Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1857

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Chronique n° 614
14 novembre 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1857.

Le secret n’est donc pas absolument la meilleure des conditions en politique, puisqu’il peut arriver que les temps et les pays où l’on parle le moins soient justement ceux où l’on suppose le plus, puisque là même où un certain mystère semble inhérent au maniement des grandes affaires, c’est-à-dire dans la diplomatie, l’esprit d’hypothèse substitue ses inventions aux faits. Depuis quelque temps, il est vrai, les événemens ont manqué : ils n’ont pas manqué à tous les points de vue, si l’on veut, puisqu’en ce moment même l’Angleterre n’est point encore délivrée de l’insurrection des Indes, tandis que, d’un autre côté, une crise commerciale et financière, s’étendant de proche en proche, paralyse l’essor universel des intérêts ; mais dans l’ordre des rapports généraux de l’Europe, une certaine stagnation s’est faite entre les incidens diplomatiques provoqués il y a trois mois par les élections des principautés et la réunion de la conférence où devra s’agiter cette inévitable question de l’organisation des provinces du Danube. Qu’est-il arrivé alors ? Plus que jamais on s’est mis à conjecturer, à spéculer sur la politique des diverses puissances et sur les reviremens ministériels, plus énigmatiques que sérieux, qui se succèdent à Constantinople. On a voulu scruter les intentions des gouvernemens, pressentir leurs résolutions futures, et voilà quelques jours que les diplomates officieux font mouvoir les cabinets au gré de leur fantaisie. La Russie et la Prusse notamment, après s’être associées à la France pour garantir la liberté des élections dans les principautés, la Russie et la Prusse, dit-on, auraient tout à coup changé d’attitude, se ralliant à la sagesse supérieure de l’Autriche et laissant la France seule soutenir jusqu’au bout la cause désespérée de l’union. L’évolution serait complète et diplomatiquement constatée. — Rien de semblable cependant n’a eu lieu jusqu’ici. La Russie et la Prusse pensent aujourd’hui ce qu’elles pensaient hier. Si, en concourant, il y a trois mois, à garantir la sincérité des élections sur le Danube, elles ont tenu à conserver l’indépendance de leur jugement sur l’union même de la Moldo-Valachie, rien n’indique que cette réserve se soit changée soudainement en un sentiment d’hostilité, et que la France se trouve séparée des récens alliés qui ont agi avec elle à Constantinople. La France peut avoir une opinion un peu plus prononcée sans que cela implique une radicale incompatibilité de vues. Sous ce rapport, la question arrivera donc intacte au congrès, et d’ici à ce moment les divans des deux provinces danubiennes poursuivent leurs travaux. Celui de Iassy vient d’émettre des vœux en faveur de l’égalité des citoyens devant la loi, de la liberté des cultes, de l’abolition des privilèges, et tous ces vœux, qui en vérité ne paraissent pas aussi révolutionnaires qu’on feint de le croire, deviendront les élémens naturels des délibérations des puissances. Jusqu’au moment où s’ouvriront les délibérations du congrès sur toutes ces questions et sur celle de l’union elle-même, les évolutions de la Russie et de la Prusse sont des hypothèses et non des réalités.

Soit, dira-t-on, la Prusse et la Russie n’ont point fait volte-face dans l’affaire des principautés, et la situation reste la même ; mais c’est de Constantinople que peuvent venir des complications nouvelles. Rechid-Pacha vient de remonter au pouvoir, d’où il était assez tristement descendu il y a quelques mois, et voici que l’ambassadeur de France a refusé d’entrer en communication avec le nouveau grand-vizir. Une rupture n’est-elle point imminente ? La cour du sultan, on en conviendra, est un terrain difficile, où les ministères se succèdent rapidement, et où l’on n’est jamais bien sur de voir la résolution de la veille durer jusqu’au lendemain. M. Thouvenel, qui sait habilement mesurer ses initiatives sans se départir des fermes directions qui lui sont données par le ministre des affaires étrangères de France, M. Thouvenel, disons-nous, ne s’est point cru obligé de renouer des rapports particuliers avec Rechid-Pacha, et sa conduite paraît avoir été entièrement approuvée. Évidemment il vaudrait mieux qu’il y eût plus de cordialité ou plus de politesse, si l’on veut, dans les relations personnelles entre le chef du cabinet ottoman et le représentant de la France ; mais si le sultan, dans sa souveraine indépendance, a jugé utile de rappeler Rechid-Pacha, la France, après tout, use également de son droit en s’abstenant vis-à-vis d’un homme d’état dont elle a éprouvé l’inconsistance et les faiblesses, et en qui elle n’a pas toujours trouvé une parfaite sécurité de rapports. M. Thouvenel n’avait point contribué à la chute de Rechid-Pacha, il n’était point tenu de saluer son avènement ; il lui suffisait désormais de rester dans les strictes limites de sa mission diplomatique, en n’ayant affaire qu’au ministre des relations extérieures de l’empire ottoman : c’est ce qui est arrivé. La situation est difficile peut-être : cela ne veut point dire cependant qu’il y ait une rupture en germe à Constantinople ; cela signifie tout au plus que la France ne met point sa dignité à la loterie des vicissitudes ministérielles de la Turquie, et qu’elle peut attendre en voyant passer les hommes tant que sa juste influence et les intérêts supérieurs de sa politique ne sont point compromis. Cette froideur marquée et publique, qui a éclaté entre le représentant de la France et le nouveau grand-vizir, ne peut donc, quoi qu’on en pense, conduire à des complications plus sérieuses ; elle révèle seulement une fois de plus la nécessité de mettre enfin un peu d’ordre dans toutes ces difficultés qui se rattachent aux événemens dont l’Orient a été le théâtre à une époque encore récente. Qu’on songe bien que la guerre est finie depuis près de deux ans, et que quelques-unes des conditions les plus essentielles de la paix sont toujours en suspens. Sans doute, on n’en finira pas de si tôt avec cette question d’Orient, le problème, l’énigme du monde contemporain ; mais ne peut-on arriver à créer une situation un peu moins confuse, un état où se trouvent réalisés quelques-uns des bienfaits promis et où l’on ne soit plus, à chaque instant, à se demander s’il n’est point survenu à Constantinople quelque lutte d’influences, quelque crise nouvelle qui va subitement changer tous les rapports, remuer toute la politique, et rejeter encore une fois les peuples en face de l’inconnu ? La dernière guerre n’aurait été qu’un inutile et imprévoyant sacrifice, si en fin de compte elle ne devait avoir pour résultat de donner à l’Orient un peu plus de civilisation et à l’Occident un peu plus de sécurité.

Certes, au milieu des affaires du monde, les affaires de l’Inde ont une place à part, et l’intérêt qui s’y attache naît de la grandeur mystérieuse des événemens autant que du caractère tragique de cette lutte, où l’on voit partout l’héroïsme de quelques hommes suppléer au nombre. Pendant quelques mois, cette insurrection indienne a été un cruel trouble-fête pour nos voisins ; elle est venue les irriter dans leur orgueil, les inquiéter dans le sentiment de leur domination, et les émouvoir aussi jusqu’au fond de l’âme, en leur offrant le spectacle de ces odieux supplices infligés à des Anglais et à des Anglaises par des Asiatiques barbares. Le moment ne vient-il pas aujourd’hui où l’Angleterre est sur le point de voir sa fortune se relever d’un désastre passager, et toute cette insurrection céder devant son ascendant ? Les Anglais ont été surpris, quoique dès longtemps prévenus, cela n’est point douteux ; ils ont été les victimes de l’imperturbable assurance qu’ils portent dans toutes leurs affaires. Une fois revenus de cette première surprise cependant, ils se sont mis à l’œuvre, et chaque jour ils regagnent péniblement, héroïquement, le terrain perdu. Delhi est tombée, comme on sait, devant les armes britanniques, et si la victoire a été chèrement payée, elle a été plus complète encore qu’on ne l’avait dit au premier instant. De cette armée insurgée campée à peu de distance de la ville, il ne reste plus rien, ou il n’en est plus question. Des partis de cavalerie anglaise se sont jetés dans la campagne et ont sabré les multitudes, qui se sont dispersées devant eux. Ils ont fait mieux : ils ont pris le roi de Delhi, un vieillard de quatre-vingt-dix ans. Les fils du roi ont été pris également, et ils ont été immédiatement passés par les armes. Quant au roi lui-même, les Anglais l’ont gardé ; ils lui ont accordé la vie pour pouvoir sans doute montrer aux indigènes que ce vieux drapeau de l’insurrection est bien en leurs mains. Un des chefs de l’armée anglaise, le général Nicholson, a péri des suites de blessures reçues dans les affaires de Delhi, et avec lui plus de mille hommes ont été mis hors de combat. Les Européens de l’armée anglaise n’étaient qu’au nombre de cinq mille.

Il y avait un autre point de l’Inde vers lequel se tournaient tous les regards : c’était la résidence de Lucknow, où une petite et brave garnison se soutenait depuis plusieurs mois, presque abandonnée, tout au moins fort compromise. Le général Havelock avait plusieurs fois essayé de se frayer un chemin pour lui porter secours, il n’avait pu réussir. Il avait battu les insurgés en toutes les rencontres ; malgré tout, à chaque tentative, il était obligé de se replier vers Cawnpore, attendant lui-même quelques forces nouvelles. La petite garnison de Lucienow était fort menacée, sans secours et sans vivres ; elle était cernée de toutes parts et déjà minée dans la citadelle par l’ennemi, qui occupait la ville, lorsque l’intrépide Havelock a paru avec le général Outram, et la garnison de Lucknow a été secourue. Il faut remarquer que ces succès ont été obtenus avec des forces peu nombreuses, dispersées sur tous les points, et obligées de se concentrer précipitamment pour faire face au péril. Les forces nouvelles expédiées par l’Angleterre n’étaient point encore arrivées. Quant au reste de l’Inde, il y a certes beaucoup de trouble et de confusion, des luttes, des combats, des complots, sans compter les vengeances et des châtimens terribles. L’Inde n’est point évidemment aujourd’hui, même après les victoires de Delhi et de Lucknow, une terre livrée aux douceurs de la paix et de la civilisation ; seulement il est un fait désormais sensible : c’est que l’insurrection perd de jour en jour de son caractère sérieux et menaçant, et que l’ascendant de l’Angleterre se rétablit jusqu’ici par la simple énergie d’un petit nombre d’hommes épars dans un immense empire. Le dénoûment ne semble donc plus incertain, s’il l’a jamais été, et c’est la question politique encore plus que la question militaire qui se trouvera déférée au parlement dans la prochaine session. Jusqu’à ce moment, la nécessité de la défense a seule parlé ; dans les chambres, c’est toute la politique anglaise dans l’Inde qui sera examinée et débattue, et de ces discussions jailliront peut-être des lumières nouvelles. Lord Palmerston cependant n’a point voulu attendre la réunion du parlement, et il vient de prononcer un discours au banquet du lord-maire, à Guildhall. Lord Palmerston n’a été que juste à coup sûr en rendant un éclatant hommage à la valeur anglaise qui s’est récemment déployée dans l’Inde ; il a eu aussi grande raison de montrer ce qu’il y a de ressources dans ce peuple britannique, quand il s’agit de soutenir par les armes un intérêt supérieur. Qu’est-ce à dire pourtant ? Lord Palmerston ne traite-t-il pas avec un peu de mauvaise humeur ces pauvres peuples qui aiment les fourreaux d’acier et les talons éperonnés ? Les îles britanniques sont-elles donc menacées d’une prochaine invasion pour que le premier ministre montre l’Angleterre sous les armes et prête encore à se lever comme un seul homme, même après s’être dégarnie de son armée envoyée dans l’Inde ? Après tout, lord Palmerston n’a peut-être voulu que faire un discours pour flatter l’opinion populaire et s’appuyer sur elle avant l’ouverture du parlement.

La vie publique est une grande arène où passent tous les peuples et où toutes les expériences s’accomplissent à la fois. La Belgique n’est qu’un petit royaume ; mais ce petit royaume a le mérite d’offrir, dans les conditions de la plus large liberté, comme un résumé de toutes les questions et de toutes les passions qui s’agitent dans la plupart des pays. Ces passions ont leurs périls sans doute. Heureusement les états constitutionnels ont le privilège de pouvoir se sauver des révolutions par des changemens de ministère, et c’est ce qui vient d’arriver à Bruxelles. Le cabinet qui dirigeait les affaires depuis deux ans s’est retiré, et il est remplacé par un ministère libéral qui compte dans son sein MM. Charles Rogier, Frère-Orban, Tesch, de Vrière ; le général Berten est ministre de la guerre, et le ministre des travaux publics n’est point encore nommé. C’est la loi de la charité qui a été la cause première de ce changement, ajourné pendant quelques mois et devenu bientôt inévitable. En réalité cependant, cette loi n’a été qu’un incident de la lutte incessante qui se poursuit depuis nombre d’années entre les catholiques et les libéraux, et qui s’est successivement engagée toutes les fois qu’il a été question d’organiser ou d’appliquer toutes ces grandes libertés de l’enseignement, de la presse, des associations, de la bienfaisance, dont le principe était inscrit dans la constitution belge. Or que résulte-t-il de cette histoire constitutionnelle de la Belgique, qui embrasse déjà une assez longue période, et où l’on voit les deux opinions opposées se succéder périodiquement au pouvoir, perdre ou reconquérir alternativement la majorité ? C’est que chacun des deux partis perd tour à tour l’ascendant par ses fautes et par ses exagérations. Cédant à ses passions plus qu’à ses lumières, entraîné souvent par des zèles intempérans, il veut, tant qu’il est au pouvoir, pousser à bout la victoire, et alors, une réaction naturelle s’opère dans le pays. Le cercle est parcouru, et l’histoire recommence.

Le ministère libéral qui avait été formé en 1847, et qui avait réussi à conduire heureusement la Belgique à travers tous les hasards de l’année 1848, ce ministère fut renversé en 1852 pour avoir froissé les sentimens religieux des populations par ses interprétations abusives des lois sur l’administration de la bienfaisance, et pour avoir compromis imprudemment les relations commerciales du pays avec la France. Il ne fut point sur-le-champ remplacé, il est vrai, par un ministère catholique ; il eut pour successeur immédiat un cabinet dont M. Henri de Brouckère était le chef, et qui représentait un libéralisme plus modéré, plus conciliant ; mais c’était une transition plutôt qu’une solution. À chaque élection nouvelle, la majorité catholique se dessinait, et en 1855 la Belgique voyait se former l’administration catholique qui existait il y a peu de jours encore, cette administration dont MM. de Decker et Charles Vilain XIIII étaient les deux principaux membres. Ces deux hommes d’état, qui comptent parmi les plus éminens de la Belgique, étaient animés des intentions les plus droites ; ils portaient au pouvoir un esprit aussi élevé que modéré. Ils ne laissaient point toutefois de se trouver dans une situation difficile, car, s’ils étaient par eux-mêmes concilians et libéraux sans cesser d’être sincèrement catholiques, ils avaient à compter avec les passions et les exagérations de leur parti. Ils étaient obligés de lutter contre des violences qu’ils réprouvaient, de résister à des pressions dangereuses, et plus d’une fois M. de Decker eut à faire face courageusement à des accusations de tiédeur, presque de défection, qui lui venaient des rangs de son propre parti.

C’est dans ces conditions que la loi sur les établissemens de bienfaisance était présentée aux chambres au commencement de cette année. Cette loi était-elle une satisfaction donnée par le ministère aux entraînemens de son parti ? était-elle le coup d’état irréfléchi d’une opinion intolérante ? Elle a pu être une imprudence, l’expérience l’a démontré : elle n’était rien de plus. Au fond, elle ne faisait qu’appliquer un principe que la constitution proclame, et qui est le droit commun de la Belgique. En organisant la liberté de fonder des institutions charitables, elle ne désarmait point l’état autant qu’on l’a dit, et elle ne ramenait nullement au moyen âge. Il n’est pas moins certain que dès-lors le ministère se trouvait dans une situation plus critique encore que par le passé, car, après s’être rendu suspect aux exagérés de son parti par sa modération en plus d’une circonstance, il éloignait de lui quelques esprits libéraux par l’impopularité de certaines dispositions du nouveau projet. Cette loi elle-même était vue avec défaveur par une partie du pays en dehors des chambres. Les discussions législatives, en se passionnant et en se prolongeant, venaient achever d’enflammer l’opinion. On sait ce qui arriva : l’agitation prit un caractère menaçant à Bruxelles et dans les principales villes de la Belgique. Le ministère fut tout d’abord assez sage pour ne pas vouloir braver une telle explosion d’opinion, fût-elle un peu factice ; il ajournait les chambres et annonçait que la loi de la charité serait retirée. Le roi lui-même faisait appel au bon sens du pays et des partis.

C’était une trêve momentanément imposée par la sagesse du roi et du cabinet. Rien n’était résolu cependant. À dater de ce moment, si les discussions des chambres n’étaient plus là pour passionner l’opinion, la polémique des journaux ne perdait rien de sa vivacité. Il était évident que le parti catholique supportait avec peine l’échec qu’il venait d’essuyer, et qu’il ferait un effort pour l’effacer. Le parti libéral de son côté, enhardi par un premier succès, si peu parlementaire qu’il fût, voulait davantage, et le pouvoir, dont il paraissait assez loin il y a quelques mois à peine, tentait son ambition. Les élections municipales, fixées au 27 octobre, pour le renouvellement par moitié des conseils communaux du royaume, lui ont procuré l’occasion qu’il cherchait de mesurer ses forces et de faire acte de majorité. Le parti catholique, il faut le dire, n’a pas su résister à ces provocations. C’était de sa part une imprudence de laisser s’engager le combat sur un terrain qui devait doublement lui être défavorable : d’abord parce que l’opinion était encore sous le coup de l’agitation produite par la loi sur la bienfaisance, et en outre parce que dans les élections communales le résultat seul des villes apparaît et frappe, tandis qu’on attache moins d’importance au vote des campagnes, où le parti catholique a ses plus grandes forces. Dans cette lutte, c’est le parti libéral qui a triomphé ; les villes les plus importantes et même beaucoup de villes de second ordre lui ont donné la majorité : à Anvers et à Gand surtout, où la lutte a été la plus vive, les catholiques ont été vaincus. Il resterait à savoir si, en triomphant ainsi, les libéraux n’ont pas été eux-mêmes un peu dépassés, et si parmi les élus des conseils communaux il n’y a pas plus d’un démagogue déguisé en libéral.

Au premier aspect et en restant au point de vue strictement constitutionnel, les électeurs municipaux n’avaient sans doute nullement à se prononcer sur la direction générale des affaires de la Belgique ; mais comme au fond il avait été convenu, par une sorte d’accord entre les partis, que les élections municipales actuelles auraient exceptionnellement une valeur politique, le cabinet de Bruxelles a vu dans la manifestation qui vient d’avoir lieu un symptôme assez significatif pour qu’il en dût tenir compte. M. de Decker et ses collègues ont remis leur démission au roi, qui, à, son tour, a jugé la situation comme ses ministres, et s’est vu obligé d’accepter la démission qui lui était offerte. C’est ainsi qu’a fini le dernier cabinet, certain d’avoir encore la majorité dans les chambres, mais vaincu par les électeurs municipaux, car il semble que tout doive être anormal dans cette crise qui a commencé en Belgique il y a quelques mois. Le roi, dans ces conjonctures, ne s’est point immédiatement adressé aux chefs de l’opinion libérale. Il a essayé de former un cabinet d’une nuance modérée, intermédiaire. M. Henri de Brouckère, qui avait déjà dirigé une administration de cette nature, a tenté de seconder encore cette fois les intentions du souverain : il n’a point réussi. C’est alors que le roi a fait directement appel à M. Charles Rogier, l’un des hommes les plus considérables du parti libéral par sa position et son expérience. M. Rogier s’est mis à l’œuvre, et le cabinet actuel a été formé ; il existe depuis le 9 de ce mois. Voilà donc le parti libéral mis de nouveau en possession du pouvoir. Que va faire aujourd’hui le ministère qui vient de se former ? Il se trouvait tout d’abord en face d’une difficulté qu’il ne pouvait éluder. La majorité de la chambre des représentans lui était ouvertement hostile, et elle l’eût vraisemblablement brisé dès le premier jour. D’un autre côté, cette assemblée ne devait se renouveler par moitié que dans le courant de l’année prochaine, et encore à cette époque même la constitution de la chambre n’eût point été peut-être sensiblement modifiée, puisque ce renouvellement ne devait avoir lieu que dans les provinces qui nomment d’habitude des députés libéraux, tandis que l’autre moitié de la chambre restait toujours intacte. La première nécessité pour le nouveau cabinet était donc d’éclaircir cette situation, et c’est ce qu’il a fait en prononçant la dissolution de la chambre des représentans, après l’avoir ajournée dans la première séance de la session annuelle qui a eu lieu le 10 novembre. Les élections vont se faire d’ici à quelques jours, et la chambre nouvelle se réunira, selon toute apparence, vers le milieu du mois prochain. C’est au pays de prononcer souverainement sur la politique intérieure de la Belgique et sur l’existence de l’administration actuelle ; mais en dehors de ces combinaisons et de ces questions de majorité, il reste toujours un fait grave qui n’est point sans doute l’œuvre du nouveau ministère, mais qui pourrait lui créer plus d’un embarras. Au fond, on ne peut l’oublier, le cabinet qui vient de naître monte au pouvoir à la suite d’événemens qui à l’origine ont été un échec, sinon absolument pour la loi, du moins pour le caractère légal d’une majorité législative ; là est pour lui la difficulté. On ne peut savoir encore quelle sera sa politique. Si elle est empreinte de cet esprit de modération et de transaction qui doit faire la force et la vitalité des institutions belges, la crise peut être considérée comme terminée ou comme notablement diminuée. Si, comme le supposent trop aisément ses ennemis, la politique ministérielle voulait entreprendre, dans un intérêt de parti, des réformes qui touchent à toutes les questions, la crise ne serait point finie, elle ne ferait que continuer. Ce n’est plus seulement la chambre des représentans qu’il faudrait dissoudre, l’opposition qui siège dans le sénat rendrait également nécessaire la dissolution de cette assemblée, et le mouvement qui a porté M. Charles Rogier au pouvoir ne tarderait pas à le dépasser pour le renverser à son tour, en plaçant la Belgique entre les hasards révolutionnaires et une réaction à outrance. Contre ces dangers purement éventuels jusqu’ici, la meilleure garantie est dans la capacité, les lumières et la prudence des ministres actuels, et au-dessus de la sagesse des ministres il y a la sagesse du roi. Ni les uns ni les autres ne voudront assurément lancer la Belgique dans une voie d’aventures où elle n’a rien à gagner et où elle peut tout perdre.

Suivez encore ce mouvement quotidien des choses. Aux crises politiques viennent se mêler les crises financières. Les incidens d’une vie ordinaire s’effacent devant des morts et des deuils. Les morts en effet, les morts qui se succèdent, ont aussi leur place dans la politique. Hier mourait subitement à Claremont une princesse connue de la France, Mme la duchesse de Nemours. La veille, elle était pleine de jeunesse et de force, venant de donner le jour à une fille ; le lendemain, elle avait disparu, sans voir venir sa fin, par un de ces accidens foudroyans que rien n’annonce : affliction nouvelle infligée à une famille déjà tant éprouvée, et surtout à cette reine Marie-Amélie, plus vénérable, s’il se peut, sous la majesté du malheur que sous la majesté du trône ! Et d’un autre côté, sans sortir de la France, le ministre de la justice, M. Abbattucci, vient de mourir aussi. Placé à la tête de la magistrature depuis l’empire, après avoir pendant longtemps figuré dans les assemblées politiques, M. Abbattucci avait su garder la modération de l’esprit, cette bonne conseillère.

Ainsi dans cette histoire de tous les jours on trouve des morts, et puis l’ouverture prochaine du corps législatif, qui doit se réunir à la fin de ce mois pour vérifier ses pouvoirs, et se constituer sauf à s’ajourner en attendant la session définitive. Puis que trouvez-vous encore ? C’est la continuation de cette crise financière et commerciale qui règne un peu partout depuis quelque temps et principalement en Amérique, d’où elle est venue. Aux États-Unis, c’est un fait constant, le désastre est universel ; il ne reste plus qu’à compter cette suite de faillites dont s’accommode trop aisément l’esprit aventureux des Américains. En Angleterre, la crise vient d’être marquée par un incident qui a produit une vive impression : c’est la suspension de paiemens de la banque de Glasgow. Le ministère de lord Palmerston vient en même temps d’autoriser la banque d’Angleterre à augmenter l’émission de ses billets. En France, la Banque vient encore une fois d’élever le taux de ses escomptes, qu’elle a porté jusqu’à 10 pour 100 pour les effets à échéance de trois mois. Pour guérir cette situation, il ne manque pas de médecins de tout genre prêts à proposer des remèdes souvent plus dangereux que la maladie elle-même. Une lettre récemment adressée par l’empereur au ministre des finances est faite pour tempérer le zèle de ces chercheurs de recettes héroïques. L’empereur est mû par la double pensée de ne point laisser l’exagération des craintes aggraver la situation actuelle, et de montrer en même temps la solidité du crédit de la France. Il repousse surtout l’idée de recourir à des remèdes empiriques qu’on n’invoque que dans les cas les plus extrêmes. C’est par des moyens réguliers et naturels en effet, c’est par l’esprit de conduite et la fermeté, qu’un pays peut traverser heureusement ces crises de la richesse et du travail.

Ce n’est pas le hasard, quoi qu’on en dise, qui dirige ce monde et produit ces anomalies ou ces crises dont la vie matérielle elle-même des peuples est souvent remplie. Il y a une logique invisible qui préside à ces mouvemens, qui les rattache à tout un ensemble de causes supérieures, et dans le trouble des faits, si vous regardez bien, vous verrez la marque du trouble, des déviations des idées. De là la nécessité invariable de maintenir l’autorité de certaines notions, cette puissance de la raison lumineuse sans laquelle tout flotte dans l’ombre, tout s’en va à la dérive, et le monde moral, et le monde matériel lui-même. On croit peut-être qu’un faux système philosophique n’est qu’une abstraction inoffensive faite tout au plus pour occuper les esprits spéculatifs et sans nul rapport d’ailleurs avec la réalité. Il n’en est rien : les fausses philosophies ont leur retentissement dans les faits, et les dépravations passagères de la volonté sont moins dangereuses que les conceptions artificieuses d’une fausse spéculation. À l’origine de tous les désastres, il y a un mauvais principe, une erreur, une déviation morale ou intellectuelle. Hegel était un esprit puissant et ingénieux qui combinait merveilleusement des abstractions sans toucher en apparence au monde réel ; il a été le père de cette postérité bâtarde, enivrée d’athéisme et de démagogie, qui s’est abattue sur l’Allemagne. Kant était un noble penseur uniquement occupé à rechercher les principes des connaissances humaines et à reconstruire ou à décomposer le monde invisible ; il a conduit à l’idéalisme de Fichte, qui a conduit lui-même au panthéisme de Hegel, et ainsi s’est formée cette moderne philosophie allemande qui a rempli ce siècle, qui a commencé par les plus hautes et les plus généreuses spéculations pour finir par les plus abjectes théories.

Lorsque M. Cousin, ému et enthousiaste, commençait, il y a près de trente ans, devant un auditoire plein de feu, l’exposé de cette Philosophie de Kant qu’il réédite aujourd’hui en l’accompagnant de quelques pages nouvelles, les dernières conséquences des doctrines allemandes étaient loin de s’être révélées encore. Une chose devait frapper dans la philosophie de Kant, c’est qu’elle était une réaction contre le sensualisme du XVIIIe siècle. Seulement Kant, en s’élevant au-dessus de la sensation, revenait au scepticisme par une autre voie : il ne voyait pas qu’il tombait dans une contradiction singulière en admettant d’un côté dans la philosophie morale la certitude du devoir, tandis que dans la métaphysique il détruisait les idées de Dieu, de l’âme, ces grandes réalités qu’il représentait comme un reflet ou une sorte de création de la raison elle-même. Il ressuscitait artificiellement dans la raison pratique ce qu’il détruisait théoriquement dans la raison spéculative. La logique de la destruction l’a emporté, et après le tranquille philosophe de Kœnigsberg est venue la bruyante tourbe des hégéliens, se disant tout simplement que ce n’était point la peine de laisser subsister dans un ciel vide ce dieu qui n’était que l’œuvre de l’homme. C’est l’homme qui a été son propre dieu, et le carnaval de la philosophie allemande a commencé. M. Cousin, dans ses éloquentes leçons d’il y a trente ans, demandait à la philosophie de Kant ce qu’elle avait de favorable au spiritualisme renaissant ; il lui empruntait des armes contre la philosophie du XVIIIe siècle, et en même temps il se tenait en garde, signalant avec autant de netteté que de vigueur ce qu’il y avait de fragile et de périlleux dans cette métaphysique plus spécieuse que solide. Tel est le mérite de ces substantielles études, qui montrent comment la philosophie moderne de l’Allemagne s’est corrompue à sa source. L’expérience est venue aujourd’hui : qu’en résulte-t-il ? C’est que le domaine de la spéculation, si vaste qu’il soit, a néanmoins ses limites, au-delà desquelles les plus grands esprits s’égarent dans un monde d’hypothèses et de chimères. Il y a des bornes où il faut s’arrêter ; il est des vérités premières, essentielles, Dieu, l’âme, la conscience, qui sont les fondemens de toute philosophie, que l’homme ne crée pas, qu’il reconnaît, et vers lesquelles il s’élève pour ainsi dire par la libre méditation. De toutes les philosophies qui se sont produites, la plus nette, la plus solide encore est la philosophie française telle que le XVIIe siècle l’a faite. C’est, si l’on nous passe ce terme, le plus grand et le plus sûr instrument de la vérité, et après tant de naufrages n’est-ce point le cas de se dire, comme M. Cousin, que cette philosophie est le souverain remède aujourd’hui, qu’il faut jeter l’ancre dans la conscience et le sens commun ?

Béranger n’a cessé de vivre que depuis quelques mois, et autour de cette tombe à peine close, c’est comme un bruit persistant de révélations, de biographies et de commentaires mêlés de polémiques. Pour les uns, c’est invariablement le patriarche, l’idole, sur qui nul ne peut porter la main sans impiété ; pour d’autres, c’est toujours le profanateur injurieux de la religion et de la royauté. M. Savinien Lapointe, un ouvrier poète, publie des mémoires qui sont la légende du chansonnier, qui ont la bonne intention de reproduire ses gestes familiers et jusqu’à ses moindres paroles. L’auteur des Méditations, l’homme de notre temps le moins fait pour comprendre l’auteur du Roi d’Yvetot, M. de Lamartine, écrit à son tour des Entretiens où il embaume respectueusement le poète populaire après avoir traité Alfred de Musset en poète léger. Béranger lui-même enfin, ce mort d’hier, vient, par ses Dernières Chansons, jeter son mot dans la mêlée, ce mot suprême qu’on attend toujours, même de ceux qui n’ont plus rien à dire, et en présence de ce bruit nouveau on en vient à se demander ce qui restera de cette gloire, ce qu’a été ce poète au fond, ce qu’il y a de vrai ou de factice dans ce talent et dans cette renommée, qui a été l’un des plus surprenans phénomènes de ce siècle. Ce qui restera, il serait bien aisé de le dire, si les hommes n’avaient tant de peine à mettre un peu d’ordre dans leurs jugemens et dans leurs admirations. Il restera avant tout un esprit fin et piquant, sensé et habile, qui eut son jour d’éclat exceptionnel, qui a su éviter les retours de fortune, et qui a eu le malheur ou l’imprévoyance, la seule peut-être qu’il ait eue en sa vie, de faire attendre pendant vingt-cinq ans des œuvres posthumes, surtout des chansons posthumes. Certes ce dernier livre contient encore bien des inspirations heureuses qui vont sans effort rejoindre les premières inspirations du poète. Il est parsemé de morceaux d’une ironie facile bu d’une douce philosophie, tels que la pièce à Ma Canne, le fragment sur le bonheur qui a pour titre Avis, et toutes ces petites œuvres, Mon Jardin, Mes Craintes, Les Voyages, où l’on sent l’homme ingénieux qui préfère à tout, comme Horace, son coin de terre et la paix. Seulement ce que Béranger n’a point vu, c’est que tout changeait autour de lui, et qu’à tant faire que d’être un chansonnier, il ne faut pas laisser fuir ce qui fait la vie de la chanson, l’à-propos.

Quand Béranger chantait au début, il avait tout pour lui, la jeunesse d’abord et la faveur d’un temps dont il flattait les passions ou les goûts ; il répondait à un instinct du moment. L’inspiration jaillissait, et la chanson faisait son chemin, devenant aussitôt populaire. Comprenez bien ce qu’il y a de différent dans un homme qui se renferme pendant un quart de siècle en tête-à-tête avec lui-même, s’occupant sérieusement à rassembler des refrains et les mettant sous le sceau d’un notaire pour ne les laisser paraître qu’après sa mort. Le poète n’est plus de ce monde, le sceau du notaire a été brisé, et ces strophes si longtemps captives ouvrent leurs ailes ; mais l’à-propos s’en est allé, l’atmosphère n’est plus la même. Ce n’est plus le chansonnier gai et rapide d’une armée en marche, c’est un lettre ordinaire, un écrivain travaillant pour la postérité, et l’écrivain, il faut le dire, a vieilli chez l’auteur des Hirondelles. Béranger a l’haleine courte, il se répète. Partout dans ses derniers vers on sent la fatigue et la peine, l’artifice laborieux venant sans cesse à l’aide d’une inspiration incomplète ou attiédie. Nulle part cela n’est plus visible que dans les pièces consacrées à Napoléon. On avait parlé de tout un poème, d’une suite de légendes merveilleuses. Il n’en est rien. La vraie légende de l’empire, Béranger l’a faite, il y a longtemps, dans les Souvenirs du Peuple. Depuis, il n’a plus retrouvé cette veine. Ses morceaux actuels ressemblent trop à des thèmes de rhétorique, et, même en étant si courts, ils sont longs encore quelquefois, parce que l’inspiration vraie a manqué. De toutes ces Dernières Chansons il n’en est qu’une peut-être d’une franche venue, et qui aurait eu sans doute autant de fortune que les premières, si elle eût été publiée au moment voulu : c’est celle des Tambours, cette vive et piquante parodie de la révolution de février. Les Tambours auraient eu, selon toute apparence, plus de succès et autant de valeur politique que la lettre par laquelle Béranger envoyait à l’assemblée sa démission de représentant ; mais publier cette spirituelle boutade eût été chose grave : il aurait fallu cesser d’être l’idole aux yeux des maîtres d’alors pour rester simplement l’homme de bon sens. Et voilà comment la chanson des Tambours, au lieu d’avoir sa place dans notre histoire, comme tant d’autres, n’est plus aujourd’hui qu’un trait rétrospectif lancé contre une révolution morte. Il est vrai que les tambours sont de tous les temps.

Les Dernières Chansons ne montrent donc pas Béranger sous un nouveau jour ; elles le montrent encore après tout tel qu’il a été pendant toute sa vie. Qu’on ne s’y trompe pas en effet, sauf la jeunesse du talent et les écarts d’une verve trop libre, sauf ce prestige des circonstances et d’une popularité passagère, le vrai, l’ancien Béranger est là. Au fond, Béranger fut toujours un esprit plus fin qu’élevé. Il a été le poète du plaisir et d’une certaine philosophie modérée ; il ne va pas au-delà. Il y a des manières de peindre l’amour et tous les sentimens de l’âme humaine qui lui semblent entièrement étrangères. L’idéal est absent dans ses premières chansons aussi bien que dans les dernières, à moins qu’on ne le cherche dans le goût de la retraite et d’une vie modeste. Béranger a-t-il été politiquement le poète de la liberté ? On l’a dit, il l’a cru lui-même sans doute, et ce serait, à vrai dire, la seule façon d’expliquer cette immense renommée. C’est cependant une erreur. La liberté n’était tout au plus pour Béranger que le droit de fronder et de chansonner les pouvoirs qu’il n’aimait pas ; ce qu’il voulait, c’était surtout l’absence de tout privilège dans la société. M. Savinien Lapointe rapporte dans son livre une conversation où Béranger traçait toute une théorie politique. — La liberté pour le peuple, selon l’auteur du Marquis de Carabas, c’est l’égalité, c’est le bien-être ; mais comment trente-six millions d’hommes s’entendront-ils ? Ils ne le peuvent qu’en allant vers le pouvoir assez intelligent pour comprendre cette situation. De là pour le peuple et pour le pouvoir la nécessité d’un rapprochement. Il faut à la démocratie un organisateur ; « l’ordre dans l’égalité, » voilà le système qui se retrouve après tout en germe dans la dernière préface du chansonnier. C’est ce qui explique comment Béranger s’est toujours senti une piété singulière pour Napoléon ; il a chanté l’empereur non-seulement pour ses malheurs et pour ses défaites, mais encore parce qu’il fut l’organisateur de la démocratie. Il est vrai que le poète ajoute aujourd’hui qu’il a chanté l’homme, non le souverain : simple manière de s’entendre avec lui-même et de ne pas se brouiller avec la république en restant d’accord avec l’image impériale. Béranger a eu souvent dans sa vie de ces façons de tout arranger. Il chansonne la révolution de février, et il garde sa spirituelle vengeance en portefeuille. Il décoche plus d’un trait acéré contre les utopies modernes, et il adresse en même temps un hymne à l’Idée. Sait-on la raison de ces contradictions ? C’est que Béranger, en possession d’une grande gloire, a voulu la garder jusqu’au bout et ne point brusquer cette popularité si habilement conquise. Et sait-on aussi l’explication de cette gloire ? Elle est moins dans le talent du poète que dans sa conduite. C’est que Béranger, avec un instinct sûr et modeste, a su se mettre à l’abri des variations de la fortune. Tout ce que les hommes envient, il a pu l’avoir, et il ne l’a pas voulu ; il a pu, lui aussi, être dans des gouvernemens provisoires ou dans des ministères : il s’y est refusé. Ce désintéressement, qui était dans son goût, a été sa vertu. Il a su conduire sa vie, et c’est ainsi qu’il est arrivé jusqu’au bout, plus heureux que bien des poètes qui lui étaient supérieurs en génie ; c’est ainsi qu’il s’est vu élevé par son siècle a la plus haute renommée, avec un talent dont l’influence a été souvent funeste, et qui ne peut désormais que reprendre son niveau à mesure que le prestige des circonstances s’évanouira. Et qui sait si ces Dernières Chansons n’aideront pas à mieux juger Béranger en le ramenant à ce niveau plus modeste et plus vrai ? ch. de mazade.




AVÈNEMENT AU TRÔNE DE L’EMPEREUR NICOLAS, ouvrage rédigé d’après l’ordre d’Alexandre II, par M. le secrétaire d’état baron de Korf. — On n’avait pas attendu la mort de l’empereur Nicolas pour écrire l’histoire de son règne. Il y a une dizaine d’années déjà, un écrivain russe, M. Oustrialof, en racontait la première moitié, et vers cette époque aussi on voyait paraître plusieurs relations de la même période dues à des plumes étrangères. La plupart de ces ouvrages ne sont que de fades panégyriques ou des satires sanglantes sans aucune valeur littéraire. Cela est fort naturel ; il est certain que même aujourd’hui le moment de raconter le règne du dernier souverain de Russie n’est pas tout à fait venu. Pour bien juger l’empereur Nicolas, il faut attendre l’apaisement des passions qui s’agitent encore autour de sa tombe ; il faut attendre aussi que les résultats de la politique nouvelle suivie par le gouvernement russe ait mis en lumière les avantages ou les défauts de l’ancienne. À défaut de l’histoire, il y a place néanmoins pour certains documens destinés à la préparer, et c’est dans cette catégorie que figure l’ouvrage dont nous voudrions dire ici quelques mots. Les événemens qui ont ouvert le règne de l’empereur Nicolas avaient été particulièrement défigurés jusqu’ici par les historiens, faute de renseignemens suffisans sur les causes qui les ont amenés. On savait cependant en Russie qu’un récit détaillé de l’insurrection qui faillit renverser le pouvoir encore mal affermi de l’empereur Nicolas avait été rédigé d’après les ordres du jeune grand-duc Alexandre, le souverain actuel ; mais ce document, qui ne s’adressait qu’à la famille impériale, était resté inconnu du public. La réserve que l’on avait cru devoir observer à cet égard étant contraire aux principes politiques dont le gouvernement russe paraît se rapprocher de plus en plus, l’auteur de cette relation vient d’être autorisé à la mettre au jour, et même à y joindre plusieurs pièces justificatives qui sont empruntées à la correspondance des membres de la famille impériale. C’est donc d’un recueil de documens, nous le répétons, qu’il s’agit, mais c’est à ce titre précisément que l’ouvrage de M. de Korf mérite notre attention.

La première partie de ce livre est consacrée à l’exposé des circonstances qui entourèrent la déchéance du grand-duc Constantin, frère de l’empereur défunt et son successeur légitime. L’auteur nous fait pénétrer, à cette occasion, dans l’intimité de la famille impériale. Il nous montre la paix et la concorde domestiques régnant autour de l’empereur Alexandre. On est fondé à croire cependant que ce prince n’avait pas toujours à se louer de ses rapports avec le grand-duc Constantin, alors vice-roi de Pologne. Si à Pétersbourg Alexandre ne trouvait que soumission et déférence, rencontrait-il toujours les mêmes dispositions à Varsovie ? Il est permis d’en douter, et ce qui justifie ce doute, c’est la précaution même avec laquelle Alexandre prépara bien avant sa mort la déchéance de son frère. On sait que Constantin ne rappelait que trop l’empereur Paul, de funeste mémoire. L’empereur Alexandre devait donc chercher avec empressement à l’éloigner du trône ; mais il ne pouvait mener à bien cette détermination qu’en usant de la plus extrême prudence, et c’est ce qui ressort de la relation aujourd’hui publiée. Avant même que le grand-duc eût répudié sa femme, la princesse Anne de Cobourg, pour épouser en secret une Polonaise, l’empereur Alexandre avait déclaré confidentiellement au grand-duc Nicolas que leur frère Constantin ayant une antipathie innée pour le pouvoir, ce serait lui, Nicolas, qui pourrait bien être appelé à régner un jour. Aussitôt que le grand-duc Constantin annonça son divorce, parut un manifeste statuant que les membres de la famille impériale qui s’unissaient en mariage à des personnes non issues d’une maison régnante ou souveraine ne pourraient transmettre leurs droits aux enfans nés de ce mariage. Cette déclaration était significative, et Constantin ne s’y trompa point. À partir de ce moment, il commença à rendre des honneurs extraordinaires à son frère Nicolas ; mais le ton qu’il prenait avec lui dans ces occasions laisse percer la nature des sentimens qui l’animaient en secret. Lorsque le grand-duc Nicolas lui faisait quelques observations, Constantin lui répondait ironiquement qu’il honorait en lui le tsar de Mioliki. Ce nom était celui de la ville où saint Nicolas, le patron du jeune grand-duc, avait été évêque. L’auteur russe affirme que Constantin employait constamment ce surnom bizarre pour désigner son frère. Plus tard, étant à Pétersbourg, Constantin communiqua, toujours suivant la relation de M. de Korf, à sa mère et à sa sœur la grande-duchesse de Weimar, en présence du grand-duc Michel, la résolution qu’il avait prise de renoncer au trône, et quelques jours après cette confidence, il fit part de sa détermination à l’empereur Alexandre dans une lettre officielle. Cependant il est bon de dire que cette pièce importante n’avait rien de spontané ; elle avait été préalablement soumise au chef de la famille impériale et même retouchée de sa propre main. Quelque formelle que fût cette démarche, elle restait sans valeur légale tant que l’empereur ne l’aurait point sanctionnée par un acte spécial-La réponse qu’Alexandre adressa à son frère ne fait aucune mention d’un pareil acte ; il fut rédigé l’année suivante par l’archevêque Philarète de Moscou et copié par le prince Alexandre Galitsin, chancelier de l’empire et ami de l’empereur ; on en déposa trois exemplaires à Pétersbourg : l’un au conseil de l’empire, l’autre au sénat, et le dernier au synode. L’archevêque en plaça un quatrième dans le tabernacle de la cathédrale de Moscou ; mais tous ces plis étaient cachetés du sceau impérial et portaient une inscription de la main de l’empereur, qui ordonnait de ne les ouvrir qu’après sa mort. Trois personnes seulement en connaissaient le contenu ; le public et même les premiers dignitaires de l’empire l’ignoraient complètement. Bien mieux, le grand-duc Constantin et le grand-duc Nicolas n’en avaient pas été informés. Nous ne suivrons pas l’auteur dans le récit qu’il donne de l’insurrection de 1825, et qui forme la seconde partie de son livre. Il nous suffira de dire qu’il donne sur ce grave événement des détails très précis, et de lui adresser quelques observations sur les sentimens et l’attitude qu’il prête aux chefs de ce mouvement séditieux et aux soldats qu’ils avaient entraînés. On peut blâmer sans doute l’opportunité de cette révolte ; mais les hommes qui la provoquèrent ne sont assurément pas, comme l’auteur semble l’insinuer, des ambitieux perdus de débauche, des Catilina au petit pied. La plupart d’entre eux appartenaient par leur naissance et leur éducation à l’élite de la société russe, et la courageuse résignation avec laquelle ils ont, à peu d’exceptions près, supporté les terribles conséquences de leur défaite commande le respect. Ils se trompaient sans doute, une constitution n’était point ce qu’il fallait à la Russie. Le spectacle que les corps délibérans du pays, le sénat et le conseil de l’empire présentèrent pendant les quinze jours d’interrègne qui suivirent la mort d’Alexandre donne la mesure de leur capacité politique. Un pays ne passe point en quelques heures d’un régime comme celui qui est imposé à la Russie depuis des siècles au plein exercice de ses forces ; mais les insurgés du là décembre n’en étaient pas moins dignes d’intérêt, et le souverain qui règne aujourd’hui sur l’empire n’a pas hésité à le reconnaître. En effet, dès le lendemain de son avènement, Alexandre II s’est empressé de rappeler tous ceux d’entre les insurgés de décembre qui avaient survécu à leurs compagnons d’exil[1].



H. DELAVEAU.


V. DE MARS.


  1. En constatant l’intérêt de la narration de M. de Korf, nous ne saurions omettre d’ajouter que la version française de ce livre n’est point irréprochable. Nous n’y relevons pas quelques locutions impropres ; mais comment passer sous silence une phrase qui pourrait compromettre singulièrement les connaissances historiques de l’auteur aux yeux du public français ? On trouve dans ce récit qu’au moment où l’empereur Nicolas marchait contre les insurgés, son fils le grand-duc Alexandre, alors enfant, s’amusait à colorier une estampe qui représentait Alexandre de Macédoine franchissant le Rubicon. Comme on pourrait imputer cette erreur à M. le baron de Korf, nous nous sommes empressé de recourir au texte russe, et nous avons reconnu qu’elle ne lui appartient pas : c’est le fait du traducteur.