Chronique de la quinzaine - 14 mars 1881

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Chronique n° 1174
14 mars 1881


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1881.

Si les hommes qui ont l’orgueil de conduire les affaires des peuples mettaient un peu de prévoyance dans leur ambition, ils redoubleraient de vigilance, d’attention, même, si l’on veut, d’inquiétude, à mesure qu’ils se croient mieux assurés du succès. Ce n’est pas tout, en effet, d’avoir réussi, d’avoir triomphé des obstacles et des contestations passionnées, d’avoir fondé un régime dont la première, la plus évidente raison d’être, à vrai dire, a été d’abord l’impossibilité de tout autre régime. Avec le succès, — ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on le remarque, — s’élèvent des questions plus graves, plus épineuses. Il s’agit de savoir ce que deviendra ce régime laborieusement établi, quel caractère il prendra, s’il s’adaptera aux mœurs, aux goûts, aux intérêts du pays, ou s’il ne sera que la domination bruyante, agitatrice, d’un parti infatué de victoire et de pouvoir. C’est le problème qui se débat avec la république telle qu’elle existe depuis quelques années, et pour ceux qui suivent la marche des choses, non à la manière des optimistes complaisans, mais d’un regard calme, sans malveillance comme sans illusion, l’expérience n’est peut-être pas absolument décisive encore. La question est engagée; elle l’est plus que jamais à l’heure qu’il est dans ce tourbillon d’influences contraires, de faux conseils, de calculs équivoques et de passions intéressées qui représentent toute la politique du jour, qui peuvent décider de l’issue définitive de l’expérience.

Le mal le plus caractéristique, le plus grave du moment pour le succès de la république, n’est pas sans doute précisément la violence des actes ou des idées, quoique la violence fasse quelquefois de singulières apparitions dans nos affaires; il y a heureusement désormais dans les mœurs, dans l’instinct public, dans un certain état tempéré de civilisation, un frein pour de trop crians excès. Le danger le plus sérieux, le plus immédiat, c’est la confusion des conseils, l’abus de l’esprit de parti se traduisant en incohérences parlementaires, l’impatience de changement, le besoin de tout remettre en doute, tantôt les lois constitutives de l’administration ou de la magistrature ou de l’armée, tantôt le système électoral ; c’est cette inconsistance des choses et des hommes qui fait qu’on ne sait plus, ni quelle est la politique extérieure et intérieure de la France, ni s’il y a un ministère et ce qu’il représente, ni quel est le rôle, quels sont les rapports des principaux pouvoirs publics ; c’est, en un mot, cette incertitude universelle où l’on finit par ne plus distinguer ce qui pourra arriver demain, parce qu’on ne voit pas bien ce qui se passe aujourd’hui et qu’on ignore encore plus qui dispose de ce lendemain énigmatique. Voilà le danger! Y a-t-il réellement une crise? n’est-elle que suspendue ou ajournée dans l’intérêt de l’emprunt nouveau qui vient d’être ouvert? C’est la question qu’on s’est adressée entre curieux depuis une semaine, à l’occasion de la proposition qui a pour objet de substituer le scrutin de liste au scrutin d’arrondissement dans les élections prochaines. Il n’y a que peu de jours, une note d’une agence semi-officielle a pris soin de nous prévenir que M. le président de la chambre des députés avait rendu visite à M. le président de la république à l’Elysée, que l’entretien avait duré plus de deux heures, qu’il avait été très cordial, — et la note ajoutait, non sans une certaine solennité un peu bizarre : « Tout porte à croire que les deux présidens se sont entendus. » Qu’est-ce à dire? Il y a donc deux présidens dans l’état, et ces deux présidens ne s’entendaient pas, puisqu’ils ont eu besoin de se réunir en conférence diplomatique pour chercher à s’entendre! Encore se sont-ils effectivement entendus, comme on l’a dit? Il ne le semble guère, puisqu’au lendemain de la note paraissait un récit non moins authentique de l’entrevue précisant les raisons très sérieuses par lesquelles M. Jules Grévy a maintenu son opinion en faveur du scrutin d’arrondissement, tandis que M. Gambetta a plaidé la cause du scrutin de liste. C’est là un étrange spécimen de l’entente des « deux présidens» dans l’ordre constitutionnel tel qu’on le pratique. D’un autre côté, que pense le ministère de tout cela? Quelle est son attitude dans cette affaire? M. le président du conseil a fait, lui aussi, sa visite à la commission nommée par la chambre; il a comparu pour déclarer à peu près qu’il n’avait rien à dire en ce moment ! La vérité est que le ministère est divisé en deux camps, les uns restant avec M. le président de la république, les autres suivant M. le président de la chambre des députés, et, pour ne pas précipiter le conflit, M. le président du conseil, parlant au nom du cabinet, s’est réservé le droit d’avoir une opinion, — un peu plus tard, selon les circonstances. L’entente, à ce qu’il paraît, est la même partout, entre les ministres comme entre les « deux présidens! »

De toute façon, que la crise dont on a parlé un instant soit ajournée ou précipitée, elle n’existe pas moins, elle est dans le fond des choses; elle est la conséquence immédiate de cette proposition de réforme électorale dont on n’avait prévu d’abord ni le caractère ni les effets. D’un côté sont ceux qui, avec M. Gambetta pour chef ou pour auxiliaire prépondérant, poursuivent la campagne engagée en faveur du scrutin de liste; de l’autre côté sont tous ceux qui prétendent que demander à M. le président de la république et à la chambre l’abandon du scrutin d’arrondissement, c’est leur demander de renier l’origine de leurs pouvoirs, que ce serait changer sans nécessité un régime électoral qui a produit la situation actuelle, les deux scrutins républicains de 1876 1877, et se livrer à l’inconnu. Le point noir ou obscur dans la réforme nouvelle, en effet, c’est ce défi à l’inconnu, cette grande aventure électorale tentée pour obtenir du pays quelque manifestation mal définie, pour avoir une majorité mieux disciplinée, mieux disposée à soutenir des desseins qu’on ne dit pas. Le scrutin de liste par lui-même a sans doute des avantages ; il peut imprimer aux élections un caractère plus politique en dégageant le vote demandé au pays des influences locales et personnelles qui en atténuent souvent la signification. C’est assurément dans les intentions les meilleures que ce retour à un mode de suffrage plus d’une fois éprouvé a été conçu et proposé. L’inconvénient du système aujourd’hui est d’avoir pour ainsi dire changé de sens en chemin, de s’être compliqué de toute sorte d’élémens équivoques, de ressembler, contrairement à la pensée du premier promoteur, à un expédient de domination, de préparer un déplacement dans les rapports des pouvoirs, dans les conditions de stabilité constitutionnelle. Et qu’on voie bien comment les conséquences s’enchaînent. Une fois la brèche ouverte, tout le monde veut essayer d’y passer. Les uns se bornent à la révision de la loi électorale, les autres vont aussitôt jusqu’à la révision de la constitution, — et sur un point du moins ceux-ci ne laissent pas d’être jusqu’à un certain degré assez logiques. Si on change le système d’élection de la chambre des députés dans l’intention avouée de relever cette assemblée en lui donnant une force nouvelle, une autorité plus irrésistible, pourquoi ne changerait-on pas dans le même esprit le mode de formation du sénat, ne fût-ce que pour rétablir l’équilibre? Les propositions de révision constitutionnelle ont peu de chance d’être admises pour le moment, c’est possible, c’est vraisemblable. La révision électorale, engagée comme elle l’est, risque de conduire aux mêmes résultats, en commençant par mettre un certain désarroi un peu partout pour aboutir à un grand imprévu, sans autre garantie que la volonté d’un homme qui semble confondre le régime parlementaire avec sa propre prépondérance, qui touche à ce point où il ne peut ni triompher ni échouer sans quelque danger. La situation devient étrange, nous en convenons; elle est justement la suite de ces confusions d’idées, de cette inconsistance des choses, de ces équivoques et de ces impatiences de changement qui ne sont pas assurément les conditions les meilleures pour des réformes vraies, réellement utiles au pays.

Le malheur en tout, cela, c’est qu’il y a eu dans ces dernières années un moment où l’équilibre a été rompu, où la direction des choses s’est trouvée déplacée par la prédominance exclusive des influences de parti et où l’on s’est cru désormais tout permis ; c’est que la force de modération qui avait d’abord gardé quelque autorité a presque disparu ou s’est sensiblement atténuée avec l’avènement des ministères qui se sont donnés pour les inaugurateurs et les mandataires de la politique vraiment républicaine. Il y a quelques jours à peine, le centre gauche du sénat s’est réuni, et le nouveau président qu’il a élu, un ancien ministre, M. Teisserenc de Bort, s’est plu à relever la part du groupe d’opinions qu’il représente dans la fondation de la république, dans la réorganisation de la France, dans l’œuvre des dix années qui viennent de s’écouler. M. Teisserenc de Bort a raconté ce qui est du passé et il s’est empressé d’ajouter : « Aujourd’hui notre démocratie est maîtresse de ses destinées. Elle ne redoute rien de ses adversaires et ne pourrait être compromise que par ses propres fautes. L’objectif de nos efforts patriotiques se trouve donc changé. Nous n’aurons plus désormais à défendre la république contre la réaction, contre les entreprises du pouvoir personnel ; mais nous pouvons être appelés à la prémunir contre l’inexpérience et les entraînemens de quelques-uns de ses amis !.. » Fort bien ! C’est le seul rôle qu’un parti réellement modéré, qu’il continue à s’appeler le centre gauche ou qu’il soit conduit à s’appeler d’un autre nom, puisse accepter désormais, — et ce rôle, s’il veut garder sa bonne renommée politique, il doit le prendre activement, résolument, sans craindre les exclusions dont on le menace, sans se laisser entraîner dans des aventures que sa raison désavouerait, sans se confondre dans des alliances équivoques sous prétexte de solidarités trompeuses. Ou il n’est rien, ou il est dans la république une opposition libérale et conservatrice luttant contre l’arbitraire déguisé sous une couleur républicaine, arrêtant au passage les projets décousus, inspirés par l’esprit de parti, parlant le langage de l’indépendance avec M. Bérenger dans son rapport sur la magistrature, le langage de la prévoyance financière avec M. Léon Say dans son dernier discours sur un dégrèvement de l’impôt foncier. Son seul programme, selon le mot de M. Teisserenc de Bort, c’est de n’accepter et de n’appuyer que ce qui est « compatible avec la bonne conduite des affaires, le maintien de la paix publique et la stabilité des institutions. »

Il y a un mot qu’on répète souvent pour justifier tous ces projets et ces propositions où se perdent chambres et ministres, — qui prouvent plus d’agitation ou d’impatience que de vraie activité, plus d’esprit da parti que d’esprit de gouvernement. Il faut bien, dit-on, que la république apparaisse, qu’elle se manifeste par ses œuvres, par ses lois et par ses réformes ; il faut bien qu’elle ait sa politique à elle dans les finances et l’administration économique comme dans la diplomatie, dans l’organisation civile et judiciaire comme dans la direction de l’armée, dans l’enseignement comme dans les rapports avec la puissance religieuse. Assurément, à part cette imagination assez ridicule de vouloir tout marquer à l’effigie républicaine, — à part cela, la république a bien le droit d’avoir sa politique. La question, pour s’arrêter à un point précis, la question est justement de savoir si c’est une politique habile et sérieuse de conduire les finances avec des illusions, de s’exposera abuser d’une prospérité qui est réelle sans doute, mais qui peut avoir aussi ses défaillances ou ses crises. M. le ministre des finances vient d’ouvrir un emprunt d’un milliard en rente dite amortissable. Il use en cela des autorisations légales qui lui ont été données, et de plus il ne fait que continuer les vastes opérations qui ont été inaugurées il y a quelques années. Aujourd’hui l’emprunt est décrété, la souscription va s’ouvrir, et sans insister sur les détails, sur les particularités de cette émission nouvelle, il ne reste plus qu’à attendre, à souhaiter un succès qui ne manquera sûrement pas, qui dépassera plutôt toutes les espérances Le crédit de la France se tirera encore de cette affaire comme il s’est tiré de bien d’autres. Il ne reste pas moins une question des plus graves des plus délicates, la question même de notre situation économique tout entière, du choix d’un système financier conforme à la vérité des choses et à la prévoyance politique.

Le système qu’on suit aujourd’hui peut paraître étrange et a évidemment ses dangers. La prospérité publique, sur laquelle on s’appuie et dont on parle sans cesse avec une infatuation dont on devrait bien se débarrasser, cette prospérité est réelle sans doute; elle se manifeste par des plus-values incessantes dans les produits de tous les impôts La situation financière est aisée, on ne peut le contester, et tous ceux qui se préoccupent de cet élément de puissance, de cet intérêt vital du pays s’en réjouissent. Cela étant, quelle est la conduite qui paraîtrait la plus naturelle? Que devrait-on faire? La plus simple sagesse semblerait l’indiquer. On devrait commencer par établir un large et solide budget ordinaire dans d’invariables conditions d’équilibre, et ce premier résultat assuré, avec les plus-values qui laissent entre les mains de l’état des ressources disponibles, on pourrait songer à des dégrèvemens successifs. M. le ministre des finances a déjà proposé et facilement obtenu des chambres l’an dernier quelques-uns de ces dégrèvemens qui n’étaient peut-être pas même les plus urgens. M. Léon Say, dans le discours qu’il a prononcé l’autre jour devant le centre gauche du sénat a proposé une autre de ces mesures que le gouvernement paraît voir avec quelque humeur; il a démontré avec autant de clarté que de raison pratique l’utilité, la convenance d’un dégrèvement de 40 millions sur la propriété rurale, dégrèvement devenu d’autant plus nécessaire que, si la contribution n’a pas varié en principal, elle s’est singulièrement accrue par les centimes additionnels votés depuis quelques années pour toute sorte de dépenses locales. De toute façon, après avoir dû au lendemain de la guerre, demander à la France des sacrifices nécessaires, mais étrangement lourds, il ne serait que juste aujourd’hui de consacrer une partie des plus-values à des dégrèvemens, — et avec l’autre partie on pourrait suffire à des travaux, à des entreprises d’utilité publique. On marcherait ainsi lentement, mais sûrement. Est-ce là ce qu’on fait? Il n’en est malheureusement rien. Que signifient et les dégrèvemens et les plus-values et l’équilibre lorsqu’à côté du budget ordinaire on place un budget extraordinaire qui souvent sert de déversoir à des dépenses courantes, et, lorsqu’on couvre le tout, ou l’on supplée à tout avec l’emprunt périodiquement ouvert? Tout devient plus ou moins mirage et fiction. On compromet la réalité pour des apparences, et l’on s’expose à épuiser d’avance sans nécessité les ressources et le crédit dont la France pourrait avoir besoin. Que la république ait sa politique, nous le voulons bien; elle est certainement intéressée elle-même à y mettre plus de mesure et de prévoyance, à garder ses réserves de crédit, — en un mot à savoir user du succès en cela comme en tout.

On ne peut pas dire qu’en ce temps-ci il y ait beaucoup de nations ou de gouvernemens pour qui la vie soit toujours facile, et que les plus puissans, les plus favorisés de la fortune échappent eux-mêmes aux ennuis, aux mécomptes, aux contradictions irritantes. Le chancelier d’Allemagne, pour sa part, depuis qu’il a repris un rôle actif, semble être perpétuellement en guerre contre quelqu’un et défier les résistances, les hostilités dont il se sent ou dont il se croit menacé. Pour un jour, il est vrai, il y a eu trêve dans la politique à Berlin, à l’occasion du mariage du jeune prince Guillaume, fils du prince impérial, petit-fils du premier empereur d’Allemagne et de la reine Victoria d’Angleterre avec une princesse de Sleswig-Holstein-Augustenbourg. Malheureusement les mariages princiers ne durent qu’un jour; ils ne changent pas les situations et le lendemain comme la veille M. de Bismarck est resté dans cette attitude guerrière, impérieuse, provocante qu’il a prise un peu avec tout le monde, au risque d’ajouter aux difficultés réelles de sa position les difficultés qu’il se crée par son humeur. C’est en vérité un curieux phénomène que ce chancelier omnipotent, humoristique et hautain, qui a sans doute son but, et le répète assez souvent, qui vise avant tout à la consolidation de son œuvre, de l’empire d’Allemagne, mais qui trouve le moyen, chemin faisant, de batailler avec tout le monde, qui finit par s’isoler dans sa puissance.

D’un côté, M. de Bismarck s’est fait une assez mauvaise affaire avec cette querelle qui a définitivement déterminé la retraite du comte Eulenbourg, jusqu’ici ministre de l’intérieur. Le comte Eulenbourg n’était pas seulement un personnage bien vu à la cour, cher à l’empereur lui-même, il était en alliance avec tous les conservateurs prussiens, et sa démission a été visiblement un embarras. Il sera provisoirement remplacé au ministère de l’intérieur, dit-on, par le ministre des cultes, M. de Putkammer. L’incident ne reste pas moins avec sa signification, montrant une fois de plus le vide que le chancelier crée autour de lui en n’admettant chez ses collègues de pouvoir qu’une volonté subordonnée. La retraite du comte Eulenbourg n’eût-elle que cette valeur démonstrative, elle ne laisserait pas d’avoir de la gravité au point de vue des conditions ministérielles. D’un autre côté, avec l’ardeur d’intervention qui l’entraîne dans les mêlées parlementaires, M. de Bismarck n’en est plus à compter les altercations violentes qu’il a eues depuis quelques jours dans le Reichstag, tantôt à propos du budget bisannuel qu’il réclame, tantôt à propos d’une motion de M. Mendel contre l’abus des influences administratives dans les élections, tantôt à l’occasion du système d’impôts.

Tout est pour lui sujet d’irritation L’autre jour, dans la discussion de la proposition de M. Mendel, le chancelier, se levant brusquement, a déclaré qu’il était autant que tout autre opposé à l’abus des influences administratives, et il s’est mis à raconter une histoire vieille de deux ans, une élection de Meiningen, où son fils avait échoué. Celui qu’il accusait justement d’avoir abusé les influences, d’avoir été hébergé, patronné par la principale autorité locale, c’était le concurrent heureux de son fils, un des chefs du parti libéral, M. Lasker, qui n’a pas manqué de répliquer, et la scène a pris bientôt le caractère le plus violent. M. de Bismarck s’est laissé emporter jusqu’à dire que les assertions de M. Lasker n’étaient que des « faussetés qui sortaient d’une source infecte. » Une fois lancé du reste, il ne s’est pas borné à traiter l’opposition de cette belle manière, il a accusé tout le monde. Un autre jour, c’est dans la discussion d’un impôt sur la valeur locative des bâtimens affectés aux fonctionnaires que le chancelier a pris feu. Il a commencé par raconter plaisamment les mésaventures qu’il a essuyées pour son propre compte en sa qualité de contribuable sollicitant une réduction et n’obtenant qu’une aggravation. Puis il a saisi l’occasion de développer une fois de plus son système favori d’impôts indirects combinés avec le dégrèvement de la contribution directe, et, s’exaltant par degré, il s’est bientôt livré à une sortie furieuse contre la municipalité de Berlin et son système financier, contre le bourgmestre, M. de Forkenbenk, contre les conseillers municipaux progressistes, qu’il a accusés de surcharger la population pauvre, de créer une situation telle que la vie serait plus chère à Berlin qu’à Paris. Les interpellations les plus injurieuses ont été échangées dans le Reichstag; mais ce n’est pas tout. Aujourd’hui, le conseil municipal de Berlin proteste, signe des adresses contre le chancelier, et voilà une guerre de plus allumée! M. de Bismarck suit son chemin, boisant les adversaires ou les amis récalcitrans qui ne veulent pas le suivre dans ses évolutions, et à ceux qui lui reprochent de les abandonner, d’avoir plusieurs fois changé d’opinion depuis vingt ans, il répond lestement: « Oui, il y a vingt ans, j’étais aussi intelligent que vous; aujourd’hui, je le suis davantage, car j’ai beaucoup appris en vingt années. » La vérité est que M. de Bismarck est depuis quelque temps très porté à la guerre en politique et que, s’il cherche la paix, c’est seulement dans les affaires religieuses, où apparaissent de plus en plus les signes d’un prochain apaisement et de la fin du Culturkampf.

L’Angleterre a certainement, elle aussi, ses difficultés de toute sorte, intérieures ou lointaines, qui n’ont pas diminué pour elle depuis qu’elle est passée du ministère conservateur de lord Beaconsfield au ministère semi-libéral, semi-radical présidé par M. Gladstone. Ces difficultés, ce n’est pas le cabinet d’aujourd’hui qui les a créées sans doute; il a trouvé les questions engagées, il en porte le poids, et par la manière dont il est composé, par les opinions qu’il représente, il est peut-être plus embarrassé qu’un autre pour les résoudre. Quand et comment arrivera-t-il à cette pacification de l’Irlande qu’il poursuit? Depuis que le parlement est ouvert, il n’a pas été un seul jour sans avoir à livrer quelque combat pour obtenir les pouvoirs dont il a besoin. Il a fini par avoir son « bill de coercition, » qu’il est occupé maintenant à appliquer en faisant arrêter les agitateurs de la land league. Il n’est cependant encore qu’à mi-chemin. Il a d’autres mesures de désarmement à faire voter, et il a aussi, chose plus grave, à proposer ce qu’on appelle le bill agraire, la loi de réforme sur laquelle il compte pour désintéresser la population rurale de l’Irlande, en allégeant, en améliorant sa condition. Il n’est pas au bout de la crise irlandaise. Le cabinet a trouvé de plus dans l’héritage qu’il a recueilli bien d’autres affaires; mais le contre-temps le plus imprévu, le plus cruel à l’heure qu’il est pour le ministère, pour la nation anglaise elle-même, c’est ce qui se passe au sud de l’Afrique; c’est le sanglant échec que viennent d’essuyer les troupes britanniques dans la guerre engagée contre ces rudes paysans, les Boers du Transvaal. Les soldats de la Grande-Bretagne ont payé les erreurs d’une politique.

Bien de plus curieux, de plus dramatique que l’histoire de ces colonies africaines, formées autrefois par les Hollandais et, à l’époque de l’invasion de la Hollande par la république française, conquises par les Anglais, qui les ont gardées. L’Angleterre, avec sa politique de domination et d’annexions indéfinies, a vainement essayé de dompter et a successivement refoulé les colons primitifs, Hollandais ou descendans de huguenots français transportés au Cap à la fin du XVIIe siècle. Ces populations européennes d’origine, fortes et simples de mœurs, calvinistes par la foi religieuse, se sont périodiquement retirées avec leurs femmes, leurs enfans et leur bible dans l’intérieur, et c’est ainsi que se sont formées la république d’Orange, puis la république du Transvaal. L’annexion, après s’être d’abord arrêtée devant ces émigrans, a fini par atteindre le Transvaal il n’y a que quelques années, sous le ministère Beaconsfield. De là le mouvement de résistance et d’indépendance qui s’est déclaré parmi les Boers et dont le chef militaire, par un feu bizarre des choses, est un Français, M. Joubert, descendant d’un de ces huguenots transportés au Cap à la suite de la révocation de l’édit de Nantes. L’Angleterre, depuis quelque temps, n’est pas heureuse dans ses campagnes de l’Afrique australe. Elle n’a pas été heureuse même avec des peuplades sauvages comme les Zoulous et les Bassutos; elle l’est encore moins dans ses affaires avec les Boers du Transvaal. Le général sir George Colley avait déjà essuyé un premier échec; il a voulu sans doute prendre sa revanche et avec sept ou huit cents hommes il a escaladé pendant la nuit des hauteurs désignées sous le nom de Spitzkop, d’où il croyait dominer le camp des Boers établis à courte distance. C’est lui au contraire qui, une fois sur ces positions en apparence inexpugnables, a eu à subir un assaut conduit avec autant d’habileté que de vigueur et a été mis en déroute. Il a laissé sur le terrain la moitié de son monde et il a lui-même perdu la vie. Avait-il mal combiné son opération? avait-il négligé de la concerter avec le général Evelyn Wood, dont il n’était pas éloigné et qui n’a pu le secourir? La défaite n’est pas moins réelle, dure pour l’orgueil britannique, et elle a aussitôt excité une profonde émotion à Londres, où le premier mouvement a été d’expédier des forces nouvelles avec le général Roberts, qui s’est signalé dans l’Inde, qui vient d’être créé baronnet.

Cette affaire de Spitzkop, à part ce qu’elle a de malheureux, a été d’autant plus inopportune que, par le fait, des négociations étaient déjà engagées et qu’au fond M. Gladstone n’a jamais été partisan de cette annexion du Transvaal, d’où naissent aujourd’hui de telles complications. Même après ce qui vient d’arriver, tout en mettant les représentans de la reine en mesure de maintenir l’honneur des armes anglaises, le chef du cabinet ne paraît pas avoir renoncé à l’idée d’une transaction qui laisserait nécessairement aux Boers une large mesure d’indépendance. Il a remis au général Roberts un projet de traité de paix. Une trêve existe aujourd’hui. Assurément, si l’Angleterre tenait avant tout à venger son orgueil militaire et à réduire les Boers, elle le pourrait, elle en a les moyens, personne n’en doute. N’est-elle pas une assez grande nation pour mettre sa fierté au-dessus de telles vengeances ou de telles satisfactions d’amour-propre? N’est-elle pas plutôt intéressée à ménager ces braves gens et à faire, même après le combat de Spitzkop, les concessions qu’elle paraissait disposée à ne pas refuser avant cet incident de guerre? C’est d’autant plus possible que ce sont les Boers eux-mêmes qui, le lendemain de leur succès, sont allés au-devant d’une suspension d’armes nécessaire aux Anglais et se sont offerts à renouer une négociation qui était déjà engagée, qu’ils reprochent justement au général Colley d’avoir rompu par son attaque. Ces rudes paysans du Transvaal tiennent sans doute à une liberté, à une indépendance qu’ils paient de leur sang, et ils ont leurs prétentions; après tout, l’Angleterre a plus à gagner à s’allier avec eux en Afrique qu’à se préparer d’éternelles guerres.

La plus grande des républiques vivantes, sans vouloir faire tort à la république française, la plus ancienne dans tous les cas, la république des États-Unis d’Amérique vient de subir un changement de pouvoir qui, pour cette fois, n’a pas été une crise. Celui qu’on peut maintenant appeler l’ancien président, M. Hayes, a quitté la Maison-Blanche sans bruit, à l’heure voulue, le 4 mars, après une administration de quatre années, qui avait commencé au milieu des orages, des contestations passionnées des partis, et qui vient de finir le plus pacifiquement du monde. Le nouveau président, — c’est le vingtième depuis que les États-Unis existent, — M. James Garfield, accompagné du vice-président, M. Arthur Chester, escorté par les milices, est allé porter son serment au capitole de Washington et a pris possession du pouvoir sans trouble, sans le moindre incident. Le nouveau président est l’élu des républicains, comme l’était déjà M. Hayes. C’est donc toujours le même parti qui a son représentant à la Maison-Blanche. M. Garfield, à son avènement, du reste, reçoit cette grande république qu’il est chargé d’administrer pour quatre ans dans d’incomparables conditions de prospérité matérielle qu’il s’est plu à constater, et cette prospérité, il l’attribue non-seulement à l’abondance des récoltes, mais « plus encore au maintien du crédit public et à la reprise des paiemens en espèces; » c’est la doctrine économique du parti républicain. Le discours par lequel le nouveau président a inauguré sa prise de possession ne fait en réalité que confirmer dans son ensemble la politique modérée et sensée de son prédécesseur, politique tournée avant tout vers les améliorations pratiquais et avouant la sage intention de faire oublier les violentes luttes du passé.

Certes elle est dans toute sa puissance, dans son mouvement ascendant, cette république qui embrasse aujourd’hui la plus grande partie de l’Amérique du Nord. Depuis qu’elle est sortie victorieuse de la guerre civile où fille a failli s’abîmer, elle a repris sa marche avec une énergie extraordinaire. Si elle n’a rien ménagé, ni les hommes ni l’argent quand il l’a fallu, pour triompher d’une crise terrible, elle n’a rien négligé depuis pour reconstituer ses forces et son crédit. Elle ne s’est pas fait un jeu, quant à elle, de grossir sa dette sans nécessité, elle a mis au contraire une passion opiniâtre à la réduire, sans reculer devant l’excès des fiscalités et des prohibitions douanières pour atteindre son but. La politique économique qui a été suivie depuis quinze ans a pu paraître quelquefois exagérée; elle n’en a pas moins eu une influence décisive sur le développement de la prospérité intérieure, sur les progrès de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, en un mot sur ce mouvement de richesse qui se manifeste sous toutes les formes. Tout ce qui est civilisation matérielle a un prodigieux éclat aux États-Unis. En est-il de même de ce qu’on peut appeler la civilisation morale et intellectuelle? Il est certain qu’il reste beaucoup à faire, et M. Garfield, dans son discours, n’hésite pas à signaler un phénomène singulier, une sorte de décadence de l’enseignement. Le fait est étrange au milieu du déploiement d’activité qui caractérise les États-Unis, et il serait sans doute curieux à étudier dans ses causes. Il existe dans tous les cas. M. Garfield le signale en insistant sur la nécessité de chercher un remède au mal. C’est là un des objets que peut se proposer la présidence nouvelle. M. Garfield, d’ailleurs, dès sa prise de possession, s’est hâté de former son cabinet avec M. Blaine, M. Window, M. Lincoln, M. Hunt, M. Kirkwood. Le nouveau secrétaire d’état, M. Blaine, aujourd’hui sénateur pour le Missouri, est depuis longtemps l’ami de M. Garfield. Avec les hommes qui entrent au pouvoir, la république américaine ne change pas de politique; elle reste dans les mêmes voies, accoutumée à compter avant tout sur elle-même, sur son infatigable activité, pour garder et étendre sa puissance. Que sont cependant ces faits de la vie de tous les jours dans quelques-uns des plus grands états de l’ancien ou du nouveau monde auprès de la tragique et foudroyante catastrophe qui vient d’éclater en Russie? Hier même, l’empereur Alexandre II, revenant d’une parade militaire et rentrant au palais d’hiver, a été la victime d’un épouvantable attentat. Des bombes explosibles, lancées au passage de sa voiture, l’ont atteint mortellement, lui et quelques personnes de sa suite et des soldats de son escorte. Il a succombé peu après aux blessures qui l’avaient mutilé. Voilà donc le dernier mot, le sinistre dénoûment de la lutte engagée depuis quelques années par une poignée de conspirateurs sanguinaires contre un souverain dont le règne, fécond en agitations et en événemens de plus d’un genre, a été du moins marqué pour la Russie par l’émancipation des serfs! De tels attentats, faits pour exciter une répulsion universelle, doivent particulièrement révolter les esprits libéraux jaloux de dérober les causes libérales et nationales à toute solidarité avec le crime. Ce que sera le règne du nouvel empereur Alexandre III, qui vient de ceindre la couronne sous de si sombres auspices, nul ne peut le dire, ni même le prévoir. Le jeune tsar est certainement entouré de périls. Il n’a pas encore eu l’occasion de montrer ce qu’il est et ce qu’il peut; il reste à l’improviste avec la tâche laborieuse de défendre à l’intérieur un pouvoir toujours menacé en maintenant la position de la Russie en Europe.


CH. DE MAZADE.