Chronique de la quinzaine - 14 mars 1922

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Chronique 14 mars 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

M. Édouard Benès, président du Conseil, de la République tchéco-slovaque, est un homme d’État : on le reconnaît à ce trait qu’il sait associer une imagination hardiment novatrice et constructrice au juste sentiment des réalités présentes et de leurs racines historiques. Il n’était ni parlementaire ni diplomate, mais simple professeur, quand les remous de la grande tempête le portèrent au premier rang dans sa patrie affranchie et le mirent à même de donner sa mesure. Depuis bientôt quatre ans il poursuit, avec un bon sens supérieur, une volonté toujours tendue sans être jamais roide, une œuvre de reconstruction, de consolidation, de pacification, dans l’Europe continentale. Son récent voyage à Paris, à Londres et, derechef, à Paris, a été pour lui l’occasion de rendre, à la cause européenne à laquelle il s’est voué, un inestimable service. Dans ses entretiens avec M. Poincaré et M. Lloyd George il put aisément constater que les vues des deux Présidents étaient moins divergentes qu’on n’avait cherché à le faire croire. L’intelligence pénétrante du Premier britannique n’est pas réfractaire, quand ses passions personnelles ou son intérêt politique ne sont pas immédiatement en jeu, à une argumentation raisonnable inspirée par un souci juste du bien général ; M. Benès n’eut pas de peine à le convaincre que le moyen le plus sûr et le plus rapide pour reconstruire l’Europe économique et favoriser la reprise du commerce n’est pas de torpiller d’abord l’Europe politique en remettant en question les traités signés et ratifiés et en s’acharnant à diminuer leur autorité au lieu de la renforcer. Il ne saurait y avoir, pour les nouveaux États issus des traités, de sécurité et de progrès économique que s’il est d’abord bien entendu que ces traités sont intangibles et le statut territorial définitif. M. Benès, au nom de son pays et de la Petite Entente, était particulièrement qualifié pour une telle démonstration, de même que ses informations très précises sur la situation de la Russie le mettaient en mesure d’indiquer à ses hauts interlocuteurs les voies les plus sûres pour parvenir à rétablir la prospérité d’autrefois dans ce malheureux pays. Avec plus d’autorité que personne le Président du Conseil tchécoslovaque pouvait affirmer au chef du grand consortium impérial britannique que l’entente franco-anglaise est la condition première de la stabilité de l’Europe continentale, que cette entente, mieux que par des textes, doit s’exprimer par des actes et que la Conférence de Gènes sera précisément l’occasion où elle doit manifester sa solidité et prouver son efficacité. Si les Étals de l’Europe centrale peuvent avoir, entre la France et l’Angleterre, leurs préférences et leurs affinités particulières, ils souhaitent par-dessus tout de n’être pas acculés à une option douloureuse pour leur conscience, désastreuse pour leurs intérêts. Bref, M. Benès a été l’heureux intermédiaire d’un rapprochement, non pas entre les personnes de M. Lloyd George et de M. Poincaré, qui n’avaient jamais été éloignées l’une de l’autre, mais entre les points de vue un peu divergents des deux politiques française et britannique.

L’entretien de Boulogne est sorti de là. Le samedi 25 février, M. Lloyd George et M. Poincaré se sont rencontrés et, pendant trois heures d’une conversation très cordiale et très serrée, ont examiné les difficultés pendantes. L’objet principal de cet entretien fut la Conférence de Gênes ; le mémorandum de M. Poincaré, — que nous avons analysé ici il y a quinze jours, — servait de cadre au débat. Le résultat a été, sur les huit points principaux, l’adhésion de M. Lloyd George aux réserves et aux précisions formulées dans la note française. La date de la Conférence a été fixée au 10 avril et sera probablement retardée encore de quelques jours en raison des fêtes de Pâques ; délai court, mais à la rigueur suffisant. Les experts doivent se réunir le 10 à Londres ; ceux de la Petite Entente y seront entendus à titre consultatif ; un programme précis sera établi. Les traités en vigueur ne seront en aucun cas mis en question, pas plus que le problème des réparations ; la Société des Nations aura son rôle nettement défini dans la réalisation des décisions prises à Gênes.

L’acceptation des réserves et précisions formulées par M. Poincaré entraîne l’adhésion définitive de la France à la Conférence de Gênes, et c’est pour M. Lloyd George une satisfaction importante. Ainsi ce sont les « naufrageurs » de France, — qui devaient, à en croire la presse radicale anglaise, « couler » la Conférence, — qui en assurent la réalisation et en préparent le succès. La question du pacte n’a été, faute de temps, qu’effleurée, bien que M. Lloyd George se fût, dès l’abord, montré disposé à la discuter ; la négociation est d’ailleurs en bonne voie : le principe de la réciprocité des engagements est admis ; le texte est étudié avec la préoccupation de ne créer aucune contradiction, même apparente, entre le pacte et les traités qui sont la base du droit public ; nous souhaiterions qu’il fût très bref, se bornant à une affirmation d’étroite solidarité politique et militaire, entre les deux pays, pour le maintien et l’exécution des traités, et que cette solidarité s’affirmât promptement par des actes. Dirons-nous que M. Poincaré a remporté à Boulogne un succès ? Pour qu’il y ait succès, il faudrait qu’il y ait eu conflit ; or, à Boulogne il y eut seulement échange franc d’observations et accord sur tous les points ; les deux Présidents sont revenus également satisfaits des résultats acquis. S’il y a eu succès, — incontestable celui-là, — c’est pour la cause de l’entente franco-britannique. Un grand journal de Paris a dit qu’à Boulogne M. Poincaré avait heureusement rattrapé le temps perdu depuis Cannes ; ce serait le cas de lui répondre, avec la charmante sous-préfète du Monde où l’on s’ennuie : « le temps perdu est bien souvent du temps gagné, a dit M. de Tocqueville. » Depuis que M. Poincaré est au gouvernail, la politique française n’a pas varié dans ses directions, elle a changé dans ses méthodes. C’en est fini des improvisations qui nous ont si mal réussi à Washington et qui, à Cannes, nous avaient conduits au bord du précipice. Entre un entretien comme celui de Boulogne, préparé par un travail diplomatique, bref, précis, serré, aboutissant à un petit nombre de conclusions fermes, et des conférences comme celle de Cannes, il y a toute la distance qui sépare une méthode raisonnée de l’absence de toute méthode.

Les résultats apparaissent déjà. Le pays qui s’alarmait et s’agitait dans la mesure même où la presse officieuse essayait de l’endormir, a repris son calme et son labeur tranquille. La Conférence de Gênes, si elle est encore attendue avec scepticisme par ceux qui savent qu’il ne suffit pas de quelques résolutions, si judicieuses soient-elles, pour réparer tout le désordre économique de cinq années de guerre et tous les désastres de quatre ans de gouvernement bolchéviste, n’est plus redoutée comme un traquenard par l’opinion publique ; elle sait maintenant que la Conférence sera préparée, dirigée, que la France, l’Angleterre, l’Italie et la Belgique d’une part, les États de la Petite Entente accrus de la Pologne et des États baltes de l’autre, sont décidés à ne pas laisser les débats s’égarer et dévier de leur objet. Du coup, la Conférence intéresse beaucoup moins les bolchévistes, les Allemands et même, en Angleterre, la presse de M. Keynes. Tous les pêcheurs en eau trouble ont une déception. Le Lokal Anzeiger, l’un des organes conservateurs, est particulièrement significatif : « Pourquoi maintenant l’Allemagne irait-elle à Gênes ? Pour y recevoir des ordres du chauvinisme hystérique d’un Poincaré et les décisions du bloc franco-anglais ? Inutile d’envoyer dans le port italien une délégation et le ministre des Affaires étrangères, un sténographe suffira. » (27 février.) La Deutsche Allgemeine Zeitung, organe de M. Stinnes, cherche à piquer l’amour-propre de M. Lloyd George : accablé de soucis, « il a cédé devant M. Poincaré et le monde perd l’espoir de voir naître une nouvelle politique de salut européen. » Pour M. Theodor Wolff, dans le Berliner Tageblatt, « cette Conférence perd toute signification, car il est impossible de parler de la fameuse reconstruction de l’Europe, si on ne doit pas examiner les charges imposées à l’Allemagne du fait des réparations. » En revanche, la presse anglaise presque tout entière, si nerveuse depuis Cannes, s’est tout à coup calmée ; elle exprime sa satisfaction et son espoir de voir refleurir l’entente. Particulièrement intéressant à ce point de vue a été le discours prononcé le 27 par sir Donald Mac Lean, le fidèle lieutenant de M. Asquith, d’accord avec son chef et avec lord Grey : « L’anxiété que manifeste la France au sujet de sa sécurité mérite toutes nos sympathies et nous nous rendons compte aussi qu’une France amie coopérant sans restriction, avec nous et avec les autres est une condition préalable, essentielle à l’établissement de la paix européenne. »

Ces déclarations prennent un accent plus significatif à la veille de la crise que traverse actuellement la politique intérieure anglaise. La coalition que M. Lloyd George a si brillamment dirigée, a été, à son origine, une formation de combat qui unissait en face de l’ennemi extérieur les forces gouvernementales ; il a fallu toute l’habileté de son chef pour qu’elle survécût à la guerre. Depuis longtemps elle est sapée, d’un côté par certains conservateurs intransigeants qui se demandent pourquoi leur parti, ayant à lui seul une forte majorité à la Chambre des Communes, n’assume pas toute la charge et tous les avantages du pouvoir ; de l’autre par les libéraux-radicaux qui suivent M. Asquith, lord Grey, et qui espèrent que de nouvelles élections donneraient à leur parti uni aux socialistes du Labour Party une majorité de gouvernement. Entre ces deux extrêmes, M. Lloyd George a longtemps espéré constituer une sorte de tiers-parti dont il serait le chef et qui associerait à un programme démocratique et social avancé une politique extérieure traditionaliste et impérialiste ; il n’y a pas réussi et il a dû revenir à la politique de la coalition qui, pendant la guerre, a fait ses preuves, mais qu’il est difficile de donner comme programme à de nouvelles élections. Les événements de ces derniers temps, la libération de l’Irlande et de l’Egypte, ont excité de vifs mécontentements parmi les conservateurs, tandis que le chômage, la crise industrielle, la cherté de la vie, attiraient des recrues au Labour Parly. Sur soixante-quatre élections partielles qui ont eu lieu depuis la dernière consultation de 1918, la coalition a perdu dix-huit sièges dont onze ont été gagnés par le Labour Party. Tout récemment, trois élections, dont une à Manchester, citadelle du conservatisme, ont remplacé trois conservateurs de la coalition par deux travaillistes et un libéral asquithien avec de formidables déplacements de voix. Un courant, dont la puissance est difficile à mesurer, se dessine et inquiète les conservateurs, leur influence a obligé M. Lloyd George à renoncer provisoirement à des élections immédiates.

La crise, qui était latente depuis quelques semaines, a éclaté à propos des attaques réitérées que sir George Younger, grand électeur du parti conservateur, l’un des chefs de la fraction qui réclame le « divorce « entre les deux partis coalisés, dirigeait contre le Premier et sa politique. M. Lloyd George, par une lettre adressée à M. Austen Chamberlain, a mis les chefs unionistes, qui l’ont jusqu’ici soutenu, en demeure de rétablir la discipline parmi leurs troupes et de ne plus permettre que les attaques de sir G. Younger entravassent son action. Ainsi commencée le 1er mars, la crise a pris aussitôt une ampleur imprévue qui a révélé les fissures de la coalition. M. Lloyd George a fait connaître à ses collègues conservateurs qu’il désirait une réponse pour le 8 mars. Si, à cette date, il n’a pas satisfaction, s’il n’est pas parvenu à ressouder solidement son bloc pour aller aux élections, il laisse croire qu’il donnerait sa démission. Le Roi serait sans doute obligé de constituer un ministère conservateur avec M. Chamberlain ou M. Balfour ; mais un tel cabinet serait sans autorité, tant qu’il n’aurait pas demandé aux électeurs une nouvelle investiture. Les amis de M. Asquith et les travaillistes se flattent que, dans ce cas, c’est à eux que le pays donnerait la majorité. Les élections an County Council de Londres (qui correspond à notre conseil municipal) ont cependant, le 2 de ce mois, modéré leur enthousiasme ; elles ont été un succès d’autant plus important pour les conservateurs que les travaillistes s’étaient vantés d’emporter la citadelle ; les réformistes municipaux (conservateurs) reviennent quatre-vingt-deux au lieu de soixante-huit, les libéraux vingt-six au lieu de trente-huit, les travaillistes seize au lieu de dix-sept. C’est un symptôme intéressant ; d’ailleurs les élections de décembre 1918 avaient donné à la coalition de M. Lloyd George, et surtout à la fraction conservatrice, un tel triomphe qu’il n’est pas démontré que le revirement qui s’est produit dans l’opinion soit suffisant pour renverser les proportions.

Les ministres conservateurs ont insisté unanimement pour que M. Lloyd George gardât le pouvoir ; M. Chamberlain, parlant le 3 à Oxford, en a expliqué les raisons très fortes : « On raconte que la coalition chancelle, que son cas est désespéré ; mais pareille conception des choses est aussi éloignée que possible de la vérité... Les intérêts nationaux aussi bien que ceux de notre parti seraient certainement compromis par la démission du premier ministre. » M. Lloyd George a toujours eu le goût du risque ; il a cherché une occasion de renforcer la cohésion de son ministère et la discipline de ses troupes électorales, ou de passer la main en préparant peut-être un rapprochement avec les éléments libéraux-radicaux et les travaillistes. Si M. Lloyd George devait quitter le pouvoir, nous serions de ceux qui regretteraient l’homme d’État vigoureux qui sut, avec ses alliés, mener la guerre jusqu’à son heureux terme. Des élections immédiates ouvriraient, pour l’Angleterre et pour sa politique en Europe, une ère d’incertitude qui pourrait entraîner les plus dangereuses conséquences. La coalition n’a pas terminé son œuvre ; elle est encore nécessaire à l’Angleterre, puisqu’aucun parti ne paraît assez fort pour assumera lui seul la charge du gouvernement. On ne voit pas bien, d’autre part, M. Lloyd George concluant un mariage de raison avec M. Asquith et le Manchester Guardian. Dans ce journal, le professeur Ramsay Muir, dans une courageuse et intéressante controverse épistolaire, défend vigoureusement la politique de lord Grey avant la guerre contre les attaques des radicaux qui, exaspérés du discours de l’ancien chef du Foreign Office (23 janvier), l’accusent d’avoir précipité la guerre en 1914 et lui reprochent de n’avoir pas imité l’attitude de Gladstone en 1870. Comment M. Lloyd George parviendrait-il à s’entendre avec ces germanophiles impénitents ? On ne le voit pas, et surtout on ne le souhaite pas. — Au moment où nous corrigeons les épreuves de cette chronique, on apprend que, les ministres conservateurs ayant, avec beaucoup de force, représenté à M. Lloyd George que sa démission aurait les plus fâcheux effets, tant au point de vue international, à la veille de la Conférence de Gênes, que dans l’intérêt de la stabilité politique intérieure de l’Angleterre, le Premier a renoncé à se retirer ; mais sa décision ne serait définitive qu’après la Conférence de Gênes et dépendrait de l’attitude des associations unionistes dans les circonscriptions électorales. La victoire reste à M. Lloyd George.

En Italie, la crise ministérielle ouverte le 2 février par la démission du cabinet Bonomi a duré près d’un mois ; le Cabinet nouveau, que préside M. Facta, n’a été constitué que le 26 ; et à peine peut-on dire que la crise soit vraiment terminée. Elle a un caractère particulièrement significatif ; elle révèle l’absence d’une majorité de gouvernement à la Chambre, qui rend indispensable une coalition, et le désarroi politique du pays. Des 535 membres qui composent la Chambre, 150 appartiennent à l’extrême gauche et sont en majorité des socialistes à tendances réformistes ; le communisme et le socialisme révolutionnaire sont nettement en recul depuis l’échec des grandes grèves du Piémont et de Lombardie ; 150 députés environ se qualifient de démocrates, mais sont loin de constituer un parti homogène ; ils se groupent, soit d’après les régions qu’ils représentent, soit, surtout, autour des chefs dont ils constituent la clientèle : Giolittiens, Nittiens, Orlandiens, etc. Les « populaires » sont un parti nouveau-venu dans la politique italienne et dont l’entrée en ligne a bouleversé tout l’ancien équilibre des factions parlementaires ; catholiques et démocrates, ils constituent un groupe jeune et vigoureux, homogène et discipliné, de 107 membres. Ils ont des chefs fort distingués, M. Meda, M. Mauri, dans le Parlement, et, hors du Parlement, don Sturzo. Leur action dans la Chambre actuelle, leur participation brillante à la plupart des gouvernements de guerre et d’après-guerre, leur programme social et politique, les incidents qui ont marqué la mort de Benoît XV, inquiètent les vieux partis anticléricaux et aussi la droite conservatrice qui compte 80 députés. La crise ministérielle a été originairement une manœuvre dirigée contre les « populaires, » mais toutes les tentatives pour la résoudre sans eux sont restées vaines. MM. Di Nicola et Orlando, appelés d’abord par le Roi, n’ont pas réussi à constituer un Cabinet. M. Giolitti, qui était l’objet d’un veto du groupe qu’inspire don Sturzo, n’a pas réussi à franchir l’obstacle. M. Bonomi, qui s’était retiré sans qu’aucun vote l’y contraignît, revint, sur l’invitation du Roi, devant la Chambre ; il y recueillit des marques de sympathie personnelles, mais, au vote, il eut 107 voix contre 295 et donna une démission cette fois irrévocable.

Après des tractations très compliquées, un cabinet de coalition a pu être constitué. Son chef, M. Facta, de Pignerol, est un parlementaire éprouvé, lieutenant fidèle, bras droit de M. Giolitti. Les démocrates ont huit portefeuilles, dont deux à des amis de M. Nitti. Les petits groupes réformiste, agrarien, libéral ont chacun un ministre. L’agrarien, prince di Scalea, est au département de la guerre, en souvenir de Cincinnatus. Les populaires reviennent, comme ils étaient partis, avec trois portefeuilles ; ils perdent celui de la Justice et des Cultes, mais ils gagnent l’Instruction publique auquel ils tenaient beaucoup ; ils ont l’Agriculture et les Finances. Les Affaires étrangères échoient à M. Schanzer, sénateur, ami de M. Giolitti, qui appartient à une famille israélite originaire de l’Europe centrale, transplantée à Trieste et italianisée. Il a fondé sa réputation de politique expert aux problèmes financiers et commerciaux à la Conférence de Washington où il représentait l’Italie ; il s’y est taillé un succès, en partie aux dépens de nos représentants, dont on ne peut lui reprocher d’avoir exploité les imprudences mais dont il ne parait guère s’être fait scrupule de noircir les intentions. Il a conclu avec M. Hoover un accord, commercial, dont ses amis font grand état, par lequel l’Italie serait chargée du soin exclusif de vendre en Orient, et particulièrement dans la Mer Noire, c’est-à-dire aux Bolchévistes, les produits bruts, semi-travaillés ou travaillés de provenance américaine. La politique de M. Schanzer sera sans doute surtout économique ; il parait, à ce point de vue, l’homme du moment. Lorsqu’il est passé par Paris, débarquant du Transatlantique pour se rendre à Rome, M. Poincaré a eu avec lui un entretien dont les deux interlocuteurs déclarent avoir gardé une très favorable impression.

A peine le ministère Facta était-il constitué qu’on s’est demandé s’il n’allait pas se disloquer à propos de la désignation des sous-secrétaires d’État ; un ministre, M. di Cesaro, donna sa démission et fut remplacé par un député du même parti, M. Fulci, neveu de M. Sonnino. Les Giolittiens reprochent aux populaires de prendre leur mot d’ordre au Vatican et d’obéir à un prêtre, don Sturzo ; l’Osservatore romano a publié un article d’où il résulte que M. Giolitti aurait, durant la crise, offert un marché au cardinal secrétaire d’État ; celui-ci aurait obtenu que les populaires levassent « l’exclusive » qu’ils ont prononcée contre M. Giolitti, moyennant quoi celui-ci aurait rapporté le décret ordonnant la transformation des titres au porteur en nominatifs qui, paraît-il, gêne le Vatican et les congrégations religieuses. La Tribuna démentit, mais l’Epoca, organe de M. Nitti, confirma. Les Giolittiens infèrent de cet incident, et d’autres de même nature, que M. Nitti prépare sous son égide la réconciliation, et bientôt la collaboration des populaires et des socialistes dans un Cabinet que lui-même présiderait. Ces polémiques n’ont pas consolidé le ministère naissant, et l’on se demande si M. Facta aura la haute autorité nécessaire pour présider la Conférence de Gènes ; la crise et les incidents qui s’en sont suivis n’ont pas non plus renforcé la popularité du Parlement dans le pays.

A Fiume, les fascistes et les nationalistes en armes ont obligé le gouverneur, M. Zanella, à abandonner le pouvoir et à s’enfuir ; on l’accusait de vouloir aliéner les revenus du port et des chemins de fer à des étrangers ; le Gouvernement italien est obligé d’envoyer des troupes pour maintenir l’ordre. De tels incidents sont dangereux parce qu’ils perpétuent la mésintelligence entre Italiens et Yougoslaves. L’opinion italienne, si résolument pacifique, commence à trouver que vraiment les gens de Fiume abusent.

Le maréchal Allenby a emporté de Londres et publié aussitôt après son retour au Caire une proclamation par laquelle l’Angleterre renonce à son protectorat sur l’Egypte, proclamé le 17 décembre 1914. C’est un acte politique de haute portée, dont les conséquences seront considérables et nous intéressent à plus d’un point de vue. Depuis le rapport de lord Milner, les Anglais clairvoyants étaient convaincus qu’il faudrait en venir à une telle solution, si pénible qu’elle pût paraître à leur amour-propre national. Les négociations avec Adly pacha n’ayant pu aboutir, M. Lloyd George prit brusquement la décision d’en finir et accorda à l’Egypte l’indépendance par un acte unilatéral, par une décision souveraine du Gouvernement britannique, mais à certaines conditions : sécurité des communications impériales, ce qui implique la surveillance du canal de Suez, du Nil, des chemins de fer et routes conduisant au Soudan ; défense de l’Égypte contre toute agression ou ingérence du dehors, soit directe, soit indirecte ; protection des intérêts étrangers et des minorités étrangères ; séparation du Soudan d’avec l’Egypte, le statut du Soudan n’étant pas modifié. Un Cabinet égyptien a été constitué sous la présidence de Sarwat pacha et est entré en négociations avec le Gouvernement de Londres pour la réalisation de l’indépendance et l’observation des quatre points qui en sont la condition absolue. Jusque-là, le statu quo sera maintenu et, en attendant, Zagloul pacha, le chef populaire du parti nationaliste, vogue, sur un destroyer britannique, vers les îles Seychelles où le Gouvernement anglais le déporte. L’Egypte jouira de tous les droits d’un État souverain, aura son Parlement et sa représentation diplomatique à l’étranger.

La proclamation de l’indépendance de l’Egypte touche par plusieurs points aux intérêts et à la politique française. La renonciation de la Grande-Bretagne à son protectorat par un acte spontané de son Gouvernement ne modifie pas, tout au moins moralement, les obligations qui résultent pour la France des accords de 1904 et de la reconnaissance du Protectorat en 1914 ; c’est un devoir d’amitié pour les Français de s’en tenir à l’esprit de leurs engagements. Ils sont en ce moment populaires en Egypte en raison même de l’impopularité des Anglais ; il serait malséant de chercher à en profiter pour y accroître notre influence politique ; il peut surgir de là des difficultés qu’il faudra s’attacher à prévenir. — La question du canal de Suez intéresse toutes les nations maritimes. Le traité de Sèvres fait de l’Angleterre l’héritière de tous les droits de police et d’occupation militaire sur le canal et ses abords qui, en vertu de la Convention de Constantinople de 1888, appartenaient au Khédive d’Egypte et à son suzerain le Sultan de Turquie. Mais le traité de Sèvres n’est pas en vigueur et l’Angleterre, par l’abolition du Protectorat, cesse d’être substituée aux droits jadis reconnus au Khédive. L’Angleterre ne peut pas disposer du canal d’après sa seule volonté et sans l’agrément des signataires de la Convention de Constantinople. Il y a là une question de droit et une question de fait qui devront être réglées par voie diplomatique. — La renonciation de l’Angleterre à son protectorat sur l’Egypte ne saurait manquer d’entraîner, dans tous les pays d’Islam, des répercussions considérables, en Tunisie par exemple et surtout en Syrie. Une négociation générale est engagée entre l’Angleterre, la France et l’Italie pour régler toutes les questions pendantes en Orient ; une conférence va se réunir le 21 mars à Paris pour préparer une solution générale du problème ; nous serons amenés, dans cette chronique, à y revenir. La faute de n’avoir pas, plus tôt, signé et réalisé la paix avec la Turquie pèse sur toute la politique britannique depuis les Indes jusqu’en Egypte. Il n’a jamais été plus nécessaire que la France, l’Angleterre et l’Italie pratiquent en Orient une politique qui s’inspire des mêmes principes et des mêmes méthodes. La question turque se lie au problème russe ; c’est tout le statut de l’Europe orientale et de l’Asie occidentale qui est à refaire : c’est la grande et difficile tâche de demain.


Intérim.


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RENE DOUMIC.