Chronique de la quinzaine - 14 mars 1857

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Chronique n° 598
14 mars 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mars 1857.

Ce n’est point précisément l’animation qui manque aujourd’hui dans les affaires du monde. Cette animation, il est vrai, diffère de celle d’un temps de guerre ouverte, et n’a point le caractère d’une émotion ardente, presque fiévreuse ; elle est plutôt dans le mouvement incessant des choses, dans les incidens qui se multiplient, dans cet ensemble de questions qui viennent à la fois révéler l’activité permanente de la politique et montrer la vie ou les tendances des peuples sous les aspects les plus divers. Écartons, si l’on veut, la plus grande des affaires contemporaines, celle d’Orient, puisque aussi bien elle ne subsiste désormais que par la réorganisation toujours incertaine des principautés, et que les Russes ont mis tout récemment une sorte d’amour-propre à faciliter la délimitation de la Bessarabie, qui est aujourd’hui accomplie. Il reste encore un certain nombre de questions qui embrassent tous les intérêts et touchent à tous les ressorts de la politique. Tandis qu’un acte de pacification vient d’être signé à Paris entre l’Angleterre et la Perse, les hostilités récemment ouvertes sur les côtes de la Chine par les autorités britanniques ne semblent pas tendre à la même fin, et cette guerre chinoise va provoquer la dissolution du parlement anglais à la suite d’une discussion où le cabinet de Londres est tombé en minorité. Vainqueur dans la chambre des lords, le ministère a été battu dans la chambre des communes, et il fait appel au pays. D’un autre côté, le litige survenu entre la Prusse et la Suisse au sujet de Neuchâtel se débat maintenant au sein d’une conférence réunie à Paris et occupée à préparer les élémens d’une transaction devant laquelle plieront sans nul doute les prétentions opposées. Au même instant, un conflit diplomatique inattendu, quoique assez naturel peut-être, surgit entre l’Autriche et le Piémont, lorsque l’on croyait presque à un rapprochement prochain entre les deux pays ; de vieilles querelles se réveillent entre l’Allemagne et le Danemark, toujours sur ce point délicat et obscur de la situation des duchés allemands dépendant de la monarchie danoise, et si l’on regarde au-delà des mers, vers le Nouveau-Monde, on voit le Mexique, où des attentats sanglans contre des Espagnols appellent le cabinet de Madrid à poursuivre une réparation, où l’immixtion des États-Unis appellera peut-être quelque jour l’Europe à intervenir. Ainsi marche le monde, toujours occupé à se créer des conflits ou à les dénouer. De toutes ces questions, il en est qui commencent à peine ; d’autres devront être nécessairement résolues dans un délai assez court, comme celle de Neuchâtel. Au premier rang, parmi les choses actuelles, sont les affaires de l’Angleterre et les récens débats du parlement. Ici l’on touche à des points de politique intérieure en même temps qu’aux intérêts du commerce et de la prépondérance de la Grande-Bretagne dans l’extrême Orient.

Lorsque le parlement anglais s’ouvrait il y a plus d’un mois, on pressentait vaguement que de grandes discussions allaient s’élever, et que le ministère aurait à se défendre contre des coalitions puissantes d’opinions et de talens ; mais sur quel terrain allaient s’engager ces luttes ? Les difficultés nées de l’interprétation du traité de paix avec la Russie venaient d’être pacifiquement dénouées par la conférence de Paris. On ne se pressait pas d’aborder les affaires d’Italie, ou du moins ces affaires étaient effleurées plutôt que traitées dans une sorte d’escarmouche entre lord Palmerston et M. Disraeli. Il restait deux questions d’un intérêt supérieur pour la politique anglaise, la guerre avec la Perse et les hostilités dirigées contre la Chine. C’est sur ces deux points que se concentraient tous les efforts d’une opposition composée d’élémens assez divergens. Or, avant d’aller plus loin, en quoi consistent et dans quels termes se trouvaient ces deux questions, dont une seule a pu être soustraite jusqu’ici à la juridiction parlementaire par une négociation qui vient d’aboutir heureusement à un traité de paix ?

On n’a point oublié peut-être d’où est née la guerre de l’Angleterre avec la Perse. Il y a quelque temps déjà, un agent britannique à Téhéran, M. Murray, se mettait eu lutte ouverte avec le gouvernement du shah, et finissait, après des discussions irritantes, par amener son pavillon et prendre ses passeports. Ce n’était encore qu’un prélude, lorsque la Perse, se croyant menacée du côté de l’Afghanistan, envoyait une armée pour faire le siège de la ville d’Hérat, qui tombait bientôt devant les forces persanes. L’aventure de M. Murray, le siège et la prise d’Hérat, la préoccupation des intérêts britanniques dans l’Afghanistan, peut-être le dessein secret de prévenir la Russie dans ces contrées ou de lutter d’influence avec elle, toutes ces raisons suffisaient à l’Angleterre pour déclarer la guerre à la Perse et pour envoyer une escadre avec des troupes dans le Golfe-Persique. À la prise d’Hérat les Anglais répondaient par la prise de Bushir. C’est vers cette époque qu’un ambassadeur persan, Ferouck-Khan, se rendant en France, s’arrêtait à Constantinople, où il se trouvait engagé dans une difficile négociation avec le représentant britannique, lord Stratford de Redcliffe, pour le rétablissement de la paix entre les deux pays. Malheureusement lord Stratford de Redcliffe est un négociateur mieux organisé pour soutenir les querelles que pour les apaiser ; il se retranchait dans des conditions aussi hautaines que rigoureuses. Cette négociation rompue à Constantinople, Ferouck-Khan est venu la renouer à Paris avec lord Cowley, et ici la paix a pu être signée. Ce résultat est dû à l’esprit de conciliation des deux négociateurs, et aussi, il faut le dire, à l’entremise du gouvernement français, au ministre des affaires étrangères, qui, sans intervenir officiellement, n’a cessé de s’employer à adoucir les différends, à rapprocher les parties, pour faciliter un dénoûment dont le cabinet de Londres, si nous ne nous trompons n’est point le dernier à lui tenir compte. La paix a été conclue, disons-nous, à la suite de concessions, mutuelles. En effet, l’Angleterre n’a plus insisté sur la destitution du sadrazam ou premier ministre du shah, avec qui M. Murray avait eu sa querelle ; elle renonce à cette protection des sujets persans qui a été la cause de la dernière rupture diplomatique ; elle n’a point soutenu jusqu’au bout les prétentions qu’elle avait d’abord pour l’admission de ses consuls, et s’est bornée à obtenir le traitement de la nation la plus favorisée. Enfin elle doit rendre les territoires qu’elle occupe. D’un autre côté, M. Murray retournera comme ministre britannique à Téhéran et y recevra les honneurs, qui lui sont dus. Hérat restera une ville indépendante, l’indépendance de l’Afghanistan est également reconnue. Peut-être aussi l’Angleterre, et la Perse se sont-elles mises d’accord sur la politique à suivre en commun dans ces contrées. Au moment où les chambres s’ouvraient à Londres, cette négociation était commencée à Paris. Le cabinet anglais était donc fondé à éluder toute discussion publique malgré d ! assez pressantes sollicitations ; le parlement était obligé de céder devant un grand intérêt national. Le ministère anglais a pu ainsi échapper par la négociation à un débat qui s’ouvrira dans des conditions bien meilleures pour lui après la fin d’une guerre couronnée par un traité favorable.

Mais s’il en était ainsi de la guerre avec la Perse, la question des hostilités ouvertes contre la Chine dans la rivière de Canton restait entière. Si l’on va au fond de cette affaire, il est impossible de ne point reconnaître que jamais conflit, n’a éclaté pour un motif plus futile, à moins que l’Angleterre n’ait eu le dessein prémédité de forcer définitivement l’entrée de la Chine, ce que le cabinet de Londres n’avoue pas. De quoi s’agissait-il effectivement à l’origine ? Toute la question était de savoir si un petit navire, la lorcha l’Arrow, était dans des conditions telles que la protection britannique lui fût assurée, et si les autorités chinoises, en visitant cette embarcation, ont violé les traités et les privilèges de la nationalité anglaise. Seulement, cette première difficulté une fois créée, le gouverneur anglais de Hong-Kong, sir John Bowring, s’est armé d’un autre grief ; il a saisi l’occasion de faire triompher un droit depuis longtemps réclamé par la Grande-Bretagne et obstinément refusé par la Chine, le droit d’admission des Anglais à Canton. Le gouverneur de cette dernière ville, le mandarin Yeh, a eu recours à toutes les subtilités évasives de la diplomatie chinoise ; il n’a voulu reconnaître ni la nationalité britannique de l’Arrow, ni le droit d’admission réclamé par sir John Bowring ; il a résisté en un mot. De là le conflit. L’amiral Seymour, recourant à la force, a bombardé Canton. Qu’en est-il résulté ? De grands désastres sans doute, un état de guerre qui met en péril des intérêts immenses et la vie de milliers d’hommes, une absence complète de sécurité pour les populations étrangères, livrées aux passions de la multitude dans les villes chinoises où elles sont admises. Et cependant il est très vrai que la nationalité britannique de la lorcha l’Arrow n’était rien moins que constatée. Si le traité de Nankin stipule l’admission des étrangers dans la cité de Canton, il est très vrai aussi que cette admission a toujours été jugée comme une question d’opportunité, de telle sorte que, pour des griefs douteux ou sujets à discussion, les autorités anglaises ont été conduites à une exécution sanglante, et qu’aujourd’hui le cabinet de Londres s’est vu obligé d’approuver les actes de ses agens sous peine de créer aux Chinois l’illusion d’une victoire qui ne ferait qu’exalter leurs passions fanatiques contre les étrangers, et de laisser sans protection la vie et la propriété de ses nationaux. Le plus sérieux argument qui puisse être produit contre les autorités britanniques en Chine, c’est lord Palmerston lui-même qui l’a jeté dans la discussion, lorsqu’il a dit que l’Angleterre s’était entendue avec la France et les États-Unis pour envoyer des plénipotentiaires dans le Céleste-Empire. S’il en était ainsi, pourquoi se hâter ? Pourquoi substituer une action isolée, brusque et violente à une démarche qui pouvait avoir d’autant plus d’efficacité qu’elle s’appuyait sur les forces de trois des plus grandes nations du monde ?

C’est sous cet aspect que les affaires de Chine se présentaient dans le parlement. Elles prêtaient à la critique sans nul doute. Aussi les motions de censure se sont-elles succédé. La première, comme on sait, a été proposée à la chambre haute par lord Derby, qui a montré une rare puissance de parole. Lord Derby a été vaincu par le fait, mais les coups qu’il a portés au ministère dans la chambre des lords n’ont peut-être pas été entièrement étrangers au résultat de la discussion de l’autre assemblée. Dans la chambre des communes, c’est M. Cobden qui a pris l’initiative en réclamant une enquête et en proposant un blâme contre la politique suivie en Chine. Ici lord Palmerston s’est trouvé en face de tous les talens réunis, des hommes principaux des partis. M. Disraeli a parlé dans le même sens que lord John Russell, et M. Roebuck s’est rencontré avec M. Gladstone et sir James Graham dans une même pensée d’opposition. Lord Palmerston a vainement combattu ; il a eu beau tracer un portrait peu séduisant du mandarin Yeh, mettre en présence la barbarie chinoise et les intérêts du commerce britannique, la fortune lui a été contraire : quand le vote est venu, la majorité s’est tournée contre lui, et cette majorité, il faut le dire, ne trouvait pas seulement sa puissance dans le nombre. Après une telle manifestation, il ne restait plus au chef du cabinet qu’à quitter le pouvoir ou à dissoudre le parlement : il a choisi cette dernière alternative. C’est là une conséquence un peu imprévue de la diplomatie du mandarin Yeh, et ce n’est pas la première fois au surplus qu’une grande question extérieure décide de l’existence d’un cabinet ou d’un parlement. On ne saurait s’y méprendre cependant : il est bien clair que le dernier vote de la chambre des communes ne peut avoir pour résultat d’affaiblir l’action de l’Angleterre devant un empire comme la Chine, dont la puissance ne se mesure pas heureusement au nombre de ses habitans. Bien des hommes qui ont adhéré à la motion de censure n’agiraient point autrement que ne le fait le cabinet de Londres, parce que la première loi en fin de compte, c’est de sauvegarder la dignité européenne, les intérêts compromis, la vie des nationaux anglais.

Si on y regarde de près, cette question de Chine est venue bien à propos ; elle a été la pointe d’une arme habilement aiguisée contre le ministère, et dans une affaire spéciale où des fautes évidentes ont été commises, lord Palmerston a peut-être porté la peine de toute une politique. Le chef actuel du cabinet de Londres jouit à un certain point de vue, on n’en peut douter, d’une grande popularité ; dans sa longue carrière, il s’est fait l’homme du patriotisme britannique. Il y a longtemps cependant que la politique de lord Palmerston est l’objet des méfiances de bien des hommes d’état anglais. Elle a suscité à la Grande-Bretagne des inimitiés nombreuses, et elle n’a pas toujours été à l’abri de ce reproche, que lui adressait M. Cobden, d’être arrogante avec les faibles, humble avec les forts, de se servir de toutes les armes, et d’intervenir partout. Lord Palmerston a expié en un jour, et dans une question donnée, les excentricités de sa politique, et sa défaite a été un baume pour bien des blessures. Maintenant lord Palmerston se relèvera-t-il par la dissolution du parlement ? que va-t-il résulter de cet appel au pays ? L’Angleterre, avec des pensées très fixes sur certains points, est mobile dans ses impressions. Selon toute apparence, le gouvernement obtiendrait aujourd’hui la majorité ; peut-être aussi dans quelques jours, la première émotion un peu calmée, cette majorité se trouvera-t-elle diminuée. Ce qui vient de se passer dans la Cité de Londres, au sujet de la candidature qu’on voulait offrir à lord Palmerston, ne prouve pas que l’opinion soit absolument dévouée au chef du gouvernement. Une chose est remarquable dans cette lutte qui va s’ouvrir, c’est l’absence de tout caractère politique, pour ainsi dire. Il n’y a point de principes en jeu, point de partis disciplinés et unis pour faire triompher une idée, une opinion. C’est une force pour lord Palmerston, dira-t-on ; c’est peut-être aussi une faiblesse, parce qu’une majorité sans lien moral, mobile et fuyante, n’offre pas un très solide point d’appui, et dans tous les cas, au milieu de ce morcellement des opinions, lord Palmerston se trouvera toujours en présence des hommes les plus considérables du parlement, qui recommenceront la lutte dans la chambre nouvelle. Ces coalitions, où il y a souvent plus de chefs que de soldats, sont un danger sans doute. Il en sera vraisemblablement ainsi tant que les partis, autrefois si puissans en Angleterre et aujourd’hui décomposés, ne se seront pas reconstitués.

Ces questions ne s’agitent point parmi nous. La France est l’alliée de l’Angleterre, mais elle ne l’imite pas ; elle est son alliée très indépendante sous plus d’un rapport, et si elle a, elle aussi, des intérêts extérieurs sur lesquels elle se rencontre souvent avec la Grande-Bretagne, elle a une vie intérieure dont les formes et le caractère se rattachent à un tout autre ordre d’idées et d’événemens. Quels sont aujourd’hui les points saillans de cette vie intérieure ? Il en est peu sans doute. Le corps législatif, depuis qu’il est réuni, n’a pas eu à montrer une grande activité. Voici cependant une affaire d’une certaine importance qui va lui être soumise, une affaire de finance qui soulève plus d’un problème : c’est celle de l’impôt projeté sur les valeurs mobilières. La question vient d’être étudiée par le conseil d’état, qui s’est réuni plusieurs fois sous la présidence même de l’empereur, et de cette élaboration il sort un projet dont les dispositions principales sont aujourd’hui publiques. Le droit établi par une loi de 1850 pour la circulation et le timbre des actions et obligations serait porté de 5 centimes à 15 centimes pour 100 francs du capital réel réglé tous les trois ans d’après le cours moyen. Ce droit serait annuel et obligatoire. En outre, un règlement d’administration publique déterminerait le mode d’application de ce droit aux valeurs étrangères négociées en France. Le conseil d’état s’est donc prononcé, et a formulé cette pensée d’un impôt sur les valeurs mobilières qui préoccupait depuis quelque temps déjà. Maintenant c’est au corps législatif d’examiner la question, de la traiter à son tour et de la résoudre. Toutes les objections pourront se produire. Que le gouvernement cherche les moyens de suffire aux charges publiques, rien n’est plus simple assurément. Au fond, ce qu’il y a de plus grave peut-être, c’est cette nécessité de recourir, pour la marche régulière des budgets, à des créations d’impôts qui semblent habituellement réservées pour les circonstances extraordinaires. C’est là aussi ce qui fait l’importance de cette question, en apparence purement financière.

La surface des choses est calme sans doute aujourd’hui en France ; la vivacité des luttes politiques s’est émoussée. Est-ce à dire qu’il n’y ait absolument aucun travail, aucune préoccupation intime, ou que tout se résume dans des questions matérielles et financières ? De ce mouvement même des choses matérielles, il se dégage parfois des révélations instructives, comme aussi il est des questions qui touchent de plus près, à des intérêts de l’ordre le plus élevé. On n’en est point à le remarquer, les affaires religieuses ont pris depuis quelques années dans les luttes et les polémiques de tous les jours une place qu’elles n’avaient pas, qui était tout entière aux querelles des partis. De là des incidens assez fréquens où des prélats ont été quelquefois mêlés. Aujourd’hui c’est M. de Dreux-Brézé, évêque de Moulins, qui se trouve mis en cause pour des actes dont on ne peut dissimuler la gravité, puisqu’il y a un appel comme d’abus porté devant le conseil d’état. Rien n’est plus délicat, sans contredit, que tout ce qui a trait aux rapports entre les chefs supérieurs de l’église et le clergé inférieur. Le mieux reçoit de s’en occuper le moins possible. Il y a cependant, une limite à cette réserve, c’est lorsque certains actes vont au-delà des lois consacrées. M. l’évêque de Moulins, pour tout dire, est accusé notamment d’exiger des curés inamovibles qu’il institue une sorte de démission anticipée, afin d’éluder les dispositions du concordat qui garantissent civilement l’inamovibilité. Les plaintes qui se sont élevées et qui ont trouvé un certain écho sont-elles fondées ? Il paraît bien clair qu’il y a une sorte d’engagement de la part des curés au moment de leur nomination, et dans ce cas le plus simple eût été de produire cet engagement même. Le conseil d’état est saisi aujourd’hui de la question, et il n’est point douteux que l’autorité du concordat prévaudra, si elle a été méconnue. Pourquoi d’ailleurs le clergé chercherait-il à méconnaître et à diminuer la valeur du concordat ? En réalité, il agirait contre lui-même et contre la société. Quelle a été en effet l’influence de cette grande ; transaction entre le pouvoir religieux et le pouvoir civil ? Depuis que le concordat existe en France, la paix s’est faite, et n’a cessé de régner. Les conflits entre l’église et l’état ont été peu nombreux. La religion a retrouvé son empire. Qu’on observe au contraire les pays soumis à une autre loi : les luttes, les froissemens sont incessans, les rapports sont laborieux. Il y a toujours un pouvoir qui opprime ou qui est opprimé. L’esprit de modération qui a présidé au concordat a produit en France le respect mutuel dans l’indépendance des deux pouvoirs. C’est un résultat assez considérable pour qu’on doive y tenir.

Depuis quelque temps, on parlait moins de l’Italie en Angleterre comme en France. Ce n’est pas qu’on fût absolument rassuré sur les conditions de cette malheureuse péninsule, où couvent toujours mille passions généreuses mêlées à des aspirations insensées ou coupables ; mais le vent n’était pas aux excitations, l’émotion née à la suite du congrès de Paris commençait à s’apaiser. On cherchait plutôt comment pourrait s’aplanir ce différend qui a fait aux deux grandes puissances de l’Occident et au royaume de Naples une situation où les gouvernemens ne peuvent rester et d’où ils ne peuvent sortir ; on s’efforçait de découvrir des symptômes meilleurs, lorsque tout à coup a éclaté entre l’Autriche et le Piémont, cette guerre nouvelle qui a commencé par des polémiques de journaux, et qui vient, de continuer par un échange de notes diplomatiques dont nous laissions l’autre jour pressentir le sens au moment où elles étaient livrées à la publicité européenne. M. de Buol rassemble tous les sujets de plainte de l’Autriche, langage acerbe des journaux piémontais, manifestations des autres montrées de l’Italie en faveur du gouvernement de Turin, c’est-à-dire contre le gouvernement impérial, souscriptions pour les cent canons destinés à l’armement de la forteresse d’Alexandrie, don des Milanais pour l’érection d’un monument à l’armée sarde. Tous ces griefs sont soigneusement réunis et résumés avec une certaine raideur dans la note que le chargé d’affaires impérial à Turin, le comte de Paar, a reçu la mission de communiquer à M. de Cavour. Le président du conseil du roi Victor-Emmanuel, usant à son tour du même procédé, a chargé ragent piémontais à Vienne, le marquis Cantono, de lire à M. de Buol la réponse qu’il a faite à sa communication. La note de M. de Cavour a eu un succès qu’on ne saurait contester ; elle a paru l’œuvre d’un esprit habile, qui sait être modéré quand il le veut sans cesser d’être ferme, et qui n’est jamais plus fort que lorsqu’il est sur son vrai terrain, celui d’une politique dégagée de toutes les exagérations des partis. La politique exposée dans la note piémontaise est une politique dévouée sans doute à l’indépendance de l’Italie et aux idées libérales, mais en même temps décidée à respecter les traitée à ne s’affranchir d’aucune des obligations du droit public, et à n’aller au-devant d’aucune rupture systématique. C’est ce qui la distingue de toutes les politiques insurrectionnelles et révolutionnaires. Dans ces termes mêmes, les réfutations opposées par M. de Cavour à M. le comte de Buol ne laissent pas d’être embarrassantes pour le gouvernement impérial. Pourquoi l’Autriche ferait-elle un crime au cabinet de Turin du langage de la presse sarde, lorsque la législation en vigueur dans le Piémont met à sa disposition des moyens répressifs dont elle n’use pas ? Pourquoi même s’en plaindre à la rigueur, puisque les journaux piémontais ne passent pas le Tessin, et que leur influence se trouve ainsi préventivement annulée dans les possessions de l’Autriche ? Les journaux sardes sont souvent violens, cela n’est point douteux ; les journaux autrichiens ne l’ont pas été moins dans ces derniers temps, ainsi que nous le disions récemment, et il y a ceci à considérer, que rien ne s’écrit dans l’empire d’Autriche qui n’ait l’autorisation directe ou indirecte du gouvernement. Au pis aller, c’est une querelle de journaux, dont l’importance diminue à mesure que les cabinets s’en occupent moins. Il y avait un passage plus délicat dans ces confidences diplomatiques. Des manifestations ont eu lieu dans diverses contrées de l’Italie pour honorer l’initiative que le gouvernement piémontais a prise l’an dernier au sujet de la péninsule : le cabinet de Vienne a pu être secrètement blessé, et il met aujourd’hui sa blessure à nu ; mais ici encore, pourquoi l’Autriche cherche-t-elle absolument à voir une hostilité dans ces manifestations, puisqu’elle s’est évidemment inspirée de la poétique recommandée par le congrès de Paris dans les actes récens qui ont signalé le passage de l’empereur François-Joseph en Lombardie ? Quant à la souscription milanaise pour l’érection d’un monument à l’armée sarde, M. de Cavour réduit cette affaire aux plus insignifiantes proportions, en effaçant le caractère originel du don, et en assurant d’ailleurs que ce monument ne portera aucune inscription de nature à exciter les susceptibilités du gouvernement impérial.

Le plus simple examen des deux documens diplomatiques qui ont été mis au jour éveille, ce nous semble, une impression naturelle : c’est que de la part de l’Autriche l’effort a évidemment dépassé le but, c’est qu’il y a une disproportion singulière entre les petits froissemens que M. de Buol énumère et la démarche diplomatique assez grave que le cabinet impérial vient de faire. C’est une querelle sans motifs actuels ou récens, qui éclate trop tard, surtout dans un temps inopportun, au moment où le gouvernement piémontais, satisfait par la levée des séquestres, était prêt à se rapprocher du gouvernement autrichien et à renouer des rapports plus réguliers que ceux qui ont existé depuis quelques années. Au lieu d’un rapprochement devenu possible, c’est la menace d’une rupture plus sérieuse, et cette menace vient de l’Autriche. Jusqu’ici il n’y a qu’une communication diplomatique, un peu comminatoire, il est vrai ; mais après la réponse de M. de Cavour le cabinet de Vienne se laissera-t-il entraîner jusqu’à retirer sa légation de Turin et à rompre toute relation avec le Piémont ? L’Autriche se trouve malheureusement ici entre une sorte d’inconséquence si elle s’arrête, et une extrémité qui ne serait qu’une seconde faute ajoutée à la première, si elle va plus loin. À quoi servirait en effet une rupture ? Diplomatiquement, elle isolerait l’Autriche ; elle ne pourrait que rendre plus délicate et plus sensible une situation déjà assez difficile. Ce n’est point en France évidemment que le cabinet de Vienne peut trouver un appui pour des essais d’intimidation et de pression vis-à-vis du royaume de Sardaigne. L’Angleterre lui serait encore, moins favorable, et c’est alors que cette alliance accidentelle dont on a vu récemment l’ombre s’évanouirait. L’Autriche a pu penser qu’elle aurait au moins l’approbation de la Russie, elle l’a cru ; c’était une illusion un peu trop fondée sur l’oubli du passé. Le gouvernement russe a pu blâmer d’une façon générale les excès de la presse : c’est dans l’ordre de sa politique ; au fond, il serait plutôt porté à être l’allié du Piémont, qui a été son ennemi, que l’allié de l’Autriche, qui ne l’a pas combattu les armes à la main, — de telle façon qu’une rupture complète avec Turin ne ferait qu’embarrasser l’Autriche en ajoutant des difficultés de plus à sa situation diplomatique. Il y a un fait bien plus sensible encore, si l’on se tourne vers l’Italie. À qui profiterait réellement cette rupture au-delà des Alpes ? Si ce n’est pas un combat à main armée, ce n’est plus qu’un état d’antagonisme reconnu et accepté devant l’opinion. Or, dans ces conditions, tous les dangers seraient pour l’Autriche, tous les avantages seraient pour la Sardaigne, qui n’a rien à craindre. Le Piémont ne pourrait que voir s’accroître sa popularité, son influence en Italie, sans être menacé d’ailleurs par l’esprit révolutionnaire, qui viendrait se briser contre l’inébranlable solidité de la monarchie de Savoie. Le cabinet de Vienne ne peut ignorer que tout ce qui éloigne le Piémont de l’Autriche n’est point essentiellement une cause d’affaiblissement pour le gouvernement sarde. Peut-être même, si on se laissait aller à certains désirs à Turin, serait-on plus satisfait secrètement de cet antagonisme que d’un rapprochement. Voila comment, au point de vue de ses rapports diplomatiques en Europe et de sa situation particulière en Italie, l’Autriche a commis une faute par sa dépêche du mois de février, et elle en commettrait une plus grande encore par une rupture complète, devant laquelle s’arrêtera la prudente habileté des conseils de l’empereur François-Joseph. Dans le travail universel de la politique de l’Europe, les affaires du Danemark n’occupent point, si l’on veut, une des premières places ; elles apparaissent même parfois comme une énigme à travers les obscurités d’une histoire intérieure assez complexe et les inépuisables commentaires d’une diplomatie laborieuse, et cependant tous ces intérêts qui s’agitent au nord ont un poids dans la balance ; ils se rattachent par plus d’un côté à l’ordre général, dont ils sont un des élémens. En un mot, ce qu’on nomme la question danoise peut devenir aussi une question européenne au même titre que les affaires de Neuchâtel ou les relations de l’Autriche et du Piémont en Italie. Il est à peine nécessaire de rappeler d’où viennent ces complications, legs onéreux des dernières commotions du continent. Elles se sont aggravées, il y a quelques mois, par l’immixtion diplomatique des cabinets de Vienne et de Berlin, qui sont intervenus à Copenhague au nom des duchés allemands liés à la monarchie danoise. La Prusse et l’Autriche sont allées peut-être plus loin qu’elles n’auraient voulu ; elles ont servi dans leurs démarches moins un intérêt politique supérieur que les passions et les exigences de cette petite et violente féodalité du Holstein, toujours irritée contre tout ce qui vient de Copenhague ; puis, comme pour sortir d’embarras, elles ont fini par laisser planer sur le Danemark la menace de le réduire par la pression de la confédération germanique tout entière. Le Danemark à son tour, non sans avoir longuement discuté avec lui-même, vient de répondre à ces représentations diplomatiques par de nouvelles notes et de nouveaux mémorandums. Le petit royaume du Nord soutient son rôle en défendant les droits de son indépendance, sans faiblir devant l’intimidation, comme aussi sans décliner les transactions possibles. Un envoyé danois fort mêlé à ces affaires, M. de Bülow, a été chargé d’aller appuyer à Vienne et à Berlin les considérations développées par M. de Scheele dans ses dépêches, et en même temps le cabinet de Copenhague vient de s’adresser aux autres gouvernemens de l’Europe, à la France, à l’Angleterre, à la Russie. C’est tout un épisode diplomatique qui se poursuit, et qui semble prendre aujourd’hui un aspect assez grave. Plusieurs questions, comme on sait, faisaient l’objet des réclamations des cours de Vienne et de Berlin. La Prusse et l’Autriche demandaient l’exécution définitive d’un article du traité de paix de 1850, qui prescrit la fixation de la frontière entre la partie allemande des états du roi de Danemark et la partie non allemande, c’est-à-dire entre le Holstein et le Slesvig ; elles déniaient au gouvernement danois et au conseil supérieur de la monarchie le droit de disposer des domaines situés dans le Holstein et le Lauenbourg, en réservant la libre disposition de ces domaines aux états provinciaux. Enfin, chose plus grave, et qui est la difficulté essentielle, elles revendiquaient pour les duchés le droit d’être consultés sur la constitution commune que le roi de Danemark a donnée le 2 octobre 1855 à tous ses états.

Or sur ces divers points, et notamment sur le dernier, les deux puissances allemandes ne dépassaient-elles pas les limites d’une intervention légitime ? Si la frontière n’est pas encore fixée entre le Holstein et le reste des états danois, ce n’est point en vérité la faute du Danemark. Dès la signature de la paix, il nommait un délégué, en lui donnant tous les pouvoirs nécessaires pour procéder à un arrangement immédiat ; mais alors il s’est trouvé que le commissaire autrichien était sans instructions, le commissaire prussien pour sa part avait des instructions tellement vagues et confuses qu’il s’est jeté dans une sorte d’étude d’archéologie ou de diplomatique ancienne pour rechercher ce qu’il appelait la véritable frontière historique, ne tenant compte ni des faits acquis, ni des changemens consacrés par le temps. La commission s’est dissoute sans avoir rien fait, et le gouvernement danois se déclare aujourd’hui prêt à reprendre ce travail. Si d’un autre côté la question des domaines a soulevé des difficultés, le cabinet de Copenhague ne refuse pas absolument d’offrir des garanties nouvelles aux intérêts provinciaux ; mais ce qui ne peut être admis, ce que le cabinet danois n’admet pas effectivement, c’est que l’Autriche et la Prusse puissent réclamer pour les duchés un droit de consultation sur l’organisation constitutionnelle de la monarchie. S’il en était ainsi, c’est-à-dire si les duchés devaient être consultés, le même droit ne pourrait être refusé au royaume proprement dit. Le Holstein, tout imbu d’esprit féodal et aristocratique, enlèverait à la constitution tout ce qu’elle a de libéral ; le royaume, où les tendances libérales et même démocratiques dominent, mettrait un zèle égal à écarter tout ce qui lui paraîtrait suspect d’aristocratie, ou d’absolutisme. De la constitution, il ne resterait bientôt plus rien ; l’organisation générale de la monarchie tomberait par morceaux, et le pays serait précipité dans d’inévitables convulsions. Voilà pour les conséquences intérieures ; c’est précisément pour remédiera ce danger que le roi de Danemark a été conduit à octroyer une constitution commune sans consulter les représentations particulières de ses divers états, et ce qu’il n’a pas fait avant la promulgation de la constitution, il ne peut le faire après. Le roi de Danemark, dit-on, à la suite des événemens de 1848, s’est engagé diplomatiquement, avec la Prusse et l’Autriche, agissant comme mandataires de la confédération germanique. Il s’est engagé, il est vrai, à donner aux duchés une constitution particulière, à régulariser par une loi politique commune les rapports constitutionnels des diverses portions de la monarchie, et c’est ce qu’il a fait, dans la plénitude de son indépendance, en tenant compte des intérêts provinciaux des duchés, mais aussi en accomplissant certaines réformes. Aller au-delà, attendre le mot d’ordre de Vienne ou de Berlin, c’eût été aliéner tous les droits de la souveraineté et marquer du sceau indélébile de la pression étrangère cette organisation nouvelle à laquelle on travaillait.

La Prusse et l’Autriche d’ailleurs se rendent-elles un compte bien exact de la position qu’elles ont prise, du titre en vertu duquel elles agissent, quand elles menacent le Danemark du fantôme de la diète de Francfort, peut-être de l’occupation des duchés ou de l’envoi d’un commissaire fédéral ? Il ne peut être ici question de la diète, il ne s’agit nullement d’une querelle née à Francfort entre le pouvoir central de la confédération et un prince allemand qui méconnaîtrait ses obligations fédérales. La question est tout entière entre ce corps collectif qu’on nomme la confédération germanique, que la Prusse et l’Autriche représentent ici, et le roi de Danemark, — c’est-à-dire entre deux souverainetés également indépendantes, dont l’une prétend se servir de son poids et de sa force pour imposer à l’autre un système de politique. C’est là justement ce qui donne à ces démêlés une portée européenne, et c’est ce qui a motivé L’appel adressé par le Danemark aux ; autres puissances. En réalité, sous prétexte de stipuler pour les duchés, l’Allemagne cherche à s’introduire subrepticement dans les affaires danoises. Et que résulte-t-il de ces tentatives ? En prétendant aider à la pacification du Danemark, la Prusse et l’Autriche créent des embarras de toute sorte au cabinet de Copenhague. L’opposition du Holstein, se sentant appuyée par une influence étrangère, redouble d’efforts hostiles. On peut voir aussi ce qui vient de se passer dans la dernière session de hi diète provinciale du Slesvig. Cette diète, élue sous l’empire d’une loi malheureusement conçue et promulguée par le ministère Œrstedt, se compose en majorité de membres appartenant à la portion méridionale du duché et liés d’opinions comme d’intérêts à l’opposition aristocratique du Holstein. Pendant la session qui vient de finir, elle s’est montrée invariablement inspirée du même esprit de colère passionnée et d’hostilité aveugle contre le gouvernement. Elle a repoussé ou mutilé les projets ministériels les plus utiles, les plus justes, et même les plus urgens au point de vue moral et matériel ; elle a renouvelé toutes les querelles au sujet de l’emploi de la langue allemande, et elle a fini par refuser de voter la part due par le Slesvig dans les dépenses de l’ensemble de la monarchie, malgré les protestations du commissaire royal et de la minorité de l’assemblée. Les cabinets de Vienne et de Berlin ne sont peut-être pas éloignés de sentir aujourd’hui qu’en prêtant le secours de leur influence à toutes ces manifestations véritablement factieuses de l’opposition allemande des duchés, ils se sont engagés dans une voie pleine de périls. Le représentant de l’Autriche à Francfort avouait récemment, dit-on, que tout le monde était plus ou moins dans le faux, et qu’il n’y avait de solution possible que si l’affaire était présentée sous un autre aspect. Le président du conseil de Prusse, M. de Manteuffel, de son côté, est le premier à reconnaître les difficultés qui entourent le gouvernement danois et à exprimer le désir d’un arrangement ; il ne se dissimule pas que la question peut se compliquer singulièrement, si elle est portée à Francfort. Il n’est pas jusqu’au parti de la croix qui ne recule, parce qu’il commence à comprendre que toutes les passions allemandes, principalement surexcitées dans certains états secondaires en vue de la popularité, pourraient bien finir par tourner contre la Prusse elle-même. Si l’Autriche et la Prusse sont bien inspirées, elles s’arrêteront ; si l’affaire est portée à Francfort, elle prend par la force des choses un caractère européen. Ainsi apparaît sous un double aspect cette question danoise, qui n’est pas aujourd’hui la moins compliquée. Au point de vue intérieur, elle est une source de troubles et d’embarras pour le Danemark ; au point de vue diplomatique, elle peut devenir le principe de difficultés nouvelles en Europe, et à tous ces titres elle est également grave.

La Hollande a été depuis quelque temps le théâtre d’une lutte singulière entre le parlement et le ministère. Les chambres sont animées d’un esprit de libéralisme modéré, le cabinet depuis sa naissance n’a cessé d’être soupçonné de vues réactionnaires : de là des rapports difficiles et d’incessans conflits. Cette lutte n’est point finie ; elle s’est engagée vivement il y a deux mois, si l’on s’en souvient, à l’occasion de la discussion du budget. On peut se souvenir aussi que le ministre de l’intérieur, M. Simons, finissait par voir la majorité se tourner contre lui dans le vote des dépenses de son département. Il en était ainsi lorsque survenait une suspension momentanée des travaux parlementaires. Le ministre de l’intérieur, soutenu par ses collègues, ne se retirait point d’abord devant les témoignages de défiance des chambres. Il se mettait à l’œuvre, au contraire, pour préparer la loi tant attendue sur l’instruction publique. M. Simons n’a point tardé à voir cependant que sa position était insoutenable, et il a insisté pour quitter le pouvoir. Il a été remplacé à l’intérieur par le ministre des cultes réformés, M. van Rappard, qui a eu lui-même pour successeur dans son ministère un jurisconsulte d’Amsterdam, M. Wiardi Beckman. M. van Rappard est un homme d’une longue expérience, calme et habile Il n’a point été à l’origine partisan de la réforme constitutionnelle de 1848 ; il passe pour s’y être résigné depuis. On pouvait craindre que ce revirement ministériel n’eût encore pour effet d’ajourner la question de l’instruction primaire. Il n’en a rien été, et dès la reprise récente des travaux parlementaires, M. van Rappard a présenté un projet qui est en ce moment soumis à la seconde chambre. Le nouveau projet ressemble en partie à celui qui est resté en suspens dans la session dernière, et qui a été retiré à la suite de l’avènement du ministère actuel ; il y a aussi quelques différences. Les deux points essentiels sur lesquels le projet nouveau diffère de celui de l’an dernier sont la disposition prescrivant aujourd’hui que les enfans doivent être élevés dans la pratique des vertus « chrétiennes et sociales, » tandis que l’ancien projet se servait de termes plus vagues, et la faculté qui serait accordée d’instituer des écoles spéciales sauf l’autorisation du gouvernement, avec l’assentiment des autorités locales et des états-généraux. De nombreuses critiques se sont élevées dans la presse et dans les bureaux de la chambre contre cette dernière disposition, dans laquelle on ne voit qu’un prolongement à l’infini de la lutte sur la question de l’instruction primaire. Quoi qu’il en soit, la chambre est saisie, et le travail de ses bureaux vient d’être communiqué au gouvernement, qui a devant lui quelques semaines pour répondre. Ainsi ce n’est que dans quelque temps que la discussion pourra s’ouvrir.

Cette discussion mettra-t-elle fin à une difficulté qui depuis deux ans pèse sur la situation intérieure de la Hollande ? conduira-t-elle à une dissolution du parlement ou à une nouvelle modification du ministère dans le cas où le système proposé ne triompherait pas ? Ce sont là encore autant de points incertains. En attendant que ces luttes recommencent, le cabinet de La Haye ne laisse point d’avoir à faire face à des difficultés d’une autre nature. Pour le ministre de la justice, il y a la défense laborieuse d’un projet récent sur l’organisation judiciaire qui a soulevé de nombreuses contradictions. Pour le ministre des colonies, c’est une autre question : le règlement de la presse aux Indes-Orientales. Ce règlement, promulgué à Batavia il y a quelques mois, est jugé trop préventif et trop répressif tout à la fois, et peu compatible avec les idées dominantes en Hollande, peu en harmonie aussi avec ce qui se pratique aux Indes depuis longtemps. Les plaintes des publicistes et des éditeurs se sont traduites par des pétitions qui ont eu de l’écho dans la presse et dans la seconde chambre elle-même. Une commission parlementaire a été nommée en effet pour examiner la question malgré les efforts du ministre des colonies, et aux termes d’une motion de M. van Zuylen van Nyevelt, la chambre doit statuer aussitôt que cette commission aura achevé son travail. Comme on voit, la lutte est à peu près permanente et s’étend à toutes les questions. Quand elle s’apaise d’un côté, elle renaît de l’autre, et toujours le ministère et la chambre se retrouvent en présence. Quel sera le vainqueur ? On ne peut le dire encore. C’est dans de telles circonstances que serait nécessaire la présence d’hommes concilians. Un de ces hommes, M. Hochussen, vient cependant de donner sa démission de député. C’est un esprit versé dans les matières financières et les affaires coloniales. On peut se rappeler qu’en des temps difficiles il a été d’abord ministre des finances, puis gouverneur-général des Indes néerlandaises. Ses lumières manqueront dans la seconde chambre des états-généraux de la Hollande.

Les problèmes politiques sont certainement assez nombreux aujourd’hui dans le monde. Pour l’Europe même, il n’est point d’affaire plus sérieuse peut-être que ce qui va se passer aux États-Unis et dans une des républiques voisines, au Mexique, à l’occasion de ces récens massacres qui mettent l’Espagne dans la nécessité de réclamer une satisfaction. Aux États-Unis, un nouveau président monte en ce moment au pouvoir : c’est M. Buchanan. Son prédécesseur, M. Pierce, s’en va assez obscurément, après avoir montré plus de bonnes intentions que de supériorité, et plus de faiblesse que d’esprit d’initiative. Le danger pour M. Buchanan, c’est qu’on attend bien plus de lui et qu’il a été justement élu pour servir avec plus d’énergie les desseins d’un parti dont toutes les aspirations tendent à la conquête, à l’agrandissement de l’Union, en même temps qu’au maintien et on pourrait dire à la propagation de l’esclavage. M. Buchanan, en entrant en fonctions, a choisi tout d’abord ses ministres, parmi lesquels se trouve définitivement le général Cass, qui devient le secrétaire d’état pour les affaires étrangères de la nouvelle présidence. Le général Cass est connu pour ses idées avancées et même excentriques parfois. Il est vrai qu’il prononçait, il y a quelques jours, une harangue assez diplomatique pour rassurer un peu le monde sur ses projets, pour protester surtout de son désir de vivre en bonne intelligence avec l’Angleterre. Sa nomination ne serait pas moins un symptôme assez significatif, si les hommes ne changeaient pas souvent avec les positions. M. Buchanan lui-même ne sera pas évidemment le ministre qui dans la conférence d’Ostende proclamait solennellement la légitimité de la conquête de Cuba. Sans rien préjuger encore de l’ère politique qui s’ouvre aujourd’hui pour les États-Unis, il ne faut point s’exagérer en effet les changemens de systèmes qui se produiront. Ces changemens ne peuvent être ni aussi soudains, ni aussi décisifs qu’on le pense. La politique suivie jusqu’ici ne peut prendre subitement des allures inattendues parce que d’autres hommes arrivent au pouvoir. Seulement, comme les tentations sont nombreuses et comme les passions démocratiques sont toujours dans l’attente, il reste à savoir si le nouveau président, eût-il l’intention d’être modéré, parviendra à contenir cette exubérance d’activité expansive et à régler ces ambitions que rien ne peut assouvir. Pour le moment, M. Buchanan va trouver à son entrée au pouvoir un certain nombre de questions à résoudre. Le traité négocié par M. Dallas avec l’Angleterre au sujet des affaires de l’Amérique centrale a éprouvé un assez mauvais sort à Washington, et la ratification se trouve par le fait au moins ajournée, si elle triomphe des hostilités qui se sont déclarées contre un tel arrangement. La situation même des républiques centro-américaines est une complication permanente, et il ne faudrait peut-être qu’un retour de fortune en faveur de Walker pour ramener à ce bizarre aventurier toutes les sympathies yankees. Il est surtout un point vers lequel vont se tourner tous les regards, toutes les pensées aux États-Unis : c’est cette malheureuse république mexicaine, dévorée d’anarchie et obligée aujourd’hui de faire face à de trop justes réclamations de l’Espagne.

Tout semble se préparer en effet dans cette partie du Nouveau-Monde pour de sérieux événemens, dont la querelle avec l’Espagne ne peut être que l’occasion ou le prétexte, et dans ces circonstances les États-Unis auront certainement un rôle. On sait les actes de barbarie commis contre quelques Espagnols non loin de Mexico, à Cuernavaca ; on sait aussi les premières démarches tentées par le chargé d’affaires de la cour de Madrid pour obtenir la réparation de ces crimes. Depuis ce moment, la question a fait un pas de plus et s’est compliquée. Le gouvernement espagnol, comme il ne pouvait s’empêcher de le faire, a pris en main la défense de ses nationaux, et il envoie des forces de terre et de mer dont le gouverneur de Cuba paraît devoir au besoin prendre le commandement. Le ministre des affaires étrangères de la reine Isabelle vient d’adresser aux agens espagnols accrédités au dehors une circulaire où il expose les faits accomplis au Mexique en même temps qu’il annonce l’intention de demander par voie de réparation le châtiment des coupables et une indemnité pour les victimes. Tandis que le gouvernement de Madrid prenait ces résolutions, les choses allaient plus vite au Mexique. Le chargé d’affaires espagnol, après des notes réitérées d’une extrême vivacité, et qui ont fini par dégénérer en ultimatum, le chargé d’affaires espagnol, disons-nous, M. Sorela, a rompu toute relation avec le Mexique et a pris ses passeports. Aujourd’hui, entre ces deux pays, il n’y a d’autre moyen, d’en finir que la force ou une médiation. Certes l’Espagne a toute sorte de droits à poursuivre le redressement des violences qu’ont subies ses nationaux ; il y a là des actes crians et menaçans pour la sécurité de tous les étrangers. Malheureusement le représentant de l’Espagne s’est peut-être un peu hâté, surtout si, comme on l’assure, le gouvernement mexicain ne refusait pas une satisfaction si visiblement due, s’il ne s’est arrêté que devant le ton hautain et impératif de M. Sorela. Il eût été facile au chargé d’affaires d’Espagne de suspendre à toute extrémité ses rapports avec le cabinet de Mexico en attendant les instructions de son gouvernement, au lieu de prendre la responsabilité d’une rupture complète, peut-être irréparable. Il en résulte une situation dont à Madrid même on ne saurait méconnaître tous les dangers.

Que va faire le gouvernement espagnol ainsi engagé ? Il peut tirer vengeance du Mexique par la force, cela n’est pas douteux ; mais est-il certain que l’ouverture des hostilités ne soit point le signal d’un déchaînement de toutes les passions barbares contre les Espagnols dans un pays où sévit la plus désolante anarchie ? D’après toutes les apparences, si les choses étaient poussées à cette extrémité, l’Espagne débarquerait des troupes à la Vera-Cruz pour vaincre la résistance du gouvernement mexicain, ou suppléer à son impuissance dans la protection de la vie et des propriétés des sujets espagnols. Seulement rien n’est résolu par cette occupation : c’est ici que commence au contraire peut-être un danger d’une autre nature qui touche aux intérêts de tous les pays et à l’équilibre même du Nouveau-Monde. Une guerre déclarée par l’Espagne peut livrer le Mexique aux États-Unis. Déjà le bruit a couru d’un traité signé entre les agens de l’Union et la république mexicaine. Plusieurs fois depuis quelque temps on a parlé de ces arrangemens en vertu desquels les États-Unis fourniraient au Mexique une assez forte somme, tantôt pour la cession de l’isthme de Tehuantepec, tantôt pour la cession de la Sonora et de la Basse-Californie, tantôt enfin avec une garantie sur les biens du clergé. Rien ne prouve encore qu’un traité semblable ait été signé. Une seule chose est certaine, c’est que les États-Unis épient l’occasion et ne la laisseront pas échapper. Le Mexique est l’éternel objet de leurs convoitises, et c’est leur politique de seconder toutes les résistances aux puissances européennes. Il n’est point douteux que l’agent américain à Mexico, M. Forsyth, a déjà cherché à exploiter la querelle avec l’Espagne, et de son côté le gouvernement mexicain n’est point malheureusement éloigné d’écouter ces suggestions. Le président, M. Comonfort, se rassurait récemment, dit-on, en songeant qu’il trouverait toujours vingt-cinq ou trente millions de dollars aux États-Unis pour résister, si on le poussait à bout. Ce que serait un pareil traité, il est facile de le pressentir : le Mexique n’existerait plus ; il existe à peine aujourd’hui, tant la dissolution est universelle. Il n’y a surtout un fait remarquable et terrible, c’est le déchaînement constant de l’élément sauvage : les Indiens saccagent les villes, tandis que les insurrections se multiplient dans d’autres parties du pays, et le gouvernement envoie des généraux qui attendent eux-mêmes, en face des insurgés, l’heure de se prononcer. À Tépic, l’agent consulaire britannique a été récemment dévalisé par les chefs d’un pronunciamiento ; on lui a pris plus de 200,000 piastres, et il pourrait bien naître de là une nouvelle querelle avec l’Angleterre au moment où un ancien démêlé vient d’être à peu près aplani. Ainsi, avec son anarchie intérieure, avec des menaces de conflits de toute sorte, et avec le dangereux appui des États-Unis, le Mexique se trouve exposé à une lutte où son indépendance achèverait de disparaître. C’est là le germe d’événemens qui commencent, et qui, s’ils peuvent être conjurés encore, sont du moins de nature à intéresser l’Europe, si souvent distraite par de plus futiles querelles. ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.
LES HÉRITIERS DE SILVIO PELLICO.
I. Spilbergo e Gradisca, scène del carcere duro in Austria, estratte dalle Memorie di Giorgio Pallavicino, Turin 1856. — II. The Austrian Dungeons in Italy, a narrative of fifteen months’ imprisonnent and final escape from the fortress of S. Giorgio, by Felice Orsini, translaled from the unpublished manuscript, by J. Meriton White, Londres 1856.

Sans être un écrivain de premier ordre, Silvio Pellico a eu la bonne fortune bien rare d’être rangé de son vivant parmi les classiques et de se voir jugé comme d’ordinaire on ne juge que les morts. Le livre des Prisons, son meilleur, j’allais dire son unique titre de gloire, mérite sans doute à plusieurs égards la faveur dont il est encore aujourd’hui l’objet : la simplicité attachante du récit nous captive, et la mansuétude évangélique de l’auteur ajoute l’attendrissement à l’intérêt ; mais quiconque, jugeant avec sa raison, résiste aux entraînemens de son cœur éprouve à cette lecture je ne sais quel malaise indéfinissable, et se sent, après l’avoir achevée, moins fort, moins homme qu’auparavant. On n’est vraiment homme en effet qu’à la condition de concevoir pour le mal une de ces haines vigoureuses dont parle Molière, et qui sont le commencement du bien, quand elles n’en sont pas la conséquence. Rien de mieux que de se résigner au mal, s’il vient d’une cause supérieure, immuable, éternelle : c’est pour ce cas, et pour ce cas seulement, que la religion chrétienne a fait de la résignation une vertu. Courber la tête devant l’injustice, se soumettre à la volonté discutable de nos pareils, de ceux qui nous oppriment par le droit du plus fort, ce ne saurait être ni une vertu ni un devoir. Notre devoir à tous, c’est de renouveler, en faveur du bien, de l’indépendance, de la liberté, l’immortelle protestation que Galilée faisait entendre au nom du vrai : E pur si muove. La charité chrétienne ne prescrivait pas à Silvio d’abaisser le caractère italien aux pieds de l’Autriche. C’est ce qu’il a fait pourtant, et il n’y aurait encore que demi-mal, si le succès de son livre n’avait tenté les imitateurs : nous avons vu en France un de ses compagnons de captivité, M. Andryane, délayer sa touchante élégie en quatre volumes mal écrits, partout empreints d’une sentimentalité de mauvais goût et d’une résignation affectée qui décèlent le copiste maladroit.

Grâce à Dieu, cette école a fait son temps. Aujourd’hui, si un ancien prisonnier de l’Autriche prend la parole, ce n’est plus pour parler avec tendresse de ses geôliers et nous donner des impressions de cachot semblables à celles que peut éprouver un homme libre dans un voyage autour de sa chambre. Les nouveaux écrivains ne s’interdisent plus les malédictions et les imprécations, même ils en sont peut-être trop prodigues : réaction naturelle, inévitable contre la résignation énervante de l’école de Silvio. Deux ouvrages surtout, bien que d’une médiocre étendue et d’une valeur littéraire très contestable, nous paraissent devoir être signalés ici comme caractérisant cette réaction. L’un nous montre l’auteur retrouvant sa colère des anciens jours pour raconter des infortunes déjà vieilles de trente ans : le temps ne lui a point apporté l’oubli ; sa rancune est implacable comme son souvenir. L’autre nous offre le spectacle instructif d’un homme qui trouve jusqu’au fond d’une prison les moyens d’exercer son activité dévorante, qui devient libre parce qu’il a voulu le devenir, et qui rencontre pour complice de sa fuite tout un peuple sujet de ses ennemis.

Je dirai peu de chose de M. George Pallavicino et des cent pages qu’il vient de détacher de ses mémoires, encore inédits. Comme citoyen, il a le mérite de ne point trembler, ainsi que Pellico, au souvenir des cachots du Spielberg, où ils ont souffert simultanément ; loin de se retirer de la politique, il y a pris depuis sa délivrance, il y prend encore aujourd’hui une part active. Député libéral au parlement de Turin, il est au premier rang des ennemis de l’Autriche, il propage avec ardeur les idées récemment émises par M. Manin, qui propose, comme on sait, de réunir tous les états de la péninsule sous les lois de Victor-Emmanuel, proclamé roi d’Italie… après la victoire. Comme écrivain, il est, je le crains, un peu en arrière de son temps. N’est-il pas bien tard pour nous ramener dans ces sombres cellules du Spielberg dont nous connaissons déjà les moindres recoins ? On regrette, en lisant ce récit, le talent de Silvio, on regrette même les détails d’Andryane, et l’on chercherait, vainement la raison d’être de ce nouvel écrit sur un sujet rebattu, si l’auteur ne nous avertissait qu’il cède, après vingt ans de silence, au besoin de se réhabiliter aux yeux de ses contemporains. Peine inutile ! le temps a plus fait pour M. Fallavicino que ne fera toute son éloquence. Compromis dans la conjuration de 1821, il eut le tort de se laisser attendrir un moment par des juges perfides qui, pour lui arracher des aveux, lui représentaient sa vieille mère éplorée et sans appui ; il laissa échapper contre ses amis quelques mots accusateurs. Il reconnaît sa faute, il en gémit, il la déplore ; n’a-t-il pas le droit d’ajouter qu’elle causa peu de mal et fut bientôt réparée ? Dès l’interrogatoire suivant, il feignit la folie pour infirmer ses paroles précédentes, et l’on ne voit pas que Silvio, Maroncelli, Villa et tant d’autres dont il n’avait point prononcé le nom, aient été mieux traités par leurs juges que Confalonieri et Castillia, les seuls qui eussent à se plaindre de son imprudence. Sur ce point, je donne volontiers à M. Pallavicino cause gagnée. Pourquoi faut-il que, par une légèreté impardonnable à son âge, il ait attaqué la mémoire de ce Confalonieri qui lui avait si généreusement pardonné ! Je croirais volontiers qu’une admiration complaisante a placé cette illustre victime sur un piédestal trop élevé ; mais si l’opinion publique se modifie un jour, ce ne sera pas sur les attaques intéressées et les récriminations tardives de M. Pallavicino.

Ce qu’il y a de nouveau dans l’écrit qui nous occupe, c’est la seconde partie, où nous voyons quel est, dans l’empire d’Autriche, le sort d’un prisonnier auquel le gouvernement accorde un adoucissement de régime. M. Pallavicino était malade ; ses nerfs, gravement attaqués, faisaient craindre des accès de folie, et le médecin demandait qu’il fût transféré dans une autre prison, sous un climat moins rigoureux. L’empereur François fit droit à cette requête et donna des ordres en conséquence. Au bout d’un an, il ne fallut rien moins qu’une nouvelle manifestation de la volonté impériale pour que ces ordres fussent exécutés. Par les soins du ministre de la police, le moribond fut conduit en poste à Gradisca. Or Gradisca vaut le Spielberg : la seule différence est dans la douceur relative du climat humide de l’Esclavonie. Du reste, même mobilier incomplet et incommode, même nourriture détestable et insuffisante, même obligation du travail manuel. Au Spielberg du moins, les prisonniers politiques, traités plus durement que les voleurs, n’étaient pas confondus avec eux ; à Gradisca, sans doute pour lui faire expier l’adoucissement apporté à sa position, M. Pallavicino dut subir la compagnie d’un coquin émérite, depuis cinquante ans endurci dans le crime, et, afin de n’être pas exposé à sa brutalité, dissimuler toute répugnance pour ses propos obscènes ou vulgaires, pour ses actes les plus cyniques et les plus dégoûtans. S’il fallait en croire le narrateur, il aurait obtenu sur son estimable compagnon un succès oratoire qui lui ferait le plus grand honneur. Il avait quelque argent dont le voleur Ribberschegg convoitait la possession : « Ta bourse ! dit un jour ce dernier, ou je déclare que tu as des livres dans ta paillasse ! » Céder, c’était renoncer aux petites jouissances qui rendent seules le séjour de la prison supportable ; se laisser dénoncer, c’était compromettre de braves gens. M. Pallavicino trouva un moyen terme : il fit un sermon en trois points, apparemment sur la convoitise, à la suite duquel le vieux voleur tout ému se serait écrié : « Je veux me confesser ! » L’expédient était étrange, il fut couronné d’un plein succès, et M. Pallavicino put se croire appelé à faire des conversions.

Cette illusion dont il se berça, et qui ne paraît pas encore dissipée, put contribuer à lui rendre moins pénible le séjour de Gradisca. Il y trouva du reste d’autres consolations moins chimériques, celle notamment de se voir entouré d’âmes charitables qui compatissaient à son malheur et violaient les règlemens à leurs risques et périls, tantôt pour lui faire passer de l’argent et des livres, tantôt pour ajouter à sa ration quotidienne un utile supplément. On aime à constater ces témoignages de la bonté naturelle à l’homme jusque dans les fonctions les plus propres à l’endurcir. Ils nous consolent de certaines persécutions si répugnantes pour celui qui les subit, si dégradantes pour celui qui les exécute, qu’il est impossible même de les indiquer. M. Pallavicino les indique cependant, et il a tort, car de pareilles hardiesses touchent de près au ridicule. Faut-il donc croire que son portrait, tracé par M. Andryane d’une main peu bienveillante, et contre lequel il proteste avec tant de véhémence, n’est pas une caricature ?

Ce récit s’arrête, plutôt qu’il ne finit, quand il plaît à l’auteur. S’il a voulu, comme il est permis de le penser, pressentir l’accueil que le public ferait à ses mémoires, c’est un devoir de lui dire la vérité. Les descriptions, les scènes du Spielberg sont usées aujourd’hui : il faut donc sacrifier courageusement toute cette partie. Si toutefois M. Pallavicino a dans ses notes beaucoup d’épisodes comme celui de Gradisca, s’il les anime de son ardent patriotisme, qu’il poursuive la publication commencée : pour peu qu’il se modère et s’observe, pour peu qu’il apprenne à discerner ce qui intéresse les autres de ce qui l’intéresse lui-même, il obtiendra la sympathie de ses lecteurs.

M. Félix Orsini, le dernier venu de ces narrateurs infidèles à la manière du maître, a du moins le mérite de ne pas appeler notre attention sur un passé déjà connu et trop éloigné de nous. Son histoire est d’hier : il y a un an à peine que s’est accomplie sa prodigieuse évasion. Autant qu’on peut en juger par une traduction, puisque l’original italien de ces mémoires n’a pas encore vu le jour, le prisonnier de Mantoue n’est ni un penseur ni un écrivain ; hâtons-nous d’ajouter qu’il ne prétend point à la gloire littéraire ; son livre est d’un homme d’action, c’est à ce point de vue qu’il convient de prendre l’œuvre et l’auteur. En un pays heureux et calme, dans une situation régulière, M. Orsini serait peut-être, qu’on me passe le mot, un aventurier peu digne d’attention ; c’est seulement dans la malheureuse Italie qu’il faut faire plus d’état de ces esprits à l’envers que leur patriotisme aux abois pousse aux plus extrêmes démarches. Quand les entreprises raisonnables sont impossibles, est-il donc étonnant que l’irritation se traduise chez les plus exaltés en tentatives hasardeuses qu’on doit condamner pour les résultats qu’elles produisent et le tort qu’elles font à la cause italienne, mais qu’on serait tenté d’excuser, si l’on ne regardait qu’à l’intention ?

Quelques mots sur la vie passée de M. Orsini nous feront connaître par un frappant exemple l’existence singulière et l’incurable folie de ces conspirateurs aveugles qui croient agir quand ils s’agitent. Né dans les Romagnes en 1819, habitué dès son enfance à entendre maudire le gouvernement des prêtres, sous lequel il vivait, il entra dès l’âge de vingt-deux ans dans les sociétés secrètes. Trois ans après, en 1844, il était jeté en prison, — son père l’y avait précédé sans pouvoir le rendre plus circonspect, — et condamné aux galères à perpétuité, pour avoir conspiré contre tous les gouvernemens de l’Italie. Conduit, comme un forçat qu’il était, à Cività-Castellana, il passa quelques mois dans cette forteresse, ancienne maison de plaisance d’Alexandre VI, et où l’on conserve encore la chambre de ce pape avec les peintures obscènes qui la décoraient. Il allait être dirigé sur Cività-Vecchia, sa destination définitive, lorsque l’amnistie de Pie IX (juin 1846) vint inopinément le rendre à la liberté. Loin de profiter, comme Silvio Pellico, de la leçon qu’il venait de recevoir, M. Orsini reprit son existence de conspirateur au point où il l’avait laissée en entrant en prison. Il se fait expulser de Florence, et, par son obstination à rentrer en Toscane, force le gouvernement du grand-duc à le faire reconduire, chargé de chaînes, à la frontière des États-Romains. On le trouve prenant part aux mouvemens insurrectionnels des Abruzzes, il est à Rome sous la dictature de Mazzini. Après la chute de la république romaine, il est à Gênes, à Nice, dans le duché de Modène, pris, repris par les gendarmes, par les carabiniers, et leur échappant toujours. Enfin les autorités piémontaises se débarrassent de sa turbulence en l’embarquant pour l’Angleterre.

Pourquoi M. Orsini omet-il dans son récit l’acte le plus honorable peut-être de sa vie politique, je veux dire sa coopération à la défense de Venise ? Apparemment ce n’est là à ses yeux qu’un épisode insignifiant dans l’existence d’un conspirateur. N’ayant été, sous les ordres du général Ulloa, qu’un soldat que son incontestable courage n’a pu faire sortir de son obscurité, il estime peu les services qu’il a pu rendre alors à la patrie italienne, comparés à ceux qu’il croit lui avoir rendus en acceptant de M. Mazzini des missions secrètes pour révolutionner l’Italie au lendemain de la défaite ; Qu’elles sont étranges les aberrations de la conscience humaine, quand une raison calme et sûre ne vient pas nous éclairer !

À Londres, où il passa cinq mois, dans l’intimité de M. Mazzini, l’ancien prisonnier du pape reçut ses instructions et se retrempa pour de nouvelles luttes. Il repartit bientôt (mars 1854) et se rendit en Suisse sous le nom de Tito Celsi. Le mouvement qu’il essayait d’organiser ayant échoué, comme tant d’autres, il fut forcé de se cacher dans les montagnes ; il entendit plus d’une fois les balles siffler à ses oreilles, coucha audacieusement au milieu des gendarmes et des tirailleurs qui le cherchaient, se sauva en France, revint en Suisse au mois de juin suivant pour préparer une nouvelle et non moins infructueuse expédition, et fut enfin arrêté sous son pseudonyme de Tito Celsi. Accusé d’avoir introduit des armes dans le pays, il est conduit à Coire. Cette fois encore il échappe aux gendarmes malgré leur vigilance extrême, se cache à Zurich, et prend le nom de George Hernagh, moins pour échapper aux poursuites que pour achever sa tâche interrompue. Le 1er octobre de la même année (1854), il partait audacieusement pour Milan, muni de nouvelles instructions de M. Mazzini.

Quelles étaient ces instructions ? C’est ce que M. Orsini ne dit pas, et ce qu’il est fort difficile de conjecturer. Pourquoi de Milan se rendre à Venise, à Trieste, à Vienne et jusqu’à Hermanstadt, au fond de la Transylvanie ? Voulait-on sérieusement que le hardi voyageur s’enrôlât dans l’armée autrichienne, ou n’était-ce qu’une feinte pour couvrir le but véritable au cas d’une arrestation ? Il ne serait pas impossible que M. Kossuth eût voulu associer la Hongrie aux projets conçus pour l’Italie, et peut-être les deux proscrits souhaitaient-ils de porter la désorganisation dans l’armée autrichienne, afin de frapper l’ennemi commun au cœur. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces beaux plans n’étaient que chimères : on avait compté sans la vigilante police du saint-empire. À peine arrivé à Hermanstadt, M. Orsini est arrêté ; bien qu’on ne trouvât sur lui ni dans ses effets rien de compromettant, on n’eut garde de le relâcher. Sans savoir qui il était, la police avait flairé le conspirateur ; l’ordre d’arrestation était parvenu à Hermanstadt douze heures avant lui.

Je n’entrerai point dans le détail des souffrances que M. Orsini dit avoir subies à cette époque de sa captivité. Ce que nous aimons à reconnaître, c’est que, avec une louable sincérité, il dit le bien comme le mal, et ne cherche point à assombrir le tableau. De son récit, on peut conclure en somme que le régime des prisons autrichiennes s’est adouci, et que plusieurs complaisances sont autorisées aujourd’hui, qui étaient sévèrement interdites au temps de Silvio Pellico. Quoi qu’il en soit, d’Hermanstadt il fut ramené à Vienne, puis à Mantoue. La première partie de ce voyage fut très pénible. Le Danube n’était plus qu’une épaisse couche de glace, et le prisonnier voyageait tout le jour sans qu’il lui fût accordé un moment de répit pour réchauffer ses membres engourdis. Plus heureux, les gendarmes qui l’accompagnaient se relayaient toutes les cinq ou six heures. Dans les hôtelleries où l’on passait la nuit, M. Orsini, quoique malade, était gardé à vue, et à chaque issue de la chambre un soldat montait sa faction, la baïonnette au bout du fusil. On n’eût pas fait plus pour M. Mazzini lui-même.

La police put facilement se convaincre à Vienne, par les interrogatoires, qu’elle avait mis la main sur un de ces hommes qui font beaucoup de bruit pour rien, et qui ont plus d’audace que d’habileté. Poussé dans ses derniers retranchemens, M. Orsini avoua qu’il ne s’appelait point Hernagh, mais il refusa de dire son véritable nom. Était-ce pour ne pas faire connaître son passé ? Il aurait dû comprendre que ses réticences mêmes feraient supposer pis encore. Voulait-il, comme il le dit à la police, éviter à sa famille l’humiliation de savoir un des siens dans les fers ? C’était oublier que le crime fait la honte et non pas l’échafaud. Une seule de ses réponses nous met sur la trace de son véritable génie : il se donna pour Toscan, et demanda à être envoyé dans son prétendu pays. « Pour m’y conduire, dit-il, on m’aurait fait passer dans des contrées que je connaissais bien, et où je pouvais avoir chance de m’échapper. »

Sans tenir compte de sa demande, on l’écroua au fort Saint-George, dans cette place de Mantoue qui donna tant de mal au général Bonaparte en 1796. Il était renvoyé devant la cour spéciale de justice instituée après les événemens de 1848 pour juger les prisonniers politiques. Ce tribunal avait déjà bien mérité du gouvernement autrichien en condamnant à mort, en faisant exécuter une foule de patriotes. Les noms de ces infortunées victimes revenaient en mémoire à M. Orsini, et l’avertissaient qu’il entrait dans une de ces prisons au seuil desquelles il faut laisser toute espérance. La surveillance dont il y fut l’objet confirma cette triste impression : treize visites régulières toutes les vingt-quatre heures, sans compter les visites extraordinaires et imprévues, devaient le forcer à se tenir éternellement sur le qui-vive et faire évanouir d’avance tout projet d’évasion. Au prix de ce malheur, le plus grand de tous pour un homme qui ne rêvait que liberté reconquise et nouveaux périls à braver, qu’étaient des privations, des souffrances de toute sorte ? La compassion de ses geôliers, au surplus, lui en épargna quelques-unes. Son robuste appétit ne se contentait point de la ration quotidienne, et il n’avait pas encore d’argent pour l’augmenter à ses frais : ces hommes, ordinairement cupides, qui s’engraissent des dépouilles des détenus y pourvurent avec désintéressement, et plus tard ne voulurent point être indemnisés.

M. Orsini parle longuement de la cour de justice et des interrogatoires multipliés qu’il eut à subir. Il serait peu convenable, au moment où le jeune empereur d’Autriche vient de dissoudre ce tribunal, de répéter des accusations sans doute exagérées. J’ai peine à croire, par exemple, que les juges autrichiens apostent de faux témoins. À quoi bon, puisque la procédure n’est pas publique, et qu’on n’en doit compte qu’à l’autorité supérieure ? C’est bien assez de ces vices radicaux dans l’administration de la justice : secret des débats, suppression du droit de défense, refus de faire connaître à l’accusé le code criminel, et de lui accorder les plus simples garanties qui sont de droit commun. La cour spéciale de Mantoue, étant purement civile, s’est toujours montrée plus douce dans les formes que les tribunaux militaires. C’est à l’habileté de ses membres, et non à la bastonnade, qu’elle devait les aveux arrachés aux inculpés. Il est vrai que, pour le résultat final, la différence était moindre entre les deux juridictions : trop souvent une condamnation à mort témoignait de leur égal désir de plaire. Pendant que M. Orsini était au fort Saint-George, le colonel Calvi, un des défenseurs de Venise, avec lequel le prisonnier entretenait ces relations murales si connues par les récits de Silvio Pellico, fut pendu presque sous ses yeux.

Ce nouvel acte d’excessive rigueur l’aurait rappelé au sentiment vrai de sa position, alors même que la tolérance qu’on lui témoignait aurait pu un instant le lui faire perdre. Sans doute il lui était permis de chanter, de siffler, de lire et d’écrire ; on laissait à sa disposition des livres qui devaient pourtant jouir d’une médiocre faveur auprès de ses juges, Jean-Jacques Rousseau par exemple, et Shakspeare ; mais si, comme dit le poète anglais, tout est bien qui finit bien, il est vrai aussi que rien n’est bien que ce qui finit bien, et la perspective de la potence était peu propre à rendre, le prisonnier sensible aux adoucissemens de régime que l’Autriche semble avoir tacitement consentis, si elle ne les a prescrits officiellement.

M. Orsini n’était pas homme à gémir et à méditer longtemps d’une façon en quelque sorte platonique. Ses méditations se traduisaient bien vite en actes. « Je ne veux pas finir comme Calvi, il faut donc m’échapper. » Telle fut, à la nouvelle de cette exécution, sa première et désormais son unique pensée. Après avoir donné quelques larmes à son malheureux ami, il court à son lit, enlève les draps, attache à un bout la tasse qui lui servait à boire, et, grimpant à la fenêtre, il mesure la distance qui le sépare du sol. Elle était considérable, et la tasse revint mouillée ; il y avait donc au pied de la muraille un fossé plein d’eau. Cependant rien ne l’arrête : il est sur son terrain, c’est là qu’il faut le voir à l’œuvre.

Ceux qui se figurent que pour s’évader d’une prison il n’y a qu’à scier des barreaux et à descendre par une échelle de cordes n’entrevoient que le dénoûment, et courraient risque de rester captifs jusqu’à la fin de leurs jours. M. Orsini s’y prit comme s’il n’avait fait autre chose de sa vie. Affaibli par le régime auquel il était soumis, son premier soin devait être de recouvrer ses forces. Il y parvint en se livrant avec assiduité à des exercices gymnastiques et en buvant d’excellent vin. Rien de plus nécessaire pourtant que de dissimuler cette transformation ; il continua donc de se montrer docile et résigné. « Je bois, disait-il à ses geôliers, pour charmer les derniers jours qu’il me reste à vivre ; ne voulez-vous pas, en me tenant compagnie, m’aider à oublier ma fin prochaine ? » Les geôliers n’avaient garde de refuser pareille aubaine : d’ordinaire les prisonniers, plus économes de leurs rares deniers, boivent eux-mêmes leur vin. Un quart d’heure se passait ainsi, et souvent plus. Ce n’était certes pas du temps perdu. « Combien y a-t-il de sentinelles par ici ? » demandait négligemment l’amphitryon. Était-il possible de ne pas répondre à un si galant homme ? Si d’ailleurs quelque geôlier moins aviné ou plus avisé que les autres gardait le silence, M. Orsini avait des moyens sûrs de lui délier la langue. « Avant de marcher au supplice, disait-il, je dicterai mes dernières volontés, et je vous laisserai ma garde-robe. » A ces mots, les yeux avides de son interlocuteur s’écarquillaient. « Dieu ! quel grand homme ! s’écriait-il, jamais une plainte, jamais un mouvement de mauvaise humeur ou de colère ! » De ces exclamations l’on passait facilement inter pocula à dire la disposition du lac qui entoure Mantoue, celle des portes et des ponts, l’heure à laquelle les unes et les autres sont fermés. M. Orsini put même sans danger essayer de la corruption : ses gardiens ne crurent jamais qu’il parlât sérieusement. Dans leurs rapports au président de la cour, ils disaient à l’envi : « Le n° 3 est si bon, si doux, qu’il semble n’aimer personne autant que ses juges et nous. On lui laisserait la porte ouverte, qu’il ne voudrait pas s’échapper. »

Cet excès de bonne réputation faillit faire perdre au n° 3 le fruit de tant de peines et d’efforts. Probablement pour lui être agréable, on le réunit, dans une cellule commune, à d’autres prisonniers. Il dut se soumettre et dire adieu à ses beaux rêves de liberté. Pendant quatre mois entiers, il ne cessa de protester de son désir d’être seul, et comme ce souhait insolite aurait pu paraître suspect, il le motivait par l’intention de poursuivre en paix un ouvrage commencé. On finit par faire droit à sa requête, on le rendit à la solitude ; mais un surcroît de précautions lui fit assigner la plus formidable de toutes les cellules ; la fenêtre était distante du sol de sept pieds à l’intérieur, décent quatre à l’extérieur ; deux grilles parallèles d’énormes barreaux croisés et scellés en fermaient l’ouverture ; au pied de la forteresse, un fossé profond, et au-delà un mur d’enceinte haut de vingt pieds.

Le découragement que de pareils obstacles devaient produire dura peu : M. Orsini s’occupa de se procurer des scies. Comment les mêmes geôliers qui avaient refusé de favoriser son évasion par la porte consentirent-ils à lui procurer les moyens de s’en aller par la fenêtre ? Il y a là des mystères d’inconséquence ou plutôt d’influences que le narrateur s’abstient de nous faire connaître, pour ne pas les révéler en même temps à l’Autriche, et nous ne pouvons en savoir que ce qui s’en dit parmi les Italiens. Tel gardien sourd aux sollicitations discrètes du prisonnier n’aurait pas su résister aux doux accens d’une sirène, gagnée à peu de frais par les agens de M. Mazzini.

Une fois les scies en sa possession, M. Orsini se mit à l’œuvre. Ce n’était pas chose facile que de scier de grosses barres de fer, perché sur le barreau le plus élevé d’une chaise, et dans un équilibre impossible à tenir longtemps. À peine engagé dans ce travail, le prisonnier fut obligé de le suspendre, car il avait été frappé d’un double danger qui le menaçait. D’abord il devait craindre que le bruit éternel des cloches de Mantoue ne l’empêchât d’entendre les pas de ses geôliers. Or, la fenêtre étant en face de la porte, il courait risque d’être surpris avant d’avoir pu descendre de sa chaise. Ensuite il pouvait prendre fantaisie à quelqu’un d’entre eux de visiter les barreaux de la fenêtre. Pour parer au premier danger, il eut la patience de passer des jours entiers l’oreille collée contre la porte, afin de s’accoutumer aux moindres bruits venant du corridor ; puis il consacra d’autres longues et nombreuses journées à se tenir attentif auprès de la fenêtre, l’oreille droite contre les barreaux et la gauche vers la porte. Par ces soins minutieux, il rendit son ouïe si fine, que, malgré le tintamarre des cloches, il entendait marcher au loin et même respirer. Quant à la sécurité dont il avait besoin par rapport à la visite possible de ses barreaux, un autre se fût contenté de remarquer que cette visite, n’avait jamais lieu ; mais les surveillans pouvaient se raviser ; et c’était une éventualité qu’il fallait conjurer à tout prix. « Pourquoi, dit-il un jour, n’examinez-vous jamais mes barreaux ? Vous n’y manquiez points quand j’étais au no 3. — Nous ne vous connaissions pas si bien alors, signor Orsini. — À merveille ; mais vous savez que mon affaire est faite : il serait donc sage de me surveiller de près, de peur que je ne m’échappe. — Ah ! non, répondaient les geôliers. Il signor Orsini est un homme, il ne craint pas la mort. D’ailleurs regardez ces barreaux ! Nous ne prenons tant de précautions qu’avec les Barrabas ; mais avec un homme tel que vous, ce serait mal, bien mal ! » Là-dessus le prisonnier leur offrait un verre d’eau-de-vie, plaisantait avec eux, et ils s’en allaient en répétant : O che grand’ uomo ! che grand’ uomo !

Le grand homme eut bientôt la preuve qu’il n’avait pas inutilement prodigué son vin ; et pris ses précautions. Une maladroite tentative d’évasion d’un détenu nommé Redaelli ayant mis tout en l’air au fort Saint-George, l’ordre fut donné d’apporter une rigueur inusitée dans les perquisitions. La chose était grave pour M. Orsini, car il avait commencé de scier ses barreaux. Néanmoins il fit bonne contenance. Même les geôliers lui disant qu’ils lui épargneraient l’injure de leurs visites minutieuses : « Prenez garde, répliquait-il, je vous échapperai d’entre les doigts. » Les geôliers riaient d’un gros rire bête, avalaient un grand verre de vin, et s’en allaient sans rien vérifier.

Pendant ce temps, le travail continuait. Malgré les scies cassées, malgré la difficulté que M. Orsini éprouvait à se tenir sur le haut de sa chaise, malgré l’engourdissement qui le prenait aux pieds et aux mains, un barreau à séparer du mur ne lui coûtait guère plus de quatre jours. Avec un peu de cire et de mie de pain brûlée, il faisait une espèce de ciment couleur de fer pour consolider provisoirement à leur place les barreaux sciés. Que de fois, pendant ces heures laborieuses, le désespoir s’empara de son âme ! Les visites, les bruits du corridor, la fatigue, l’obligeaient à s’arrêter presque à chaque instant, et néanmoins, sous l’impulsion d’une volonté forte, le travail recommençait, de plus en plus pénible, la seconde grille étant assez éloignée de la première pour augmenter sensiblement les difficultés.

La fenêtre ouverte, il fallait des cordes pour descendre. Des draps, des serviettes en étaient la matière indiquée ; mais ceux qu’on laissait aux prisonniers pour leur usage étaient visiblement insuffisans, et s’en procurer d’autres ne paraissait pas chose facile. M. Orsini essaya. Le jour venu où l’on devait, suivant l’usage, changer son linge, il se tint assidûment à sa table, en apparence très occupé à lire et à composer. Un geôlier entre, lui apporte des draps propres et le prie de lui remettre les autres. « Laissez-moi finir ces pages, et je vous les donnerai. En attendant, déposez ici votre paquet. » À cette réponse la confiance aveugle des surveillans ne permettait aucune objection. La porte se referme, les draps sont aussitôt cachés par l’heureux possesseur : un peu plus tard les hommes de service étaient relevés par d’autres, et le tour était joué. Le nouveau-venu se présente. « Vous a-t-on changé de draps ? dit-il. — Sans doute, » répond M. Orsini. Il ne fut plus question de rien restituer. Avec quatre draps et plusieurs serviettes, l’échelle se trouva bientôt achevée. Désormais tout était prêt : restait à attendre le moment propice pour l’exécution.

Ici encore se présentaient d’assez graves obstacles. Si les nuits orageuses de février et de mars avaient permis à M. Orsini de travailler à la fenêtre sans être entendu des sentinelles, elles avaient en même temps rempli d’eau les fossés ; or, comme il devait y tomber dans sa chute, il comprit la nécessité d’attendre que ces fossés fussent à sec. Le moindre bruit l’eût trahi, et s’il s’était présenté tout mouillé pour passer le pont, il aurait infailliblement éveillé l’attention des factionnaires qui en gardaient l’entrée. D’autre part il fallait que le beau temps coïncidât avec le premier quartier de la lune, qui lui donnerait seul assez d’obscurité pour qu’il pût s’aventurer au dehors, le long d’un drap blanc, sur le mur noirâtre de la prison. Un accident imprévu faillit lui faire manquer l’occasion. Dans sa précipitation à descendre de sa chaise à l’approche des geôliers, il se fit un matin une grave entorse. La douleur, si forte qu’elle fût, n’était rien ; mais ce retard inévitable ne pouvait-il amener la découverte de ses préparatifs ? Cette crainte le décida, au bout de quelques jours, à braver la souffrance, qui n’avait pas encore disparu. Le 29 mars 1855, toutes les conditions nécessaires se trouvant réunies, il attache à sa corde les objets qu’il voulait emporter avec lui, habits de rechange, livres, manuscrits, etc., et les descend au fond du fossé. Il s’était procuré quelques oranges, sachant bien que, s’il se blessait en tombant, il n’éprouverait pas de plus cruelle torture que la soif. Sur le soir, il se suspend à son échelle, dans sa prison, pour en éprouver la solidité ; puis, après l’avoir de nouveau cachée, il se met au lit et attend la visite de nuit. S’il fallait l’en croire, la fatigue l’aurait emporté sur le besoin de se tenir en éveil, et il aurait profondément dormi. La visite a lieu comme à l’ordinaire ; on ne remarque rien des choses insolites qui auraient dû frapper des yeux moins prévenus. À peine les geôliers dehors, M. Orsini se lève et s’élance à la fenêtre ; il avait hâte d’en finir. Son passage à travers les barreaux ne s’effectua pas sans peine ; pour abréger, il n’avait scié que ce qui lui avait paru rigoureusement nécessaire. Se tenant alors suspendu à la corde qu’il venait d’assujettir solidement à un trou fait dans le mur, il met ses oranges dans ses poches, — elles l’avaient gêné au passage des grilles, et il s’était vu forcé de les déposer sur le bord de la fenêtre, — il se fait de la muraille un point d’appui pour les pieds et commence sa périlleuse descente dans l’attitude d’un marin, le long d’une corde garnie de nœuds. Il était déjà à quatre-vingt-quatre pieds de sa cellule lorsqu’il sentit la force lui manquer. « La douleur que me causait, dit-il, la tension des muscles était si violente que je ne pouvais la supporter plus longtemps. Je vis alors une corniche qui semblait m’inviter à y appuyer les pieds. Malheureusement la corde me glissa entre les doigts, malgré tous mes efforts pour la retenir. Je regardai en bas, et, m’imaginant dans l’obscurité que je n’étais plus qu’à six pieds du sol, je me laissai aller de manière à tomber à quatre pattes. Ce calcul fut l’œuvre d’une seconde ; mais beaucoup plus long fut le temps que je mis à tomber, car j’étais encore à une hauteur de plus de vingt pieds. Le coup fut terrible. Je perdis connaissance. En revenant à moi, je sentis une douleur poignante au genou et à la jambe droite. Je crus m’être brisé ce membre. Au bout de quelques instans, je portai une orange à mes lèvres, et je revins à la vie. Quoique la souffrance fut atroce et ne semblât pas diminuer, je recouvrai, par un effort de volonté, assez de force pour changer de bas, de chemise, de pantalon. On a dû trouver sous ma fenêtre les vêtemens que je laissai, avec des peaux d’orange. Je levai les yeux. Si c’était à refaire, me dis-je, je ne tenterais pas l’aventure une seconde fois. »

La réflexion était assez naturelle ; mais comme, à tout prendre, il était plus facile désormais de fuir que de rentrer en cage, M. Orsini se traîna, plutôt qu’il ne marcha, vers l’ouverture par laquelle les eaux du lac peuvent être introduites dans le fossé. Il y trouva trop de boue et de vase pour s’y pouvoir risquer. De l’autre côté, toute issue était fermée ; impossible donc de parvenir jusqu’aux roseaux pour s’y cacher jusqu’à ce bienheureux coup de cinq heures auquel les portes du pont sont ouvertes à la circulation. Forcé de rebrousser chemin, le fugitif essaya inutilement de grimper sur les arches sous lesquelles il avait passé : la douleur qu’il ressentait au pied le fit retomber sans force au fond du fossé. Plusieurs tentatives de ce genre, entreprises avec ce courage qu’inspire le désespoir, ayant également échoué, le malheureux Orsini finit par perdre toute espérance, tout désir de salut. En ce moment-là il lui eût été indifférent d’être repris. Vaincu par la fatigue et l’épuisement, il dormit une heure. À son réveil, le jour commençant à poindre, il se traîna comme il put le plus près possible de l’endroit où passaient ceux qui allaient traverser le pont. Dans sa détresse il ne pouvait plus rien pour lui-même ; sa dernière chance était que, au risque de se compromettre, quelque âme charitable vînt le tirer de là. Combien n’était-il pas plus probable que parmi ceux à qui il s’adresserait il trouverait un dénonciateur !

Le premier qu’il vit arriver était un jeune homme de vingt ans. « Tirez-moi de ce fossé ! s’écrie l’infortuné ; j’y suis tombé, étant ivre, la nuit dernière. » Le jeune insouciant passe outre, sans faire attention à cette singulière requête. Deux personnes le suivent de près, même demande. « Povero signore, disent ceux-ci, si nous essayions de vous tirer de là, nous nous mettrions dans l’embarras sans vous mettre vous-même hors d’affaire. » D’autres plus hardis s’arrêtent : ils saisissent un bout de corde dont le prudent Orsini s’était pourvu et qu’il s’empresse de leur jeter ; ils se mettent en mesure de le hisser. Tout à coup ils lâchent pied, le laissent retomber, au fond du fossé et se sauvent : ils avaient entendu les pas de nouveaux arrivans. À chacun le fugitif renouvelait sa demande. Enfin un robuste paysan s’approche, s’arrête, écoute et paraît mieux disposé. Il essaie à lui seul de retirer M. Orsini : ses efforts n’y suffisaient point. Par bonheur, c’était un dimanche, il y avait sur le pont plus d’affluence qu’à l’ordinaire. Le paysan ne se laisse pas intimider ; il trouve de braves gens disposés à lui prêter main-forte, et à eux tous ils amènent sur le bord le prétendu ivrogne au moment où, les forces venant à lui manquer tout à fait, il allait retomber au fond du fossé. Il était six heures moins un quart ; c’était à six heures que les geôliers devaient entrer dans la cellule pour la visite du matin !

Restait le pont à traverser, « Apprenez, dit M. Orsini à ses sauveurs en les remerciant, apprenez que je suis un prisonnier politique. » Ces bons cœurs s’en doutaient peut-être ; en tout cas, loin de s’effrayer à cette nouvelle, ils mirent tout leur soin à ce que l’Autriche ne reprit pas sa victime. Après avoir jeté la corde dans le lac, ils marchèrent en avant et laissèrent M. Orsini derrière eux pour ne pas éveiller l’attention Celui-ci les suivit de loin et péniblement ; à chaque pas, il regardait autour de lui. Il boitait, il était couvert de boue et de poussière, ses mains étaient ensanglantées. Quand il eut la certitude de n’être plus en vue des sentinelles, il rejoignit ses généreux compagnons, qui le cachèrent jusqu’au soir dans les roseaux, au bord du lac.

Comment il en sortit, c’est ce que nous ignorons, car il se refuse à le dire pour n’exposer personne aux vengeances de l’Autriche. Ce qu’il y a de certain et en même temps d’admirable, c’est qu’ayant été forcé par la maladie de rester assez longtemps caché à Mantoue ou dans les environs, il ne trouva pas un dénonciateur, pas même un bavard ou un imprudent, parmi ceux qui durent être mis dans le secret. Les perquisitions, les menaces, les promesses de la police n’y purent rien. L’allégresse parmi les Mantouans, même les moins révolutionnaires, fut extrême ; on eût dit que l’évasion d’un prisonnier obscur était un événement public.

Bientôt, grâce à cette complicité universelle, M. Orsini put passer en Suisse, et de là en Angleterre. « Arrivé, dit-il, sur le sol anglais, je me sentis renaître. Pour la première fois depuis mon arrestation, je pus dormir tranquille. L’atmosphère anglaise est humide et brumeuse ; si je lève les yeux, je ne vois que pluie, neige et nuages, mais je respire, je suis indépendant, je suis libre, et quand je me rappelle mon agonie de prisonnier, d’esclave, alors que je me fatiguais les yeux pour voir un coin de ce ciel bleu et profond de ma chère Italie à travers les barreaux de ma cellule, je me sens pénétré de reconnaissance pour la permission de rester dans la libre Angleterre jusqu’à ce que le travail incessant de mes concitoyens et la mort de quelques-uns d’entre eux me permette de retourner dans mon pays avec mes frères exilés, pour y répandre les bénédictions des institutions libres. »

Ainsi voilà un homme à peine échappé des plus horribles souffrances et d’un supplice probable, parlant avec enthousiasme de cette liberté précieuse dont il a été si longtemps privé, le voilà rêvant déjà aux moyens de la risquer de nouveau ! Et qu’on ne s’imagine pas que ce soit là une bravade passagère, un vain désir de poser en conspirateur, en homme d’action devant ses contemporains : non, cette pensée se retrouve à chaque page du livre, en maint endroit, plus nettement, plus énergiquement exprimée. M. Orsini a donné d’assez éclatantes marques de son courage, de sa témérité même, pour qu’on ne l’accuse pas de n’être brave qu’en paroles. Puisse son évasion, si habilement préparée, si intrépidement accomplie ; puisse cet impérieux besoin d’affronter de nouveaux dangers convaincre les malveillans que ce n’est point le cœur qui manque à l’Italie ! Malgré les conditions désastreuses au milieu desquelles ce pays se débat aujourd’hui, M. Orsini n’y est point une exception. Les Italiens ont prouvé par les héroïques combats de la campagne de Lombardie, par leur attitude au milieu des troupes françaises sous l’empire, et surtout par la continuité de leur résistance passive depuis cinquante ans, qu’ils ne méritent pas le reproche de lâcheté. Ce qui leur manque, c’est de savoir unir leurs forces et en faire un sage et utile emploi. En attendant ce progrès si désirable et si nécessaire, ce ne sont pas des indices à dédaigner sur l’état de l’Italie que les plaintes encore vives, après vingt ans, de ce prisonnier du Spielberg à qui l’âge et les souvenirs n’ont pas glacé le cœur ; que les impétueux élans de ce conspirateur acharné, qui croit n’avoir point fait assez pour sa patrie tant qu’il n’aura pas versé pour elle jusqu’à la dernière goutte de son sang, et surtout l’active complicité de ces bourgeois des villes, de ce peuple des campagnes, qui, s’il n’a pas su toujours se rallier pour prendre part aux batailles de la liberté, se montre du moins si empressé à en sauver les victimes. L’Italie a prouvé ; quoi qu’on en dise, qu’elle n’est pas la terre des morts : il lui reste, pour se relever comme nation, à tirer parti des forces vitales, dont la nature ne s’est pas montrée moins prodigue à son égard qu’envers tous les grands peuples.

F.-T. PERRENS.

ŒUVRES INEDITES DE LEIBNITZ[1]. — Le mérite de l’intéressante publication que poursuit depuis trois années déjà M. Foucher de Careil n’est pas, jusqu’à présent du moins, de rien changer à ce que l’on savait de la vie ou de la doctrine de Leibnitz. La biographie du grand homme, si souvent retracée depuis Fontenelle et Brucker, a été en quelque manière épuisée en 1842 par M. Guhrauer, de si regrettable mémoire, et M. Guhrauer lui-même n’a guère fait alors que coordonner, avec le talent qui lui appartenait, les nombreux travaux de ses devanciers. Quant à la doctrine, quant à la suite des inventions et des idées, ces véritables ; événemens de la vie des philosophes qui ont le bon esprit de ne vouloir être que des philosophes, on peut dire que déjà au dernier siècle le gros recueil de Dutens, dans lequel se sont fondus tous les recueils précédons, et notamment ceux de Raspe, de Desmaizeaux et de Bousquet, les avait complètement fait connaître. Leibnitz en effet n’est-il pas tout entier dans la Théodicée, les Nouveaux Essais, Les Lettres à Clarke et la Correspondance avec Bernouilli, et quand on a médité ces chefs-d’œuvre, ne connaît-on pas le beau génie auquel ils sont dus ? Bien des opuscules inédits ont vu le jour depuis lors ; mais aucun, pas même le plus important de tous, la Monadologie, que publia Erdmann en 1814, n’a rien ajouté de bien notable à ce que l’on connaissait de l’immortel auteur de la Théodicée. MM. Guhrauer, Grotefend, de Rommel, Pertz, Gerhardt de Salzefeld, en donnant successivement dans ces dernières années le Projet d’expédition en Égypte, les Écrits allemands, la Correspondance avec Arnauld et avec le landgrave de Hesse, enfin de nombreux fragmens historiques et mathématiques, ont fait beaucoup pour la préparation de l’édition complète que le monde savant attend encore ; mais leurs curieuses recherches n’ont pas abouti à révéler une seule idée vraiment nouvelle du grand philosophe. La publication de M. de Careil est du genre de ces dernières, et c’est ce qu’il faut commencer par se dire pour la juger ensuite tout ce qu’elle vaut. Lui demander davantage et s’attendre à y trouver quelque chose d’intellectuellement inédit, si je puis m’exprimer de la sorte, ce serait s’exposer à un mécompte préjudiciable à l’estime même que l’on doit faire du travail du nouvel éditeur.

Le mérite de la publication de M. Foucher de Careil, et dans ces limites il est, à notre avis, de premier ordre, c’est d’éclairer certaines parties de la croyance philosophique de Leibnitz d’un jour sinon nouveau, du moins singulièrement saisissant et pur. S’il y avait jusqu’ici, — pour les lecteurs superficiels s’entend, pas un des autres n’avait pu s’y tromper, — quelques doutes sur le vrai caractère de la philosophie leibnitienne, ces doutes aujourd’hui sont levés, et les nouveaux opuscules achèvent de mettre l’originalité du puissant penseur de Leipzig dans une complète lumière. Les critiques notamment à qui la lecture de la Théodicée n’avait pas suffi à démontrer que Leibnitz n’était ni un fataliste, ni un panthéiste, devront, après ce que vient de donner M. Foucher de Careil, renoncer tout à fait à la belle idée qu’ils ont eue de voir dans l’héritier de Descartes un élève des rose-croix et un théosophe de l’école d’Alexandrie. Les nouveaux opuscules ne permettront plus du moins à personne de se figurer un Leibnitz différent de celui qui s’est peint lui-même dans tant de chefs-d’œuvre.

C’est encore la bibliothèque de Hanovre, cette inépuisable mine qui ne cesse depuis Feller de satisfaire à la curiosité des éditeurs de Leibnitz, qui a fourni à M. Foucher de Careil les intéressans papiers qu’il publie. Est-ce la fin, et après tant de recherches les matériaux d’une édition complète sont-ils donc tous réunis ? Leibnitz a tant pensé et tant écrit, et sur tant de sujets, qu’il est difficile de répondre à la question. Nous inclinerions, quant à nous, vers la négative, et vraisemblablement les tiroirs magiques de la bibliothèque de Hanovre gardent encore pour les bibliophiles à venir des surprises de plus d’un genre. Comment se fait-il, par exemple, que parmi tant de pieux et curieux leibnitiens, pas un, à notre connaissance, n’ait décrit le meuble unique que le grand homme avait devant lui lorsqu’il travaillait, et qu’il y a quelques années j’ai vu encore au milieu d’une des salles de la bibliothèque de Hanovre ? Je veux parler d’une armoire dont la construction toute spéciale explique d’une manière frappante l’un des secrets de la composition littéraire de Leibnitz. C’est un casier en deux pièces, roulant sur des charnières, et qui, lorsqu’il est ouvert, offre une double rangée, horizontale et perpendiculaire, de petits compartimens étiquetés et pouvant recevoir, chacun un certain nombre de notes. La tradition rapporte que Leibnitz, qui lisait presque toujours une plume à la main, avait sur sa table quantité de petits papiers sur lesquels il écrivait les maximes ou opinions qui l’arrêtaient dans ses lectures, et qu’il jetait à mesure dans les compartimens divers du meuble aide-mémoire ouvert devant lui. Ce procédé de travail n’explique-t-il pas à merveille l’abondance et l’exactitude extraordinaires de citations dont les ouvrages du grand philosophe sont pleins, et l’espèce de mosaïque de souvenirs et de réflexions que, d’abord qu’on les ouvre, ils offrent à la vue ? Si dans la Théodicée notamment la plus prodigieuse érudition s’allie sans jamais la refroidir à la plus constante et à la plus sublime inspiration, l’armoire-casier de Hanovre n’y est-elle pas pour quelque chose ?

Quoi qu’il arrive cependant, il faut rendre justice à M. Foucher de Careil : il sera difficile désormais de découvrir à Hanovre rien de plus intéressant ni de plus authentique que les lettres et opuscules qui, grâce à lui, viennent de voir le jour. L’authenticité d’abord, premier et essentiel mérite de ces papiers, est au-dessus de tout soupçon : ce sont pour la plupart des autographes. Ils portent d’ailleurs chacun d’un bout à l’autre de leur texte cette signature du génie qui désespérera toujours la contrefaçon. L’aîné des Bernouilli s’avisa un jour, — dans ce temps-là les affaires de la science étaient les grandes affaires, — de proposer aux géomètres, ses contemporains, un problème très difficile, dont la solution, quelqu’excellent mathématicien que lui-même il fût, l’avait longtemps arrêté. Il vint plusieurs réponses, mais une entr’autres de si grande façon que chacun l’admirait. Elle était anonyme. De qui est-elle ? se disait-on ; mais Bernouilli : « Cela est de Newton ; ne voyez-vous pas la griffe du lion ? » Les pièces que vient de publier M. Foucher de Careil sont toutes reconnaissantes à ce même signe, et quand l’intelligent éditeur n’aurait trouvé à Hanovre que des copies, l’origine pour cela n’en serait pas plus suspecte : elles portent toutes la griffe du lion.

La plus remarquable de ces pièces, et celle aussi que nous signalerons par-dessus tout aux amateurs de l’érudition et de la philosophie, est une Réfutation complètement inédite de Spinoza, opuscule destiné à détruire tout à fait la fausse idée que quelques critiques allemands, à la suite de Lessing, ont essayé de donner du sentiment de Leibnitz sur la liberté humaine. Il était déjà fort clair, comme nous l’avons dit, que Leibnitz n’avait jamais été panthéiste ; mais après avoir lu sa réfutation de Spinoza, il n’est plus possible même de supposer qu’à aucun moment de sa vie le grand philosophe ait eu le moindre goût pour une telle chimère. La Réfutation de Spinoza forme, dans la publication qui nous occupe, une brochure à part ; le reste se compose de deux volumes remplis des pièces les plus curieuses, mais dont on comprendra qu’il ne nous soit guère possible d’indiquer que les titres. Ce sont d’abord de nombreuses lettres, toutes en effet complètement inédites, à Foucher, à Bayle, à Fontenelle, à Hobbes, à Arnauld et à Fardella, qui augmentent d’une manière souvent très heureuse la correspondance déjà si riche de Leibnitz. Ce sont ensuite des fragmens ou mélanges du plus grand intérêt sur le cartésianisme, sur divers articles du Dictionnaire de Bayle, sur le système de Locke, etc., qui peuvent servir à confirmer ou à éclairer certains passages importons de la Théodicée ou des Nouveaux Essais. Enfin nous mentionnerons encore des traductions abrégées du Phédon et du Théétète, ouvrages qui sont peut-être de la jeunesse de Leibnitz, et de la même date par exemple que les thèses sur le Principe d’individuation et sur l’Art combinatoire. Ces derniers opuscules, quoi qu’il en soit, démontrent par un monument sensible, comme le remarque très bien M. de Careil, que Leibnitz avait étudié de très près les ouvrages de Platon, et que la source la plus haute de son inspiration est là.

M. Faucher de Careil cependant ne s’est pas borné à, publier les curieux écrits dont nous venons de donner le bien rapide sommaire, il les a fait aussi précéder d’introductions enrichies de notes qui lui font personnellement beaucoup d’honneur, et qui témoignent que chez lui l’intelligence du commentateur s’allie de la manière la plus heureuse au goût du bibliophile. Une de ces notes surtout, qui, par son étendue et l’importance du sujet qui y est traité, porterait plus justement le nom de mémoire, mérite d’être signalée à l’attention des métaphysiciens et des naturalistes : je veux parler d’une remarquable étude sur la loi de continuité qui termine le second volume, et dont il est intéressant de dire quelques mots.

On sait ce que Leibnitz entendait par la loi de continuité. La nature, suivant lui, ne fait pas de sauts. Tous les êtres qu’elle contient ne forment entre eux qu’une seule chaîne dans laquelle les différentes classes tiennent si étroitement les unes aux autres ou sont séparées par des différences si insensibles, qu’il est impossible de fixer précisément le point où quelqu’une finit ou bien commence. « Qui sait, disait-il par une prédiction de génie qui, peu d’années après lui, devait se réaliser, qui sait si l’on ne découvrira pas quelque jour des zoophytes, créatures équivoques entre la bête et la plante, qui combleront visiblement l’abîme que nous supposons exister entre le règne animal et le végétal ? « Cette grande vue l’avait charmé ; il y revient sans cesse dans ses écrits, et on l’y voit à chaque instant répéter que le principe de continuité est en physique une méthode aussi certaine et aussi puissante que l’est le calcul des différences en algèbre et en géométrie.

M. Foucher, dans sa note sur ce sujet, après avoir montré, à l’aide des textes tant anciens qu’inédits de Leibnitz, ce qu’il entendait précisément dire en s’exprimant ainsi, fait suivre cette exposition préliminaire, déjà par elle-même remarquable, d’un mémoire original sur le fond de la question, qui, au triple point de vue de l’histoire, de la critique et de l’analyse, nous a paru offrir un grand intérêt. Historiquement, M. Foucher de Careil prouve par des textes décisifs que la loi de continuité était connue d’Aristote, et que Platon ensuite l’avait poétisée à sa grande manière ordinaire dans sa théorie du perpétuel devenir. Au point de vue critique, il démontre fort bien que la loi de continuité, entendue comme l’entendait Leibnitz, n’a rien de commun avec l’idée du développement indéfini de la substance première, qui est l’âme du panthéisme. Analytiquement enfin, M. Foucher de Careil fait une application de ce fameux principe à la solution d’une des antinomies de Kant, qui révèle en lui une connaissance, et un usage assez rares des procédés les plus déliés de la dialectique. À tous ces titres, on le voit, le morceau dont nous parlons mérite d’être lu avec plus d’attention qu’on n’en accorde d’ordinaire aux préfaces ou aux appendices d’éditeurs ; mais puisque nous en signalons ainsi les qualités, nous sera-t-il permis de faire sur le fond du débat une réserve qui manque, à notre avis, au curieux travail de M. Foucher de Careil, et qui en compromet les conclusions ?

La grande idée qu’a eue ou qu’a fait revivre Leibnitz de concevoir une échelle métaphysique reliant entre eux par des différences infiniment petites tous les êtres, de la création n’est pas restée, comme on sait, à l’état de pure abstraction dans ses écrits. Après que Trembley, par ses merveilleuses expériences, eut réalisé la prophétie de la découverte des animaux-plantes et démontré que le polype était à la fois un animal, puisqu’il se meut, et un végétal, puisqu’il pousse des bourgeons, Bonnet imagina de matérialiser, si je puis ainsi dire, la loi transcendantale énoncée par Leibnitz, et il affirma qu’il existait une échelle continue et réelle des êtres reliés entre eux, sans hiatus, par des espèces mitoyennes et de transition, ne laissant dans la nature aucun vide ni intervalle. C’est ainsi que le singe forma le passage de l’homme à l’animal, la chauve-souris celui des quadrupèdes aux oiseaux, l’anguille celui des reptiles aux poissons, le ver à tuyau celui des insectes aux coquillages, le polype enfin celui des plantes aux insectes. Bonnet eut des disciples, et ceux-ci, renchérissant sur leur maître, comme celui-ci l’avait fait sur Leibnitz, poussèrent le système à bout, et prétendirent que toutes les espèces sont dérivées d’une seule, que toutes les classes ne sont que des ébauches successives de toutes les autres, et qu’il faut voir dans les êtres inférieurs de la création autant de chrysalides d’un prototype toujours le même, qui ne fait que passer du ver à l’homme par une série ascendante d’états divers infiniment peu différenciés l’un de l’autre. Or, il faut l’avouer, entre les conséquences les plus extrêmes de cette théorie et le principe, quelque purement transcendantal qu’on voudra le supposer, de Leibnitz, la distance est si médiocre, que la logique a bientôt fait de la parcourir. Surtout, disait Leibnitz, il n’y a dans la nature « ni vide, ni cahots, » et il attendait du microscope la démonstration expérimentale de son principe. De là à parler comme Bonnet ou ses disciples il n’y a qu’un pas, et il est impossible de ne pas reconnaître à la théorie de la continuité effective des êtres une origine toute leibnitienne.

Or cette théorie, que je vois M. Foucher de Careil s’appliquer partout à laver du reproche de panthéisme, mais que je ne l’entends nulle part, à aucun autre titre, répudier ou combattre, cette théorie depuis quarante ans au moins est soumise à des objections très graves qu’il est regrettable que M. Foucher de Careil ait omises : je veux parler des objections de Cuvier. Je sais qu’il est une école métaphysicienne et physiologiste qui fait peu de cas des admirables travaux de Cuvier, et qui est en train de faire venir la mode de ne plus tenir compte de lui. À la bonne heure, mais le nouvel éditeur de Leibnitz est un esprit plus sérieux, et je suis fâché, tenant comme il fait pour la théorie de la continuité des êtres, qu’il n’ait rien dit de la difficulté qu’il y a à la mettre d’accord avec la diversité de structure, de composition, de type et de plan des individus de différentes espèces, avec la fixité de ces mêmes espèces et avec l’impossibilité de certaines combinaisons d’organes : principes tous démontrés pas Cuvier, à l’aide de l’anatomie et de l’histoire des fossiles, de manière à les mettre au-dessus de toute espèce de doute, et qui conduisent à la nécessité fatale d’admettre dans l’échelle des êtres ces interruptions, ces intervalles, ces cahots, ces hiatus, ces saltus que repoussait Leibnitz. Il est impossible de méconnaître les grands faits mis à ce sujet en lumière par Cuvier et de ne pas confesser avec lui que la structure anatomique des êtres, qui est la même pour tous les individus d’une classe, est absolument différente dans tous les individus d’une autre classe ; que la nature, les fossiles l’ont bien prouvé, depuis qu’elle fait des individus d’une espèce, les a toujours faits semblables, et qu’elle n’a jamais mêlé les formes d’un type avec celles d’un autre ; que l’idée d’espèces équivoques, intermédiaires entre les règnes de la nature, est une idée aussi poétique que le sont les imaginations de la mythologie, et qu’enfin jusqu’à ce quelqu’un ait découvert le squelette du sphinx, de Pégase, du minotaure, de la chimère, du griffon ou de la licorne, il n’y a pas moyen d’admettre l’unité de plan ni de création du règne animal. Ces faits, s’ils ne renversent pas tout à fait la célèbre théorie de la continuité, obligent d’en modifier et d’en restreindre singulièrement l’esprit et l’étendue, et il nous semble qu’un commentateur aussi distingué de Leibnitz que l’est M. Foucher de Careil aurait bien fait de ne pas les passer sous silence. Le beau mot du poète antique :

Simia quam similis turpissima bestia nobis !

demeure toujours vrai, et cette ressemblance horrible de l’homme avec la bête couvre un mystère que la métaphysique et la physiologie ne doivent pas se lasser de poursuivre, car elles l’éclairciront peut-être. Il est dangereux néanmoins, dans l’étude de telles questions, de se payer d’hypothèses, quelque spécieuses qu’elles soient, et lors même qu’elles sont revêtues de l’imposante sanction du génie, car ce n’est pas le roman de la nature qu’il s’agit d’écrire, mais son histoire.

Cette critique est la seule peut-être qu’après un examen attentif des Œuvres inédites de Leibnitz on se trouve conduit à formuler. Les amis de la philosophie ne peuvent d’ailleurs qu’applaudir à cette publication. Les moindres écrits de l’auteur de la Théodicée offrent un modèle que les philosophes de notre époque, tout ensevelis qu’ils sont dans l’étude des manuscrits ou des livres, ne sauraient trop méditer. Leibnitz, lui aussi, était un éclectique, mais d’une sorte toute particulière. Qui a plus lu et mieux su lire que lui ? Mais il ne lisait pas pour venir seulement raconter au public ce qu’il avait lu ; il lisait « pour prendre le meilleur » de ce que ses devanciers avaient dit, et a aller plus avant ; » semblable à l’abeille qui exprime au hasard le suc de toutes les fleurs, non pas pour le recueillir en un tas inutile, mais pour en tirer le miel, ri étudiait tout, mais pour s’inspirer de tout.

Puissent les jeunes amis de la philosophie, car c’est à eux surtout que la publication de M. Foucher de Careil s’adresse, profiter du précepte en action que Leibnitz leur y donne ! Ils le verront là, comme partout, n’appeler à son aide le trésor des connaissances de ses prédécesseurs que pour l’épurer et l’augmenter. Qu’ils méditent ce grand exemple. Il y a bien longtemps déjà qu’on leur dit : « Lisez et éditez ; » il est temps qu’ils se disent à eux-mêmes que la lecture n’est pas la science, et qu’il n’y a rien de plus inédit que ce qu’ils ont dans l’esprit. La vraie devise, d’une école philosophique digne de son nom n’est pas « lisons, » mais « pensons. »


CHARLES GOURAUD.


V. DE MARS.


  1. Publiées par M. Foucher de Careil, 2 vol. in-8o, Paris, Durand, 1857.