Chronique de la quinzaine - 14 mars 1869

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Chronique n° 886
14 mars 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1869.

Nous avons fait du chemin depuis quelques années en Europe, nous marchons rapidement, cela est certain ; mais nous marchons dans l’obscurité, et celui qui pourrait dire où nous allons, vers quel point de l’inconnu nous nous dirigeons, celui-là aurait à un degré surprenant le don de clairvoyance ou de divination. Une chose est frappante surtout, c’est le contraste étrange, absolu, entre les apparences et les réalités, ou, si l’on veut, entre les commentaires publics, officiels, de la politique, et ce murmure de nouvelles tombant périodiquement dans la liberté des entretiens familiers. Consultez les déclarations des gouvernemens : tout est placide en Europe, c’est à qui répudiera la pensée d’un conflit funeste. Le roi Guillaume de Prusse, en ouvrant l’autre jour le parlement de la confédération de l’Allemagne du nord, ne s’est pas montré moins pacifique que ne l’était M. de La Valette lorsqu’il rappelait dans sa circulaire du 22 février, à propos de la dernière conférence, « ce que pourrait avoir de fécond l’action diplomatique des puissances quand elle s’appliquerait, suivant la proposition dont l’empereur prenait, il y a quelques années, l’initiative, à l’ensemble des questions générales… » Voilà qui est rassurant : au lieu de la guerre, c’est une mélancolique évocation du congrès mis en avant autrefois avec le succès dont on se souvient. Écoutez d’un autre côté ce qui se dit tout bas : ici la scène change. On vous fait entendre le bruit sourd des canons s’ébranlant vers les frontières. Les imaginations sont en travail, et, par un phénomène qui se reproduit tous les printemps, les bruits se multiplient avec les incidens. Cette année même, avant que le printemps soit venu, l’essaim des nouvelles inquiétantes s’est répandu sur l’Europe à la suite de toute sorte de voyages diplomatiques.

Eh quoi ! dira-t-on, ces voyages ou ces déplacemens de diplomates ne sont-ils pas la chose la plus simple du monde ? N’est-il pas naturel que M. Nigra aille à Florence, où il a des affaires, et que le duc de Gramont, ambassadeur de France en Autriche, vienne à Paris pour la même cause ? Pourquoi s’étonner que M. de Beyens, ministre de Belgique parmi nous, éprouve le besoin de se rendre à Bruxelles, et que M. de La Guéronnière, ministre de France en Belgique, accoure au chevet de M. de Lamartine expirant ? Si l’empereur d’Autriche, allant en Croatie, se rapproche de la frontière italienne, et si le roi Victor-Emmanuel lui envoie un de ses aides de camp chargé peut-être de préparer une entrevue des deux souverains, est-ce là ce qui peut passer pour extraordinaire ? Si enfin M. d’Usedom quitte l’Italie, où il a représenté la Prusse depuis quelques années, n’est-ce pas tout simplement la suite de froissemens personnels produits par la divulgation de cette fameuse dépêche de 1866 qui pressait le général La Marmora d’aller guerroyer en Hongrie ? — Assurément tout cela est possible, tout cela est naturel. Nous ne trouvons pas étonnant que les diplomates aient des affaires de famille ou des raisons personnelles de quitter leur poste, et que deux souverains qui ne se sont vus depuis longtemps qu’en ennemis sur le même champ de bataille éprouvent le désir de se rencontrer plus amicalement. Il n’est pas moins curieux que tous ces faits se produisent à la fois, et qu’ils coïncident avec un ensemble de choses qu’on spectateur désintéressé, le ministre des affaires étrangères de Suède, caractérisait ces jours derniers en disant : « Malgré les assurances pacifiques qui émanent des grandes puissances, la situation générale est inquiétante et tout à fait incertaine. »

À tout prendre, il y a sans doute, selon l’habitude, quelque exagération dans ce qu’on dit, et d’abord on pourrait écarter cet incident qui a un moment aigri les relations de la France et de la Belgique. L’examen des intérêts économiques atteints par la loi belge sur les chemins de fer est remis aujourd’hui à une commission mixte, et le cabinet de Bruxelles est animé, dit-on, des intentions les plus conciliantes. Malheureusement, quand on écarterait un incident, la situation de l’Europe ne resterait pas moins « tout à fait incertaine, » selon le mot du ministre suédois, M. de Wachtmeister. Rien n’est changé, il est vrai, dans les rapports de la France et de la Prusse ; oui, rien n’est changé, — à une condition pourtant qu’on ne cache pas, c’est que la Prusse s’arrêtera dans son expansion, et ne passera pas le Mein. Or n’y a-t-il pas bien des manières de passer le Mein, et tout n’est-il pis livré par cela même à une interprétation que chacun est libre de définir selon sa volonté ou son intérêt du moment ? D’autre part, on commence à dire aujourd’hui que la France rappellera ses troupes avant l’ouverture du concile qui doit se réunir à Rome, et il est bien certain qu’il serait assez difficile de laisser nos soldats monter la garde à la porte d’une assemblée où seront consacrées sans doute les doctrines qui sont exposées dans une lettre adressée par le pape à M. l’archevêque de Paris et publiée récemment par M. Émile Ollivier. Le gouvernement français semble avoir pris son parti. Or à qui fera-t-on croire que cette résolution n’est point concertée avec l’Italie, et que cette entente avec l’Italie est sans aucun rapport avec l’ensemble des affaires européennes ? De telle sorte qu’on revient sans cesse à cet état sur lequel on ne ferme un instant les yeux que pour être bientôt réveillé par quelque symptôme plus significatif. Et sait-on quel est le résultat de cette crise indéfinie ? Nous ne parlons pas même de l’énervement moral et politique ; le résultat matériel se chiffre par des pertes de centaines de millions, par les faillites qui se multiplient, par la stagnation qui se produit sous toutes les formes, ainsi que le prouve le dernier compte-rendu de la Banque de France. Déjà en 1867 le chiffre des transactions avait diminué considérablement ; en 1868, il a baissé encore de plus de 270 millions comparativement à l’année précédente, et la grève du milliard enfoui dans les caves de la Banque de France ne fait pas mine de s’arrêter. Voilà une paix singulière qui coûte plus cher qu’une guerre, sans parler des armemens ruineux qui servent à l’étayer.

Tant qu’on ne verra pas plus clair dans ce tourbillon qui s’agite à la surface de l’Europe, il en sera ainsi ; on se défiera, on s’aigrira dans un doute maladif dont on ne voudra même pas guérir. Les intérêts éprouveront de ces crises, de ces ralentissemens qui deviennent redoutables, parce qu’ils prennent un caractère permanent. Les gouvernemens eux-mêmes finiront par se discréditer à ce jeu invariable d’incidens multiples et équivoques où se laisse prendre une crédulité toujours déçue et toujours en éveil. Ce qui manque dans nos affaires extérieures comme dans nos affaires intérieures, c’est la netteté. Ce que la France désire et appelle de tous ses vœux, ce qu’elle sollicite en vérité avec une passion presque naïve et dénuée de toute malveillance, c’est la précision dans les desseins et la clarté dans la conduite, c’est une politique se plaçant simplement et résolument en face des situations, avouant les erreurs, s’il y en a, allant droit au pays pour l’associer libéralement à la direction de ses affaires, au lieu de se traîner dans une stratégie compliquée de demi-confessions et de concessions incertaines.

Après tout, que veut-on dans la politique extérieure ? La France, dans l’intimité de ses aspirations, veut la paix sans aucun doute ; il est pourtant bien certain que devant une situation qui ne serait pas celle qu’elle doit garder en Europe, devant cette situation, si elle existe, la France serait toute prête à montrer que sa virilité n’est ni émoussée ni engourdie. Seulement la première condition est de l’éclairer, de ne pas lui laisser croire tantôt qu’elle doit être satisfaite, qu’elle n’a rien à souhaiter, tantôt qu’elle a raison dans ses amertumes contre les événemens qui se sont accumulés. Si la paix de l’Europe, comme on pourrait s’en douter, dépend aujourd’hui de quelques volontés disposant par un geste de la force de millions d’hommes, il y a de la part de ces volontés, convenez-en, une dangereuse arrogance à venir dire ou à paraître dire à tout un continent, à une multitude d’intérêts alarmés : « De quoi vous mêlez-vous ? tenez-vous tranquilles, laissez-nous prendre notre temps, laissez-nous attendre le moment favorable. Cela peut durer des années, patientez et ne nous en demandez pas davantage, car nous n’avons rien à vous répondre. » Il y a peu de jours, un membre du parlement fédéral de l’Allemagne du nord demandait à M. de Bismarck pourquoi il avait précipité la réunion du reichstag. « Vous êtes bien curieux, » répliquait d’un ton goguenard le ministre prussien. Voilà qui est clair. Autrefois, quand la politique était une affaire d’initiés, où le public n’avait aucune part, c’était bon de se retrancher dans ces réserves et ce silence. Aujourd’hui, ce n’est plus ainsi ; la politique est le secret et l’affaire de tout le monde. L’opinion est une complice nécessaire, une alliée exigeante, qui devient d’autant plus difficile qu’on lui mesure plus étroitement son droit, et qui se venge quelquefois d’avoir été dédaignée ou négligée. C’est elle qui a toujours le dernier mot, a dit l’empereur avec une haute raison il y a quelque quinze ans. Encore faut-il qu’elle sache où elle en est, où on la conduit.

Et de même dans la politique intérieure, que veut-on ? On ne veut pas retourner en arrière. Le gouvernement, nous osons le dire, s’est coupé la retraite ; il n’a aujourd’hui ni le pouvoir ni la volonté de revenir sur ses pas. L’empereur l’a dit à l’ouverture de la session législative, et M. Rouher a renouvelé les déclarations impériales ; mais alors pourquoi s’envelopper d’apparences contradictoires ? Pourquoi s’arrêter à chaque pas et avoir l’air de ne céder qu’à contre-cœur, sous la pression des choses ? Pourquoi paraître flotter sans cesse entre les concessions et les rétractations ? C’est s’exposer simplement à entretenir dans les esprits l’incertitude et l’excitation, à réveiller tous les doutes à l’instant même où on semble faire un grand effort de bonne volonté pour ranimer la confiance publique. On vient de le voir par cette discussion des affaires de la ville de Paris qui s’est déroulée pendant quelques jours au sein du corps législatif. Pendant longtemps, le gouvernement a tenu le voile baissé sur ces affaires de la ville de Paris ; il a commencé par défendre ces opérations qui, même avant d’être entièrement connues, semblaient déjà fort étonnantes. L’heure est venue cependant où, à la lumière d’une discussion pressante, il n’y a plus eu moyen de prolonger cette fiction de la parfaite légalité de l’administration parisienne, et c’est alors que M. le ministre d’état, opérant ce qu’on appelle en langage militaire un changement de front devant l’ennemi, s’est hâté fort habilement de prendre cette attitude de courageuse sincérité dont nous n’avons pas hésité, pour notre part, à lui faire honneur. M. Rouher est passé pour un moment à l’opposition ; il a fait la confession générale de M. le préfet de la Seine plus que celui-ci ne l’eût désiré peut-être. Les irrégularités commises à l’hôtel de ville, il les a énumérées et caractérisées de façon à décourager les censeurs les plus sévères de M. Haussmann. Ce n’est pas tout : dans ces étranges opérations qui se soldent par un découvert de plus de 465 millions, il y avait nécessairement deux personnages, un emprunteur et un prêteur ; il y avait M. le préfet de la Seine, qui avait dépassé toutes ses facultés en négociant par un subterfuge ingénieux un emprunt qu’il n’avait pas le droit de contracter, et il y avait le Crédit foncier, qui s’était, lui aussi, placé en dehors de ses statuts en prêtant ce qu’il ne pouvait prêter, qui avait même saisi cette bonne occasion de prélever des commissions aussi avantageuses qu’elles étaient illégales. Après avoir abandonné M. le préfet de la Seine, M. le ministre d’état et M. le ministre des finances n’ont pas hésité davantage à désavouer le Crédit foncier ; ils sont allés plus loin, ils se sont engagés, autant qu’ils le pouvaient, à faire rentrer les 17 millions de commission que le Crédit foncier en bonne conscience n’aurait pas dû percevoir. C’était merveilleux ; tout le monde en apparence était d’accord.

Qu’a-t-il manqué à cet élan de sincérité et de bonne volonté ? Un peu de logique et tout simplement une sanction. Tant qu’il ne s’est agi que d’avouer des irrégularités, il n’y a point eu de difficulté. Quand on en est venu aux conséquences naturelles de ces aveux et aux arrangemens nouveaux que proposaient quelques-uns des membres les plus modérés du corps législatif pour échapper à la nécessité de sanctionner des opérations irrégulières et onéreuses, quand on en est venu là, tout a changé. Après avoir fait un pas en avant, le gouvernement en a fait deux en arrière ; il est rentré en campagne pour arrêter au passage les conséquences pourtant fort légitimes qu’on tirait de ses déclarations. Il a eu l’air de croire que, puisqu’il avait fait la confession générale de M. Haussmann et du Crédit foncier, il n’y avait plus rien à faire, si ce n’est à jeter un voile sur le passé et à tout approuver, de sorte que le moment où l’on semblait le plus parfaitement d’accord a été justement celui où l’on ne s’est plus entendu du tout. Le gouvernement a fini par venir à bout des visibles répugnances du corps législatif ; il ne s’est pas moins heurté contre une minorité qui a été de 97 voix à un premier scrutin, et de 69 voix à un second vote.

C’est ce qui fait précisément de cette discussion un véritable drame, et de ce drame parlementaire la scène la plus curieuse n’est peut-être point ce qui s’est passé en public, si, comme on le dit, dans l’intervalle des deux séances, les plus hautes influences se sont employées à ramener les récalcitrans et les timorés en les effrayant de la perspective d’une crise politique. Qu’est-ce que cela prouve d’ailleurs que le nombre des voix ait augmenté ou diminué au scrutin définitif ? Matériellement le gouvernement a son vote, comme il le désirait. L’administration de M. le préfet de la Seine ne reste pas moins sous le coup de ces sévérités auxquelles M. le ministre d’état lui-même s’est associé. Nous ne savons trop ce que pourra dire M. Haussmann dans le sénat, où les affaires de la ville de Paris vont être discutées de nouveau, et si le tout-puissant édile nous donnera le piquant spectacle d’une revanche des désaveux qe lui a infligés M. Rouher. Ce sera peut-être curieux. M. Haussmann n’effacera pas cette marque d’illégalité empreinte sur la plupart de ses actes. Il peut demeurer à l’hôtel de ville, il y est désormais comme un administrateur momentanément acquitté et surveillé. Il en est de même du Crédit foncier. Il est aujourd’hui couvert par un vote qui valide son traité avec la ville de Paris. Il rendra ou il ne rendra pas la commission de 17 millions que M. le ministre des finances a trouvée exorbitante, peu importe ; le Crédit foncier ne s’est pas moins engagé dans une série d’opérations absolument hasardeuses qui ont réagi sur la fortune publique, sur les intérêts privés, qui ont déterminé dans ses valeurs des oscillations considérables. Au milieu de ces mouvemens, les uns se sont enrichis, les autres ont pu se ruiner, et tout cela sous l’influence d’actes illégaux, œuvre dictatoriale d’administrateurs nommés par le gouvernement lui-même. Nous comprenons que M. Rouher ait tenu à dégager la responsabilité de l’état en laissant entrevoir la nécessité de mettre fin à une tutelle administrative qui peut se trouver ainsi compromise. C’est la moralité de cette discussion, certainement une des plus graves et aussi une des plus curieuses comme spécimen des embarras que le gouvernement se crée souvent à lui-même.

Ce que prouvent en même temps ces réveils de vie parlementaire, c’est la marche des esprits. Il est certain qu’il y a quelques années à peine des débats aussi sérieux, aussi décisifs, n’auraient point été possibles, et sous ce rapport nous ne méconnaissons pas un progrès qui a surtout son point de départ dans une date que M. Émile Ollivier remet aujourd’hui en lumière par son livre sur le 19 janvier : livre curieux assurément, qui est une autobiographie de l’auteur, une profession de foi adressée par lui à ses électeurs de Paris, et le rêve rétrospectif d’un homme qui a failli être premier ministre ou tout au moins ministre de l’instruction publique. M. Émile Ollivier a eu l’heureuse fortune d’avoir un rôle dans les préliminaires de cette crise du 19 janvier 1867, qui en définitive a été favorable aux libertés de la France, et il tient à dire quel a été ce rôle. Malheureusement c’est une question de savoir si ce livre intéressant et quelquefois piquant est très propre à servir l’auteur dans ses desseins d’action politique. C’est le livre d’un esprit sincère, très préoccupé d’éviter les faux pas et de se montrer désintéressé ; ce n’est pas l’œuvre d’un esprit vraiment politique, et nous nous permettrions volontiers de dire que ce que M. Émile Ollivier a de mieux à faire, c’est de rester l’ingénieux avocat consultant des réformateurs dans l’embarras. Sait-on pourquoi M. Émile Ollivier est si vif, si acerbe contre M. Rouher ? Ce n’est point du tout parce que M. Rouher lui a ravi l’honneur d’accomplir les réformes du 19 janvier en les diminuant, et parce que M. le ministre d’état, comme on l’a dit spirituellement, aurait pris le train chauffé par le député de la Seine ; c’est tout simplement antipathie de natures contraires, antagonisme d’homme spéculatif et d’homme pratique.

Non, ce livre n’est pas l’œuvre d’un politique, et cela pour plusieurs raisons. La première raison, c’est que l’auteur est en vérité trop plein de lui-même. Il a le culte naïf et religieux de sa personnalité. Il se contemple dans Mirabeau et dans Benjamin Constant, il ne voit que lui, il est tout ingénument convaincu que c’est lui qui a gagné M. de Morny au libéralisme dans les dernières années de sa vie, — et il le dit ! Que M. Émile Ollivier soit très honorablement intervenu dans les préliminaires du 19 janvier, cela est certain ; qu’il ait été joué, nullement ; il a été jugé, on a vu qu’il n’y avait rien à faire avec, lui, et dès sa première conversation avec l’empereur, à ce qu’il semble, on ne lui parlait plus de son ministère. Ce livre n’est pas d’un politique pour une autre raison, parce qu’il peut passer jusqu’à un certain point pour une indiscrétion. Un vrai politique ne l’eût jamais écrit ; il se serait souvenu qu’un homme entrant dans les affaires publiques ne travaille pas au succès de ses idées seulement par la parole, qu’il peut y contribuer plus encore peut-être par la confiance qu’il inspire, par la sûreté de ses relations, et notez qu’en disant beaucoup l’auteur ne s’est même pas donné certainement l’avantage de tout dire. Après cela, M. Émile Ollivier restera un esprit honnête, un orateur éloquent, il y a peu de chances pour qu’il devienne premier ministre, et franchement il n’y perdra pas peut-être plus que nous.

Que sera la fin de ce siècle où s’agitent à la fois tant de questions ? Les vivans d’aujourd’hui en décideront. En attendant, ceux qui l’ont personnifié jusqu’ici s’en vont l’un après l’autre, et en ce moment encore le même jour a vu disparaître M. de Lamartine et M. Troplong, deux hommes qui n’ont en vérité rien de commun, rien, si ce n’est de quitter le monde ensemble. Avec M. de Lamartine, c’est assurément une des plus éclatantes gloires françaises qui s’éclipse. On ne peut cependant se défendre d’un serrement de cœur en présence de cette destinée qui aurait pu rester si belle jusqu’au bout, et qui vient de s’achever dans les amertumes. IL en est de l’admiration comme de l’amour : ce qu’on pardonne le moins aux êtres qu’on a aimés ou admirés avec passion, c’est de déchoir. M. de Lamartine a eu le malheur de faire éprouver cette tristesse à ses contemporains. Quoi ! une si éclatante aurore et un si sombre déclin ! Quel homme fut jamais plus comblé ? Il a eu le génie, la fortune, la popularité, l’adoration de ses semblables, et tout cela pour en venir à passer ses dernières années courbé comme un manœuvre sous le fardeau de labeurs ingrats et vulgaires, à demi délaissé d’un monde dont il fut l’idole. Poète, M. de Lamartine le sera toujours ; toujours il restera l’enchanteur d’une génération. Homme politique, ce fut sa faiblesse de jouer avec une insouciance prodigue le sort de son pays, de le lancer dans l’inconnu avec un mot, alea jacta est ! et chose surprenante, c’est depuis ce moment qu’il a cessé d’être lui-même, qu’il est entré dans cette période d’obscurité douloureuse d’où la mort le retire aujourd’hui pour le rendre à sa gloire première, la gloire de l’incomparable poète.

Avec M. Troplong, c’est un des grands dignitaires de l’empire qui disparaît, et c’est aussi l’un des chefs de la magistrature française, un des plus habiles jurisconsultes. M. Troplong avait eu de très humbles débuts ; il avait été, après 1815, dans une petite ville du midi, petit maître d’études dans un petit collège dirigé par un de ses oncles, qui a été depuis un inspecteur distingué de l’université. M. Troplong avait eu la bonne fortune de trouver dans la petite ville où il était un magistrat qui le traitait avec bonté, qui l’attirait chez lui pour faire de la musique, et qui fut un de ses premiers protecteurs, un de ses introducteurs dans l’étude du droit comme dans la magistrature. Depuis, il avait fait son chemin tout seul, et il le méritait par ses travaux. C’était cependant moins un juriste de la vieille école française qu’un de ces jurisconsultes romains du temps de l’empire ; il avait moins le souci des droits politiques d’un peuple que des droits civils d’une démocratie organisée sous un maître, et César avait d’avance en lui un apologiste. Ce qu’on peut dire de cet homme éminent, c’est que la politique ne l’avait pas créé par un acte de faveur ; elle l’avait trouvé au sommet de la magistrature, où il était arrivé par lui-même, par la science, et en l’adoptant au lendemain de 1851 elle avait rencontré en lui le théoricien naturel du nouveau régime, une des personnifications intelligentes et soumises de l’empire dans cette première période d’où nous sortons aujourd’hui, pour rentrer dans l’arène des libres débats, des agitations régulières de la vie publique.

L’Angleterre touche enfin au moment où va s’ouvrir une grande et solennelle discussion. Il ne s’agit de rien moins que de savoir comment on détachera une pierre du vieil édifice des institutions anglaises sans ébranler l’édifice tout entier. C’est le 1er mars que le chef du cabinet, armé de toutes pièces, a porté devant le parlement le lumineux exposé de son plan sur l’abolition de l’église établie d’Irlande. En principe, cette résolution avait été adoptée par la dernière chambre des communes, elle a été sanctionnée par le vote du pays dans les élections récentes, elle entre aujourd’hui dans la phase d’exécution, et en déroulant son plan, pendant trois heures, avec une magistrale éloquence, M. Gladstone a pu se laisser aller à dire avec un certain orgueil : « Cette mesure montrera au monde de quel métal nous sommes. » Dans le beau discours par lequel le premier lord de la trésorerie a inauguré véritablement la session, il y a un souffle de libéralisme et de justice qui explique cette fortune d’un homme porté au pouvoir par un des plus irrésistibles mouvemens d’opinion. Ce n’est pas que le chef du cabinet de Londres, en accomplissant une des réformes les plus graves et les plus délicates, sacrifie tout à une abstraction séduisante, et se lance dans l’aventure pour l’honneur d’une idée ; le bill qu’il a présenté l’autre jour est bien au contraire une œuvre essentiellement anglaise, marquée du sceau du génie national. Les Anglais ne sont pas comme nous : ils ne reculent pas plus que nous, ils l’ont souvent prouvé, devant les plus grands problèmes ; mais ils ont une manière à eux d’aborder et de résoudre ces problèmes sans rompre avec les traditions, en s’efforçant de ménager tous les intérêts, d’adapter en quelque sorte à leur passé, aux conditions de leur développement historique, le progrès nouveau qu’ils veulent accomplir. Ainsi ils ont fait l’an dernier pour cette réforme électorale qui en définitive a produit un parlement où l’esprit libéral triomphe sans étouffer l’esprit conservateur ; ainsi ils vont faire pour leur constitution ecclésiastique avec la hardiesse circonspecte de leur génie pratique. C’est là précisément le caractère des propositions développées par M. Gladstone devant le parlement.

À vrai dire, c’est là qu’on attendait le chef du nouveau ministère. Comment allait-il résoudre la question sans donner trop beau jeu à ses adversaires ? M. Gladstone s’est tiré de la difficulté en véritable Anglais ; il s’est visiblement proposé un but assez complexe et dans tous les cas essentiellement politique. Il a voulu d’abord, cela est bien clair, accomplir un grand acte de justice à l’égard de l’Irlande en la délivrant du fardeau d’une domination religieuse étrangère ; il a voulu en outre transformer l’église établie sans en faire une église salariée, et sans blesser trop vivement des situations acquises, des intérêts traditionnels. En disposant enfin des biens ecclésiastiques que cette mesure hardie met dans ses mains, il a voulu avant tout en faire profiter l’Irlande. Il y a une première période de dix-huit mois durant laquelle une commission désignée par le parlement est chargée de présider à cette difficile et délicate transition. C’est ce qu’on pourrait appeler la phase de liquidation morale et matérielle. À dater de 1871, la séparation est définitivement accomplie ; les juridictions, les corporations ecclésiastiques, disparaissent, les évêques irlandais cessent de faire partie de la chambre des lords ; en un mot, l’église d’Irlande n’existe plus, au moins comme établissement de l’état : elle n’est plus qu’une communion religieuse semblable à toutes les autres communions, se gouvernant elle-même sous l’empire du droit commun.

Voilà pour le principe et pour la politique. Comment M. Gladstone tranche-t-il la question au point de vue matériel ? C’était là l’écueil évidemment. La propriété de l’église d’Irlande est évaluée aujourd’hui à 16 millions de livres sterling ou 400 millions de francs en capital, et à 7 ou 800 000 livres en revenu ; c’était, il faut en convenir, une église bien rentée. Sur cette somme, une moitié à peu près est consacrée à tout un système de dotations, de compensations, d’indemnités en faveur de la communauté protestante et des bénéficiaires actuels ; le reste, à part un prélèvement destiné à remplacer le donum regium des presbytériens et la dotation du séminaire catholique de Maynooth, devra être employé à subvenir à des établissemens de bienfaisance qui n’ont aujourd’hui pour vivre que les produits de la taxe dite des comtés. La disparition de cette taxe est déjà un soulagement pour les tenanciers irlandais ; mais ce n’est pas tout : dans la vente des biens ecclésiastiques, les tenanciers actuels ont un droit de préemption, et peuvent rester en possession des terres qu’ils ont aujourd’hui en ferme. On leur en facilite les moyens ; c’est un stimulant pour la diffusion de la propriété. Le rachat des dîmes s’opère également par une ingénieuse combinaison financière dans un certain nombre d’années. Nous ne reproduisons que les traits sommaires. Le caractère essentiel de cette mesure, c’est une libérale équité envers l’Irlande, une généreuse réparation qui ne coûte à l’église protestante qu’un peu de son superflu.

Cela n’empêchera pas, bien entendu, l’anglicanisme de crier à la confiscation, à la spoliation, de se lamenter sur la ruine de la constitution de l’Angleterre, sur l’invasion du papisme romain passant à travers la brèche ouverte par l’abolition de l’église d’Irlande. On n’a pas tant attendu pour rallier les passions nationales et protestantes, et l’autre jour, à peine M. Gladstone avait-il exposé son plan au milieu des applaudissemens de la chambre des communes, M. Disraeli se levait pour déclarer que son parti s’opposerait de toute son énergie à cette mesure. De part et d’autre, on s’est donné rendez-vous à la seconde lecture du bill, qui doit avoir lieu prochainement. Ce sera le moment où s’engagera une lutte sérieuse. Le dénoûment n’est pas moins à peu près certain, dût le ministère se laisser prendre dans quelque guêpier préparé par l’habile stratégie de ses adversaires, dût M. Disraeli jouer à M. Gladstone un de ces tours comme il lui en a joué lors du bill de réforme électorale, et de toute façon cette question de l’église d’Irlande est un signe de plus du travail qui s’accomplit dans les mœurs et dans les institutions de l’Angleterre. Aujourd’hui c’est l’établissement religieux irlandais qui est mis en cause de façon à ne pouvoir survivre même à une victoire passagère et d’ailleurs fort imprévue des tories ; hier c’était le système électoral qui cédait sous la pression de l’opinion. Depuis que la chambre des communes est ouverte, les propositions se succèdent tous les jours, tantôt sur l’introduction du scrutin secret dans les élections, tantôt sur la nécessité de mettre les dépenses des hustings au compte des commettans, ce qui ouvrirait immédiatement l’entrée de la vie parlementaire au prolétariat politique. Il n’y a pas jusqu’au droit d’aînesse qui ne soit battu en brèche, et dont l’abolition n’ait été tout récemment l’objet d’une motion dans le parlement. Chacune de ces propositions est en vérité une révolution dans les mœurs anglaises. Elles ne réussiront pas toutes du premier coup. La plupart des ministres actuels, qui représentent le libéralisme ou une nuance de radicalisme au pouvoir, ne vont pas si loin ou si vile dans leur goût d’innovation. Dans tous les cas, voilà la campagne qui commence : M. Gladstone est à l’œuvre, et M. Disraeli le guette pour le prendre en défaut. Ce qui sauve l’Angleterre dans ces luttes, c’est que l’essor de sa puissance ne s’arrête point, parce que l’esprit libéral et l’esprit conservateur se pondèrent jusque dans les actes les plus marqués de sa politique réformatrice.

Où en est aujourd’hui l’Espagne ? Après un mois de session de l’assemblée constituante, on n’a pas trop l’air de se hâter vers un dénoûment. Il y a toujours une certaine hésitation dans le gouvernement, dans la chambre, comme dans le pays. Il n’est pas difficile cependant de saisir la tendance des esprits. Ainsi il n’est plus douteux que la question de forme de gouvernement ne soit désormais à peu près tranchée. Le parti républicain a fait ce qu’il a pu, il reste impuissant ; la monarchie l’emporte tout à fait. Il y a mieux, cette question vient de faire un pas décisif, et, comme il arrive souvent, c’est le parti républicain lui-même qui, en voulant arrêter le mouvement monarchique, l’a précipité. Jusqu’ici, on avait hésité à briser la glace, comme on dit. Le nom du duc de Montpensier était partout, il n’avait pas été prononcé officiellement. Il a retenti tout récemment dans les cortès, et l’attitude du gouvernement a été telle qu’on peut désormais apercevoir sans effort tout ce que cette candidature a de sérieux. Le général Prim lui-même a parlé du prince de façon à laisser parfaitement entendre qu’il ne le comprenait pas dans son exclusion des Bourbons. Les choses en définitive en sont venues aujourd’hui à ce point qu’il n’y a plus de choix qu’entre cette candidature et un provisoire indéfini. Or le provisoire, c’est l’anarchie, et, comme conséquence infaillible, la réaction. C’est là ce qu’on sent de plus en plus en Espagne, et il ne serait point impossible que les interpellations des républicains proposant d’enlever au duc de Montpensier son titre de capitaine-général n’eussent pour résultat de hâter le moment oi on lui donnera une couronne.

Les États-Unis, quant à eux, regardent passer leurs princes, leurs dynasties, c’est-à-dire leurs présidens, et n’en sont pas plus troublés. Le 4 mars était, selon la coutume, la date fixée pour cet événement. M. Andrew Johnson s’éclipse sans bruit, sans exciter beaucoup de regrets. Maintenant c’est le général Ulysse Grant qui entre à la Maison-Blanche, dont il va être l’hôte pendant quatre ans, et avec lui c’est le dix-huitième président qui monte au pouvoir, c’est le quarante-unième congrès qui va s’ouvrir depuis que Washington a inauguré l’ère de l’indépendance américaine. On ne peut pas dire que le général Grant arrive à ce haut poste dans des conditions défavorables. Les États-Unis sont sortis intacts d’une crise effroyable, après avoir tranché définitivement par le glaive la seule question qui pouvait les menacer, et ils ont retrouvé aujourd’hui une paix féconde. Le nouveau président lui-même est entouré d’un singulier prestige ; il est aux yeux des Américains la personnification la plus éclatante de la victoire de l’Union, et parmi les victorieux c’est le chef qui peut le moins froisser l’orgueil des états du sud. Tout contribue à lui donner, avant qu’il ait rien fait, un ascendant moral qui manquerait à d’autres ; c’est beaucoup. Pour ce qui est de longs discours, il n’en abuse guère ; s’il parle peu cependant, il parle bien, et dans sa première allocution, courte et nette comme un ordre du jour, il a prononcé une parole qui est la garantie d’un esprit ferme et droit, qui est faite pour retentir partout où l’on travaille à fonder la liberté. « Les lois, a-t-il dit, doivent dominer ceux qui les approuvent comme ceux qui y sont contraires. Je ne connais pas de mode plus efficace d’assurer le rappel des lois nuisibles que la stricte exécution de ces lois… »

Rien ne pouvait mieux inaugurer l’ère nouvelle. On ne peut certes s’étonner que la première pensée du général Grant en arrivant au pouvoir ait été pour deux de ses plus brillans compagnons d’armes, Sherman et Sheridan, qui ont reçu : l’un le commandement en chef de l’armée, l’autre le grade de lieutenant-général. Quant à la formation du cabinet de la nouvelle présidence, qui est restée un mystère jusqu’au dernier moment, elle a été signalée par un incident assez curieux. Le général Grant avait nommé ministre des finances M. Stewart, qui est un des plus grands marchands de nouveautés de New-York. Or le président ne s’était pas souvenu, s’il l’avait jamais su, qu’il existait une loi interdisant aux ministres de faire du commerce ; il a demandé au sénat l’abrogation de cette loi, et le sénat a refusé. M. Stewart a donné aussitôt sa démission. Un marchand de nouveautés appelé au ministère des finances, un président demandant pour un de ses coopérateurs la faculté de se partager entre les affaires de son département et les affaires de son comptoir, c’est là certainement un trait caractéristique des mœurs américaines. La plus grosse question que le nouveau président trouve devant lui n’est point d’ailleurs une question intérieure, c’est cet éternel différend avec l’Angleterre au sujet des corsaires armés pendant la guerre de la sécession. Un arrangement avait été conclu à Londres, il n’a pas été approuvé à Washington, et Grant lui-même ne passait pas pour être très favorable à une transaction du genre de celle qui avait été négociée ; mais le général Grant n’est plus seulement le soldat vainqueur de Richmond, il est aujourd’hui le président de l’Union américaine. Il n’a point certainement la pensée d’engager son pays dans des difficultés sérieuses avec l’Angleterre au sujet de l’Alabama, et pourquoi ne verrait-on pas se renouveler aux États-Unis cet exemple assez fréquent d’un soldat plus soucieux qu’un autre de maintenir la paix, — la paix qui est le grand bienfait pour le Nouveau-Monde et pour le vieux monde ?

CH. DE MAZADE.
REVUE MUSICALE.

Ceci n’est point à discuter : il y a des noms qui sont marqués d’une sorte de prédestination talmudique. — Ce nom de Faust par exemple, quelle place ne tient-il pas dans l’histoire de l’esprit moderne ? À partir du XVe siècle, de quelque côté que votre curiosité se tourne, vous le trouvez partout. De ces cinq lettres assemblées par le doigt du destin sur son échiquier, des montagnes d’œuvres sont sorties : récits populaires, drames, compilations littéraires et musicales, dessins, gravures et tableaux. Les bibliothèques, les musées, les salles de spectacle, ce nom a tout rempli, à ce point que voilà un héros légendaire qui, si je m’en rapporte au catalogue des choses qu’il a suscitées, a déjà plus occupé le génie humain que n’ont fait les plus authentiques personnages de l’histoire. Ce nom à double sens, il est mystique, et, en même temps qu’il attire la foule par le merveilleux, le pittoresque, il ouvre à l’œil inquiet du penseur les mystérieuses profondeurs où s’agitent tous les grands problèmes de cette vie et de l’autre. « Deux âmes sont en moi qui travaillent incessamment à se séparer l’une de l’autre, l’une âpre au plaisir, à l’amour, se cramponnant à la terre par ses organes, l’autre invinciblement attirée vers les campagnes d’azur où planent les immortels aïeux. » Dirai-je toutes les partitions dramatiques et symphoniques auxquelles cet inépuisable sujet, éternellement repris, élaboré à nouveau, a fourni matière ? Ici encore la nomenclature serait trop longue, et je me contente de citer dans le nombre le Manteau du docteur Faust de Bauërle, le Faust de Julius Voss, celui du prince Radziwill, celui de Mlle Bertin représenté aux Italiens (mars 1831), esquisse vigoureuse tracée par la main d’une jeune femme qui depuis a pu se vouer à la retraite sans renoncer à son art ni se faire oublier. Ajoutons les superbes fragmens de Berlioz, la Damnation de Faust, et la fameuse partition de Spohr, qui régnait depuis vingt-cinq ans sur toutes les scènes d’Allemagne quand parut le Faust de M. Gounod, lequel à son tour semble occuper la place pour un temps, comme ces cercueils des rois de France installés sur le degré de Saint-Denis et n’attendant qu’un nouveau-venu pour descendre à jamais l’escalier. C’est de ce Faust et des détails somptuaires de son emménagement à l’Opéra que nous avons à nous occuper aujourd’hui.

Le directeur actuel de l’Académie impériale paraît avoir cette opinion qu’en matière de libretti ce qu’on a de mieux à faire est de s’adresser aux chefs-d’œuvre, lesquels, étant d’avance connus du monde entier, parlent aussitôt à l’imagination. Administrativement il se peut que l’idée soit bonne, les recettes d’Hamlet l’ont prouvé, celles de Faust vont venir à l’appui de la démonstration ; mais, pour peu qu’on envisage la question par les seuls côtés qui doivent intéresser une critique élevée, on verra qu’un pareil système, en enrichissant le théâtre, ne tarderait pas à tuer le genre. Les choses doivent rester ce qu’elles sont, et les chefs-d’œuvre ne se font pas avec des chefs-d’œuvre.

Ce qui dans un opéra doit prévaloir, c’est la musique; elle est là pour étudier, peindre les caractères, passionner le drame, inventer, colorer, composer, créer. D’elle tout émane et tout retourne à elle. Une anecdote de l’histoire, un fait aventureux, ce qui se lit dans tous les romans, la chronique avant qu’elle n’ait reçu une consécration définitive, la légende avant la lettre, voilà ses vrais points de départ, ses vraies sources. Prenez les maîtres de la musique dramatique moderne : d’un simple récit de la forêt, Weber tire le Freyschütz; un fabliau traité Dieu sait comme lui inspire son Euryanthe, un conte bleu son Oberon, et, pour donner lieu d’exister au Fidelio de Beethoven, le premier thème venu de sensiblerie bourgeoise aura suffi. Meyerbeer ne connaît pas d’autre esthétique; il sent que c’est la bonne et s’y tient. S’il lui plaît d’avoir une fois maille à partir avec le diable, il évite soigneusement de se rencontrer avec Méphisto, qui pourrait le berner d’importance et vouloir recommencer avec lui la célèbre scène de l’écolier. C’est un goût du reste assez commun à tous les forts d’aimer à boire dans leur verre et de ne trinquer volontiers qu’avec leurs propres créations. Si cette méthode n’existait pas, Richard Wagner assurément l’eût inventée, la musique étant, selon sa théorie, trop intimement liée à l’idée littéraire pour jamais pouvoir s’accoler au texte du génie en manière d’illustration. Si les poétiques légendes de Tanhauser, de Tristan et de Lohengrin eussent, comme celle de Cymbeline, passé au préalable par les mains d’un Shakspeare ou d’un Goethe, il est à croire que le musicien de l’avenir, dont de jour en jour s’occupe davantage le présent, les eût très respectueusement laissées à leur place. La musique n’est point faite pour cet emploi médiocre; elle a sa vocation qui lui est propre, ses destinées à courir seule, elle a son coup d’aile et de nageoire : pour fendre l’espace et remonter les fleuves, ce n’est pas son métier de s’atteler à plus gros qu’elle. Colorier sur vélin les majuscules d’un fabliau est un art exquis; mais on n’enlumine pas un dessin de Léonard ou de Michel-Ange.

Ce que j’ai déjà dit à cette place à propos de l’Hamlet de M. Thomas, je le répète au sujet de ce Faust de M. Gounod, un faux chef-d’œuvre qui depuis dix ans doit son succès à l’attraction d’un titre irrésistible, et surtout à ce penchant propre aux esprits bourgeois de proclamer belles les choses ennuyeuses qu’ils comprennent. Chopin disait : « Je ne sais rien au monde de plus haïssable qu’une musique qui n’est ni sans détour ni sans arrière-pensée. » Le grand pianiste définissait d’avance l’art de M. Gounod, ce style plein de détours et d’arrière-pensées, et dont la rare habileté consiste à vous faire toujours croire à des dessous qui n’existent pas. Jamais au Théâtre-Lyrique, jamais à Vienne ni à Londres, le vide profond de cette musique ne nous avait saisi comme à l’Opéra l’autre soir. Les splendeurs de la mise en scène, l’immensité du spectacle et des moyens d’exécution, loin d’en rehausser les qualités, ne font qu’en accentuer davantage la petitesse. Dès le troisième acte, le public n’y tient plus, cause dans les loges, comme en Italie, en attendant qu’un décor, une phrase de Mlle Nilsson, un pas de la Fioretti, viennent raviver sa sensation. Qui n’a parlé de la longueur des opéras de Meyerbeer? Ce Faust dépasse en durée tout ce qu’on peut imaginer: c’est interminable, et cependant la durée en somme compterait peu, car ce n’est point la montre en main, c’est sur les proportions que ces choses-là se mesurent. M. Gounod, qui naguère encore visitait Rome, a trop fréquenté la cathédrale de Saint-Pierre pour ne pas avoir admiré la surnaturelle harmonie de cette architecture, dont les lointains, si vastes qu’ils soient, se rapprochent par la symétrie. Robert le Diable, les Huguenots, l’Africaine, le Prophète surtout, sont des édifices de cet ordre. Comme dans la construction de Bramante et de Michel-Ange, tout y est calculé, à sa place; les morceaux ont le grandiose voulu par l’ensemble de la conception, laquelle à son tour s’encadre dans l’immense salle dont elle remplit magnifiquement tout le vaisseau. Je sais qu’on va me reprocher d’évoquer là des témoignages écrasans. Comment ne pas le faire? Est-ce notre faute à nous, si dans cette salle de l’Opéra, toute chaude encore des sublimes résonnances de la veille, cette musique appelle des comparaisons? Passe encore pour les partitions nouvelles; mais cet opéra de Faust ne date pas d’hier. Pour qu’on le transporte avec de tels honneurs d’un théâtre secondaire sur notre première scène, il faut apparemment que depuis dix ans il soit devenu classique. Cherchons alors, étudions, et tâchons de bien nous rendre compte du grand secret de cette transformation.

Qui dit classique dit simplicité, cohésion, harmonie, autorité de style. Or dans ce Faust point de grand parti-pris, tout y est détail, afféterie, juxtaposition de pièces, quelquefois très-remarquables, presque toujours disparates. A côté de la kermesse, puissamment conçue, noblement écrite, mouvementée., incidentée, pittoresque, page de maître, où fait seule tache une mesquine valse de salon, — à côté de la scène du roi de Thulé, peinte élégamment à la manière archaïque d’un Leys, voici, flambante et pailletée de vocalises de bravoure, la cavatine des bijoux, qui pourrait tout aussi bien figurer dans l’Ambassadrice; puis viennent dans la scène de l’église les élancemens vers Meyerbeer, dans le tableau du retour de Valentin la pompe militaire de la Juive d’Halévy, et, toujours et partout, la mélopée wagnérienne passée à l’alambic de l’hôtel Rambouillet et précieusement édulcorée d’une once de miel de l’Hymette.

Voyons un peu les caractères. Marguerite se montre, abordons-la. Quelle est cette jeune personne toute confite en mièvrerie, et d’où vient-elle? Assurément point de chez Goethe. Sa Marguerite à lui est une nature simple, réfléchie, adorable: non-seulement elle n’a jamais aimé; mais elle ignore jusqu’aux moindres choses de l’amour, et son absolue innocence fait son charme. Or un opéra ne pouvait, on l’imagine, se contenter de si peu, La Marguerite à laquelle ici nous avons affaire a déjà son galant, un certain petit Siebel, espèce de Chérubin sentimental qui la rencontre au puits, lui cueille des bouquets au clair de lune, l’embrasse entre les portes, et cause d’elle avec ses camarades de la brasserie. Comment M. Gounod ne s’est-il pas aperçu qu’en maniérant ainsi le type il le tuait? Comment un esprit aussi délicat que le sien n’a-t-il pas compris que cette complication, d’ailleurs vieillotte et ridicule au seul point de vue scénique, engageait tout l’ensemble du caractère. Marguerite, avant sa rencontre avec Faust, n’a jamais reçu les complimens de personne; absorbée par les soins et les soucis de la famille, toute à ses devoirs religieux, à ses occupations domestiques, elle a grandi obscurément, honnêtement. Si l’hommage de Faust éveille en ses sens un pareil trouble, c’est que cet hommage est le premier qu’un homme ait osé lui adresser. Faites que son innocence ne l’ait pas jusque-là infailliblement protégée contre les aveux, qu’elle ait été, je ne dis pas atteinte, mais simplement effleurée, et l’idéal aussitôt s’évanouit; vous avez à la place de Marguerite une de ces aimables filles d’Eve qui, dans l’école buissonnière de l’existence, prennent, en attendant mieux, les bouquets qu’on leur offre, et plantent là leur Siebel pour courir au damoiseau qui se présente un écrin sous le bras. Siebel n’avait que sa chanson et son pot de giroflées; Faust donne des diamans, va pour le docteur, et qu’on se le dise! En vérité, pas n’était besoin d’évoquer le diable pour séduire un pareil tendron d’opéra-comique, Sienna mi fece, disfece mi maremma, soupire en un vers d’inexprimable mélancolie la dame de Toloméi, ce que librement nous traduirions ainsi : « Weimar m’a faite, et Paris m’a défaite, »

C’est un peu cette figurine en biscuit de Sèvres que représente Christine Nilsson : de là son insuccès. On lui reproche son manque de tendresse, d’entraînement, ses gentillesses provocantes, sa sécheresse tempérée de mignardise, comme lorsqu’après avoir dit : « Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme, » elle ajoute tout à coup : « Et comment il se nomme, » en secouant la tête d’un joli petit air mutin et coquet qui semble ménagé par un ressort. J’entends les fâcheux s’écrier que ce n’est point là Marguerite. A merveille, s’il s’agit de la création de Goethe; mais, s’il ne s’agit au contraire que de la Marguerite de M. Gounod, je trouve qu’il est impossible de mieux saisir ce personnage et d’en rendre avec plus de virtuosité le charme ondoyant et divers. Dans la phrase d’entrée, dans certaines mélopées languissantes du jardin, dont les fadeurs ont besoin d’être relevées par la belle diction d’une cantatrice de haut style, j’avoue que Mme Carvalho conserve l’avantage. Quant à l’air des bijoux, je ne pense pas qu’il y ait au monde une comparaison que Mlle Nilsson doive redouter dans ce morceau; elle enlève cela d’un talent et d’un brio à fermer la bouche à la critique. C’est incorrect, mais c’est divin : les vocalises filent trop vite, point de mesure, la voix coule en montant, ne tient pas ; mais la gerbe chromatique a des irradiations si fulgurantes qu’on n’y voit que du feu. Autre part, dans le quatuor, trop de lenteur ; dans le duo d’amour, point de flamme ! C’est la Lucca qu’il faut entendre, si l’on veut se rendre compte de la manière triomphante dont une interprète chaleureuse peut passionner un morceau, et faire de la page la plus ordinaire quelque chose d’ému, de dramatique et d’entraînant.

La scène de l’église fournissait à Mlle Nilsson une occasion, qu’elle a saisie, de relever son drapeau compromis et de se réhabiliter de haute lutte vis-à-vis de ces éternels mécontens qui, après avoir jadis étouffé sous elle Mme Miolan, voudraient aujourd’hui éconduire la jeune Gretchen en évoquant le spectre de la Marguerite émérite. La revanche, s’il y en avait une à prendre, est cette fois victorieuse. Je voudrais seulement que Mlle Nilsson ne forçât point la voix. Pourquoi ces sol et ces la de poitrine ? Je signale surtout un sol sur la phrase finale : « mon Dieu ! » d’un effet détestable. La voix de Mlle Nilsson est d’un métal trop rare et trop précieux pour qu’on l’expose en pure perte, car les notes ainsi obtenues sortent ouvertes et blanches. Le reproche que j’adresse à Mlle Nilsson dans cette scène atteint également M. Faure, qui se surmène à outrance : excès de cris, excès de gestes, une emphase pontificale ! M. Faure, qui partout ailleurs joue le rôle sous jambe, ici se met à croire sérieusement que c’est arrivé. Je crains que cette conviction n’émeuve personne. On se dit : Ce n’est pas le diable, et dans cette robe rouge qu’il agite à si grands frais, sous cette barrette écarlate qui le coiffe, on le prendrait plutôt pour un cardinal officiant.

Que Mlle Nilsson ne soit point Marguerite, je l’admets volontiers ; mais Mme Carvalho ne l’est pas davantage, ni la Patti, ni la Lucca. Chacune de ces dames exécute le rôle en y faisant briller habilement la virtuosité qui lui est propre, et toutes ont raison, car il s’agit, ne l’oublions pas, bien plutôt d’un opéra écrit dans les données du Théâtre-Italien que d’une de ces conceptions où règne un plan déterminé, où se laisse voir une étude suivie des caractères. Cette fameuse phrase, que Mme Carvalho débitait avec tant de calme et de radieuse pureté, sait-on, par exemple, comment la Lucca l’a comprise ? Elle paraît à peine, et déjà brûlent dans son accent toutes les flammes d’un tempérament qui ne se contient plus. Le désordre des sens éclate dans ses paroles. La jeune fille qui a de ces ardeurs, de ces désirs, ne fut jamais pure un seul jour. Voilà certes une version qui ne se rattache guère au texte de Goethe, et cependant c’est enlevant. Inutile d’ajouter que la Lucca, en sa qualité d’Allemande, connaît son Faust, et que son interprétation, qui, selon Goethe, ne serait point la bonne, devient tout à fait permise dans un opéra italien, où la cantatrice n’a qu’à se donner libre carrière. Après ce que je viens de dire, j’aurais mauvaise grâce à vouloir reprocher à M. Colin de représenter un Faust de fantaisie. Il va et vient, se promène au bras de Méphisto, au bras de Marguerite, porte un costume charmant avec plus d’aisance qu’il n’en avait dans les Huguenots, et, toujours convenable, répand sur certains côtés de ce monotone personnage l’éclat sonore d’une voix de ténor qui serait sans reproche, si les qualités du médium répondaient au charme des notes élevées. Tel qu’il est, M. Colin reste encore le meilleur Faust qu’on ait vu à Paris, comme Mlle Mauduit est le meilleur Siebel. À force d’intelligence, la jeune artiste a réussi à faire quelque chose de ce triste rôle, ennuyeux comme une élégie, et quand arrivent les deux romances, la seconde surtout ajoutée pour elle, à la sûreté de la voix, au pathétique de l’accent, on reconnaît la cantatrice de grand répertoire.

Maintenant, abordons Méphisto :

 O Herr, verzelht den rohen Gruss !

J’avoue ne point m’expliquer comment on a pu songer à M. Faure pour ce caractère, auquel ne devaient se prêter ni l’air de son visage ni la nature tout onctueuse de son élocution. Puisqu’on faisait à cette partition les honneurs d’une telle mise en scène, il fallait demander un remaniement absolu. C’était M. Obin qu’il fallait mettre dans Méphisto, en laissant alors M. Faure figurer l’amant de Marguerite. Au lieu de cela, qu’avons-nous ? Un charmant diable rose qu’on dirait échappé de ce sucrier où le pape Benoît XIII enfermait les malins esprits qu’il exorcisait, un diable tout badin, tout rococo, point méchant le moins du monde, pas même goguenard, et qui se bat les flancs pour tâcher de divertir la galerie par ses traits d’esprit. Passe pour les traits d’esprit, s’il y en avait, mais non pour les grimaces. Jouer Méphistophélès en pur Scapin est une idée qui pouvait séduire un Frederick Lemaître, et dont un chanteur aussi médiocrement comédien que M. Faure aurait dû se garder comme du feu. On s’imagine être fort plaisant, on se croit tout permis, et de gentillesse en gentillesse on en arrive à des effets comiques du genre de celui-ci par exemple : lorsque Méphistophélès, au second acte, pénètre chez Marguerite, il salue, et demande à parler à Mme Marthe Schwerdtlein. Rien de plus simple en apparence que cette entrée de jeu. M. Faure ne le voit pas ainsi. Son affaire à lui étant d’être avant tout très spirituel et profondément épigrammatique, voilà qu’il imagine de baragouiner ce nom de Schwerdtlein de la façon la plus grotesque et comme on faisait aux Variétés du temps des Anglaises pour rire. De pareilles plaisanteries sur un théâtre comme l’Opéra ont cet inconvénient d’entretenir chez les étrangers cette idée pitoyable qu’ils ont de notre intelligence à comprendre les choses de leur langue et de leur littérature. Schwerdtlein en Allemagne est un nom fort ordinaire qui, pas plus que chez nous Pascal ou Martin, ne prête au rire. En outre, dans la langue de Goethe et de Schiller, les lettres se prononcent comme elles s’écrivent, et le w ne se dit point en ou. On peut être un chanteur distingué et n’avoir pas appris ces détails de grammaire; mais, si M. Faure a le droit de les ignorer, le diable, lui, doit les savoir. Ce qu’on peut dire de M. Faure dans ce rôle, c’est qu’il a l’air de bien s’y amuser; tout ce qu’il fait, on voit qu’il le trouve charmant, et puis comme il s’écoute bien chanter!

A-t-il toujours raison? j’aime à le croire, quoique sa voix ne convienne point au caractère. Dans la scène de l’église, dans le beau trio qui précède la mort de Valentin, l’effort devient tel qu’il fatigue même le spectateur. Il est vrai que dans ce trio le voisinage de M. Devoyod compte pour une gêne; à côté de cette voix nerveuse du fier Valentin, la voix lymphatique de maître Méphisto fait grise mine. M. Devoyod, dont les débuts dans le Nélusko de l’Africaine furent remarqués, et qui depuis s’effaçait un peu trop, vient de ressaisir là son avantage. Cette figure de Valentin lui sied; ajoutons que c’est peut-être la moins manquée de tout l’ouvrage. N’était qu’il dit trop souvent : « la croix de ma sœur, » ce Valentin aurait quelque tournure. Vigoureusement encadrée dans ce beau trio de la provocation, la figure ressort au demeurant très poétique sous les traits de M. Devoyod, qui par sa voix superbe et son rude aspect de lansquenet accentue encore davantage la situation. Le duel, la mort, sont d’une réalité pleine d’effroi; on ne saurait tomber l’épée à la main d’une façon plus tragique, et ce tableau qui termine l’acte obtiendrait l’applaudissement d’un Cornélius.

Du reste toute la mise en scène est splendide et vous livre du commencement à la fin la pensée d’un artiste qui s’est voulu bravement passer la fantaisie de traduire en tableaux vivans le poème de Goethe et de donner au public de l’Opéra le spectacle de cette suite de sujets incomparables qui sont ce que la poésie moderne a certainement rêvé de plus pittoresque. J’entends de tous côtés pleuvoir les récriminations. Pourquoi tant d’argent dépensé sur un ouvrage qui musicalement a fait son temps? Et les œuvres nouvelles pendant ce temps, que deviennent-elles? que deviennent ces grands chefs-d’œuvre du passé qu’on devait reprendre? Patience, ne précipitons rien; Verdi travaille, Armide est à l’étude, et quand cette éblouissante pantomime aura fini son train, Robert le Diable, remis à neuf à son tour, sortira de la nuit où très habilement on l’a laissé reposer, et, restauré, rajeuni par les magnificences d’une distribution et d’une mise en scène éclatantes, reparaîtra tout flamboyant pour montrer à ceux qui l’ignorent ce que c’est qu’un grand ouvrage conçu dans les proportions de l’Opéra, et ce que sait faire le génie aux prises avec l’élément fantastique et religieux. En attendant, courons applaudir ce beau spectacle qu’on nous offre, et, jusqu’à ce que Mme Miolan lui succède, jetons des fleurs à la Nilsson dansant son pas de Marguerite.

D’ailleurs la musique manque-t-elle donc au jour où nous sommes, et faut-il tant se plaindre quand on a sous la main cette messe de Rossini pour se consoler des misères présentes ? Laissons de côté les vaines discussions, ne parlons ni contre-point ni liturgie, et tenons ces pages sublimes pour ce qu’elles sont, le recueillement de la dernière heure, l’élévation du génie vers son créateur. La prière a fait là son miracle des roses. Ce Rossini, qui, même en ses plus grands chefs-d’œuvre, ne pleure presque jamais, cette fois ouvre abondamment la source des larmes; on pense au Racine des chœurs d’Esther, tant l’urne coule profonde, intarissable : c’est ému, c’est beau, surtout humain. Dans ce Sanctus ineffable, cet Agnus Dei, qu’un Mozart envierait, rien de mystique, de solennel, ni prosternation claustrale, ni épouvante sacrée; le recueillement, la prière d’un homme d’aujourd’hui qui a douté, qui peut-être encore doutera, et, méditant en présence de l’Être, s’écrie : Adoremus, très simplement, et dans quel style! On se demandait ce que serait l’instrumentation. Elle est ce que nous avions prévu, sobre et puissante, au fait de toute la science moderne; le quid nimis de l’avenir manque peut-être un peu, ce qui n’empêche pas les effets de coloration. Je cite en témoignage l’accompagnement plein de sanglots du Passus et sepultus est. Cette phrase admirable est, dans le Credo, le moment du génie : la douleur gémit sourdement, le cœur brisé se fond en larmes; en entrevoit se lamenter les saintes femmes, et mystérieusement l’immense deuil du calvaire vous inonde. Mlle Krauss rend cette inspiration du maître avec un irrésistible sentiment : de pareils accens ne peuvent venir que de l’âme; la voix n’est rien et l’art est tout. Soudain l’Alboni passe au second plan, ce merveilleux organe tant applaudi vient à peine de se taire, et voilà toute une salle entraînée, passionnée par cette flamme contenue, par cette force infailliblement dominatrice d’une émotion qui ne marchande pas. L’autre est la virtuose, voici l’artiste. La phrase, je le sais, vaut par elle-même; mais la rendre ainsi dans son plein n’est point d’une cantatrice ordinaire, et tant de gens aujourd’hui courent aux feux d’artifice qu’il faut bien aussi donner quelque encouragement à l’intelligence, lorsqu’elle se rencontre au théâtre, chose rare! Des encouragemens, Rossini sur son déclin n’en obtenait même plus des générations nouvelles, c’était à qui le bafouerait. Et le pauvre homme, auquel on disputait son droit de vivre, écrivait cette messe, un chef-d’œuvre immortel. Les rieurs sont vivans, Rossini dort dans sa tombe, et cependant c’est encore lui qui rira le dernier. Rossini n’avait peut-être pas tout l’esprit que nous avons; mais il avait son génie, dont il se servit, on le voit, jusqu’à la fin. Notre âge, aux yeux duquel bien des curiosités ont pourtant défilé, ne se serait probablement jamais douté qu’une pareille ganache pût produire un pareil chef-d’œuvre.


HENRI BLAZE DE BURY.


L. BULOZ.