer la grève, si cela leur plaisait, mais qu’on ne s’y associerait pas au nom d’un esprit de solidarité qui serait vraiment un esprit de sacrifice, ou plutôt de folie poussée jusqu’au suicide.

Alors, les ouvriers de Montceau sont redescendus tristement dans la mine qu’ils avaient abandonnée depuis cent huit jours. Ils ont accepté tout, ne se sentant plus le cœur de résister. M. Jaurès a déclaré qu’ils étaient héroïques, et que, dans leur claire vision des intérêts de la classe ouvrière tout entière, ils avaient dégagé leurs camarades des obligations que ceux-ci avaient pu contracter à leur égard. Mais eux-mêmes n’ont rien dit de pareil. Ils ont gardé pour eux le secret de leur pensée, où se mêlaient sans doute une douloureuse amertume et une immense désillusion. M. Maxence Roldes a renoncé à claironner plus longtemps à leurs oreilles qu’ils étaient de grands vainqueurs, alors qu’ils se sentaient de pauvres vaincus. Ils ont été bien imprudens sans doute, mais on doit les plaindre, car ils ont été cruellement trompés. Et on les trompe encore, lorsqu’on leur promet que, dans six mois, les Chambres devront avoir voté tout un ensemble de réformes propres à assurer leur bonheur, sinon la grève générale sera enfin proclamée sans l’émission. Toujours la même duperie !


Une crise ministérielle vient d’avoir lieu en Prusse, à la suite de la reprise de ce qu’on a appelé la « guerre de canaux. » Cette fois, la bataille a fait des victimes, sans même avoir été livrée, et trois ministres sont restés sur le carreau. Le plus important des trois est sans comparaison M. de Miquel, ministre des Finances et vice-président du ministère d’État. Agé aujourd’hui de soixante-treize ans, il a rempli une longue et grande existence administrative et politique, dont nous n’indiquerons pas les multiples et diverses péripéties, afin de n’avoir pas l’air de faire une oraison funèbre. On enterre assez volontiers M. de Miquel, en Allemagne ; mais qui sait, avec un maître aussi mobile que Guillaume II, ce que l’avenir réserve ? Mobile, nul d’ailleurs ne l’a été plus que M. de Miquel lui-même. On sait que, parti du socialisme de Karl Marx, il a évolué peu à peu vers la droite conservatrice à laquelle il a fini par arriver et avec laquelle il se confond aujourd’hui. Il a parcouru toute la gamme des opinions politiques, apportant successivement à chacune d’elles l’appui de son intelligence et de sa capacité. Il est très attaqué en ce moment, parce qu’il a l’air d’un vaincu. Naguère encore tout lui souriait ; la fortune semblait aller à lui ; on se demandait s’il ne deviendrait pas prochainement chancelier de l’Empire, — et alors il était entouré d’amis. La faveur impériale a porté au pinacle le comte de Bulow, qui d’ailleurs paraît fort digne de sa haute situation et en a rempli jusqu’à ce jour les devoirs avec une réelle supériorité. On a établi alors une sorte d’antagonisme entre M. de Miquel et M. de Bulow, comme s’ils ne pouvaient pas rester longtemps dans le même ministère. Nous ne savons pas ce qu’il faut penser des sentimens des deux hommes l’un à l’égard de l’autre ; toutefois les derniers événemens semblent donner raison à ceux qui ne les croyaient pas destinés à vivre ensemble. Jamais la situation du comte de Bulow n’a paru plus forte. Il reste seul à la tête du ministère prussien, qu’il préside, n’ayant pas jugé à propos de donner un successeur à M. de Miquel dans ses fonctions de vice-président ; il est chancelier de l’Empire ; il n’a eu que des succès dans le Reichstag, c’est-à-dire dans le parlement impérial ; — mais il a été moins heureux au Landtag de Prusse, et c’est là sans doute qu’il trouvera demain, comme il les y a trouvées hier, des difficultés que la retraite de M. de Miquel n’aura peut-être pas diminuées.

La « guerre des canaux » n’est pas une nouveauté : elle a commencé il y a deux ans, après une assez longue préparation, et elle a abouti à une défaite complète du gouvernement. Nous en avons raconté l’histoire à mesure qu’elle se déroulait : l’empereur Guillaume en a été dans la coulisse le principal acteur, et par conséquent la part principale lui revient dans l’échec qui a terminé le premier acte. Il en est de même aujourd’hui, bien que l’Empereur ait paru vouloir faire croire, en sacrifiant M. de Miquel et deux de ses collègues, qu’ils étaient cause de tout le mal. Peut-être n’y sont-ils à peu près pour rien.

On sait que l’Empereur a conçu l’idée de relier l’Elbe au Rhin par un canal à deux tronçons : il s’y est attaché avec l’ardeur passionnée et la ténacité qu’il apporte à la plupart de ses entreprises. Celle-ci lui tient particulièrement au cœur. Elle correspond aux plus grands intérêts de l’État, intérêts économiques, politiques et militaires, dont l’importance est devenue à ses yeux un article de foi. Peut-être se l’exagère-t-il, mais elle est grande certainement, et, nous qui jugeons les choses du dehors, nous sommes prêts à donner raison à Guillaume contre les résistances qu’il rencontre. Ces résistances viennent surtout des agrariens de la Prusse orientale, hobereaux et grands propriétaires, loyalistes et chrétiens, comme ils le disent eux-mêmes, mais d’une indépendance farouche, lorsqu’ils jugent qu’on porte atteinte à leurs intérêts vitaux. Or, ces intérêts se résument pour eux dans la protection de l’agriculture. Il leur semble que la caste sociale à laquelle ils appartiennent est liée au sort de l’agriculture, où elle puise ses principaux moyens d’existence, et cette caste si puissamment organisée est à leur sens la charpente solide, l’ossature véritable de l’État prussien, par conséquent de l’Empire lui-même, car les deux ne sont qu’un aujourd’hui. Ils sont fonctionnaires, ils sont officiers, ils sont diplomates, et fourniraient à eux seuls des candidats à toutes les fonctions publiques, qu’ils remplissent d’ailleurs avec exactitude et probité. L’Empereur lui-même a reconnu leurs mérites en maintes circonstances ; il les ménage ; il ne veut pas se brouiller avec eux. Mais ces hommes estimables à beaucoup d’égards sont fermés aux idées nouvelles. Ils sont inquiets et jaloux des progrès des autres. Agriculteurs, ils regardent avec impatience la prospérité industrielle des provinces occidentales de l’Empire, qui a pris depuis quelques années un essor si prodigieux. On ne leur ôtera pas de l’esprit deux idées qui s’y sont profondément enfoncées : la première est que la prospérité des provinces industrielles est faite en partie au détriment des provinces agricoles ; et la seconde, que les canaux dont l’Empereur poursuit la réalisation, utiles sans doute aux industriels de l’Ouest, ouvriront à l’invasion des produits du dehors les marchés de l’Est qui en sont déjà trop encombrés. Ces canaux apporteraient la fortune aux autres ; mais, à eux, ils apporteraient la ruine, et leur ruine serait celle de l’État, privé bientôt de ses forces morales, plus indispensables mille fois que les richesses matérielles, mobiles, fugitives, dont la Prusse a pu se passer jusqu’à ce jour : ce n’est pas là qu’elle a trouvé le secret de sa grandeur.

On comprend, d’après cela, le caractère de l’opposition que font les agrariens à la construction des canaux si chers à l’Empereur. Ils ne veulent pas en entendre parler. En ce moment surtout, l’agriculture souffre ; — mais ne dit-on pas qu’elle souffre toujours ? — Ce qu’il lui faut, ce sont de sérieux tarifs protecteurs, et non pas des voies de pénétration largement ouvertes à l’étranger. Les agrariens prussiens ne se contentent pas de gémir, ils agissent. Ils ont fondé depuis huit ans une Ligue agraire, Bund der Landwirthe, qui réunit aujourd’hui plus de deux cent mille adhérens, qui a de l’argent, qui publie les livres et des journaux, qui fait des conférences, et qui affiche la prétention d’exercer une influence prépondérante sur le gouvernement et sur les électeurs. Elle s’est fondée avec cette intention avouée, et elle l’a en partie réalisée. Il faut compter avec elle, non seulement à cause des intérêts qu’elle représente, mais parce qu’elle est une puissance politique et électorale qui sert de contrepoids à celle des socialistes. Les socialistes et les agrariens sont peut-être en ce moment les deux partis les mieux organisés en Prusse et en Allemagne. Aussi l’Empereur, quelque irrité qu’il puisse être de leur opposition, ménage-t-il les agrariens et ne veut-il pas rompre avec eux, d’autant plus qu’il partage sur plus d’un point le sentiment qu’ils ont eux-mêmes de leur importance politique et sociale. Mais les hommes de ce genre sont peu maniables : s’ils respectent profondément et sincèrement le droit divin de l’Empereur, ils ne sont pas éloignés de croire que le leur n’est pas de qualité moindre, et ils exigent qu’on le respecte aussi. Voilà les gens avec lesquels le gouvernement prussien s’est trouvé aux prises au Landtag : cette assemblée est leur forteresse. Le problème qu’avait à résoudre M. de Bulow était donc délicat et difficile ; cependant il n’a pas désespéré d’y réussir.

Il a cru qu’à force d’application, de soins et de diplomatie, il pourrait faire voter un projet qui concilierait tant d’intérêts et de préjugés divergens. Pour cela, il fallait d’abord inspirer confiance aux agrariens et leur tenir le langage le plus propre à aller droit à leur cœur. Aussi leur a-t-il parlé de l’agriculture à peu près comme aurait pu le faire un d’entre eux. Nous ne doutons pas que M. de Bulow ne soit très frappé des maux de l’agriculture : cependant, comme diplomate, il n’en avait pas fait jusqu’à ces dernières années l’objet principal de ses préoccupations, et c’est un peu grâce aux circonstances nouvelles où il se trouve qu’il s’est découvert à leur égard de véritables trésors de sensibilité. A lire son discours, on croit distinguer des larmes dans sa voix ; à l’entendre, l’assemblée a éprouvé une émotion très vive, mais presque douce, car jamais ministre n’avait parlé mieux à l’unisson de ses propres sentimens. M. de Bulow n’a pas hésité à dire, pour conclure, qu’à l’échéance prochaine des traités de commerce, c’est-à-dire dans deux ans, il y faudrait certainement relever les tarifs douaniers. Aucune promesse ne pouvait plaire davantage aux agrariens : aussi le discours du ministre a-t-il été accueilli par eux avec une grande satisfaction.

Toutefois ils ont conservé de l’inquiétude sur un point particulier. Ils ne veulent plus de traités de commerce, jugeant qu’un traité engage l’avenir pour une durée plus ou moins longue, et cela est incontestable : or, ils entendent rester toujours libres d’exhausser, ou d’abaisser leurs tarifs, mais surtout de les exhausser, suivant l’intérêt du moment et toutes les fois qu’ils le jugeront à propos. Le système inauguré chez nous par M. Méline, et qui consiste à établir un tarif minimum et un tarif maximum entre lesquels on peut jouer à son aise, leur plaît infiniment. A la réflexion, ils se sont aperçus que M. de Bulow ne s’était pas prononcé à ce sujet, et qu’il y avait du vague dans son discours. Il semble bien que M. de Bulow n’ait pas renoncé au système des traités de commerce : il relèvera les tarifs, soit, mais d’accord avec les autres puissances, et, entre parenthèse, cet accord ne sera pas commode à établir. Si son discours a produit une bonne impression sur les agrariens de Prusse, l’effet au dehors en a été fort différent. L’Autriche et l’Italie, les deux puissances alliées de l’Allemagne, ont fait entendre des cris d’alarme, des protestations même, et si vives qu’il faut peut-être voir dans cette situation, telle qu’elle est subitement apparue, une des causes du rapprochement survenu entre l’Italie et nous. Quant à la Russie, qui n’est plus l’alliée, qui est seulement l’amie de l’Allemagne, et qui a avec elle son franc parler, elle s’est fâchée et a annoncé tout de suite qu’elle userait de vigoureuses représailles. Une note officieuse, dont l’inspiration ou même la rédaction a été attribuée à M. de Witte, a tenu un langage presque menaçant : on a pu croire que le chancelier de l’Empire était sur le point de compromettre ses relations avec les autres puissances pour mieux obtenir les faveurs des agrariens. Mais, donnant donnant : le gouvernement n’entendait relever les tarifs que si les agrariens votaient les canaux. On est habitué depuis longtemps en Allemagne à considérer le gouvernement parlementaire comme un marchandage perpétuel, et, cette fois, les termes généraux du marché apparaissaient très nettement. M. de Bulow a fait plus encore. Les agrariens de l’Est se plaignent de l’insuffisante navigabilité de certaines rivières ; il a promis d’en régulariser le cours. Enfin, pour que tout le monde fût content, il a promis par surcroit la régularisation de la Lippe, qui traverse les circonscriptions catholiques. Les catholiques devaient donc voter le projet : n’y trouvaient-ils pas leur compte ? On voit que ce projet, comme l’a dit plus tard M. de Bulow, avait été fait « sur le principe d’une équité compensatrice dans le domaine économique : » aussi formait-il un tout ; il fallait l’accepter ou le repousser en bloc. Le gouvernement espérait qu’il serait accepté.

O ingratitude humaine ! il n’a pas tardé à s’apercevoir du contraire. Ce beau projet, qui se proposait de mettre les agrariens et les catholiques d’accord, les a mis d’accord en effet, mais contre lui. Ils en ont pris les uns et les autres ce qui les intéressait personnellement, à savoir la régularisation de quelques fleuves et rivières, et en ont rejeté le reste, c’est-à-dire les canaux. Cela s’est passé dans une commission : on n’est pas allé jusqu’en séance publique. Le gouvernement, se jugeant d’avance battu, a jugé inutile de se battre. Son chef-d’œuvre d’habileté s’était effondré. Il a pris le parti de prononcer la clôture de la session, un peu brusquement, un peu rudement, sans s’expliquer sur ses intentions ultérieures. On a parlé de dissolution, nous n’y croyons pas : à moins de la faire précéder d’une refonte complète de la loi électorale, le pays renverrait les mêmes députés. Autant les garder tels quels. Mais l’Empereur renoncera-t-il à ses canaux ? Nous ne le croyons pas davantage. Il prendra du temps, n’arrêtera des dispositions nouvelles, il fera d’autres projets, fera faire d’autres marchandages, et un jour on le verra revenir à la charge : mais rien ne prouve que ce soit avec plus de succès.

Quant à M. de Miquel, on l’a sacrifié, parce qu’il fallait un bouc émissaire, et aussi parce qu’il était devenu à un degré trop intime l’homme de la droite agrarienne. Déjà, il y a deux ans, lors de la discussion et du rejet du premier projet, il avait paru suspect de tiédeur à l’égard des canaux. Son attitude avait semblé équivoque et suspecte. Il en a été de même cette fois. C’est lui qui avait engagé le gouvernement dans la voie des concessions aux agrariens. Le gouvernement a jugé qu’il avait poussé ces concessions très loin, qu’il s’était presque compromis en les faisant, qu’il s’était attiré des embarras avec certaines puissances : et tout cela inutilement. Puisque M. de Miquel s’était donné aux agrariens, on espérait qu’il avait pris de l’influence sur ses nouveaux amis : le pitoyable fiasco auquel on aboutissait donnait une impression contraire. On en rejetait sur lui la responsabilité peu glorieuse, car il n’y a rien de moins glorieux qu’une intrigue parlementaire qui ne réussit pas. Pourtant M. de Miquel a été traité avec des ménagemens particuliers. Mis en demeure de donner sa démission, celle-ci a été acceptée comme s’il l’avait donnée spontanément et pour cause de santé. L’Empereur a rendu hommage à sa longue et brillante carrière, aux services qu’il avait rendus, à ceux qu’il rendrait encore à la Chambre des Seigneurs dont il l’a nommé membre à vie : après quoi, il a donné à M. de Bulow des marques redoublées et publiques de sa confiance et de sa faveur. L’heureux chancelier, malgré son échec, sort de la crise avec tous les honneurs de la guerre ; mais il a trop d’esprit pour ne pas prévoir les difficultés de l’œuvre qu’on attend de lui. Les ministres qui s’en vont, en dehors de M. de Miquel, et ceux qui arrivent, à l’exception de M. Mœller, sont des hommes de second plan. L’intérêt qui s’attache à sa nomination vient de ce que M. Mœller est un industriel, et c’est la première fois qu’un industriel est ministre en Prusse. De plus, il a le portefeuille du commerce, celui qui, à la veille des négociations douanières, a peut-être le plus d’importance. On dit que ses opinions économiques ne sont pas de nature à trop inquiéter les agrariens. En somme, nous venons d’assister à une entreprise très compliquée, qui a échoué : nous allons, avec une nouvelle distribution des rôles, mais tout en gardant le personnage principal, assister à une autre qui ne sera pas moins compliquée, et dont il est pour le moment impossible de dire si elle réussira, ou si elle échouera à son tour.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.