Chronique de la quinzaine - 14 mars 1923

La bibliothèque libre.
René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 mars 1923
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 470-480).

Chronique 14 mars 1923

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

M. Delcassé, ancien ministre des Affaires étrangères, est mort subitement à Nice. Le Gouvernement de la République a décidé que des obsèques nationales célébreraient la mémoire du patriote éclairé qui, durant son long passage au quai d’Orsay, de 1898 à 1905, prépara et réalisa les accords avec l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, grâce auxquels la France a pu développer son œuvre au Maroc et grouper des concours amicaux pour repousser l’agression germanique. Le Président du Conseil, devant le cercueil de ce bon serviteur de la grandeur française, a retracé sa carrière ministérielle et rappelé avec émotion les tortures de ce père, dont les Allemands martyrisèrent ignoblement et tuèrent lentement le fils prisonnier de guerre.

L’Angleterre a tenu, elle aussi, à rendre hommage au ministre qui travailla au rapprochement des deux pays et signa l’accord de 1904 ; et la presse française, à propos de cette mort, a célébré une fois de plus les mérites de l’entente cordiale. Elle a même parlé d’alliance ; or, au sens exact du terme, ni avant, ni pendant, ni après la guerre, il n’a existé une alliance franco-anglaise ; il y a eu, pendant la guerre, collaboration de fait sans autre engagement que celui de ne pas signer une paix séparée. Il est important, au moment où tant de Français et de loyaux Anglais s’attristent de ne pas voir, dans une crise comme celle que nous traversons, les deux Gouvernements et les deux armées marcher la main dans la main, de redire le caractère précaire, occasionnel, limité, qu’ont toujours eu ces accords franco-britanniques d’où les ministres qui ont cru posséder la confiance du Gouvernement-dé Londres, comme M. Delcassé ou M. Clémenceau, n’ont jamais réussi à faire sortir une alliance. Lorsque M. Delcassé arriva au quai d’Orsay en 1898, l’Angleterre commençait à prendre ombrage de l’essor économique, colonial et maritime de l’Allemagne. En même temps disparaissaient un à un les sujets de litige colonial entre la France et l’Angleterre : de 1893 à 1898, M. Hanotaux signait quatorze conventions réglant autant de difficultés aiguës ; une seule restait, celle d’Egypte, que M. Delcassé allait régler tant bien que mal après la crise de Fachoda ; désormais le terrain était libre pour une entente. En Angleterre, les partisans d’un accord avec l’Allemagne reculaient ou changeaient d’avis : le 30 novembre 1899, M. Joseph Chamberlain préconisait à Leicester une alliance avec l’Allemagne ; le 25 octobre 1901, il tenait à Edimbourg un langage tout opposé. Entre ces deux dates se place le revirement de la politique britannique. De 1898 à 1901, à plusieurs reprises, le Foreign Office, dirigé par lord Salisbury, tenta encore d’arriver à une entente avec l’Allemagne. Mais la guerre du Transvaal avait montré à l’Angleterre les faiblesses de son empire ; Edouard VII montait sur le trône ; lord Lansdowne entrait au Foreign Office. Dans l’histoire du rapprochement franco-britannique, à ces deux personnages revient l’initiative. A travers les crises marocaines et balkaniques « l’Entente cordiale » fit ses preuves, mais jamais elle ne prit forme définitive dans un traité d’alliance qui eût découragé l’Allemagne de nous attaquer en 1914. La victoire gagnée en commun, l’objectif essentiel atteint, c’est-à-dire le danger maritime, colonial et commercial allemand écarté pour longtemps, l’Angleterre, obéissant à un instinct profond de sa race insulaire et aux traditions séculaires de sa diplomatie, est revenue à un système d’équilibre. « Qui je défends est maître, » disait Henri VIII. Cette tactique de contrepoids n’est pas accidentelle ; elle est le fondement même de l’histoire et de la politique britanniques.

Mais l’instinct trompe parce qu’il est immuable et que les circonstances changent. L’erreur du Gouvernement britannique, depuis l’armistice, a été de ne pas comprendre que l’Allemagne possède une puissance de haine et reste une force militaire et économique, dangereuse pour le continent et même pour les îles. Lord Grey disait fortement le 27 février : « Notre sécurité est liée à celle de la France. Ni l’un, ni l’autre de nos deux pays ne peut tenir sans l’autre. » Plus exactement, aucun des deux pays ne peut faire régner l’ordre et la paix sur le continent européen sans le concours de l’autre. Ainsi l’alliance est à la fois indispensable et impossible ; c’est un mirage décevant qui fuit chaque fois qu’on s’imagine le saisir ; c’est une conception que conçoit difficilement le cerveau britannique ; il admet « l’assistance, » qui le laisse médiateur et juge, comme dans le pacte illusoire de 1919, mais non l’alliance qui comporte des engagements réciproques et permanents. Le plus sage est d’en revenir à une politique d’entente « de cas en cas, » procédure lente et insuffisante, mais du moins réalisable et d’asseoir l’ordre européen sur un système continental. L’Angleterre y trouverait place si elle le souhaitait, et, en tout cas, il ne serait en rien dirigé contre elle.

Dans le « cas » actuel, l’Angleterre hésite et cherche sa voie ; elle ne comprend pas ce que lui disent certains Anglais clairvoyants, que la France, une fois de plus, travaille dans l’intérêt général ; elle est mécontente de nous parce que nous avons agi sans son aveu et surtout parce qu’au fond de sa conscience, elle est mécontente d’elle-même. « Il ne saurait y avoir de condamnation plus sévère et plus décisive de la politique de l’Europe, et je veux dire aussi de l’Angleterre, que la situation actuelle, » affirmait le 24 M. Asquith. Dans cette condamnation il englobe d’abord la politique franco-belge. La phrase de lord Grey, que nous venons de citer, est précédée d’une autre où il exprime sa conviction que « la procédure adoptée par la France ne résoudra pas le problème. » Lord Derby, membre du Gouvernement, dans un discours, comme toujours, très amical (2 mars), déclare que son cœur est avec nous au delà du Rhin, mais que sa tête reste en deçà ; la nation est comme lui, cruellement partagée entre son cœur et ce qu’elle croit être sa raison. Moins amical est le discours de lord Curzon du 27 février, puisqu’il laisse planer un doute sur la légitimité de l’action franco-belge. Il faut toujours répéter que le conflit actuel étant une bataille d’opinion, en même temps qu’une bataille économique, clamer, même sur un ton amical, que la France et la Belgique se trompent et marchent à un échec, c’est, en réalité, favoriser l’Allemagne et l’encourager. Quant aux journaux « libéraux, » comme le Daily Chronicle et la Westminster Gazette, qui se font l’écho des mensonges ignominieux de la presse allemande et qui en ajoutent de leur cru, ils ne valent pas l’honneur d’une discussion : il suffit de les nommer.

La situation du Cabinet, attaqué par les travaillistes et par M. Lloyd George, sollicité et âprement critiqué par la presse d’Allemagne et les journaux germanophiles d’Angleterre qui incriminent son inaction, pressé d’autre part par les amis de la France, est très délicate Ne doutons pas que ses membres ne se trouvent souvent dans la douloureuse situation où s’est dépeint avec humour lord Derby. Trois échecs électoraux viennent d’atteindre le Cabinet ; trois de ses membres, le colonel Stanley, frère de lord Derby, sir Arthur Griffith Boscawen, et le major Hills, ont été battus, le premier par un libéral, les deux autres par des travaillistes ; tous les trois, selon la tradition, abandonnent leurs hautes fonctions. L’Angleterre industrielle ne veut plus d’intervention dans les affaires du continent. Mais sir A. Griffith Boscawen n’a succombé que parce qu’il a surgi en face de lui, contrairement à tous les usages anglais, une autre candidature conservatrice qui a glané en peu de jours 2 684 voix ; ce candidat a dit à l’Evening News ; « Les votes que j’ai recueillis sont ceux des locataires alarmés et des gens qui voudraient que le Gouvernement pratiquât dans le conflit de la Ruhr une politique d’amitié plus agissante envers la France. » Tels sont les courants contraires qui se heurtent dans l’opinion anglaise.

Le ton des organes travaillistes, qui fait dire, non sans exagération sans doute, au duc de Northumberland que « le parti travailliste est entre les mains des multimillionnaires allemands, » ajoute un prix particulier au rapport que quatre députés travaillistes ont publié après une sérieuse enquête dans la Ruhr. Ils constatent que les ouvriers d’Essen ont une situation beaucoup plus favorable que les ouvriers anglais et qu’il y a peu de chômeurs : « La situation a été probablement bien résumée par ceux qui ont dit que les capitalistes allemands se sont moqués de leurs ouvriers en leur faisant croire qu’ils ne pouvaient pas payer et que les capitalistes français ont trompé les leurs en leur faisant croire qu’ils peuvent faire payer les Allemands. » Ils craignent, avec beaucoup d’Anglais, que si la France s’établit dans la Ruhr, où ils lui attribuent l’intention de rester, elle n’exerce sur le continent une hégémonie industrielle et militaire dangereuse. La réunion du fer et du charbon dans les mêmes mains est un péril pour l’Angleterre. C’est là une idée que les Allemands ont dû inspirer aux travaillistes anglais, puisqu’il est avéré que les grands industriels ont poussé à la guerre précisément pour réunir le fer et le charbon dans leurs mains. « Le traité de paix a séparé les charbonnages des gisements de minerai, laissant les possesseurs de l’un et de l’autre relativement faibles. » N’est-ce pas là, sans ambages, ce que veut l’Angleterre ! « Son prétendu désintéressement ne trompe personne ; » elle doit trouver une solution. Et les travaillistes suggèrent que « la France, l’Angleterre, la Belgique, l’Italie et l’Allemagne internationalisent le bassin charbonnier de la Ruhr » et en confient la gestion à un conseil d’administration international ; ainsi seraient assurés à la fois le paiement des réparations et la sécurité de la France. Dans les considérants et la conclusion de ce rapport, si tout n’est pas à approuver, il y a des vues nouvelles dignes de retenir l’attention.

Lord Curzon, comme les travaillistes, est d’avis que « la solution du problème des réparations n’est pas de celles qui sont réservées à la France, à la Belgique et à l’Italie seules, mais c’est un problème international dans lequel nous sommes également intéressés et je verrai avec plaisir le moment où il sera résolu, non pas par une action individuelle, mais par une action internationale. » Il fait allusion à une intervention de l’Angleterre unie aux États-Unis, ou à un recours à la Société des Nations ; en terminant, lord Curzon indique que la Grande-Bretagne pourrait prendre la direction de la réorganisation et de la pacification de l’Europe. Nous touchons ici à un point délicat. Il faut bien faire remarquer au chef du Foreign Office que la question n’est plus entière depuis que la politique de l’Angleterre et celle de l’Allemagne ont acculé la France et la Belgique à une intervention qu’elles étaient loin de souhaiter. Nous avons été forcés de recourir à une méthode sur laquelle même ceux qui la condamnent devraient reconnaître qu’il n’y a pas à revenir et que c’est par cette voie que l’issue doit être trouvée. La France et la Belgique n’admettent aucune entremise entre elles et l’Allemagne. Elles ne méconnaissent pas que les Anglais soient intéressés dans la solution ; mais elles sont résolues à ne pas tirer les marrons du feu pour le profit de ceux qui n’ont pas risqué de se brûler les pattes. « Le meilleur moyen d’empêcher une effusion de sang, écrit avec raison le Morning Post, c’est que notre Gouvernement expose clairement à l’Allemagne qu’en aucun cas il n’y aurait intervention, si ce n’est à la requête de la France. » C’est précisément ce que M. Bonar Law, dans son discours du 6, a très loyalement déclaré, en réponse à un amendement travailliste : « le Gouvernement français s’indignerait de toute tentative de médiation. » La France, la Belgique et l’Italie dicteront la paix. Le traité de Versailles subsistera intégralement, mais une convention comportant les garanties les plus précises en assurera l’exécution. Les intérêts anglais ne pourront qu’en bénéficier et il leur sera loisible de se faire entendre. L’Angleterre, à un moment critique, a cessé de marcher à nos côtés ; nous serions heureux qu’elle ne s’en tint pas au rôle, à nos yeux déplorable, qu’elle a choisi, mais ce n’est pas nous qui le lui avons conseillé.

La situation générale, dans la Ruhr, n’est pas changée. Les Français et les Belges perfectionnent leur occupation, renforcent leur cordon de surveillance douanière, tandis que les fonctionnaires allemands et les agents du Reich, sous couleur de résistance passive, organisent le sabotage actif des voies ferrées et des canaux et multiplient les provocations. Le but est toujours de lasser cette patience des soldats alliés, dont s’émerveillait, le 3 mars, le correspondant de la Gazette générale du Commerce d’Amsterdam, et de provoquer un massacre dont ceux qui y poussent ne seraient pas les victimes. L’agence Wolff multiplie les inventions pour faire croire que la Ruhr vit sous un régime de terreur. La répression des violences et des sabotages, surtout de ceux qui pourraient entraîner des accidents, devient plus sévère ; plus nombreuses aussi sont les expulsions et les arrestations de fonctionnaires. Si la population est terrorisée, ce n’est pas par les soldats, dont la tenue exemplaire est constatée par tous les témoins, c’est par les agents du Gouvernement et des sociétés nationalistes. Il n’est pas rare que des commerçants ou de petits fonctionnaires viennent demander à nos autorités militaires de les arrêter pour pouvoir ensuite, sans crainte des représailles, faire du commerce ou travailler avec nous. Le commandement franco-belge procède au désarmement de la police de sûreté (Schupo, Schutzpolizei), qui était la pire instigatrice des troubles : « La Schupo, disait récemment le ministre de l’Intérieur, doit mettre son point d’honneur à se tenir à la tête de la résistance. » Des soldats de la Schupo ayant, à Bochum, maltraité deux officiers français qui s’y promenaient paisiblement, des troupes sont venues, la caserne de la Schupo a été envahie et les soldats désarmés, les fonds des caisses publiques ont été saisis.

La question des transports est résolue et l’accord du général Payot avec les autorités militaires anglaises de Cologne est complet ; la difficulté reste l’extraction du charbon et le chargement des wagons. Une régie des chemins de fer, sous la direction de M. Bréaud, sous-directeur des chemins de fer de l’État, assisté d’un haut fonctionnaire belge, vient d’être organisée et, pour son début, on annonce qu’elle va se trouver en présence d’une grève de quinze jours qui sera, sans doute, comme les autres, partielle ; des cheminots nombreux viennent chaque jour s’embaucher sous la direction de nos ingénieurs et concourent avec 12 000 à 13 000 cheminots français et belges à assurer l’indispensable du service. Symptôme bien significatif, nombreux aussi sont les Allemands qui viennent demander à aller servir dans notre Légion étrangère.

Lorsque furent tracées les têtes de pont de Mayence, Coblentz et Cologne qui devaient être occupées par les Alliés, on prit un compas et on décrivit autour de chacune de ces villes, sur la rive droite du Rhin, un demi-cercle de 30 kilomètres de rayon ; on ne prit pas garde qu’il s’en fallait de quelques kilomètres que les trois zones se recoupassent et formassent une bande continue, si bien que le contrôle du chemin de fer de la rive droite nous échappait, et que l’établissement d’une surveillance douanière était malaisé ; cette inadvertance a été réparée. C’est une conséquence des sabotages et des grèves ordonné par le Reich qui, ici encore, ne peut s’en prendre qu’à lui. Des péniches chargées ayant été coulées dans le canal du Rhin à Herne, les troupes françaises ont occupé, le 3, les ports de Mannheim et de Carlsruhe, sur la rive droite du Rhin, la gare et les ateliers de Darmstadt, nœud important de chemins de fer. Les efforts franco-belges vont se porter maintenant sur l’exploitation économique de la Ruhr ; les gages saisis et consolidés, les transports organisés, il s’agit d’arriver peu à peu à un meilleur rendement : c’est une nouvelle phase de l’occupation qui commence. La perception des impôts s’améliore. Nos troupes ont saisi à plusieurs reprises des sommes importantes destinées à alimenter la résistance, notamment une somme de 13 milliards de marks (10 millions de francs-papier) avec les planches destinées à fabriquer d’autres milliards. La résistance allemande nous oblige à nous installer de plus en plus. La mauvaise volonté de la population va s’atténuant. Le général Dégoutte, dans la proclamation qui accompagne son arrêté du 1er mars, déclare que « les fonctionnaires, employés et particuliers qui se conformeront aux ordres des autorités d’occupation, et notamment les contribuables qui acquitteront leurs impôts aux caisses désignées par elles, sont directement placés sous la protection des Gouvernements alliés. Ceux-ci s’engagent à les garantir, dans le présent et dans l’avenir, contre toutes représailles de la part de l’administration allemande, et à ne pas négocier avec le Gouvernement du Reich tant qu’il n’aura pas donné à cet égard des assurances formelles. » C’est là un point très important : il faudra des garanties précises.

L’esprit public évolue lentement ; la fièvre collective qui s’est emparée du peuple allemand et qu’alimentent le Gouvernement et les magnats de l’industrie, sévit du haut en bas de la société. L’Aile magne, toujours disciplinée, obéit au bâton du chef d’orchestre. « Nous avons en Allemagne des fous, » avouait M. Gessler. De fait, les nouvelles les plus folles trouvent créance : tantôt de grandes manchettes annoncent que la France mobilise, tantôt que M. Poincaré va être renversé, tantôt que l’Angleterre ou l’Amérique interviennent. Le peuple allemand est hors de sens, hors d’état d’entendre le langage de la raison. On affirme que les Français conquièrent par les armes et veulent annexer le bassin de la Ruhr ; les évêques luthériens suédois, qui n’ont de la candeur que l’apparence, en appellent aux puissances laïques et religieuses d’une si injuste violence. Passons sur ces insanités ; elles n’auraient aucune importance si elles n’étaient inspirées et réglées par le Gouvernement. La rage des dirigeants allemands qui voient renversés leurs projets d’avenir et dévoilé leur ingénieux système d’hégémonie économique et politique par la banqueroute monétaire, s’exprime avec une violence inouïe. Ils font grand état d’un projet de réparations que M. Bergmann devait, assurent-ils, soumettre oralement à la Conférence de Paris ; s’ils le publient, comment prouveront-ils qu’ils n’est pas rédigé après coup pour les besoins de la cause ? Il s’agit, là encore, d’un trompe-l’œil, d’une de ces manœuvres d’opinion en vue desquelles tout est calculé et mis en scène.

La situation du chancelier Cuno paraît très ébranlée ; peut-être serait-il déjà tombé s’il se trouvait quelqu’un pour prendre sa place. A côté des anciens militaires, des hobereaux, qui constituent la vieille droite prussienne, qui restent intransigeants et qui poussent à la rupture dos relations diplomatiques et à la guerre, une autre opinion plus opportuniste se dessine, dont M. Stresemann, chef des populistes, se fait le porte-parole ; on admet la nécessité d’une négociation, pourvu que ce ne soit pas en tête-à-tête avec la France et la Belgique : bref, le parti des grands industriels se préparerait à céder en sauvant la face et en se donnant l’air de poser des conditions. Les social-démocrates sont plus nets : pour M. Wels, « l’évacuation de la Ruhr doit être le but, non la condition préalable des pourparlers. » Kautsky raille ceux qui voudraient que l’Allemagne entreprît une offensive militaire, et qui comptent sur les Bolchévistes. « Il n’y a pas d’allié moins sûr que la Russie des Soviets. Si nous faisions appel à elle, celle-ci n’aurait aucun scrupule à nous entraîner dans la pire des aventures, pour ensuite, nous abandonner au moment décisif. » Les socialistes, d’ailleurs, ne cessent pas de prêcher la résistance, mais ils admettent qu’elle n’aura qu’une efficacité relative et qu’elle ne peut servir qu’à faciliter les négociations. Un grand patron, M. Krupp von Bohlen, a adressé à Essen, le 5, une allocution à ses ouvriers, qui contraste, par un ton de sérieux et de dignité, avec les extravagances des nationalistes ; il semble ouvrir la porte à « une négociation au sujet de l’échange des minerais de fer et de charbon ; » il regrette que le Gouvernement allemand n’ait pas su faire comprendre aux peuples français et belge qu’il serait prêt à contribuer, pour une très large part, à la reconstruction des régions dévastées, et à contracter de gros emprunts extérieurs. Ce langage, nouveau dans la bouche d’un grand industriel, est peut-être un signe des temps.

L’occupation des ports de Mannheim et de Carlsruhe et de la gare de Darmstadt a été, pour la presse, le prétexte d’un paroxysme incroyable d’injures et de provocations et, pour le chancelier Cuno l’occasion d’organiser une grande mise en scène. Il a convoqué le Reichstag à une séance extraordinaire le 6 mars ; il y a prononcé un long discours qui semble avoir un double objet. Il s’agit d’abord de galvaniser la résistance qui, dans la Ruhr et dans tout l’Empire, fléchit ; on parle beaucoup de négociations : puisqu’il faudra en passer par là, mieux vaut plus tôt que plus tard. Le Chancelier veut couper court à cette tendance ; le point central de sa harangue paraît être cette phrase : « Il faut en finir avec les discours sur des négociations et avec les invitations à négocier. Ces invitations devraient s’adresser au peuple français et non au peuple allemand. » Il veut ensuite provoquer des interventions étrangères et il bat le rappel : « L’univers est muet... Après sept semaines de lutte pour le droit de notre peuple, pour le progrès et la paix du monde, nous sommes seuls, encore seuls... Nous luttons maintenant pour la liberté du peuple d’Allemagne, mais nous luttons en même temps afin que l’union loyale des peuples remplace la dictature militaire, nous luttons pour le droit et la justice. » Le Chancelier, dans son zèle, exagère : son Allemagne apparaît mal à l’aise dans le rôle de protectrice du droit. Si le bon droit était, aussi évidemment qu’il le dit, de son côté, l’univers, qu’il accuse d’indifférence, s’en apercevrait, comme il s’est aperçu, en août 1914, qu’il était de l’autre côté. La France, selon lui, a perdu son honneur et elle ne gagnera rien ; l’Allemagne a toujours voulu un règlement équitable des réparations ; et M. Cuno aligne un compte fantastique de 56 milliards et demi de marks-or, auquel se monteraient les prestations qu’elle a effectuées. Le discours du 6 mars favorisera peut-être l’emprunt or intérieur, que le Reich cherche en ce moment à réaliser ; mais il n’est qu’un épisode dans la lutte ; il ne nous fait pas avancer d’un pas vers les solutions nécessaires ; l’heure est passée des plaidoyers, des sophismes, des mensonges et de la poudre aux yeux.

En face de cette Allemagne agitée, fiévreuse, prête à se jeter peut-être dans les pires folies, la calme résolution de l’opinion française est frappante. La froide ténacité du Gouvernement en impose au parlement et à la presse. M. Maginot, ministre de la Guerre, a démontré au Sénat, dans un vigoureux et solide discours, la nécessité du service de dix-huit mois pour que la France ait l’armée de sa politique ; M. Poincaré l’a appuyé, le 6 mars, et a emporté le vote par 193 voix contre 108. La classe 1921 sera maintenue sous les drapeaux pendant environ deux mois jusqu’à ce que les jeunes soldats de la nouvelle classe soient aptes à la remplacer. M. de Lasteyrie, ministre des Finances, a fait voter un nouveau douzième ; il se multiplie pour obtenir de la Chambre un décime additionnel ou toute autre mesure qui manifesterait la volonté du Parlement et du Gouvernement de s’imposer un nouvel effort fiscal. M. Léon Bourgeois s’est vu obligé par son état de santé d’abandonner la présidence du Sénat ; l’affectueuse confiance de ses collègues l’avait réélu, en janvier, malgré sa résistance ; sa démission est, cette fois, définitive et le Sénat a dû se résoudre à le remplacer. MM. de Selves et Doumergue ont obtenu, au premier tour, le même nombre de voix ; au second tour, M. Doumergue l’a emporté par 142 voix contre 133, la majorité absolue étant de 140. M. Doumergue a sans doute bénéficié de l’esprit politique dont il a fait preuve, lorsque, dernièrement, il s’est séparé dos radicaux-socialistes de la Chambre pour approuver le Gouvernement et faire voter l’affichage d’un discours de M. Poincaré.

Le Gouvernement belge donne, chez lui et dans la Ruhr, les mêmes preuves de résolution et de ferme patience que le Gouvernement français. M. Theunis, qui s’affirme comme un homme d’État de haute valeur, est venu récemment à Paris où il a conféré avec M. Poincaré ; M. Jaspar a prononcé le 1er mars au Sénat, en réponse aux attaques d’un socialiste flamingant d’Anvers, un discours vigoureux qui a été très applaudi ; avec les accents d’un honnête homme et d’un patriote, il a montré la Belgique obéissant à ses intérêts en allant avec la France dans la Ruhr : « L’Allemagne pliera, a-t-il terminé, nous n’entendons pas nous retirer de la Ruhr avant que l’Allemagne ait demandé à causer et nous ait fait des propositions raisonnables. Il faut avant tout qu’elle reconnaisse qu’elle est vaincue, définitivement vaincue. Jusque-là, le Gouvernement belge, appuyé par l’immense majorité du Parlement et de l’opinion, restera engagé dans la voie où il est entré, sans faiblesse, la conscience tranquille. »

En Italie, M. Mussolini a fait, lui aussi, au Conseil des ministres, des déclarations intéressantes. Il continuera à prêter à la France et à la Belgique un concours purement économique. Faisant allusion à une campagne de presse esquissée en Italie et à Paris, notamment par le Messaggero, le Président du Conseil a répudié toute idée d’une entente continentale qui serait dirigée contre la Grande-Bretagne. Quant aux rapports entre la France et l’Italie, « ils sont empreints d’une cordiale amitié et le Gouvernement doit les améliorer encore. » C’est le langage du bon sens.

Mustapha Kemal pacha et Ismet pacha sont arrivés à Angora le 19 février et, depuis lors, devant la Grande Assemblée, les discours succèdent aux discours. Le 6 mars, l’Assemblée a clos la discussion et autorisé le Gouvernement à poursuivre les pourparlers de paix, dans le cadre du pacte national, sur des bases qui ne semblent pas incompatibles avec la volonté des Puissances alliées. Entre Londres, Paris et Rome, l’entente est complète ; trois points seulement seront remis en discussion : l’indemnité de guerre pour réparation à la suite de la guerre gréco-turque, certaines clauses économiques et enfin les garanties destinées à remplacer les capitulations. Les concessions consenties in extremis à Lausanne pour faciliter la signature immédiate de la paix sont considérées comme caduques. Il faut espérer que les négociations seront brèves, car, en attendant, les agents d’Angora font, dans tous les pays musulmans, une propagande de plus en plus intense, notamment en Mésopotamie et en Syrie ; on dit même qu’ils concentreraient des troupes aux abords de ces deux régions. Nous n’en avons pas fini, en Turquie pas plus que sur les frontières polono-russes ou polono-lithuaniennes, avec les complications orientales.

Nous nous reprocherions de ne pas saluer, au moment où elle disparaît, la grande figure brésilienne du sénateur Ruy Barbosa, homme d’Etat et juriste illustre, l’un des fondateurs de la République fédérative, ami éprouvé de la France. C’est lui qui, en 1914, prononça le mot fameux, qui mérite de retentir à travers l’histoire : « On n’est pas neutre entre le droit et le crime ; » c’est son influence qui décida le Brésil à entrer en guerre aux côtés des Alliés, qui ne sauraient l’oublier.


RENE PINON.


Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.