Chronique de la quinzaine - 14 mars 1911

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Chronique n° 1894
14 mars 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Lorsque a paru notre dernière chronique, nous n’avions plus déjà de ministère, mais l’événement venait de se produire et nous n’avons pas eu le temps de l’annoncer : nous avons un ministère aujourd’hui, mais il est trop tôt pour émettre sur lui un jugement définitif. Eh quoi ! dira-t-on, sa composition ne vous apporte-t-elle pas des lumières suffisantes ? N’avez-vous pas la déclaration qu’il a lue aux Chambres ? Le nouveau président du Conseil n’a-t-il pas déjà prononcé un discours, et la Chambre n’a-t-elle pas voté un ordre du jour en sa faveur ? En effet, toutes ces manifestations ont eu lieu, mais comme elles sont en contradiction les unes avec les autres, que le nom des nouveaux ministres a un sens et que leur déclaration en a un autre, enfin que leur attitude générale ne témoigne jusqu’ici que d’un extrême embarras, il est prudent d’attendre avant de se prononcer. Déjà les premiers actes du ministère, ou du moins ses premières paroles ont causé de vives déceptions aux uns, sans avoir donné de grandes espérances aux autres. La situation reste très confuse, et rien, en somme, n’est plus naturel, car le ministère est né d’une intrigue, et il s’est constitué en dehors de toutes les règles parlementaires.

Quelques explications rétrospectives sont ici nécessaires. Le ministère est tombé, ou plutôt s’est démis, à propos d’une interpellation sur la politique religieuse, à la suite de laquelle il n’a eu finalement qu’une majorité de 16 voix. Le fait s’est produit avec une telle rapidité qu’il a donné l’impression d’un événement imprévu. Cependant il ne l’était pas tout à fait : depuis quelques semaines, on sentait que le ministère de M. Briand était fatigué et un peu usé. Cette impression date du jour où il s’était maladroitement reconstitué. Nous avons dit alors notre surprise ; elle a été d’ailleurs générale. On était au lendemain de la grève des cheminots, qui avait compromis et alarmé un grand nombre d’intérêts. La résolution montrée par le gouvernement au cours de cette grève, la fermeté de son attitude, la promptitude de son action avaient inspiré confiance, on en savait gré à M. Briand : sa situation personnelle était très forte et il ne tenait qu’à lui d’en profiter et de nous en faire profiter. Lorsqu’on a appris qu’il congédiait son ministère, on a cru qu’il allait faire quelque chose d’important et que ses projets seraient révélés par le choix de ses collaborateurs ; mais dès que ceux-ci ont été connus, et que, parmi eux, on a découvert M. Lafferre, le désenchantement a commencé. A partir de ce moment, la situation personnelle de M. Briand a été ébranlée parce qu’on a eu le sentiment, ou qu’il ne comprenait pas ce que le pays attendait de lui, ou qu’il ne voulait pas s’y prêter. Le dépôt de projets de loi dont quelques-uns ont été attendus trop longtemps et dont quelques autres soulevaient de sérieuses critiques n’a ni rassuré, ni ramené les esprits. Évidemment les jours du Cabinet étaient comptés et M. Briand est trop intelligent pour ne s’en être pas rendu compte : sa démission, qui n’avait rien d’obligatoire, montre bien qu’il l’a fait. Tout cela ne doit pas nous faire oublier les grands services qu’il a rendus. Le premier, il a fait entendre les paroles que le pays attendait et qui ont eu partout un si profond retentissement. La volonté, par malheur, n’était pas aussi ferme qu’il l’aurait fallu, et le reproche qu’on a adressé à M. Briand de parler mieux qu’il n’agissait était fondé. Néanmoins, nous lui devons de la reconnaissance parce que, s’il n’a pas été tout à fait l’homme de la situation, il en a été le représentant, l’orateur et le prophète ; il en a favorisé l’évolution ; il l’a aidée à se manifester et à prendre de la force ; elle n’est plus après lui ce qu’elle était avant. C’est ce qu’il a dit, non sans quelque mélancolie, mais non sans fierté non plus, dans la lettre qu’il a adressée à M. le Président de la République en lui remettant sa démission. Il avait la majorité ; il aurait pu continuer la lutte ; pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? C’est, a-t-il expliqué, parce que, ayant voulu faire l’union du parti républicain, il y avait échoué. « L’appel, écrit-il, que j’avais adressé à tous les républicains en vue de réaliser, d’accord avec le gouvernement, au profit du pays et de la République, une politique de détente et d’apaisement ; de poursuivre, sous le régime de la séparation des Églises et de l’État, une œuvre de laïcité raisonnable, tolérante, respectueuse de toutes les croyances ; d’assurer enfin à tous les citoyens la stricte et égale justice administrative, cet appel, ou n’a pas été compris par certains, ou, défiguré par d’autres, il a produit finalement sur une fraction de la majorité républicaine de la Chambre l’effet contraire de celui que je pouvais en espérer. » Cette politique était sensée et honnête, mais M. Briand en espérait trop s’il la croyait de nature à satisfaire, ou seulement à désarmer les radicaux-socialistes. Malgré tout, il reste convaincu que c’est la seule possible et que, par conséquent, elle sera, bon gré mal gré, appliquée par ses successeurs quels qu’ils soient, s’ils veulent durer. Lui seul ne peut plus la servir, au moins provisoirement, à cause, dit-il, « d’une méfiance qui va sans cesse grandissant, d’une hostilité qui devient chaque jour plus systématique, chez un certain nombre de républicains, contre le chef du gouvernement. » Il y a du vrai dans le jugement porté par M. Briand sur la situation et sur lui-même. Venu de l’extrême-gauche socialiste, ses anciens amis l’avaient renié, et il n’avait pas eu le temps de se faire ailleurs une clientèle personnelle. Il était à quelques égard un isolé dans la Chambre. Sa force n’était pas là, elle était dans le pays. Mais, à moins de dissoudre la Chambre, un ministre parlementaire ne peut pas vivre sans elle, et M. Briand a senti peu à peu augmenter pour lui la difficulté de subsister. Il s’est donc sacrifié dans l’intérêt même de sa politique et de son programme : nous verrons bientôt que ses prévisions n’ont pas été tout à fait trompées.

La crise une fois ouverte, on s’est demandé à qui s’adresserait M. le Président de la République pour la fermer. Il s’est adressé à M. Monis. M. Monis a été garde des Sceaux pendant le ministère Waldeck-Rousseau. Actif, remuant même, doué d’une parole vive et prompte, il occupe au Sénat une place importante. Il a pris part dans ces derniers temps à plusieurs discussions, notamment à celle des retraites ouvrières, pour lesquelles il a montré un enthousiasme dithyrambique. Cependant son passé ne donnait aucune indication précise sur ce qu’il allait faire. Conserverait-il quelques membres de l’ancien Cabinet ? Ferait-il au contraire maison nette et y appellerait-il des hommes nouveaux ? Il a pris le dernier parti. La débâcle a été complète ; seul M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts y a échappé, ce qui ne fait de mal à personne : on est habitué à M. Dujardin-Beaumetz ; mais, à cette exception près, tout le Cabinet a été renouvelé. Le caractère en est nettement radical et radical-socialiste. Dans la hâte qu’il éprouvait d’en finir, on a vu, au dernier moment, M. Monis distribuer les portefeuilles comme des billets de loterie : le pur hasard a semblé présider à quelques-uns de ses choix et nous n’y ferons pas plus d’attention que lui-même. Sur deux points toutefois il n’a pas hésité ; ses offres ont été immédiates, comme les acceptations qui les ont accueillies : nous voulons parler de l’attribution du ministère des Finances à M. Caillaux et de celui de la Guerre à M. Berteaux.

Il ne s’agit pas ici de la capacité technique des deux hommes. M. Caillaux est un spécialiste en matière de finances, et M. Berteaux, qui a été déjà ministre de la Guerre, s’est assimilé les questions qu’il aura à y traiter ; mais l’un et l’autre sont avant tout des politiciens ; ils ont montré à diverses reprises qu’ils mettaient les intérêts de parti, ou même de coterie, au-dessus de tous les autres, et s’il n’y a rien de plus fâcheux aux Finances, il n’y a rien de plus dangereux à la Guerre. M. Caillaux, pendant son dernier ministère, a inquiété, et alarmé tous les intérêts qu’il avait le devoir de défendre et de rassurer. Son projet d’impôt sur le revenu a jeté partout l’inquiétude. Tout le monde sait que le Sénat ne le votera pas tel qu’il est. Il semble donc que M. Caillaux était, en ce moment, moins désigné que personne pour occuper le ministère des Finances. — Point du tout, disent les malins, vous n’y entendez rien ; M. Caillaux n’est pas ce qu’un vain peuple pense ; s’il s’est quelque peu laissé entraîner dans l’échauffement de la bataille, il a retrouvé son sang-froid depuis qu’il n’y est plus ; il a d’ailleurs fait quelques expériences personnelles qui lui ont montré les questions par de nouveaux côtés ; mais il a donné de tels gages au parti radical-socialiste et aux socialistes eux-mêmes que lui seul est capable de leur faire accepter certains amendemens, certaines modérations à son projet initial ; ne jugez pas trop vite, attendez. — Nous attendons, il le faut bien, mais qui trompe-t-on ici ? La réapparition de M. Caillaux inquiète, non pas parce qu’il n’est pas capable de faire ce qu’on attend de lui, mais parce qu’il est aussi capable de faire autre chose, suivant l’occasion. Quant à M. Berteaux, en ce moment sa place n’était pas à la Guerre. Plus que jamais ce ministère aurait dû échapper aux influences politiques, et, pour marquer cette convenance, ou plutôt cette nécessité, la présence d’un militaire de profession, d’un général, se recommandait puissamment. Si on voulait à tout prix de M. Berteaux, il fallait le mettre ailleurs. Mais où ? Il était difficile à placer. Aux Travaux publics, il aurait trouvé la question actuellement brûlante des cheminots. On ne pouvait pourtant pas le mettre à l’Instruction publique ou à l’Agriculture : or il voulait être ministre et M. Monis n’était pas de force à passer outre à cette volonté. Le retour de M. Caillaux aux Finances et de M. Berteaux à la Guerre donne au ministère sa véritable physionomie : c’est le triomphe du radicalisme socialiste en dehors de toute préoccupation des intérêts vitaux du pays.

À la Marine aussi on a mis un civil, M Delcassé, et nous y regrettons l’amiral Boué de Lapeyrère qui y avait réussi. Cependant le cas est différent. Nous aurions préféré que M. Delcassé n’entrât pas dans la combinaison actuelle : il vaut mieux que cela, de même qu’il valait mieux que d’autres combinaisons auxquelles il a appartenu : sa politique a souffert, autrefois de certains voisinages qu’on lui reproche encore et qui n’étaient pas pour augmenter ni son autorité morale, ni sa force réelle. Mais la manière dont il avait quitté le ministère, il y a quelques années, devait lui faire désirer d’y rentrer, et nous désirions nous aussi qu’il y rentrât. Notre seul regret est que l’occasion n’ait pas été meilleure. Dans sa longue retraite, il n’est pas demeuré inactif. Les circonstances l’ont porté à étudier les questions maritimes ; il les connaît fort bien aujourd’hui ; il s’en est fait une véritable spécialité et, lorsqu’elles se sont posées devant la Chambre, il est devenu pour un gouvernement un collaborateur très utile ou un adversaire très redoutable. Il s’est trouvé un jour l’adversaire de M. Thomson, qui était alors ministre de la Marine, et M. Thomson a été renversé du coup. Il aurait été naturel, à ce moment, d’appeler M. Delcassé à le remplacer ; mais le président du Conseil était M. Clemenceau, et M. Clemenceau ne pouvait pas souffrir M. Delcassé. Une nouvelle discussion maritime ayant eu lieu, M. Clemenceau a pris lui-même la parole et il a eu l’imprudence de lancer quelques-uns de ces traits, qu’il manie mieux d’ordinaire, contre M. Delcassé alors président de la Commission de la Marine. Mal lui en a pris : en quelques phrases, M. Delcassé a exécuté M. Clemenceau après M. Thomson, et, comme M. Thomson, M. Clemenceau a disparu. Au contraire, le 24 février, le jour où M. Briand a donné sa démission, dans une séance du matin, M. Delcassé est monté à la tribune pour appuyer l’amiral Boue de Lapeyrère et il a eu un succès personnel éclatant. Tant d’habileté méritait sa récompense. M. Delcassé avait fait siennes les questions de marine, il présidait la Commission avec une compétence incontestée, il avait la confiance de la Chambre. Si on avait eu tort de l’ignorer lors des crises précédentes, on ne pouvait plus continuer. M. Delcassé est une force pour le ministère ; il pourrait même arriver que cette force fût un jour plus forte que le ministère lui-même. Sous les réserves que nous avons dû faire, nous souhaitons à M. Delcassé, dans l’œuvre qu’il entreprend à la Marine, le succès que méritent l’intelligence, la ténacité et le patriotisme de ses efforts.

Mais là s’arrête notre approbation : nous ne pouvons pas retendre au ministère des Affaires étrangères. Il est très regrettable que M. Pichon n’y soit pas resté, car il avait la confiance du corps diplomatique et il la justifiait par son bon sens, son application aux affaires, sa loyauté. Il laisse derrière lui une œuvre qui lui fait honneur, et nous reconnaissons qu’il était difficile de le remplacer. Mais on ne s’attendait pas à M. Cruppi. Loin de nous la pensée de discréditer le nouvel hôte du quai d’Orsay ; il est intelligent et laborieux ; il apprendra sans doute ce qu’il ne sait pas encore ; néanmoins, sa nomination a surpris. La situation générale de l’Europe, sans être alarmante, est très compliquée en ce moment ; les fils en sont un peu embrouillés. Il fallait un homme très au fait des choses et capable d’y faire face tout de suite. Pourquoi donc le choix de M. Monis s’est-il porté sur M. Cruppi ? Ici nous ne sommes pas dans le champ des hypothèses : M. Monis n’a pas choisi M. Cruppi, il l’a pris faute d’autre, après avoir offert successivement le portefeuille des Affaires étrangères à M. Ribot, à M. Poincaré et à M. Develle. Tous les trois ont refusé. Nous ne voyons pas M. Ribot dans le ministère actuel : sa réponse à M. Monis n’était pas douteuse. M. Poincaré a trouvé aisément une défaite et a, lui aussi, gardé sa liberté. Que faire ? Il fallait pourtant un ministre des Affaires étrangères : où dénicher cet oiseau rare ? M. Monis a songé à M. Develle, qui est passé au quai dOrsay autrefois et y a laissé de bons souvenirs ; mais M. Develle, lui, songeait si peu à M. Monis qu’il était parti pour son département. Il a fallu l’en faire revenir pour avoir… son refus, ce qui en faisait trois. M. Monis a jugé que c’était assez et s’est adressé définitivement à M. Cruppi, dont il était sûr. Son excuse est qu’il n’avait personne : le parti radical et radical-socialiste manque de diplomates. M. Briand s’était vanté autrefois de mettre chaque homme à sa place ; il ne l’avait pas fait, mais son successeur l’a fait moins encore. M. Cruppi est un juriste ; il aurait été à sa place au ministère de la Justice ; le sort, a voulu qu’on le mît aux Affaires étrangères. Puisse-t-il y réussir ? Nul ne le souhaite plus sincèrement que nous.

Les autres ministres ont moins d’importance. Quelques-uns, par hasard, s’étaient préparés à recevoir le portefeuille qui leur a été donné. M. Steeg était rapporteur du budget de l’Instruction publique et. il connaît les questions universitaires ; mais dans quel esprit les traitera-t-il ? Son langage s’est souvent inspiré de l’esprit de secte. M, Paul-Boncour est le Benjamin du Cabinet ; il n’a que trente-huit ans ; il est socialiste ; il a du talent de parole ; on lui a confié le portefeuille du Travail, qui ne s’est pas usé entre les mains de M. Lafferre. D’autres choix s’expliquent moins. M. Messimy avait prononcé, il y a quelques semaines à peine, un discours très vif contre certaines opérations coloniales que nous faisons à tort ou à raison au centre de l’Afrique ; la Chambre l’avait fort maltraité ; elle s’était prononcée contre lui à une énorme majorité, et la presse, en général, ne lui avait pas été moins sévère. En conséquence, M. Monis lui a attribué le ministère des Colonies. Pourquoi ? Le motif de cette fantaisie nous échappe. Il était certainement inutile de souligner de ce trait particulier le caractère de tout le Cabinet, comme si on avait voulu le faire mieux ressortir. Quel est ce caractère ? C’est d’avoir été pris dans la minorité. M. Briand avait eu la majorité le 24 février ; sa politique avait reçu l’approbation de la Chambre. Pourtant, qu’a fait M. Monis ? Il est allé chercher ses ministres parmi les adversaires du programme à continuer. Il a fait plus, et la plupart de ses ministres, après leur nomination, ont imité son exemple : il est allé, ils sont allés faire une visite à M. Combes comme pour prendre attache avec lui, lui demander ses conseils, recevoir humblement son investiture. L’intention était claire : c’est à une politique que nos nouveaux ministres ont voulu rendre hommage. Cette politique, le pays n’en veut plus et on peut mettre M. Monis au défi de la suivre : au reste, on a vu bientôt qu’il n’en voulait pas lui-même. Nous craignons pour lui qu’il n’ait trouvé auprès de M. Combes le genre de force que M. Briand a trouvée auprès de M. Lafferre. Ses courbettes et celles de ses collègues devant M. Combes pèseront sur le ministère et, un peu plus tôt ou un peu plus tard, lui coûteront cher. Les mares stagnantes ne peuvent plus être un champ de gouvernement. Tout le monde l’a senti, les uns vivement, les autres plus vaguement, et le ministère a été accueilli partout avec une froideur pleine de réserve. L’impression qu’on en a eue est qu’il manquait de franchise. Que signifiaient ces avances à M. Ribot et à M. Poincaré si on devait, le lendemain, faire acte de vasselage envers M. Combes ? Le ministère semblait vouloir tout ménager. Nous nous trompons toutefois quand nous disons que la froideur qui lui a été témoignée a été générale : à peine était-il formé que M. Jaurès a exprimé son enthousiasme avec le lyrisme qui est dans sa nature. Il a épanché une joie sans mélange dans son journal l’Humanité. Ce n’était pas, à la vérité, un ministère socialiste que celui de M. Monis, mais c’était du moins un ministère nettement radical, qui ne pourrait vivre qu’avec le concours des socialistes à la discrétion desquels le mettaient sa composition et ses premiers actes. Ce ministère, en allant rendre visite à M. Combes, renouait la chaîne des temps. Qui était le vrai maître sous M. Combes ? Était-ce M. Combes ? N’était-ce pas plutôt M. Jaurès ? Allait-on revoir ces jours heureux ? M. Jaurès l’espérait et il serrait M. Monis sur sa poitrine dans une accolade vigoureuse sans se douter qu’il l’étouffait. Mais M. Monis s’en doutait et en était gêné. On n’allait pas manquer de lui demander s’il gouvernerait avec les unifiés. M. Jaurès était compromettant.

La déclaration ministérielle apporterait-elle une réponse à ces questions ? Elle était attendue avec plus de curiosité que d’impatience. Bien que la durée plus longue des ministères ait rendu ces productions littéraires plus rares qu’autrefois, le genre en est un peu usé : il éveille le scepticisme. On se demandait pourtant ce qu’allait dire M. Monis. Il héritait d’une majorité relativement modérée, il avait fait un ministère très à gauche : comment les deux choses se concilieraient-elles ? Avant même qu’il comparût devant les Chambres, le bruit courait que le gouvernement leur adresserait des déclarations apaisées et apaisantes. Mais il fallait voir. Que dirait-il de l’imper sur le revenu, auquel la présence de M. Caillaux aux Finances donnait un caractère inquiétant ? Que dirait-il de la réintégration des cheminots révoqués par les Compagnies de chemins de fer ? Cette fois, c’est la présence de M. Berteaux qui était inquiétante : c’est lui, en effet, qui avait pris toutes les initiatives et multiplié les démarches pour obliger le gouvernement à forcer la main aux Compagnies. Que dirait-il des questions scolaires ? La présence de M. Steeg n’était pas rassurante. On ne nous avait pas trompés : sur tous ces points, la déclaration du gouvernement a été circonspecte et même évasive. Il y a quelques semaines, M. Caillaux avait prononcé à Lille un discours qui indiquait déjà dans son esprit une certaine détente : beaucoup de ce discours est passé dans la déclaration ministérielle. C’est certainement M. Caillaux qui a écrit le passage relatif à l’impôt sur le revenu ; il mérite d’être reproduit : « Notre première préoccupation, y lisons-nous, sera de faire aboutir la réforme de nos contributions directes. Tout disposé à apporter dans l’application de l’impôt sur le revenu les tempéramens utiles, à tenir compte des traditions, des habitudes, même en quelque mesure des préjugés, à écarter autant que le permet la logique du système tout ce qui peut alarmer les intérêts légitimes, le gouvernement n’en est pas moins résolu à soutenir devant le Sénat, dans son cadre et dans ses lignes essentielles, le projet de loi voté par la Chambre des députés. » Le gouvernement aurait pu dire plus : certainement il ne pouvait pas dire moins. Nous n’attendions même pas de lui qu’il irait jusqu’à ménager les préjugés, quoique ce soit d’une saine politique ; mais les traditions, les habitudes et les intérêts légitimes sont choses infiniment respectables et, certes, M. Caillaux n’en avait pas tenu un compte suffisant dans son premier projet. Il peut dire, à la vérité, que ce projet a encore été aggravé par la dernière Chambre, et nous n’y contredirons pas ; mais, tel qu’il était à l’origine, il était déjà fort mauvais et un de ses plus grands torts était d’ouvrir la porte aux surenchères qu’on y a introduites. Le gouvernement, au total, ne s’engage pas à grand’chose puisque la fin de sa phrase se retourne contre le commencement, mais la fin était obligatoire et le commencement ne l’était pas : c’est donc le commencement qui importe. Et sur la question des cheminots ? Ici encore nous laissons la parole au ministère. « Dans l’ordre social qui nous préoccupe, à la stricte justice qui est une dette, il convient, dit-il, d’ajouter la bonté : la justice et la bonté sont de puissans facteurs de l’ordre et de la régularité des services. L’administration des chemins de fer de l’État, qu’il faut laisser libre pour la faire responsable, a spontanément réintégré la majeure partie des employés révoqués pour fait de grève. Elle continuera, en pleine liberté, la révision prudente des peines d’exclusion par l’examen attentif des dossiers, avec la ferme résolution de ne reprendre aucun de ceux qui ont été frappés par la justice pour violences ou faits délictueux, où des agissemens coupables ou nettement anarchistes mettraient en péril la sécurité publique. Nous comptons que cette pratique bienveillante et prudente nous donnera de tels résultats qu’elle nous rendra plus forts pour en demander l’adoption aux Compagnies de chemins de fer. » Tout cela, assurément, est assez contourné ; la justice, la bonté se balancent ; l’intérêt public, la pitié pour les révoqués se font équilibre ; la Compagnie de l’État ne réintégrera que ceux de ses agens qui n’ont été condamnés pour aucun délit, ce qui simplifiera beaucoup sa besogne ; elle fera tout cela librement, ce qui donne à espérer que la liberté des Compagnies privées ne sera pas moins respectée. Comment agira-t-on sur ces dernières ? Par la persuasion, par l’exemple, par les résultats sur lesquels on compte. Attendons les résultats, cela donne du temps. Le plus désirable de tous est la suppression des accidens qui, sur le réseau de l’État, se multiplient plus qu’ailleurs, évidemment parce que la discipline y est plus relâchée. Si M. Caillaux a rédigé le passage de la déclaration qui se rapporte à l’impôt sur le revenu, celui qui traite des cheminots n’est sûrement pas l’œuvre de M. Berteaux. Sur les questions scolaires, la déclaration a réédité les phrases ordinaires et devenues banales, sans rien de plus. M. Monis, afin de mieux montrer la sincérité de ses sentimens laïques, a ajouté que le jour où il avait été nommé délégué cantonal avait été le plus beau de sa vie, ce qui a fait rire. Disons enfin, pour en finir, que le gouvernement s’est déclaré partisan du scrutin de liste avec représentation proportionnelle : toutefois il y introduit l’apparentement comme un système transactionnel propre à faire l’union dans le parti républicain. Il peut y aider, en effet, parce qu’il fausse la réforme de manière à satisfaire des goûts différens. Au surplus, ce n’est là qu’un détail dans l’ensemble des questions que la déclaration pose et auxquelles le ministère ne semble pas devoir donner des solutions absolues.

Une interpellation a immédiatement suivi la lecture de la déclaration. De nombreux orateurs y ont pris part, surtout des socialistes et des progressistes. Parmi les premiers, il faut citer M. Colly et M. Sembat, et, parmi les seconds, M. Bérard, M. Paul Beauregard et M. Charles Benoist. M. Bérard est un jeune député élu l’année dernière qui a fait des débuts brillans : il a sommé le ministère de dire s’il entendait gouverner avec l’extrême gauche socialiste. « Je vous demande, a-t-il dit, de vouloir bien nous dire si, oui ou non, vous acceptez la collaboration politique d’hommes qui nous accusent à chaque instant, nous, d’être les complaisans des puissances de réaction et des puissances de privilège, et qui, je le crains bien, ne sont pas tout à fait libres, eux, vis-à-vis des forces d’anarchie et des puissances de désordre ; si, oui ou non, vous acceptez une collaboration politique qui imposerait au gouvernement, par répercussion, par incidence si je puis dire, la collaboration exigeante de la Confédération générale du Travail. » M. Paul Beauregard, frappé de la violation des règles parlementaires qui a présidé à la composition d’un ministère pris tout entier dans la minorité, étonné aussi d’entendre les hommes d’aujourd’hui tenir à peu près le même langage et promettre la même politique que ceux d’hier, a terminé son vigoureux discours en disant : « Etes-vous les représentans de la revanche des vaincus ? Ou bien êtes-vous un ministère de repentis ? » M. Charles Benoist a demandé des explications plus précises sur les intentions du gouvernement relativement à la représentation proportionnelle. A toutes ces questions M. Monis a répondu peu de chose ; il s’est contenté de délayer un peu la déclaration ministérielle, et quant aux limites de la majorité qu’il poursuit, il les a fixées en disant que cette majorité doit « commencer où finit la haine de nos institutions et se terminer là où commence la violence. » Soit : ces deux limites ne sont pas bien nettes, mais entre elles il y a de la place. Un ordre du jour de confiance a été voté par 309 voix contre 114. Qu’on ne se trompe pas aux apparences de ces chiffres. La Chambre comprend tout près de 600 députés : une majorité de 309 voix n’en dépasse la moitié que d’une douzaine : il y a eu environ 150 abstentions. Ce premier scrutin ne prouve pas grand’chose : il permet seulement au ministère de vivre et à la Chambre d’attendre.

La situation, en effet, manque de netteté et la question de M. Beauregard reste pour le moment sans réponse : Êtes-vous des vaincus récalcitrans ? Êtes-vous des repentis ? La suite le montrera. Le soir de la séance, M. Jaurès avait une grande déception ; il s’était trop pressé de crier victoire ; mais, le lendemain, il tergiversait comme le gouvernement lui-même, et après avoir accusé celui-ci de « débilité, » il relevait dans la phraséologie de M. Monis, « quelques accens de brave homme, » dont pour le moment il se contentait. Tout le monde peut compter plus ou moins sur la « débilité » du ministère, mais c’est là une faible base de gouvernement. Il faudra bien que M. Monis prenne un parti plus résolu. Les déclarations et les discours ne servent que pour un temps ; M. Briand, qui les faisait mieux que personne, a fini par s’en apercevoir. Tôt ou tard il faut des actes et c’est d’après les siens que le ministère sera jugé. Sa politique, telle qu’il l’a exposée dans sa déclaration, ressemble si fort à celle de M. Briand qu’on les confond. M. Bérard a pu dire, aux applaudissemens ironiques de la Chambre : Defuncius adhuc loquitur, le mort parle encore. M. Monis a la ressource de reprendre un vieux mot parlementaire et de dire : Nous jouerons le même air que vous, mais nous le jouerons mieux. Ce sera pour nous un spectacle piquant d’entendre les hommes qui ont renversé M. Briand jouer le même air que lui, surtout si, en effet, ils le jouent mieux, et nous sommes convaincus que, dans sa retraite provisoire, M. Briand sera encore plus enchanté que nous d’y assister, car ce sera sa justification. Sa lettre au Président de la République peut se résumer ainsi : — Il n’y a pas d’autre politique possible que la mienne, et, puisque je suis un obstacle, je m’efface pour que vous la fassiez. — Et c’est ce que M. Monis a commencé défaire. Mais pourquoi, ou plutôt à quoi M. Briand était-il un obstacle ? Était-ce vraiment à la réalisation de sa politique ? Non et on le voit bien : c’était à la satisfaction des appétits et des impatiences de ceux qui voulaient le remplacer. Il y a quelques semaines à peine, M. Cruppi, du haut de la tribune, disait à M. Briand : — Allez-vous-en, vous nous gênez, quand vous serez parti nous serons tous d’accord. — La Chambre se moquait alors de M. Cruppi, et le huait même quelque peu. Demain, elle l’applaudira. O comédie !


La mort de M. Fogazzaro, qui a succombé à l’âge de soixante-dix ans après une opération douloureuse, donne un intérêt plus grand et plus touchant au roman que nous publions de lui. Il le considérait comme son testament : il y a mis les idées religieuses qui étaient la préoccupation continuelle de son esprit et de sa conscience, ses aspirations vers un catholicisme élargi, sa volonté de rester quand même uni et soumis au chef de l’Église. Il avait exprimé ses aspirations dans le Sainte Leila se termine, on le verra, par sa soumission. C’était une intelligence très noble, très élevée, en même temps qu’un écrivain et un romancier de grand talent. Il faisait honneur à son pays, et la Revue, qui a publié plusieurs de ses romans, doit un hommage à sa mémoire. Sentait-il sa fin prochaine quand il écrivait Leila ? On peut le croire devant le beau portrait qu’il fait d’un vieillard qui voit venir la mort avec sérénité et résignation, tout en gardant pour lui le secret de ses pensées profondes. Le fait même qu’il a donné à la maison où l’action commence et où s’en déroulent les principales péripéties, le nom de sa propre maison de campagne près de Vicence, La Montanina, prête plus de consistance à cette supposition. Quoi qu’il en soit, M. Fogazzaro a mis beaucoup de lui-même dans les deux personnages les plus sympathiques de son roman, Marcello et Donna Fedele. Il a eu le temps de terminer cette dernière œuvre, de la voir paraître en volume en Italie, de veiller à la traduction que devait en publier la Revue. Il n’est pas mort tout entier.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.