Chronique de la quinzaine - 14 mars 1921

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Raymond Poincaré
Chronique de la quinzaine - 14 mars 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 453-464).
15 mars 1921
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

La leçon nous servira-t-elle ? Journaux et agences nous ont appris qu’en écoutant, à Londres, les premières contre-propositions allemandes, quelques-uns des Alliés avaient éprouvé une surprise, un étonnement, une stupéfaction, dont ils n’avaient pu s’empêcher de faire part à M. Simons et à la presse des deux mondes. Ce qui est arrivé n’était cependant pas difficile à prévoir, et notre conduite passée n’a pas été sans influence sur la conduite présente de l’Allemagne.

Je ne fais pas ma lecture habituelle de La Harpe. Je sais pourtant de lui un vers que Chateaubriand cite dans les Mémoires d’Outre-Tombe et qu’on pourrait adresser aux Alliés à propos des Allemands :


Mais s’ils ont tout osé, vous avez tout permis.


La Commission des Réparations, qui avait été instituée par le Traité, avec mandat de fixer notre créance et d’en assurer le recouvrement, inspirait à l’Allemagne une crainte salutaire. Les Alliés ont jugé à propos d’effeuiller, une à une, toutes ses attributions. Tantôt les experts de la Commission ont été tenus à l’écart, tantôt ils ont été conduits en laisse de conférence en conférence. Les Allemands se sont accoutumés à voir détruire par les Alliés eux-mêmes une des organisations essentielles du Traité et, du moment où nous leur donnions l’exemple de déchirer le pacte que nous leur avions fait signer. Ils en ont naturellement conclu qu’ils en pouvaient faire autant.

Les clauses militaires, navales et aériennes, inscrites dans la partie V du Traité, avaient une importance capitale ; elles étaient destinées à mettre l’Allemagne dans l’impossibilité de reprendre la politique d’agression qui avait déchaîné la guerre universelle ; elles étaient de deux sortes : les unes avaient trait aux effectifs, au recrutement des troupes, à leur instruction militaire, à leur encadrement ; les autres concernaient l’armement, les munitions, le matériel. La réduction de l’armée allemande au chiffre de cent mille hommes devait, d’après l’article 160, être terminée le 31 mars 1920 ; elle ne le sera pas le 31 mars 1921. L’Allemagne devait détruire ou livrer ses avions, ses canons, ses fusils, ses mitrailleuses, et n’en conserver qu’un nombre strictement déterminé. Elle en garde beaucoup plus qu’elle n’en a le droit. A Spa et à Paris, les Alliés ont prolongé les délais fixés au Traité et fait au Reich des concessions dont il s’est empressé de nous témoigner sa reconnaissance, suivant la méthode la plus ordinaire, c’est-à-dire en nous demandant de nouveaux bienfaits.

La responsabilité de l’Allemagne dans le déchaînement de la guerre avait été proclamée dans le préambule du traité de paix, ainsi que dans l’article 231 relatif aux dommages, et nos amis Anglais avaient demandé que cette responsabilité fût sanctionnée par la mise en accusation de l’ex-empereur Guillaume pour « offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités. » L’article 257 avait donc prévu qu’un tribunal spécial, composé de cinq juges désignés par la Grande Bretagne, les États-Unis, la France, l’Italie et le Japon, serait constitué to try the accused. La Hollande ayant refusé l’extradition, les Alliés n’ont pas insisté. Ils n’ont pas songé davantage à intenter un procès par contumace. Ils ont consenti, de bonne grâce, à tenir l’article 231 pour lettre morte.

L’article 228 stipulait que l’Allemagne devait livrer aux Alliés, en vue d’une mise en jugement devant les tribunaux militaires, ceux de ses ressortissants qui auraient commis, au cours des hostilités, des actes contraires aux lois et aux coutumes de la guerre. La Conférence de la paix avait minutieusement classé sous trente-deux rubriques distinctes les crimes perpétrés par les officiers et les soldats allemands : massacres et déportations de civils, mise à mort d’otages, viols, pillages, confiscations, contributions illicites, emploi de gaz toxiques, empoisonnement des puits, destruction des propriétés publiques et privées, incendie de villes ouvertes et de villages, bombardement d’ambulances, etc. ; liste sinistre, écrivait M. Léon Bourgeois dans son rapport au Sénat sur le traité de paix, « liste sinistre et telle que l’humanité n’a rien connu de semblable en dehors des invasions des Barbares ou des guerres d’extermination de l’antiquité. » Dès le 25 janvier 1920, c’est-à-dire quelques jours à peine après la mise en vigueur du Traité, l’Allemagne nous donnait à entendre qu’elle n’était pas plus disposée à exécuter l’article 228 que l’article 231. Elle signalait aux Alliés le « grave ébranlement » que produirait chez elle la livraison des coupables et elle proposait, à titre de transaction, qu’une instruction fût ouverte contre les armées devant le tribunal d’Empire de Leipzig. Les Alliés commencèrent par esquisser un geste d’énergie. Ils remirent, le 3 février, les noms des coupables à M. de Lersner, chef de la délégation allemande ; mais M. de Lersner retourna aussitôt le papier à M. Millerand, Président du Conseil, et quitta Paris sur le champ. Le Gouvernement allemand désavoua M. de Lersner, mais il obtint qu’une négociation fût ouverte. Une conférence interalliée se réunit à Londres, et il y fut admis que la note allemande du 25 janvier, d’abord repoussée par l’Angleterre et par nous, était acceptable et que, pour le moment, nous nous en rapporterions à la bonne foi de l’Allemagne. Il était seulement ajouté que, si l’instruction du tribunal impérial n’était qu’un simulacre, les Alliés se réservaient de saisir leurs propres tribunaux. Où en sont maintenant ces informations ? Quelles sont les condamnations intervenues ? La liste sinistre dont parlait si justement M. Léon Bourgeois est devenue, aux yeux des militaristes allemands, une sorte de tableau d’honneur, et notre faiblesse a assuré aux plus abominables forfaits une scandaleuse impunité.

Pour les fournitures de charbon, les accords de Spa n’étaient pas moins propres à encourager les prétentions allemandes. Dans son rapport à la Chambre des Députés, M. Louis Dubois, aujourd’hui président de la Commission des réparations, avait exposé que les obligations imposées à l’Allemagne par l’annexe V se justifiaient par la destruction « systématique et scientifiquement sauvage » de nos mines du Nord et du Pas-de-Calais. En compensation du mal qui nous avait été fait, nous devions recevoir une quantité de charbon correspondant à celle qu’auraient produite les mines détruites. Le 30 juin 1920, la Commission des Réparations signalait officiellement aux Puissances la violation mensuelle du Traité et demandait qu’il fût pris des mesures de contrainte. Sur quoi les Alliés se réunissaient à Spa, du 5 au 16 juillet, et, au lieu d’appliquer des sanctions, ils réduisaient le chiffre à livrer mensuellement par l’Allemagne ; ils accordaient au Reich une prime de cinq marks or par tonne et ils lui promettaient, pendant six mois, des avances importantes. En retour de ces sacrifices immédiats, il nous était laissé une illusion. L’article 7 de l’arrangement portait : « Si, à la date du 15 novembre 4920, il était constaté que le total des livraisons d’août septembre et octobre 1920, n’a pas atteint six millions de tonnes, les Alliés procéderaient à l’occupation d’une nouvelle partie du territoire allemand, région de la Ruhr ou toute autre. » Les Allemands ont naturellement commencé par exécuter les conditions bienveillantes qui leur étaient faites ; ils ont touché les primes et les avances ; puis ils se sont peu à peu relâchés dans l’accomplissement de leurs obligations ; ils n’ont pas livré les charbons « classés et qualifiés » qu’ils devaient ; ils sont même restés, de plus en plus, au-dessous des quantités fixées et, à l’expiration des six mois, ils n’étaient pas en règle avec la convention dont ils avaient recueilli les avantages. Nous n’avons cependant occupé ni la Ruhr, ni aucune autre région.

L’article 235 du traité prescrit qu’avant le 1er mai 1921, l’Allemagne versera aux Alliés une provision de vingt milliards de marks or, à valoir sur sa dette de réparations. Le Reich prétend aujourd’hui qu’il a payé la totalité de ces vingt milliards. Vérification faite, la Commission des réparations déclare qu’il n’en a payé que huit. Il reste donc débiteur, pour le 1er mai, de douze milliards. C’est au moment où il subsiste un arriéré aussi important sur le versement de cette première provision que les Alliés, réunis à Paris, ont cru bon d’accorder à l’Allemagne, par une révision implicite du Traité, un rabais énorme sur le montant de leur créance.

Ni à Boulogne, ni à Paris, on n’a d’ailleurs clairement tranché la question de savoir si les vingt milliards à verser avant le 1er mai seraient ou ne seraient pas imputés sur les annuités que l’on se proposait de demander à l’Allemagne ; et, d’autre part, on a réglé le jeu de ces annuités avant que la créance elle-même eût été fixée. Il a été entendu qu’à cet égard, la Commission des réparations conserverait, théoriquement du moins, ses prérogatives. Elle reste chargée d’évaluer la créance avant le 1er mai, et effectivement elle sera en mesure de procéder à cette évaluation. Mais à quoi servirait ce travail, si le principe des accords de Paris était maintenu ? Pas à grand’chose. Supposez, par exemple, que la Commission accepte comme justifiées les demandes additionnées des divers Étals alliés et qu’elle fixe ainsi la créance à tant de centaines de milliards de marks. On constatera qu’entre ce chiffre et le capital correspondant aux annuités envisagées par les conférences de Paris et de Londres il y a un écart formidable, et que nous avons nous-mêmes fait subir à notre créance une cruelle amputation. Mais nous ne tirerons plus aucun profit, vis-à-vis de l’opinion allemande, de cet énorme rabais, puisque nous l’avons pratiqué au jugé, forfaitairement, avant de connaître le montant de nos dommages, et qu’il nous a été, par conséquent, impossible de mettre nos sacrifices en lumière. Au contraire, le chiffre des annuités, maladroitement grossi par un optimisme éphémère, a été, tout de suite, qualifié de monstrueux par l’Allemagne, et la nouvelle concession que nous faisions au Reich a, comme toutes les autres, fortifié sa résistance.

Si vraiment le langage de M. Simons a paru surprising à Londres, c’est qu’on avait oublié ses innombrables discours des semaines précédentes. Au moment de partir pour l’Angleterre, ne disait-il pas encore au Conseil économique de l’Empire : « S’il se confirmait qu’à Londres il ne s’agirait de rien changer aux décisions de Paris, mais seulement d’en organiser l’exécution, alors nous ferions le voyage en vain, car je crois, aujourd’hui comme hier, que l’exécution de ces décisions est complètement exclue. »

Voilà les dispositions dans lesquelles M. Simons se trouvait, lorsqu’il est venu à Londres, et malheureusement elles n’ont pu être modifiées par la fâcheuse résolution que la Conférence venait de prendre, avant qu’il eût débarqué en Angleterre. Les Alliés, désavouant leur précédente détermination, avaient admis, conformément aux désirs de l’Allemagne et contrairement à l’avis du général Le Rond, président de la commission interalliée de la Haute-Silésie, que les émigrés allemands voteraient le même jour que les électeurs du pays. D’ici au 20 mars, vont donc arriver, par dizaines de mille, tous les Allemands nés en Haute-Silésie et ayant quitté la province. Ils seront solidement enrégimentés par le Reich, obéiront tous au même mot d’ordre et tâcheront de terroriser la population locale, particulièrement les femmes, puisqu’elles sont électeurs, en les menaçant de représailles. Il peut se produire des troubles, des conflits, des rixes. Plébiscite rendu impossible dans certains secteurs, plébiscite contesté ensuite en raison des conditions dans lesquelles il aura eu lieu, plébiscite artificiellement influencé, aucune de ces hypothèses n’est invraisemblable. La décision de Londres risque de faire perdre à la Pologne certains districts de l’Ouest et de rendre à l’Allemagne tout ou partie de cette puissante usine industrielle et militaire que représente pour elle la Haute-Silésie. Lorsque M. Simons a mis à ses contre-propositions financières l’insolente condition que la Haute-Silésie serait laissée au Reich, il y était implicitement encouragé par la malencontreuse décision que les Alliés avaient prise au début même de la Conférence.

Non, la résistance du Gouvernement allemand n’était pas le moins du monde surprising. Elle était l’aboutissement d’une longue série d’efforts concertés. Depuis plus d’un an, le mouvement d’opposition au Traité n’a pas cessé de se développer en Allemagne. C’est, au fond, la politique de Brockdorff-Rantzau, momentanément mise en échec par la coalition des socialistes majoritaires, des indépendants et du Centre, qui, par suite de notre condescendance, a pris sa revanche et triomphe aujourd’hui. N’oublions pas que le 7 mai 1919, lorsque les Alliés avaient communiqué à la délégation allemande le texte primitif du traité, M. de Brockdorff-Rantzau avait déjà donné lecture d’une longue protestation. Il avait nié que son pays fût seul responsable de la guerre et il avait doucereusement suggéré l’idée d’une collaboration de tous les peuples pour le relèvement de l’Europe. Puis, pendant trois semaines, la délégation allemande, restée en contact avec le Gouvernement du Reich et avec l’Assemblée nationale de Weimar, avait attentivement étudié tous les articles du Traité. Le 29 mai, M. de Brockdorff-Rantzau avait remis à la Conférence un mémoire qui contenait les conclusions de cette étude et qui constituait, à vrai dire, tout un contre-projet. J’ai bien souvent fait allusion à ce mémoire, parce qu’il éclaire du jour le plus cru l’attitude actuelle de l’Allemagne. Toutes les chicanes ranimées depuis la signature du Traité y couvent déjà. Sur plusieurs points, les Alliés ont cédé ; mais, partout où le texte initial a été maintenu, l’Allemagne a repris obstinément ses thèses de 1919. Lorsque, le 19 juin, M. Scheidemann a démissionné pour ne pas donner son adhésion au Traité et qu’un nouveau cabinet ayant été formé par M. Bauer, l’Assemblée nationale a approuvé la signature par 237 voix contre 138, M. Bauer lui-même a encore réservé l’avenir en adressant à la Conférence une nouvelle protestation. Les conditions imposées à l’Allemagne dépassaient, disait-il, la mesure de ce qu’elle pouvait matériellement exécuter, et l’acceptation finale était elle-même accompagnée de cette réserve inacceptable : « Le Gouvernement de la République allemande est prêt à signer le traité de paix, sans reconnaître toutefois par là que le peuple allemand fût l’auteur de la guerre et sans prendre l’engagement d’opérer les remises demandées par les articles 227, 228, 229 et 230 du traité de paix. » Cette restriction fut naturellement repoussée par les Alliés et, le 13 juin, l’Allemagne consentit enfin à signer sans réserve. Mais elle prenait encore soin d’ajouter qu’elle ne cédait qu’à la force. M. de Brockdorff-Rantzau avait, à son tour, donné sa démission et il n’était pas le seul Allemand qui devait désormais regarder comme un mauvais chiffon de papier le parchemin que les Alliés venaient de couvrir, en français et en anglais, de quatre cent quarante articles, de plusieurs annexes et d’un protocole complémentaire.

Les concessions successives auxquelles, depuis lors, nous nous sommes laissé entraîner, M. Lloyd George les a toutes énumérées dans la juste et sévère admonestation qu’il a adressée, le 3 mars, à la délégation allemande. Il s’est plu à les rappeler pour montrer au monde la longue patience dont nous avions fait preuve, et cette démonstration n’était peut-être pas sans intérêt pour les gens de bonne ou de mauvaise foi qui, à l’étranger, accusaient la France d’impérialisme. La modération dont nous nous prévalons ainsi ne nous en a pas moins coûté fort cher. Elle a peu à peu ramené les Allemands à leurs positions du mois de juin 1919. Au lieu de donner à ceux d’entre eux qui s’obstinent à ignorer leur défaite et qui cherchent à maintenir le peuple dans l’admiration de la force germanique, l’impression nette que notre droit est lui-même assez fort pour se faire respecter, nous avons, à plusieurs reprises, bruyamment annoncé des sanctions que nous n’avons pas appliquées. Nous avons menacé, au lieu d’agir, et nos menaces n’ont été suivies d’aucun effet. Il n’y avait rien qui nous pût déconsidérer davantage aux yeux de l’Allemagne. L’occupation de Francfort elle-même, qui, à un moment donné, soulagea notre opinion publique, n’eut pas l’influence que nous espérions, parce qu’elle fut momentanée et qu’elle fut ensuite exploitée contre nous comme une preuve d’impuissance. Nous avons complètement méconnu la psychologie allemande. Nous avons cru que nous nous concilierions le gouvernement du Reich par des sourires. Il a pris nos révérences pour une reculade et il a foncé sur nous. De conférence en conférence, il a gagné du terrain et nous en avons perdu.

Les Allemands ont naturellement pensé que, les Alliés consentant à la révision du Traité, le Traité devait être tout entier révisé dans le sens des observations présentées en 1919 par Brockdorff-Rantzau et, pour donner plus de chances de succès à cette campagne, ils ont, depuis quelque temps, renouvelé leurs anciens efforts pour se décharger de toute culpabilité dans la guerre, et des articles significatifs de la Deutsche Allgemeine Zeitung ont préludé à la reprise de cette propagande. Comme l’a dit éloquemment M. Lloyd George, M. Simons lui-même a fait acclamer dans toute l’Allemagne la répudiation des responsabilités qui pèsent sur le Reich, et il a jeté ainsi à l’histoire et à la vérité un défi qu’a osé renouveler M. Fehrenbach et qu’il était temps de relever.

M. Lloyd George a eu grandement raison d’affirmer que cette attitude de l’Allemagne était intolérable et qu’elle avait pour conséquence la destruction des fondements mêmes du Traité. Mais nous ne devons pas fermer les yeux à l’évidence. Il n’y a qu’un très petit nombre d’Allemands qui reconnaissent, comme M. de Gerlach, la responsabilité de leur pays, et je n’en vois guère qu’un qui ose, de temps en temps, prendre ouvertement la défense de la France : c’est M. Maximilien Harden. Dans la Zukunft du 5 février, avant de citer un passage d’une de ces chroniques de quinzaine, il avait la franchise de dire que, dans l’été de 1914, le Président et le Gouvernement de la République française avaient eu recours à tous les moyens imaginables pour assurer le maintien de la paix. M. Maximilien Harden ajoutait, il est vrai, que nous n’avions pas agi « par sentiment pacifiste, » mais parce que nous redoutions la supériorité de l’Allemagne et aussi parce que nous n’étions pas assurés de l’intervention de l’Angleterre. Mais M. Harden n’est-il pas mieux à même de juger les faits que les mobiles ? Les faits sont là, patents ; la France a tout tenté, pour éviter la guerre. Les mobiles sont plus élevés que ceux que M. Maximilien Harden nous attribue. Assurément, nous connaissions la puissance militaire de l’Allemagne ; assurément, jusqu’à l’avant dernière heure, nous n’avions pas la certitude que l’Angleterre nous prêterait son concours, et c’étaient là, sans doute, des raisons suffisantes pour que le Gouvernement de la République redoublât de prudence. Mais, en outre, la France était profondément pacifique et il n’y avait pas un seul de ses représentants qui ne le fût autant qu’elle. Tout ce qu’a imaginé l’Allemagne pour plaider sa propre innocence et pour ruiner, comme l’a dit M. Lloyd George, les bases juridiques et morales du traité de Versailles, n’est qu’imposture et comédie, et le Premier ministre britannique a fait œuvre d’honnête homme et de justicier en flétrissant publiquement, dans son admirable réquisitoire, la mauvaise foi de l’Allemagne. Il a vengé, en quelques paroles décisives, la civilisation et l’humanité.

Comme il fallait s’y attendre, son discours a été accueilli en Allemagne par des cris de fureur. « Les paroles de M. Lloyd George, a écrit la Deutsche Zeitung, sont un mélange empoisonné de mensonges, de déformations de la vérité, de violences brutales, d’impudence, d’hypocrisie, de calomnie et de basse raillerie. Mais cette attitude met fin au traité de Versailles. La situation est aujourd’hui meilleure qu’au 11 novembre 1918. Le 3 mars peut devenir une date décisive dans l’histoire du relèvement de l’Allemagne. » Que vingt-huit mois après la capitulation des armées allemandes, la presse d’outre-Rhin parle du chef d’un des Gouvernements alliés sur ce ton grossier, c’est un symptôme qui nous permet de voir clairement à quel point nous avons gaspillé notre victoire et gâché la paix. Nous avons nous-mêmes entretenu cette arrogance ; elle s’accentuerait demain, si nous ne reprenions pas avec énergie l’exercice de nos droits.

Tout en fulminant contre le Premier ministre britannique, les Allemands n’ont pas oublié, du reste, qu’Achille n’avait pas été baigné tout entier dans les eaux du Styx et ils ont découvert sans peine le point vulnérable où ils pourraient frapper. M. Lloyd George avait terminé son ardente harangue par une péroraison lénitive : « A moins que lundi prochain, à midi, nous n’apprenions que l’Allemagne est décidée ou à exécuter les décisions de Paris ou à soumettre des propositions qui lui permettraient de remplir par d’autres modalités également satisfaisantes les obligations qui lui incombent du chef du traité de Versailles, sous réserve des concessions accordées à Paris, nous prendrons, à partir de la date précitée, les mesures ci-après : 1° Les villes de Duisbourg, Ruhrort et Dusseldorf, sur la rive droite du Rhin, seront occupées ; 2° Les Alliés demanderont à leurs Parlements respectifs les pouvoirs nécessaires pour obtenir de leurs ressortissants qu’ils paient à leurs différents Gouvernements une certaine proportion de tous les paiements dus à l’Allemagne sur des marchandises allemandes, cette proportion devant être retenue dans les pays au compte des réparations ; 3° Le montant des taxes encaissées par les postes douaniers allemands sur les frontières extérieures des territoires occupés devra être versé à la Commission des Réparations. Une ligne de postes douaniers sera établie provisoirement sur le Rhin et aux limites des têtes de ponts occupées par les Alliés. »

Les Allemands n’ont pas pu ne pas remarquer, d’abord, que dans les sanctions qu’on leur signifiait ainsi, il n’était plus question de la garantie qu’on avait annoncée, en première ligne, après les accords de Paris : la prolongation de l’occupation de la rive gauche ; et ils se sont dit évidemment que, faute de cette prolongation, les gages qu’on se proposait de prendre sur eux seraient bien précaires et bien illusoires. Mais, en outre, l’élasticité des mots : « autres modalités satisfaisantes » a, tout de suite, permis à M. Simons de faire cette réponse diplomatique : « Monsieur le Président de la conférence méconnaît les intentions du Gouvernement allemand. D’après notre opinion, il n’y a pas lieu de procéder aux mesures coercitives qu’il nous laisse entrevoir. » Aussitôt, le chancelier Fehrenbach s’est empressé de déclarer au Reichstag que le Ministre des Affaires étrangères avait reçu du cabinet de Berlin le mandat de ne signer aucun engagement que le peuple allemand ne pût pas supporter, mais que, « dans les limites fixées, M. Simons saisirait toutes les possibilités de négocier. » Il les a saisies et, dès le samedi, dans le doux farniente du week end (s’il est permis de parler ce langage interallié), ont eu lieu, à Charington House Terrace, des pourparlers officieux, destinés à adoucir, pour le lundi, la rencontre officielle.

Le 6 juillet 1920, à Spa, M. Lloyd George avait également prononcé une allocution très vigoureuse ; il avait exprimé le regret que la délégation allemande n’apportât que de vagues promesses, sans aucun plan d’avenir, et il avait conclu : « Si la délégation allemande ne peut pas nous donner une réponse précise, il est inutile que les Alliés restent à Spa. » En présence de ce que les Alliés appelaient déjà un ultimatum, M. Simons avait déclaré qu’il allait conférer avec M. Fehrenbach et M. Gessler et qu’il serait en mesure de répondre le lendemain dans l’après-midi. Immédiatement, la délégation allemande avait commencé ses manœuvres souterraines, et la conférence de Spa s’était terminée à la confusion des Alliés. Le même scénario s’est déroulé à Londres et M. Simons s’est évidemment imaginé que les conciliabules allaient pouvoir reprendre à l’avantage de l’Allemagne. Il s’en est fallu de peu, en effet, que la délégation allemande n’obtînt une nouvelle remise sur la dette de réparations.

Dans la journée du dimanche 6, quelques-uns des Alliés acceptèrent une combinaison encore plus préjudiciable à la France que les accords de Paris : 1° Trente annuités de trois milliards de marks or l’une, c’est-à-dire en valeur actuelle escomptée à huit pour 100 une somme inférieure à trente-quatre milliards ; 2° Une annuité additionnelle égale à trente pour cent des ventes de l’Allemagne à l’étranger, c’est-à-dire une inconnue, une hypothèse, et probablement même une impossibilité. L’Allemagne, mise en goût par nos propositions successives, a prolongé la discussion. Elle a cédé sur les annuités fixes ; elle a ergoté sur les annuités variables ; et elle a maintenu, d’autre part, des conditions qui auraient profondément bouleversé le traité de Versailles : rétrocession de la Haute-Silésie, suppression des clauses commerciales du Traité, liberté des opérations financières extérieures, renonciation pour les Alliés à toute saisie des douanes. Cette fois, c’en était trop. Notre longue patience était à bout. M. Simons a eu beau louvoyer encore, recommencer les demi-promesses, les réticences et les sous-entendus. Dans un nouveau discours, M. Lloyd George a montré lumineusement que, si les suggestions de l’Allemagne étaient acceptées, elle se trouverait demain dans une situation meilleure que la France ; sur le point même où l’on pouvait craindre qu’il fût le moins résistant, sur la question de la Haute-Silésie, il a fait justice de la tentative allemande, et il a conclu que les sanctions allaient être immédiatement appliquées.

C’est un résultat fort important, et qui est certainement dû, pour une grande part, aux efforts de M. Briand, que d’avoir donné aux sanctions, au moment où la nécessité en était enfin reconnue, le caractère interallié, qui seul les peut rendre vraiment efficaces. Vis-à-vis de l’Allemagne, comme vis-à-vis du reste du monde, elles auront une signification morale et une portée pratique d’autant plus grandes qu’elles feront apparaître plus clairement la volonté commune de l’Angleterre, de l’Italie, du Japon, de la Belgique et de la France. Mais pour que cette volonté elle-même produise ses effets, pour qu’elle aboutisse au paiement de la dette allemande et au rétablissement définitif de la paix, il faut qu’elle ne se manifeste pas seulement dans l’occupation concertée de Duisbourg, de Ruhrort et de Dusseldorf ; il faut qu’elle se maintienne désormais dans l’exécution du Traité et dans la constitution de gages économiques assurant jusqu’au bout le paiement de notre créance. N’allons pas croire qu’après nos tergiversations d’une année, l’heureuse énergie d’hier décourage définitivement les intrigues allemandes.

A l’heure où je livre cette chronique à l’impression, de graves questions demeurent en suspens. Le Gouvernement français, M. Lloyd George, M. Chamberlain, avaient déclaré, après la Conférence de Paris, que si les Allemands n’acceptaient pas le système qui avait été arrêté par les Alliés, on en reviendrait au traité de Versailles. Est-il bien entendu aujourd’hui que les conventions proposées aux Allemands sont nulles et non avenues, puisqu’ils les ont refusées ? Est-il bien entendu surtout que jamais plus il ne sera fait état des concessions supplémentaires, envisagées à Londres par certains délégués alliés ? Est-ce une créance totale, une créance réduite, ou une créance deux fois amputée que nous avons désormais l’intention d’exercer ?

Puis, ces sanctions que nous appliquons, pourquoi ne comprennent-elles pas explicitement la première de celles sur lesquelles on disait s’être mis d’accord à Paris, la prolongation de l’occupation ? Si les mesures douanières qu’on pourra prendre sur la rive gauche doivent cesser dans les délais prévus par les articles 428 et 429 du Traité, elles risquent d’avoir pour effet de mécontenter les populations, sans nous garantir un rendement appréciable. Supposons même que nous généralisions en Rhénanie les perceptions des recettes que nous y avons sous la main : ressources fiscales de toutes sortes, douanes, forêts domaniales, mines, chemins de fer ; nous n’arriverions guère à toucher qu’un maximum de quatre ou cinq cents millions de marks or par an. Au bout de cinq, dix et quinze ans, nous serions donc fort loin d’être remboursés de notre créance et nous resterions à découvert, sans la moindre sûreté pour ce qui nous resterait dû.

Quant au produit de la taxe imaginée par M. Lloyd George, prélèvement sur le prix de vente des marchandises allemandes dans les pays alliés, il est difficile d’indiquer, dès maintenant, des chiffres même approximatifs. Pour l’instant, les sanctions prises ont donc une puissance coercitive, plutôt qu’une valeur de gage. Si nous voulons être payés, il sera nécessaire de les améliorer, de les compléter, et de les faire durer. Que l’accord des Alliés se maintienne, qu’ils ne se relâchent plus de leur fermeté, et peut-être l’Allemagne elle-même reviendra-t-elle à la raison. Mais, s’il lui arrive, un jour ou l’autre, de nous faire des propositions acceptables, demandons-lui des garanties qui s’évaporent moins vite que ses promesses. Rappelons-nous le proverbe allemand : Trau, schau wem ! C’est ainsi, ou à peu près, qu’on prononce au delà du Rhin, notre vieil adage : Défiance est mère de sûreté. Il est encore plus vrai sur la rive droite que sur la rive gauche.


RAYMOND POINCARÉ.


Le Directeur-Gérant

RENÉ DOUMIC.

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