Chronique de la quinzaine - 14 mars 1896

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Chronique n° 1534
14 mars 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 mars.


M. le Président de la République vient de faire de Paris à Menton un voyage qui n’a pas ressemblé à ceux qu’avaient faits jusqu’ici ses prédécesseurs. Il y a eu là un signe des temps, et non des moins significatifs. Ce n’est pas un reproche que nous adressons à M. Félix Faure. Il n’avait certainement pas prévu, lorsqu’il a quitté Paris, toutes les manifestations auxquelles son voyage servirait de prétexte. Les souvenirs du passé étaient de nature à le rassurer. Ils se rattachaient tous à la présidence de M. Carnot et à la sienne propre. Si on remonte plus haut dans notre histoire contemporaine, c’est-à-dire à la longue présidence de M. Grévy, les points de comparaison manquent absolument. M. Grévy n’aimait pas à se déplacer. On le lui reprochait quelquefois ; on accusait l’indolence de son caractère et l’immobilité dans laquelle il aimait à se confiner ; il ne sortait que très rarement de son palais de l’Elysée ; mais peut-être une grande part de finesse naturelle et de prévoyance politique se joignaient-elles chez lui à l’amour du repos et au médiocre penchant qu’il avait à se mêler aux foules, pour lui conseiller l’abstention à laquelle il était d’ailleurs si volontiers enclin. M. Grévy n’a fait qu’un seul grand voyage, qu’on a appelé le voyage des trois présidens, parce qu’il était accompagné du président du Sénat, qui était M. Léon Say, et du président de la Chambre, qui était M. Gambetta. Ce dernier était alors au faîte de sa popularité, c’est-à-dire à la veille d’en descendre. Ah ! les admirables ovations dont il a été l’objet dans ce voyage de Cherbourg du mois d’août 1880 ! L’enthousiasme, le délire populaires ont pu atteindre avant et depuis le même étiage, mais ne l’ont certainement jamais dépassé. Et on était en plein nord, dans une province habituellement calme, réfléchie, réservée, assez rétive aux entraînemens de tous les genres, et surtout à ceux qui se produisent autour d’un homme. Mais il y avait chez Gambetta quelque chose de capiteux. Sa nature expansive et généreuse, son éloquence puissante et sonore, le patriotisme dont il avait donné des preuves si éclatantes, parlaient aux imaginations et les exaltaient. Il faut bien avouer qu’au milieu des ovations que provoquait sa présence, M. Grévy passait relativement inaperçu. Ceux qui voyaient celui-ci de près remarquaient son air de dignité, son attitude pleine de tact, la parfaite convenance de toutes ses paroles ; mais la foule, qui n’embrasse les choses et les gens qu’en gros et de loin, n’avait d’yeux et d’acclamations que pour Gambetta. M. Grévy en fut frappé, et même froissé. Il était trop habile pour en laisser rien paraître sur le moment ; mais de retour à Paris, il disait à ses amis, en parlant de Gambetta : « Je crois bien qu’il aura atteint son apogée au cours de ce voyage. » Et il s’arrangea pour qu’il en fût ainsi. Quant à Gambetta, il était beaucoup trop fin, lui aussi, pour ne pas se rendre compte, au milieu de toutes ces démonstrations qui attestaient son prestige sur les masses, du danger qui déjà le menaçait. L’ivresse du premier moment une fois tombée, il comprit parfaitement ce qu’il y avait eu d’excessif, d’indiscret, et, pour tout dire, de fâcheux dans les manifestations dont il avait d’abord très vivement joui. Le rejet du scrutin de liste, auquel il avait attaché tout l’avenir politique de son gouvernement, lui en apporta bientôt une démonstration précise. Et à son tour il reconnaissait alors que le voyage de Cherbourg avait été une faute, ou un malheur.

On demandera pourquoi rappeler ces souvenirs. Nous n’avons plus aujourd’hui ni Grévy, ni Gambetta, et peut-être est-ce regrettable. Les conséquences du voyage de Nice ne seront vraisemblablement pas les mêmes que celles du voyage de Cherbourg. Malgré les ovations dont il a été l’objet, et qui ont quelque peu effacé celles qui ont entouré M. Félix Faure, M. Léon Bourgeois ne ressemble pas encore à M. Léon Gambetta. Et puis, à Cherbourg, aucun cri inconstitutionnel ne s’était fait entendre, et, à défaut de M. Grévy, M. Léon Gambetta ne l’aurait certainement pas toléré. La différence entre le nord et le midi restait quand même sensible. Enfin, dans la personne de Gambetta, comme dans celle de Grévy, bien qu’avec plus d’expansion et d’exubérance, c’était la république seule, non plus même militante, mais triomphante, qu’acclamaient les populations de Normandie. Les distinctions de parti, dans le sein de la république, n’avaient pas encore pris le caractère tranché qu’elles ont affecté depuis. On inaugurait le système de la concentration républicaine qui avait rendu de grands services au cours de la lutte pour l’existence, et qui devait durer encore, sans être sérieusement contesté, pendant une dizaine d’années. Le président de la République n’avait pas besoin de répéter à tout propos qu’il était au-dessus des partis, puisqu’en réalité il n’y avait qu’un parti, avec des nuances différentes, mais peu marquées. Nous ne parlons pas des adversaires de la république : s’ils n’étaient pas encore découragés, ils venaient d’être vaincus et se tenaient tranquilles. La situation ne ressemblait à celle d’aujourd’hui que par quelques traits isolés. Ce qui distingue celle-ci c’est précisément cette préoccupation constante qu’éprouve le président de la République de déclarer qu’il est au-dessus des partis, alors que les manifestations de parti se déchaînent autour de lui avec une telle fougue que ses protestations d’impartialité restent un peu vaines, et témoignent beaucoup plus de ses bonnes intentions personnelles que de leur efficacité réelle. Sans que M. Félix Faure en soit responsable, son voyage dans le sud-est a provoqué le plus éclatant étalage d’esprit de parti que nous ayons eu depuis bien longtemps. Peut-être, si ce voyage s’était produit dans une autre région de le France, les manifestations n’auraient-elles pas été les mêmes ? Peut-être auraient-elles eu lieu en sens contraire ? Mais il n’y a rien là, tout au contraire, qui soit de nature à nous rassurer. Il ne faut pas que les voyages du président de la République aient pour conséquence de mettre au grand jour les divisions qui peuvent exister dans le pays, et d’en pousser l’expression à son paroxysme. Mais alors, que faire ? Doit-on interdire au président de sortir de l’Elysée ? Doit-on lui défendre de se montrer en province ? Non, sans doute ; ce serait un autre excès ; il y a surtout ici une question de mesure. Mais à coup sûr le président de la République fera bien désormais de ne pas choisir, pour ses voyages, le moment où les passions politiques sont le plus excitées, le lendemain d’un conflit entre son ministère et l’une des deux Chambres, la veille d’une discussion redoutable entre ce même ministère et l’autre assemblée. Peut-être aussi fera-t-il prudemment de ne pas se laisser escorter par un président du conseil qui, de plus en plus dans l’avenir, représentera un parti, tantôt le parti radical et tantôt le parti modéré. Il est regrettable que le président soit surtout applaudi dans la personne de son ministre ; et nous n’avons pas besoin de dire que, s’il n’était pas applaudi du tout, cela ne vaudrait pas mieux.

Qu’on le veuille ou non, nous sommes entrés dans une ère nouvelle, et le voyage de M. Félix Faure, à défaut d’autre avantage, aura celui de le rappeler à ceux qui l’oubliaient trop. A la politique de ménagemens réciproques a succédé, avec l’accession au pouvoir des radicaux socialistes, une politique de lutte sans merci. Tous les moyens paraissent bons aux amis du ministère pour le maintenir au pouvoir et pour l’y exploiter plus longtemps. On voyait autrefois, dans un voyage présidentiel, l’occasion de manifester les sympathies qui s’attachent naturellement à un digne représentant des institutions nationales. Aujourd’hui, le but est tout autre. Autour du président, on a crié surtout, non pas : « Vive la République ! » ou : « Vive Félix Faure ! » mais : « Vive Bourgeois ! vive le ministère ! » et même : « A bas le Sénat ! » Les cris qui s’adressaient à M. Bourgeois et à ses collègues étaient la glorification de leur politique, et, dans ce sens, ils étaient légitimes. Il ne peut venir à l’esprit de personne d’empêcher des citoyens d’acclamer le gouvernement qui leur convient. Nous aurions préféré toutefois que M. Bourgeois voyageât sans le président de la République, et qu’il n’eût pas l’air de se faire couvrir par celui-ci. Quant aux cris : « A bas le Sénat ! » ils étaient purement séditieux. M. Mesureur a déclaré depuis qu’ils avaient été isolés, clairsemés, et n’avaient jamais pris un caractère collectif ; mais d’autres témoins des mêmes scènes en donnent une version très différente. En admettant que la vérité soit entre les deux, elle n’en reste pas moins regrettable. Des cris très nombreux sur certains points du territoire, notamment à la Ciotat, ont menacé la haute assemblée. Il faut bien le. croire puisqu’un sénateur radical, M. Peytral, leur a imposé silence avec une vigueur qui l’honore. Il faut bien le croire puisqu’un député, M. Charles-Roux, en a exprimé tout haut son indignation, en s’étonnant qu’ils fussent tolérés. S’ils l’ont été, c’est sans doute parce qu’ils partaient de trop de poitrines pour qu’on pût les réprimer. Mais quel devait être, au milieu de ces vociférations inconstitutionnelles, l’embarras du président de la République ? Il aime à répéter, et avec grande raison, qu’il est le gardien de la constitution. C’est là, en effet, son rôle principal. Le Sénat, apparemment, fait partie de la constitution ; il en est même une des pièces essentielles. Placé au-dessus des partis, le président de la République s’est trouvé être le plus bel ornement de l’apothéose d’un parti. Gardien de la constitution, il l’a entendu bafouer sans pouvoir l’empêcher. Ce ne sont pas là de très heureux résultats de son voyage.

Encore une fois, ce n’est pas sa faute personnelle, mais celle des circonstances. Son langage officiel, pendant tout le cours de ce voyage, a été ce qu’il pouvait être. A Lyon toutefois, dans sa réponse au discours que lui adressait la Chambre de commerce, il s’est laissé entraîner à quelques déclarations dont l’intention était à coup sûr excellente, mais dont l’esprit de parti n’a pas manqué de tirer profit. Le président de la Chambre de commerce, M. Aynard, en ce moment indisposé, n’avait pas pu quitter Paris, et il avait envoyé un discours écrit qui a été lu par le vice-président, M. Isaac. Il était très éloquent, le discours de M. Aynard, sobre, nerveux, avec une note émue qui en augmentait la portée. Il prenait la défense de la liberté individuelle contre les entreprises du socialisme, et, dans une ville qui a tant fait pour alléger la misère, pour développer les institutions de prévoyance et de secours mutuels, pour faire enfin, en dehors du socialisme, œuvre de progrès social, il demandait qu’on laissât au cœur humain quelque mérite dans sa spontanéité généreuse, au lieu de vouloir tout imposer par la contrainte de la loi. M. Félix Faure a répondu, non sans une pointe d’humour, que la Chambre de commerce et la municipalité même de Lyon avaient donné le bon exemple en s’associant par des subventions à tant d’œuvres dignes de servir de modèles, et qu’elles ne devaient pas empêcher l’État de les imiter. Il y a une grande différence entre l’État et une chambre de commerce, ou même une municipalité ; mais nous ne voulons pas discuter ici les deux points de vue où se sont placés M. Félix Faure et M. Aynard. Ils ne sont évidemment pas contradictoires, puisque M. le président de la République a protesté contre toute entreprise qui aurait pour conséquence d’empiéter sur la liberté d’autrui. Les socialistes ne s’en sont pas moins empressés de présenter, son discours non pas comme une réponse, mais comme une réplique, et ils ont couvert M. Félix Faure d’une approbation dont il se serait sans doute bien passé. Les radicaux ont fait de même. Les politiques du parti, les doctrinaires, ont expliqué que M. le président de la République devait, par la nature même de sa fonction, parler toujours dans le sens de son ministère, aujourd’hui radical et demain modéré. Pour eux, le président doit être beaucoup moins au-dessus des partis que, successivement, avec tous ceux qui se remplacent au pouvoir. Il doit se faire la doublure de son ministère, quel que soit celui-ci. Avons-nous besoin de dire que les radicaux seront d’un avis tout différent dès qu’ils ne seront plus au pouvoir ? Ils seront alors du nôtre, à savoir que M. le président de la République doit éviter avec soin tout ce qui, dans ses démarches ou dans ses paroles, le rattacherait trop étroitement à un parti. Comment pourrait-il être l’homme d’un jour s’il veut rester celui du lendemain ? Et nous revenons toujours à la conclusion, qu’il est préférable que le président de la République et le président du conseil voyagent séparément. Il n’y a pas d’autre moyen d’éviter entre eux des confusions qui peuvent quelquefois profiter au second, mais jamais au premier.

Ces critiques une fois exprimées, nous sommes heureux de dire qu’en ce qui concerne le but principal du voyage présidentiel, tout s’est passé admirablement. Jamais le soleil du Midi n’avait éclairé de plus belles fêtes que celles de Nice. La présence de plusieurs grands-ducs de Russie, et notamment du tsarewitch qui a voulu s’associer à la célébration d’un de nos grands souvenirs nationaux, a donné à ces fêtes un éclat et aussi une signification dont nous avons tout lieu d’être satisfaits. Dans ces villes si françaises de cœur, mais où. des étrangers de tous les pays se donnent rendez-vous pendant l’hiver et composent une population cosmopolite où le monde entier est représenté, la sympathie universelle s’est manifestée avec chaleur et avec entrain. Pas le moindre incident n’a été à regretter. On sait que l’empereur d’Autriche, qui habite en ce moment le cap Martin, est venu faire au président de la République une visite de courtoisie, que celui-ci s’est empressé de lui rendre. L’empereur François-Joseph s’est montré touché, paraît-il, des marques de respect qu’il reçoit sur ce point extrême de la France : il rencontrerait sur tout notre territoire les mêmes égards. L’éducation politique du pays, après les malheurs que nous avons éprouvés, a fait plus de progrès qu’on ne l’imagine quelquefois au dehors. Nous tenons parfaitement compte, en France, des situations particulières des diverses puissances et des obligations qui en résultent pour leurs gouvernemens. Personne n’en veut à l’Autriche d’être entrée dans la triple alliance, parce qu’on sait fort bien qu’elle n’a pas cédé, en le faisant, à un mauvais sentiment contre nous, et qu’à plusieurs reprises on a cru reconnaître dans les affaires de l’Europe l’action modératrice de l’empereur François-Joseph, aussi bien que le sincère désir de paix qui l’anime. Cet échange de visites entre le président de la République française et l’empereur d’Autriche a produit en France une heureuse impression. On n’a pas été moins sensible à l’hommage rendu par M. Félix Faure au plus illustre homme d’État de l’Angleterre, M. Gladstone. Il ne s’agissait plus cette fois d’un souverain, mais d’un citoyen qui, à travers la plus longue existence politique de ce siècle, a honoré son pays par sa fidélité à des idées libérales et à des sentimens généreux. La carrière de l’illustre vieillard est terminée aujourd’hui, bien qu’il ait conservé toute la vivacité et la chaleur de son esprit. C’est lui-même qui a voulu y mettre fin. La voix de la postérité se fait déjà entendre pour lui, et M. Félix Faure lui en a sans doute apporté l’écho. Les visites échangées avec le tsarewitch, avec l’empereur d’Autriche, enfin avec un simple mais grand citoyen, ont été la meilleure partie du voyage de M. le président de la République. Malheureusement, ces impressions n’effacent pas toutes les autres.


Si nous n’en voulons pas à l’Autriche de faire partie de la triple alliance, pourquoi ne pas avouer que nous n’éprouvons pas tout à fait le même sentiment à l’égard de l’Italie ? Pourtant on se tromperait beaucoup, de l’autre côté des Alpes, si on croyait que nous avons éprouvé du malheur de nos voisins une satisfaction qui serait indigne de nous. Nous n’avons oublié ni la solidarité qui unit tous les Européens sur le continent noir, ni les liens particuliers qui nous ont longtemps attachés à une nation de même race et de même sang que nous, ni les sympathies que nous y rencontrons encore chez une grande partie de la population. On a toujours distingué, en France, entre l’Italie et son gouvernement, et même entre son gouvernement et M. Crispi. Il nous est sans doute impossible de refuser notre admiration au courage et à l’énergie que déploient les Abyssins dans une lutte où ils n’ont pas été les agresseurs ; ils défendent, en somme, l’intégrité de leur territoire ; néanmoins, nous n’aurions pas été fâchés que l’Italie trouvât dans ses expéditions africaines assez d’avantages pour y persévérer, et assez de gloire pour que cette guerre lointaine occupât son imagination en même temps qu’elle se serait accordée avec ses intérêts. Les choses ont tourné tout autrement. La nouvelle du désastre d’Adoua est arrivée en Europe au moment où on se demandait si la saison des pluies ne retarderait pas un choc qui avait paru imminent pendant quelques jours, mais qui, ne s’étant pas produit aussitôt qu’on l’attendait, semblait pouvoir être ajourné de plusieurs mois. L’impression en a été partout très vive. En Italie, elle a été cruelle. M. Crispi avait longtemps bercé son pays dans un rêve étoile. Malgré les récens démentis que les faits lui avaient donnés, il annonçait la victoire finale avec une foi dont rien ne pouvait lasser l’obstination. Il croyait qu’il suffisait de vouloir pour vaincre. L’événement a dissipé ces chimères. Le coup a été brusque et brutal, et l’Italie en a éprouvé une secousse infiniment douloureuse. Ceux qui ont lu les journaux français nous rendront la justice que nous avons respecté la douleur de nos voisins. Le fait n’a guère été contesté que parle correspondant du Times à Rome, lequel a jugé à propos d’écrire à son journal que le désastre d’Adoua avait été annoncé de France plusieurs jours avant qu’il se fût produit, en ajoutant que cette circonstance était très commentée autour de lui. Il est peu honorable pour un journal comme le Times d’être aussi mal et aussi partialement renseigné par un de ses collaborateurs. C’est d’ailleurs tout ce que nous voulons dire d’un incident et d’un homme qui ne méritent pas d’autre attention.

Égarer les Italiens sur les vrais sentimens de la France à leur égard est une mauvaise œuvre. Évidemment, et sans qu’il y ait à cela de notre faute, ces sentimens ne peuvent pas être faits d’une sympathie sans réserves ; mais il faudrait peu de chose pour que les réserves disparussent et pour que la sympathie seule restât. Nous n’en sommes pas encore là. Pourtant, la révolution ministérielle qui vient de se produire à Rome nous a fait plaisir, non pas que nous ayons jamais rendu M. Crispi seul responsable de la politique de son pays, mais parce qu’il lui a donné trop souvent une allure agressive, et qu’entre ses mains elle a toujours été passionnée, agitée, inquiète, inquiétante, non seulement pour la France mais pour l’Europe.

M. Crispi n’inspirait rien moins que la sécurité. Il avait gardé de sa vie d’autrefois des habitudes de conspirateur et de révolutionnaire qui laissaient dans une incertitude continuelle sur ce qu’il préparait, machinait ou complotait, enfin sur le lendemain qu’il nous réservait. Les règles ordinaires de la politique et de la diplomatie n’étaient pas à son usage ; il s’en affranchissait avec un sans-gêne où on pouvait apercevoir de l’inconscience. Il ne reconnaissait d’autre souveraineté que celle du but. Son but, nous le reconnaissons volontiers parce qu’il faut être juste même pour ses adversaires, était la grandeur de l’Italie. M. Crispi était patriote, et c’est par-là sans doute qu’il a eu une si grande prise sur l’imagination de ses concitoyens et sur l’esprit du roi Humbert. Son malheur est qu’il s’est absolument trompé sur les moyens à employer. Il a cru que l’intérêt de son pays était de contracter de grandes alliances et de courir les hasards d’une grande politique. Combien l’Italie n’aurait-elle pas été plus heureuse, à quel degré n’aurait-elle pas porté ses ressources, à quel point n’aurait-elle pas obtenu le respect et la confiance de l’Europe, si, après avoir constitué son unité, elle avait consacré toutes les forces de son esprit qui est à la fois si brillant et si souple, toute son activité qui est si ingénieuse et si vive, à développer ses richesses, son industrie, son commerce, son expansion pacifique à travers le monde, soit sur terre, soit sur les mers ? Elle avait la bonne fortune de n’être menacée par personne. La nature elle-même ayant tracé ses frontières, elle les avait remplies. Ce qui peut lui manquer encore de territoires convoités est bien peu de chose à côté de ce qu’elle a déjà pris : elle n’avait qu’à attendre. Qui sait ce que le temps et une bonne politique auraient encore fait pour elle ? Mais M. Crispi ne raisonnait pas ainsi. Son tempérament le poussait aux aventures ; il y a entraîné son pays. Doué d’une audace peu commune, d’une volonté indomptable, d’une confiance en lui-même sans limites, et n’étant d’ailleurs gêné par aucun scrupule, il a longtemps espéré que des complications européennes lui permettraient de se tailler un rôle en rapport avec son ambition, et ce n’est qu’après avoir vu que ces complications ne se produisaient pas, bien qu’il eût fait, en ce qui le concernait, ce qu’il pouvait faire pour les provoquer, qu’il s’est jeté dans la politique coloniale comme dans un pis-aller. Il y a apporté toute l’ardeur et aussi le désordre de son âme, dédaigneux des difficultés, impatient des retards, jetant sans compter hommes et argent dans un gouffre qui devait tout engloutir, et qui reste béant pour engloutir encore. Il n’écoutait pas les avertissemens ; il les dédaignait ; lui seul devait suffire à la lâche entreprise. Les premières atteintes de la mauvaise fortune ne devaient pas l’éclairer : sa volonté avait besoin d’être aveugle pour rester forte. Les hommes de ce caractère sont toujours dangereux dans un pays. Ils ne peuvent rendre de services durables que si une vigoureuse éducation première a mis un frein à leurs qualités aussi bien qu’à leurs défauts. Ce n’était pas le cas de M. Crispi. Élevé dans les conspirations, et dans des conspirations finalement heureuses, au lieu de se rendre compte des ressorts qui les avaient fait réussir, il avait pris l’habitude de ne douter de rien. Les succès remportés en Europe par d’autres que lui, sans qu’il en ait mieux compris les causes profondes, non plus que l’habileté supérieure qui les avait assurés, avaient frappé son imagination impressionnable et jalouse. Pourquoi ne ferait-il pas aussi bien et autant qu’eux ? Il n’est pas téméraire de croire que l’exemple de M. de Bismarck a eu sur lui une troublante influence. Au début de la prodigieuse carrière de l’illustre chancelier et avant que l’énigme qu’il portait en lui eût été déchiffrée, les augures posaient à son sujet le dilemme : Sera-t-il Richelieu ou Alberoni ? Il a été Richelieu, mais M. Crispi a été Alberoni. M. Crispi a voulu être un héros ; il est resté un aventurier.

Que de fois pourtant n’a-t-on pas entendu dire qu’il était le seul homme d’État de l’Italie, hommage indirect rendu à la volonté, qui est peut-être, en effet, la première qualité politique, à la condition toutefois qu’on n’en fasse pas un trop mauvais usage ? C’est par elle, beaucoup plus que par la supériorité de son intelligence, que M. Crispi était arrivé à conquérir l’ascendant qui l’a maintenu au pouvoir jusqu’à hier, et qui s’exerçait avec une si grande force de suggestion sur l’esprit de son souverain. Il a fallu les derniers événemens pour révéler à tous les yeux à quel point le roi était épris de la politique de son ministre. On s’en doutait assurément ; mais le roi Humbert s’était montré en toutes circonstances si scrupuleusement constitutionnel, qu’on s’attendait à ce qu’il abandonnât sans résistance M. Crispi devant les colères qu’il avait suscitées d’un bout à l’autre de la péninsule. Les journaux ont été remplis des manifestations qui se sont produites un peu partout ; nous ne les rappellerons pas ici. Elles étaient telles qu’il a bien fallu en tenir compte. Ce n’était pas seulement M. Crispi qui était condamné, mais sa politique. Tout en sacrifiant l’homme, puisqu’il ne pouvait pas faire autrement, le roi Humbert a essayé pourtant de sauver le système. Il a voulu faire un cabinet Crispi sans Crispi. M. Saracco a paru être pendant vingt-quatre heures le pivot de cette combinaison. Comment un souverain aussi expérimenté que le roi d’Italie a-t-il pu se tromper à ce point sur le sentiment général du pays et sur la situation qui en résultait ? C’est qu’il est avant tout un soldat, qu’il aime passionnément les choses militaires, et qu’à ses yeux le prestige de la monarchie tient étroitement à la gloire des armes. Il a le sentiment, en quoi il ne se trompe pas complètement, qu’une monarchie jeune comme la sienne, sortie un peu maculée de la révolution, et qui, malgré sa popularité, n’est pas encore acceptée par le pays tout entier, puisque le pape n’a pas cessé de protester contre son installation à Rome, a besoin, pour être définitivement consacrée et consolidée, de quelques lauriers héroïquement ramassés sur les champs de bataille. Le passé laisse à cet égard quelque chose à désirer. L’Italie a été plus heureuse dans la diplomatie que dans la guerre. Les souvenirs de Custozza et de Lissa pèsent encore sur elle, et le roi n’a pas de plus constante préoccupation que de les effacer. A défaut d’une guerre européenne qui ne venait pas, il s’est lancé dans la guerre africaine : là du moins il comptait sur le succès, il le voulait, il était décidé à tous les sacrifices pour l’obtenir. Sur ce point, il était absolument d’accord avec son ministre, et ce point dominait à ses yeux tous les autres. Avait-il tout à fait tort ? Nous n’oserions pas le dire. Le désastre d’Adoua l’a placé dans la plus pénible des alternatives. L’impopularité des expéditions lointaines a pris un caractère si violent, si menaçant, qu’il a bien fallu se soumettre ; mais c’est là l’impression du premier moment. Dans quelques années, la reculade à laquelle on est condamné, que la sagesse évidemment conseille et que la nécessité commande, sera peut-être jugée autrement qu’elle ne l’est aujourd’hui, et malgré l’opposition que le roi y a faite, c’est sur la Couronne que la responsabilité en retombera. Une dynastie aussi ancienne que celle des Habsbourg, en Autriche, a pu supporter les plus grands désastres militaires de ce siècle sans en être ébranlée ; la popularité personnelle de l’empereur François-Joseph n’en a pas été le moins du monde entamée. Qui pourrait assurer que les choses se passeront de même pour la dynastie de Savoie en Italie, pour le roi Humbert ou pour son fils ? L’instinct auquel le roi a failli se laisser entraîner pendant deux ou trois jours ne le trompait donc qu’à demi. Malheureusement sa situation était inextricable : il n’a eu que le choix entre des inconvéniens et des dangers presque égaux, dans tous les partis auxquels il pouvait s’arrêter. S’il avait résisté à la volonté immédiate du pays, le péril était pour aujourd’hui même ; en y cédant, qui sait à quelle sévérité de l’opinion il s’est exposé pour la suite ? Problème délicat et cruel, sur lequel nous ne voulons pas insister davantage. Les journaux étrangers l’ont fait plus que nous, et il y a eu même quelque chose d’assez imprévu dans la diversité des opinions qui ont été exprimées en France et par exemple en Allemagne. Il aurait peut-être mieux valu pour nous que les Italiens persistassent quand même, contre vents et marées, dans leur entreprise africaine ; et cependant, sous l’influence d’un sentiment généreux, puisqu’il était désintéressé, la presse française presque tout entière a approuvé l’arrivée au pouvoir de M. di Rudini, avec son programme prudent et restrictif. Les Allemands, au contraire, auraient dû voir avec un secret plaisir leurs alliés italiens cesser de gaspiller leurs forces dans une aventure ruineuse, et les conserver intactes pour des éventualités européennes ; et cependant la presse allemande n’a pas caché à l’Italie qu’elle ne pouvait pas se résigner à sa défaite sans perdre en considération dans le monde. La grandeur d’un pays ne se compose pas seulement, à l’entendre, d’avantages matériels, mais aussi de quantités impondérables, de valeurs purement morales, auxquelles on ne peut pas renoncer sans déchoir. Les journaux anglais ne sont pas éloignés de tenir un langage analogue, mais on peut les considérer comme intéressés à ce que les Italiens, même au prix des plus grands sacrifices, continuent d’occuper Kassala et de détourner contre eux une partie des forces mahdistes. On voit que la question a des faces multiples, et ce n’est pas tenir un assez grand compte de la complexité des choses que de condamner sommairement les hésitations du roi Humbert et de ne pas comprendre ses anxiétés. Les rois voient peut-être de plus haut et de plus loin que les simples particuliers, et s’ils ne raisonnent pas toujours comme eux cela ne veut pas dire qu’ils raisonnent nécessairement mal.

Quoi qu’il en soit de l’avenir, l’arrivée au pouvoir de M. di Rudini a produit en Italie une détente immédiate, et a été accueillie en Europe, avec satisfaction. L’homme est connu. Ce n’est pas la première fois qu’il remplace M. Crispi, et il a déjà eu le mérite de rendre plus de jeu aux ressorts que celui-ci avait tendus au point de les rompre. Avec lui, la triple alliance ne court aucun risque. Il en est un partisan résolu, et il a même pris la responsabilité, il y a quelques années, de la renouveler avant l’heure, comme s’il avait craint que ce renouvellement ne rencontrât plus tard quelques difficultés. Nous ne pouvons même pas dire qu’il ait toujours pratiqué l’alliance avec tout le tact désirable, car il était au pouvoir, et il avait M. Brin pour ministre des affaires étrangères, lorsque le prince de Naples est allé parader à Metz auprès de l’empereur d’Allemagne, dans des conditions dont nous avons été légitimement froissés. On n’a pas vu depuis quel profit l’Italie, ou même la dynastie de Savoie, a pu tirer d’une démarche aussi déplacée, injure toute gratuite à notre égard. Il aurait suffi d’un peu de cœur pour ne pas commettre cette maladresse. Mais tout cela appartient au passé. Si nous le rappelons, c’est pour faire remarquer que M. Brin n’est pas, cette fois, ministre des affaires étrangères : il a été rendu à la marine, où il a une compétence plus incontestable [que dans la diplomatie. C’est le duc de Sermoneta qui a été chargé du portefeuille des affaires étrangères. Le duc de Sermoneta appartient à la plus haute aristocratie romaine ; sa famille s’est ralliée au nouvel état de choses dès l’entrée des troupes italiennes à Rome, en septembre 1870 ; il inspire pour ce motif une grande sympathie au roi Humbert, et on assure au surplus qu’il a un esprit très cultivé, très éclairé, et le caractère indépendant d’un grand seigneur. Le nouveau ministère, bien loin de relâcher les liens de la triple alliance, essaiera sans doute de les resserrer encore davantage. Ce n’est pas au moment où elle vient d’être malheureuse que l’Italie peut songer à s’éloigner de ses alliés ; mais on se demande ce que ceux-ci peuvent pour elle. Ils ne lui restitueront ni ses forces perdues, ni son argent gaspillé. Quelle que soit leur bonne volonté, ils seront impuissans à l’exprimer d’une manière vraiment efficace. Sans doute, ils ne renieront pas l’Italie dans son infortune ; ils l’entoureront même d’égards plus délicats ; mais là se bornera leur action, parce que leurs moyens ne vont pas plus loin. La triple alliance restera intacte comme combinaison politique, mais non pas comme force effective. On aura vu un des trois alliés s’engager à fond dans une affaire et s’y perdre, sans que les deux autres aient même pu songer à venir à son secours. L’alliance n’a pas été faite pour cette hypothèse ; soit ! son insuffisance n’en devient pas moins évidente. La politique générale, lorsqu’elle a un caractère aussi déterminé, perd quelque chose de sa valeur dès qu’elle n’influe pas sur les accidens particuliers, et ceux-ci au contraire influent sur celle-là. La triple alliance sera donc maintenue, mais elle sera diminuée, parce que l’Italie elle-même restera affaiblie moralement et militairement. C’est là un grave échec, et il est dû presque tout entier à M. Crispi. Avec lui, disparaît le dernier des hommes d’État qui ont joué un grand rôle en Europe au cours de ces dernières années. Nous avons déjà dit que l’Europe se renouvelle. M. Crispi était le dernier vestige d’un passé qui n’est plus. Il entre en frémissant dans la retraite à laquelle il est condamné, et ses journaux déclarent déjà une guerre implacable au gouvernement qui le remplace. C’est aussi ce qu’a fait M. de Bismarck : qu’en est-il résulté ? Que résultera-t-il de la mauvaise humeur et de l’irascibilité de M. Crispi ? Il a soixante-dix-sept ans, ce qui est un grand âge pour avoir le temps de laisser oublier de grandes fautes et de remonter un courant d’impopularité aussi impétueux que celui qui vient de l’emporter. Le personnel de la triple alliance n’est plus, sur aucun point, le même qu’autrefois. Le comte Goluchowski, le ministre des affaires étrangères de l’empereur François-Joseph, vient de se rendre à Berlin, où il désire être présenté à l’empereur Guillaume. Ce voyage était arrêté avant les transformations qui viennent de se produire en Italie, et qui par conséquent ne l’ont pas provoqué. Le comte Goluchowski, comme le duc de Sermoneta, est un homme nouveau : il trouvera à Berlin une politique à laquelle le jeune empereur Guillaume a imprimé une allure toute nouvelle. Que reste-t-il du vieux monde politique de l’Europe continentale ? M. Crispi est le dernier débris qui en avait surnagé : le voilà qui sombre, sans doute pour toujours. Les choses changent, bon gré mal gré, avec les hommes qui les ont longtemps représentées. D’autres groupemens, survenus depuis peu, ne peuvent manquer d’exercer leur influence sur ce qui reste des anciens. Qui sait si la chute de M. Crispi ne marque pas la fin de toute une période historique, qui n’a d’ailleurs que trop longtemps duré ?

Quant à M. di Rudini, il faut l’attendre à l’œuvre. Nous savons déjà que, sans abandonner la terre d’Afrique, il réduira l’occupation italienne en Erythrée au triangle compris entre Massaouah, Kéren et Asmara. Tel était du moins son programme connu. On dit maintenant qu’il a fait quelques concessions au roi ; mais lesquelles ? Quelle sera sa politique intérieure ? Réduira-t-il les dépenses militaires, comme il en avait jadis l’intention ? Parviendra-t-il à mettre les finances en équilibre ? A-t-il déjà un plan pour y parvenir ? Il doit se présenter bientôt devant les Chambres, et c’est seulement alors que nous aurons une réponse à quelques-unes de ces questions.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.