Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1869

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Chronique n° 902
14 novembre 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1869.

Il faut pourtant que ce grand pays de France, si prompt à s’enflammer, si facile à berner, sache bien où il en est et ce qu’on lui prépare. Rien au monde n’est mieux fait pour l’instruire que tout ce qui se passe à Paris depuis quelques semaines. C’est un spectacle rare, qui n’est point précisément tragique, quoiqu’il puisse le devenir, qui n’est pas tout à fait comique, quoiqu’il ne soit guère sérieux, qui ressemble à un rêve lamentable et grotesque, quelque chose comme une scène de Callot avec des enluminures modernes.

Nous avions devant nous une échéance fixe, le 29 novembre, jour où le corps législatif doit se réunir pour rentrer en pleine possession des droits qui lui ont été rendus. Que cette convocation des chambres eût été tardivement décidée, soit par un faux calcul ministériel, soit plus probablement par suite de la maladie de l’empereur, peu importait pour le moment. La date n’était pas moins acquise. Là, en plein parlement, toutes les opinions pouvaient se donner rendez-vous avec la garantie désormais certaine d’une discussion libre. Toutes les questions qui agitent le pays devaient être naturellement reprises avec la chance d’être sérieusement débattues par une assemblée en goût d’indépendance. C’était l’épreuve inévitable et prochaine du régime nouveau ; mais il fallait d’abord arriver au 29 novembre. Comment passer ces quelques jours ? La manifestation du 26 octobre, après son fameux succès, était déjà tombée dans un oubli aussi profond que mérité. Les nouvelles élections de Paris sont venues pour occuper l’attention ; elles ont été fixées au 21 novembre. Avant la grande pièce, la petite pièce. Le gouvernement, avec une perspicacité que nous ne prétendons pas méconnaître, a compté sans doute sur les irréconciliables de haut goût pour jouer son jeu et pour amuser le tapis ; il ne s’est pas trompé. Les irréconciliables n’ont pas manqué de se précipiter sur cette occasion nouvelle de montrer ce qu’ils étaient capables de dire et de faire ; ils sont entrés en scène avec un furieux ensemble, de sorte que depuis quelques jours, sous prétexte de polémiques électorales et de réunions publiques, Paris a sous les yeux la parade révolutionnaire complète. Paris assiste au défilé fantasque de tous les écloppés de la politique, de tous les revenans, de tous les cerveaux creux, de toutes les vanités maladives se donnant comme la tête de la civilisation. L’exhibition est aussi variée qu’étourdissante ; elle réunit tous les types connus ou inconnus, et, par un effet naturel de cette fièvre à laquelle certains esprits ne résistent pas, il faut nécessairement aller de plus fort en plus fort. Que sont les élus de l’été dernier ? Ils ne comptent déjà plus. M. Gambetta lui-même est outragé ni plus ni moins que M. Jules Simon et M. Pelletan au boulevard de Clichy. M. Gambetta, l’irréconciliable de juin, passe pour un « réconcilié » en novembre, et on lui montre galamment le poing. Il faut des candidats plus parfaits. Au besoin, on ira les chercher dans l’émigration, à Londres, en Hollande ou en Belgique. Les plus vieux seront les plus neufs. Ceux qui crieront le plus haut seront les mieux écoutés ; ceux qui promettront la république pour demain passeront naturellement avant ceux qui ne la garantiront que pour après-demain. Hier encore on pouvait prêter serment, aujourd’hui ce n’est plus de mise, ce n’est plus bien porté parmi les militans du radicalisme ; pas de transaction, il faut sonner la trompette pour monter à l’assaut. Le gouvernement cependant ne dit rien, il sort à peine de sa quiétude par la voix de quelque commissaire de police égaré dans un club. La population paisible se demande avec étonnement ce que tout cela signifie ; et en fin de compte, si l’on n’y prend garde, Paris, la capitale de la France, la reine du monde, marche vers le ridicule le plus caractérisé et le plus triste que puisse encourir une ville intelligente et fière, celui de se laisser imposer une représentation dont la fleur est pour le moment un pamphlétaire qui personnifie la calembredaine radicale et socialiste devant les spectateurs ébahis des réunions populaires.

Tout n’est pas dit encore, nous en convenons ; le tour n’est pas fait ; il y a huit jours d’ici aux élections, et il n’est point impossible que la population parisienne, revenue de son ébahissement, saisie à la dernière heure d’une révolte de bon sens, ne déjoue tous les calculs. Il y a un peu partout des apparences significatives. M. Pouyer-Quertier, le vaincu de Rouen, trouve comme candidat des partisans dans la troisième circonscription de Paris. Il n’est plus question ici de liberté commerciale ou de protection. M. Pouyer-Quertier est évidemment adopté pour son indépendance et son importance de grand industriel, pour ses idées modérées, comme représentant le progrès politique sans révolution. Dans la quatrième circonscription, un avocat de talent et d’expérience, M. Allou, a montré du courage en allant aux réunions publiques, en maintenant l’autorité des opinions libérales au milieu de toutes les bruyantes contestations, en faisant face au radicalisme révolutionnaire. Même dans la première circonscription, on commence à se troubler, on va chercher le vieux nom de M. Carnot, vaincu au mois de juin, pour l’opposer à M. Rochefort, resté jusqu’ici le candidat unique, le souverain incontesté de la gaudriole politique. Nous ne méconnaissons pas la valeur de ces signes qui peuvent s’accentuer encore, et qui dans tous les cas laissent évidemment entrevoir au fond de la population parisienne un travail de résistance. Il n’est pas moins certain que jusqu’à présent ce sont les candidatures violentes, les candidatures à tout brouiller ou à tout casser qui ont le haut bout, qui se promènent dans les réunions populaires, devenues les théâtres forains de toutes les ambitions, de toutes les vanités. Des candidatures, il y en a de toute sorte et pour tous les goûts ; il y en a de sérieuses et il y en a de comiques. En fait de candidats, il y a les vieux et les jeunes, les socialistes et les jacobins, les assermentés et les insermentés, tout ce qu’on a pu trouver de mieux comme nouveauté, M. Ledru-Rollin, M. Félix Pyat, M. Barbes et M. Tapon-Fougas. Une candidature assez comique par exemple, avec toutes les prétentions possibles au sérieux, c’est la candidature ambulatoire de M. Crémieux, l’ancien membre du gouvernement provisoire de 1848. M. Crémieux est une âme en peine qui cherche une enveloppe de député. Il a eu des malheurs cet été dans la Drôme, il en a aujourd’hui à Paris. Il passe son temps à se promener dans les réunions et à conter les histoires de 1848 ou à se plaindre des chagrins qu’on lui cause. Il avait planté sa tente dans la quatrième circonscription lorsqu’on lui fait signe de la troisième circonscription, et il accourt, toujours avec ses réminiscences de 1848 ; mais là, le malheureux, il voit tout à coup se lever devant lui la candidature insermentée de M. Ledru-Rollin, aventure d’autant plus burlesque que M. Ledru-Rollin avait fait un chassé-croisé à peu près pareil. Que lui veut-on avec M. Ledru-Rollin ? C’est son ami, l’un et l’autre ne font qu’un ; il est impossible qu’on jette cette pierre sur son chemin. D’ailleurs M. Ledru-Rollin lie peut pas venir à la chambre ; il est condamné, il est insermenté. C’est une manifestation qu’on veut faire, dit-on. « Ah çà ! s’écrie piteusement M. Crémieux, mais je ne suis donc rien dans vos rangs ? le nom de Crémieux est donc éteint au milieu de vous ? » Ainsi il se lamente bien justement, défendant ses droits de « vétéran de la liberté, » de promulgateur du suffrage universel, qui est « son œuvre, » — car le suffrage universel, à ce qu’il paraît, a plusieurs pères qui le revendiquent comme leur ouvrage ; mais M. Crémieux n’a pas moins toujours devant lui et contre lui M. Ledru-Rollin l’insermenté, sans parler de M. Rouyer-Quertier l’assermenté, qui deviendra probablement le concurrent redoutable, et sans compter encore M. le Dr  Tony Moilin, qui a inventé pour l’usage du public un socialisme d’une nouvelle espèce tout à fait efficace.

C’est M. Ledru-Rollin qui a causé les ennuis de M. Crémieux sans le savoir ; — et l’ancien ministre de l’intérieur de 1848 a-t-il lui-même un rôle bien plus sérieux ? Que M. Ledru-Rollin ait été un orateur véhément, un tribun passionné, qu’il n’ait pas fait tout le mal qu’il pouvait faire lorsqu’une révolution l’a jeté au pouvoir, c’est possible ; il est certainement dans tous les cas, comme homme public, le modèle de ceux qui sont la proie de leur parti et qui disent ce mot qu’on lui a attribué : « il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef. » Il est de plus la preuve vivante de cette triste vérité, que l’exil est un de ces malheurs qui n’enseignent rien. Le fait est que, depuis le jour où ce nouveau mouvement électoral s’est déclaré, M. Ledru-Rollin semble avoir flotté à tous les vents, tantôt se montrant disposé à prêter le serment voulu pour se présenter dans une circonscription de Paris, tantôt hésitant, puis se laissant pousser à la candidature comme insermenté, et finissant par un manifeste qui n’est qu’une puérilité prétentieuse, s’il n’est pas la marque d’un grand orgueil, s’il ne signifie pas que l’ancien membre du gouvernement provisoire de février aurait grande envie de rentrer en France, mais qu’il ne peut revenir comme tout le monde, qu’il faut pour le rappeler une manifestation souveraine du peuple.

Quelle idée particulière M. Ledru-Rollin a-t-il voulu exprimer dans son manifeste ? Il a beau s’embarrasser dans des théories d’anthropologie pour plaire sans doute à quelques écoles nouvelles, il ne réussit à rien dii^e, ou plutôt c’est toujours le vieil homme. Il en est encore à 1847 ; il se fait l’illusion qu’il a été le principal auteur de la révolution de février, parce que vers cette époque, dans un banquet, il refusait de porter un toast au roi Louis-Philippe. Toujours le demi-dieu démocratique ne procédant que par les plus grands coups, renversant une monarchie pour avoir refusé de porter un toast, menaçant aujourd’hui l’empire par un refus de serment ! M. Ledru-Rollin se complaît dans ces assimilations, dans ces souvenirs, et, en parlant des banquets de 1847, il a le mauvais goût de laisser échapper de sa plume une épithète malveillante à l’égard d’un homme réfugié aujourd’hui dans la dignité d’une vieillesse respectée, comme si d’ailleurs, en fait de sonorité et de pompe, le tribun de 1848 cédait la prééminence à qui que ce soit. M. Ledru-Rollin a un tact si parfait, un sentiment si juste des circonstances et de la marche des choses, qu’il en est pour le moment à se déchaîner dans son manifeste contre le régime constitutionnel, contre le parlementarisme ! Le parlementarisme, c’est l’ennemi, c’est lui qui est l’oppresseur depuis cinquante ans, qui a empêché la marche triomphale de la révolution, c’est lui qu’il faut surveiller comme le dangereux héritier présomptif de « l’empire qui s’éteint. » M. Ledru-Rollin se déclare l’adversaire rétrospectif de la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe, même de la république du général Cavaignac, tout autant que de l’empire libéral ou autoritaire ; mais alors qui pourra dire ce que veut le candidat insermenté de la troisième circonscription ? S’il ne veut pas de la d’une représentation nationale élue par le suffrage universel, délibérant avec indépendance et autorité, quel est son idéal politique ? Demande-t-il par hasard aux électeurs parisiens de faire un 10 août, puisque c’est là son mot, pour le transformer en chef d’un comité de salut public ? Par le fait, une candidature ainsi posée, commentée par un tel manifeste, n’est plus qu’un de ces actes vainement retentissans qui ne conduisent à rien, et M. Ledru-Rollin le sent si bien lui-même qu’il a refusé obstinément jusqu’à ces jours derniers de venir appuyer de sa présence sa profession de foi d’insermenté. C’est une diversion agitatrice, voilà tout ; c’est une tentative d’effraction à distance, à travers la Manche. L’ancien membre du gouvernement provisoire s’est trompé, il a cru qu’il n" avait qu’à parler, à donner un signal ; il n’a pas vu qu’une candidature engagée de cette façon ne représentait plus que les perplexités de son esprit, placé entre l’ennui de ne rien faire et la crainte de frapper un coup dans le vide. Toujours est-il que son intervention, gauchement combinée, tout en causant des chagrins à M. Crémieux, n’aura pas peu contribué sans doute à jeter la confusion dans les élections actuelles, en faisant passer les clubs parisiens par toutes les alternatives de l’attente et de la déception. On en est aujourd’hui, si nous ne nous trompons, à la déception. Nous n’aurons donc pas M. Ledru-RoIlin, qui a vu déjà se tourner contre lui la fraction la plus sensée de son parti ; mais nous avons du moins M. Henri Rochefort, devenu tout à coup un personnage démocratique, un candidat presque inviolable, et c’est assurément aussi curieux que l’apparition de l’insermenté de Londres. Comment la chose est-elle arrivée ? Ce sera probablement un des problèmes de l’histoire, si l’histoire veut bien s’occuper de nos sérieux enfantillages.

Il y avait une fois un jeune écrivain qui ne manquait certainement ni d’esprit ni de verve ; il excellait à jouer sur les mots et tournait le sarcasme avec un mélange de bonne grâce et d’âpreté. 11 parlait légèrement, quelquefois grossièrement de tout, même des choses les plus sérieuses, et il avait ce genre de résolution qui ne s’arrête devant rien, lorsque la fantaisie lui venait un jour de faire un pamphlet où il ne ménageait ni les dieux ni les hommes ; ce fut assez pour en faire un personnage, puis un condamné pour délit de presse, puis un émigré volontaire, puis un candidat à la députation. Le malheur de M. Henri Rochefort depuis ce moment a été de se prendre au sérieux, de se croire un politique parce qu’il a été maltraité par la justice, de se croire passé maître en radicalisme parce qu’il a poussé aussi loin que possible la violence injurieuse, et de se griser des turbulens succès qu’on lui a ménagés. M, Henri Rochefort n’est ni un politique ni un radical, c’est tout simplement aujourd’hui l’enfant gâté d’une certaine curiosité populaire, et, pour dire mieux, c’est l’inconnu qu’on cherche en lui. On ne ^ait ni ce qu’il est ni ce qu’il sera, raison de plus pour le vouloir comme député dans ce royaume des Folies-Belleville où il ne peut plus paraître désormais sans avoir le désagrément d’être acclamé comme un empereur de fantaisie. Populus a de ces engouemens, il se crée volontiers de ces fétiches dont il s’amuse en attendant de les briser, et, s’il aime aussi que ses fétiches lui obéissent, qu’à cela ne tienne ! M. Rochefort est tout prêt, on n’a qu’à parler. Faut-il démolir le corps législatif rien qu’en y entrant, ou mettre l’empire en accusation à la première parole, ou descendre dans la rue à la première résistance des pouvoirs organisés ? faut-il prêter un serment, deux sermens, accepter le mandat impératif, s’engager à consulter chaque jour les électeurs pour recevoir d’eux le mot d’ordre ? Tout cela se fera, ce sera fort gai, et, si on fait des sottises, on les fera ensemble. Faut-il trancher la question sociale, abolir la misère et le prolétariat ? Rien de plus simple, dix minutes suffiront, et au besoin le candidat rédigera des consultations sur l’industrie minière, qu’il assaisonnera de calembours. Faut-il refuser le budget, tout en se promettant bien de réclamer ses appointemens, supprimer l’armée, la magistrature, l’administration ? Ce sont choses trop naturelles. Quoi encore ! Si on lui demandait un peu de bon sens, le candidat de la première circonscription serait capable de songer à s’en procurer, rien que pour obéir au peuple souverain ; mais on n’est pas si exigeant aux Folies-Belleville. Il suffit de déraisonner en famille sur la république, sur le socialisme, sur l’expropriation à bref délai des industries après la révolution, sur Pharamond et la loi salique, qui interdit à l’impératrice de se mêler des affaires de l’état. Notez ceci, que nous n’inventons pas : l’univers en ce moment a les yeux fixés sur la France, la France a les yeux fixés sur Paris, Paris à son tour contemple la première circonscription, la première circonscription n’a de regards que pour M. Henri Rochefort, — d’où il suit que tout est suspendu au froncement de sourcils de l’auteur de la Lanterne. C’est le commissionnaire du peuple, le factotum de la démocratie ; il va en Angleterre chercher Ledru-Rollin, qui l’éconduit le mieux du monde, il revient à Paris recommencer les discours qu’il a déjà faits. Et c’est ainsi que les choses se passent tous les jours, depuis deux semaines, entre huit heures et onze heures du soir, dans quelques coins de cette ville dont le génie a rayonné sur le monde. Écartons ce qu’il y a de plaisant, de tristement plaisant, dans ces réunions où s’élaborent les candidatures radicales. Au fond, ce mouvement de démocratie extrême, tel qu’il se dessine à la pleine lumière, a des caractères graves qui jurent étrangement avec ses prétentions. C’est une tentative désespérée pour dénaturer et confisquer un travail d’affranchissement intérieur commencé au nom de la liberté, pour faire d’un réveil puissant d’opinion une victoire pour toutes les idées révolutionnaires, pour la coalition nouvelle du jacobinisme et du socialisme. Ce n’est même pas une protestation saisissable contre le 2 décembre, chose qui pourrait se comprendre ; la plupart de ceux qu’on présente comme les personnifications vivantes de cette protestation n’ont point été les victimes du 2 décembre. L’un a été condamné pour la journée du 15 mai 1848, d’autres pour la journée du 13 juin 1849, tous pour des attaques contre la souveraineté nationale, contre la république elle-même. C’est justement ces dates qu’on veut réhabiliter tout aussi bien que les journées de juin, dont on revendique aujourd’hui hautement l’honneur, et qu’il n’est plus même permis d’attribuer à des menées bonapartistes, comme on le faisait naguère. C’est en un mot une représaille de toutes les défaites révolutionnaires, et en vérité, si Robespierre n’avait pas succombé au 9 thermidor, s’il eût été seulement exilé et s’il vivait encore, rien n’empêcherait qu’on ne le présentât aux électeurs parisiens comme une protestation contre le 2 décembre.

Vue de près, cette agitation radicale, dans ses inspirations, dans ses procédés, sue la dictature. Le manifeste de M. Ledru-Rollin lui-même, qu’est-ce autre chose qu’un programme de gouvernement dictatorial ? Que signifient ces comités qui délibèrent en secret, qui imposent des candidats, ces réunions où les plus simples contestations sont étouffées, ces discours où l’on proclame la république sans se demander si elle sera ratiliée par l’opinion uninerselle, ces plans de réorganisation sociale par voie d’autorité sommaire ? C’est la dictature sous toutes les formes. La liberté, qu’on invoque, n’est qu’un mot de passe pour aller à un but qu’on ne dissimule même plus, et ce n’est pas seulement le dédain de la liberté qui est dans tout cela ; il y a au fond un grand mépris du peuple qu’on met toujours en scène, mépris profond, si on joue la comédie avec cette population des clubs qui est invariablement la même, plus profond encore, si en croyant s’adresser au vrai peuple on lui parle ce langage. Au lieu de l’élever à l’intelligence de son rôle et de sa situation, on l’avilit par l’adulation, on le flatte dans ses passions et dans ses plus dangereux instincts. On se fait les « chambellans du peuple, » selon le mot d’un journal démocratique qui sûrement n’a jamais dit plus vrai que ce jour-là. Au lieu de lui montrer les progrès sérieux, pratiques, auxquels tout le monde doit concourir franchement, énergiquement, on fait luire à ses j’eux des promesses qu’il ne dépend de personne de réaliser. Au lieu de lui dire la vérité virilement, on lui parle comme à un despote qui peut se passer ses fantaisies et donner des mots d’ordre.

On irrite ses convoitises pour s’en faire une arme, on se sert de lui et on ne le sert pas ; on le grise d’une souveraineté qu’on se promet d’exercer pour lui, on le provoque à des violences dont il sera le premier à souffrir. Entre les murs enfumés d’un club de Paris, on lui persuade qu’il donne l’impulsion à la province, disposée à marcher avec lui, qu’il fait l’admiration du monde, prêt à suivre son exemple en proclamant la république universelle. La province, il est bien certain qu’elle commence à se lasser de ces spectacles bizarres, qu’elle ressent plus de défiance que d’enthousiasme, et que, si elle veut être libre, elle n’est nullement disposée à voir la liberté dans toutes les révolutions qu’on lui promet ; mais là où l’illusion est grande à coup sûr, c’est lorsqu’on se figure qu’une explosion à Paris provoquerait des mouvemeps semblables dans tous les pays. C’était possible en 1848, à une époque où l’ancien régime était encore debout en Europe, où les instincts de progrès et de nationalité étaient partout comprimés. Aujourd’hui tout est changé : la Prusse est sur le chemin des grandeurs ; l’Italie, malgré ses embarras, a l’indépendance et les institutions les plus larges ; l’Autriche elle-même est entrée dans une voie libérale. Ce ne serait pas la république universelle, comme on le disait l’autre jour pour donner une signification ambitieuse à l’élection de M. Ledru-Rollin, ce serait plus probablement la France isolée, laissée à elle-même, peu imitée et réduite à se débattre seule dans ses convulsions. Pour tout dire enfin, si en ce moment la France, le monde, ont les yeux sur Paris, ce n’est pas précisément pour attendre un signal, c’est pour savoir si Paris gardera au moins le bon sens, ou se donnera un ridicule en compromettant singulièrement son influence de ville souveraine et intelligente.

Ainsi le caprice des multitudes faisant et défaisant des popularités de hasard, des déchaînemens de parole, des fanatismes de toute sorte, des ressentimens implacables, des exhumations et des parodies révolutionnaires, des menaces de dictature se déguisant à peine sous des promesses de république, voilà ce que c’est que cette agitation radicale qui se déploie sans contrainte depuis quelques semaines, et voilà aussi ce qui fait qu’elle est profondément distincte de cet autre mouvement dont la liberté a été l’unique inspiration, auquel le pays tout entier s’est associé, qui a pénétré jusque dans le corps’législatif. Le radicalisme révolutionnaire se donne pour l’expression la plus complète de ce réveil public ; il en est la contradiction et le danger. On voit aujourd’hui de quel intérêt il serait que tous les élémens libéraux qui ont concouru au mouvement national de ces dernières années en vinssent à se grouper, à prendre corps, à former un parti ; c’est parce que ce parti, force immense et disséminée, ne s’organise pas, ne fait pas acte de vie et d’initiative, que ce qui se passe à Paris depuis quelques jours a pu arriver. Le radicalisme a eu le champ libre ; on a été surpris, on n’a su à qui s’adresser ni de quel côté se tourner, et ce n’est qu’après des hésitations de toute sorte qu’on s’est mis à chercher à tâtons des candidats, qu’on s’est décidé à engager une lutte dont l’issue n’est douteuse que parce qu’on s’y est mis trop tard. Nul à coup sûr n’est maître des événeraens, toute la question est de savoir si le libéralisme veut toujours être surpris, et se voir ravir la victoire par des adversaires hardis, qui se trouvent toujours prêts quant à eux ; mais où est ce parti, demendera-t-on, de qui se compose-t-il ? Ce n’est pas, selon nous, bien difficile à dire. Ce parti, il se compose de tous ceux qui mettent la liberté, la liberté vraie et réelle, au-dessus de tout, qui ont assez de patriotisme pour ne la faire dépendre ni d’un mot ni d’une forme, de tous ceux qui ne veulent, comme on l’a dit justement, ni des dictatures d’en haut, ni des dictatures d’en bas, qui sont convaincus qu’un pays ne marche point par des coups de théâtre, par des révolutions conduisant tout droit à des réactions nouvelles, qui croient enfin que la paix publique est la première condition et la garantie de tous les progrès. Ce parti, c’est le parti de la souveraineté nationale, incontestée désormais, respectée de tous les côtés, se manifestant régulièrement, légalement. Il y aura bien des nuances, il y aura des scissions et des divisions ; mais est-ce qu’il n’y a pas d’abord toute une situation à régulariser et à développer ? Est-ce qu’il n’y a pas à s’affermir sur le terrain conquis et à dégager les conséquences de ce qui a été fait ? N’y a-t-il pas, pour tout dire, à créer des conditions telles que la liberté ne soit pas le perpétuel enjeu des coups de force qui envahissent la politique.

C’est là l’œuvre première d’un parti sincèrement, sérieusement libéral ; et le gouvernement lui-même n’est-il pas intéressé à ce qu’un tel parti se forme, atteste sa vitalité et son ascendant ? C’est bon pour un instant de se dire spirituellement qu’on est une société d’assurances qui ne craint pas les sinistres, de se reposer dans un calme imperturbable sans paraître se douter de la gravité des choses. Avec cette provision d’optimisme et de sagesse au jour le jour, on ne va pas bien loin. Quelle est, à l’heure où nous sommes, la force relative du gouvernement ? C’est tout ce bruit révolutionnaire qui se fait, toute cette agitation radicale qui finit par intimider, par glacer les intérêts en propageant la crainte de perturbations nouvelles. C’est là la force la plus effective du gouvernement. Quelle est sa faiblesse réelle ? C’est qu’il n’y a point encore un parti organisé, actif, représentant ces idées libérales qui ont reçu une satisfaction encore incomplète, il est vrai, mais assez sérieuse pour qu’on puisse dire désormais que le reste est l’affaire du pays. Si le gouvernement gardait l’arrière-pensée de revenir sur ses pas, il pourrait se réjouir sans doute des violences des uns, qui lui font la partie si belle, et de l’absence d’une force libérale régulière propre à le contenir d’un autre côté ; mais il ne peut plus songer à un mouvement en arrière, et c’est le lendemain d’une victoire sur les révolutionnaires qu’il sentirait le plus sa faiblesse et son isolement, faute d’un parti assez puissant et assez éclairé pour rassurer tous les instincts libéraux. La première conséquence nécessaire de la réunion prochaine du corps législatif, c’est donc que le changement de politique qui s’est accompli prenne une forme saisissable aux yeux du pays, non-seulement par des projets de loi, chose toujours un peu abstraite, mais par une représentation plus visible de cet ordre nouveau. Quant à nous, nous considérerions comme un progrès, comme une garantie de la situation nouvelle, que dès l’ouverture du parlement il se formât un ministère composé de ceux qui ont déterminé les récentes réformes constitutionnelles, en même temps que d’un autre côté, par une déférence due à son nom et à ses services, ou porterait M. Thiers à la présidence du corps législatif.

De toute façon, il faut se mettre à l’œuvre. Le gouvernement ne peut plus fermer les yeux sur les conditions nouvelles de son existence et de son action ; le parti libéral de son côté est mis en demeure de dire ce qu’il veut et de montrer ce qu’il peut. La force des choses se charge du reste. On s’inquiète souvent de l’opinion des étrangers sur nos affaires. L’autre jour, un Anglais des plus clairvoyans en parlait familièrement. « Il faut avouer, disait-il, que les Français sont un singulier peuple, doué des plus brillantes qualités, mais en même temps paraissant dénué des notions politiques les plus simples. D’après ce qui se passe parmi vous, il est évident que vous voulez ignorer cette vérité, que l’idéal en politique est un gouvernement faible soutenu par les gens éclairés, c’est-à-dire assez fort pour se tenir debout avec de bons appuis, pas assez fort pour se soutenir tout seul. Lorsque vous avez en France un gouvernement, vous faites ce que vous pouvez pour l’affaiblir, et, lorsque vous êtes arrivés à votre but, vous vous hâtez de le culbuter juste au moment où il faudrait savoir s’en servir. Votre gouvernement a fait des fautes, dites-vous ; profitez-en, tirez-en parti pour votre liberté ; sachez redevenir maîtres de vous-mêmes sans vous préoccuper de rien renverser par la violence. Avec la liberté de la presse, la liberté du suffrage, que vous possédez maintenant, comme nous aurions bientôt fait, nous Anglais, d’accaparer le pouvoir sans révolution et sans même qu’on s’en aperçût. » Mais c’est assez ; à nous de montrer si nous sommes un peuple politique ou un peuple simplement révolutionnaire.

Tandis que nous en sommes à nos élections agitées, les affaires de l’Europe gardent une assez placide physionomie ; elles se déroulent tranquillement, sans secousses et sans révolution. Le parlement d’Angleterre ne s’ouvrira qu’au commencement de l’année prochaine ; le gouvernement autrichien est en vacances à la suite de l’empereur François-Joseph, qui s’est arrêté à Constantinople avant d’aller à Suez, M. de Bismarck, toujours enfermé à Varzin, ne paraît pas pressé de reprendre les affaires. L’idée d’un conflit européen, s’évanouissant par degrés, ne hante plus que quelques cerveaux échauffés, et cette confiance pacifique devient si générale qu’elle s’est manifestée récemment à Berlin d’une façon caractéristique. On a parlé déjà bien des fois d’un désarmement possible, accompli d’un commun accord par toutes les puissances ; il est malheureusement plus facile de parler d’un tel sujet que d’arriver à une solution. Ce désarmement, comment et dans quelle mesure s’accomplira-t-il ? qui commencera ? qui réglera la force militaire que chaque puissance doit avoir ? Un député de la fraction progressiste du parlement prussien, M. Virchow, a proposé l’autre jour à son pays de prendre l’initiative de ce grand allégement des peuples. Le moment était d’ailleurs bien choisi, puisque la Prusse commence à sentir le poids de charges financières démesurées. Le ministre des finances, M. von der Heydt, venait de succomber devant la difficulté d’établir de nouveaux impôts devenus nécessaires ; il a été remplacé par M. de Camphausen, qui est aujourd’hui à la recherche de nouveaux moyens pour combler le déficit. Raison de plus, à ce qu’il semble, pour attaquer le mal à la racine en diminuant les dépenses militaires, d’autant mieux que de l’avis de tout le monde aucun symptôme menaçant n’apparaît en Europe. Ces raisons ne sont pas assurément sans poids, et elles ont été exposées avec talent. La proposition de M, Virchow n’a pas moins été repoussée, et elle ne pouvait manquer de l’être, puisqu’elle avait contre elle non-seulement les amis invariables du gouvernement, mais encore le parti national-libéral. Les démocrates eux-mêmes se sont fait un plaisir de repousser une de leurs idées favorites parce qu’elle était soutenue par la gauche modérée, appelant la proposition de M. Wirchow une « petite sonnerie progressiste sur une basse grand’prussienne. » La discussion n’a pas moins été des plus instructives, et un des orateurs, M. Lœve, s’est efforcé de prouver, l’exposé financier à la main, que la force imposable du pays a perdu considérablement depuis 1866 ; il a montré à quel point l’organisation militaire de la Prusse, brillante au point de vue des armes, est dispendieuse et onéreuse pour le peuple. Tout cela peut être vrai, mais derrière le désarmement matériel il y a le désarmement politique. La Prusse est-elle décidée à abdiquer son rôle en Allemagne ? Elle n’en est certes pas là, et si elle garde ses idées, ses ambitions, comment songerait-elle à réduire sérieusement ses dépenses militaires ? C’est bon pour les députés saxons, qui ont récemment émis le vœu que la confédération du nord réduisît son budget de la guerre. A Berlin, si pacifique qu’on soit pour le moment, on ne songe guère à désarmer, on veut se tenir prêt pour toutes les circonstances.

Allez au-delà des Alpes. Le roi Victor-Emmanuel vient d’être assez malade pour s’être trouvé en danger, pour recevoir les sacremens, tout excommunié qu’il soit, le digne homme, l’intrépide chasseur. Au même instant, la princesse Marguerite mettait au monde un fils, que par politique autant que par galanterie pour la grande et poétique frondeuse du midi on a déjà nommé le prince de Naples. Victor-Emmanuel est hors de danger maintenant. Il est douteux néanmoins qu’il puisse aller au rendez-vous pris à Brindisi avec l’empereur François-Joseph, revenant, de Suez, et il ne pourra pas non plus sans doute ouvrir le parr lement, qui se réunit ces jours-ci à Florence. Le ministère se présentera seul devant les chambres. C’est une étrange destinée que celle de ce cabinet qui est toujours le même en se modifiant sans cesse. Il a eu déjà depuis deux ans quatre ministres de l’intérieur, trois ou quatre ministres de la justice, autant de ministres du commerce. Les seuls ministres invariables sont le général Ménabréa et M. Cambray-Digny, à qui une dernière crise a récemment donné deux nouveaux collègues, un magistrat distingué, M. Vigliani, et comme ministre de l’intérieur le marquis Rudini, jeune homme de résolution qui, après avoir été à vingt-deux ans syndic de Parlerme, était il y a peu de jours préfet de Naples. Quel sera devant le parlement le sort du ministère ainsi reconstitué ? On ne peut guère le prévoir, d’autant mieux que la question d’une dissolution éventuelle de la chambre a été une des causes essentielles de la dernière crise. La lutte sera dans tous les cas laborieuse. L’Italie ne reste pas moins dans ses embarras administratifs et financiers, aggravés par cette confusion des partis dans le parlement. Est-ce à dire que ces embarras, si sérieux qu’ils soient, aient un caractère aussi irrémédiable qu’on le dit quelquefois, et qu’ils mettent en danger l’œuvre de la révolution italienne, l’unité elle-même ? C’est une étrange erreur. L’Italie est un de ces pays où tout est en désarroi à la surface et où dans le fond tout est en progrès. Parlement, administration, gouvernement, vont comme ils peuvent ; le pays ne marche pas moins. Ce qui a été fait depuis huit ans est immense. Six mille kilomètres de chemins de fer ont été construits. Le port de Gênes voit chaque jour grandir son commerce. Naples accomplit des travaux considérables. En Lombardie, les caisses d’épargne, dont les dépôts n’étaient en 1858 que de 68 millions, ont vu ce chiffre s’élever à 165 millions. Instruction, travaux publics, production, tout s’est développé dans le cadre élargi d’une nationalité fortifiée. C’est sur ce fondement que repose l’unité représentée par la monarchie constitutionnelle de Savoie, placée également à l’abri des atteintes révolutionnaires et d’un retour offensif d’ancien régime. Sans nul doute, des événemens qui éclateraient en France auraient leur retentissement au-delà des Alpes ; ils ne menaceraient pas sérieusement la mon : irchie constitutionnelle, à qui l’Italie doit vraiment son existence, qui est la condition de son indépendance et de sa liberté, qui peut permettre enfin de réaliser les réformes intérieures, dernière difficulté du régime nouveau.

La vie contemporaine dévore les hommes, et encore y a-t-il des coups plus terribles cent fois que la mort elle-même. Nous venons de perdre des suites d’un de ces coups funestes de la destinée notre collaborateur, notre pauvre ami Eugène Forcade, Il a achevé de vivre ces jours derniers ; en réalité, depuis près de deux ans il n’était plus de ce monde ; il avait reçu l’irréparable blessure, il était tout entier au malheur de se survivre à lui-même. Nous nous souvenons encore de ce cruel moment où, revenant d’Italie il y a vingt mois, il nous apparut tout à coup portant déjà dans le regard le signe des grands naufrages de l’intelligence. Il était parti avec sa bonne grâce accoutumée, content d’aller à Venise assister à l’inauguration du monument funéraire de Manin ; il nous revenait atteint au plus profond de son être, brusquement arrêté dans cette carrière de la politique où il était fait pour briller. Ce n’est point à tous ceux qui l’ont suivi si longtemps de leurs sympathies dans ces pages où il prodiguait l’éclat de son talent, ce n’est point à ceux-là que nous pouvons dire ce qu’il y avait dans cette nature de dons heureux, de raison ferme et sensée, de verve ingénieuse et piquante, d’élévation unie à la connaissance précise des affaires. Eugène Forcade était certainement un des esprits politiques les mieux doués, une des intelligences les plus libérales de notre temps. Il avait le goût, le culte, le sens pratique de la liberté, et cette liberté qu’il revendiquait sans cesse lorsqu’elle avait moins de défenseurs qu’aujourd’hui, il ne la séparait pas du patriotisme, du vif sentiment de la grandeur de la France. On l’a bien vu il y a trois ans, en 1866, à cette passion généreuse avec laquelle il faisait une campagne où il ne trouvait pas malheureusement notre politique officielle pour complice. Il avait l’amour du pays et de ses traditions dans les affaires extérieures, comme il gardait sa foi à la liberté dans la politique intérieure.

Que lai a-t-il manqué pour accomplir sa destinée, pour prendre rang parmi les hommes publics d’élite ? des circonstances plus favorables. Eugène Forcade a été d’une certaine façon une des victimes de son temps. Et qu’on ne voie pas dans ce mot une récrimination vulgaire ; nous voulons dire simplement qu’il a été d’une génération venue à la mauvaise heure, qui s’est vue comprimée, refoulée par les événemens de 1848 et de 1851 à l’âge où la carrière allait s’ouvrir devant elle, qui a été brutalement condamnée à se replier pendant des années en elle-même au milieu des obscures épreuves du silence et de l’inaction publique. Dans des conditions plus heureuses, au milieu de ces généreuses émulations de la politique qui sont à la fois un stimulant et un frein, Eugène Forcade ne serait pas resté plus fidèle aux cultes de sa jeunesse libérale ; mais il eût donné plus complètement sa mesure, il eût déployé sa nature intelligente, cordiale et sensée, et, avec un noble but toujours présent devant lui, il serait sans doute resté à l’abri de ce qui l’a tué. On croit que ce n’est rien qu’une génération perdue dans la vie d’un pays ; c’est justement cette génération qui manque aujourd’hui, et, à voir comment vont les choses, elle n’est point avantageusement remplacée par ceux qui crient sans avoir porté le poids de nos luttes patientes, par tous ceux qui sont occupés à compromettre ce que Forcade et tant d’autres ont passé des années à regagner. ch. de mazade.




REVUE DRAMATIQUE.
FROUFROU AU THÉÂTRE DU GYMNASE.

L’automne de l’année a toujours été le printemps des théâtres, et la saison qui voit se flétrir les feuilles voit aussi éclore les pièces nouvelles; mais les fruits de cette saison n’avaient pas été jusqu’à présent très savoureux. Ils tombaient tous avant d’être mûrs, et ces chutes successives faisaient penser aux vers de Musset :

Dans ce monde j’ai vu tomber bien d’autres choses
Que la feuille des bois et l’écume des eaux.


Cependant ce qui avait manqué à ces pièces pour réussir, ce n’était assurément ni des auteurs connus, ni des auditeurs bienveillans. Parmi la génération des jeunes écrivains, il y en a peu qui soient plus populaires que M. Cadol. Le succès un peu exagéré des Inutiles, la faveur qu’on accorde à la direction intelligente du théâtre de Cluny, avaient disposé le public aussi bien que possible. Toute cette sympathie n’a pu assurer le succès d’une pièce dont quelques scènes heureuses ne suffisent pas à racheter la médiocrité. Si convaincus qu’ils fussent, les partisans de M. Cadol n’ont pu faire que son second essai fût estimé à l’égal de son début,

Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne.

Certes le public qui applaudissait naguère la reprise de la Fiammina ne demandait pas mieux non plus que d’assister M. Mario Uchard dans l’entreprise difficile de s’égaler lui-même; mais l’accueil fait à Tamara a fourni à cet auteur persévérant une occasion nouvelle de méditer sur cette pensée du Dante qu’il n’y a pas de douleur plus amère qu’un souvenir heureux dans les jours de tristesse. Les vertueux efforts d’un jeune homme qui travaille à se guérir du vilain péché d’ivrognerie n’ont réussi à arracher au public que des bâillemens sympathiques. Ce pauvre public! les auteurs sont si heureux quand ils peuvent s’en prendre à lui! Le mot de cabale leur est si doux à prononcer ! Je gage, par exemple, qu’aujourd’hui M. About donnerait beaucoup pour avoir rencontré dans la salle du Vaudeville, le soir de la première représentation de Retiré des affaires, le même parti-pris d’hostilité qu’il a rencontré dans la salle de l’Odéon le soir de Gaetana. Il aurait la consolation de crier à l’injustice, et il ne serait pas contraint de s’avouer à lui-même combien son talent se prête mal à mettre en scènes et en dialogues ce qu’il raconte si gaîment.

La saison promettait donc peu de beaux jours quand le grand succès de Froufrou au Gymnase est venu fort à propos pour rompre la série monotone de ces insuccès. Froufrou! quel singulier titre! Un mauvais plaisant pourrait trouver qu’il ne laisse pas d’être assez mal choisi. Quand on a obtenu, comme MM. Meilhac et Halévy, de grands succès sur de petits théâtres, quand on a fait pâmer de rire à ses lazzis l’empereur de toutes les Russies, et quand on dispute à Paul de Kock l’honneur de fournir à l’étranger des échantillons de la littérature française, qu’a-t-on fait au demeurant? Du bruit? Non, pas même. Du froufrou, et rien de plus. L’épithète que ces messieurs donnent à leur héroïne aurait pu servir peut-être à caractériser leur réputation. Pourtant le public a bien pris la chose, et le succès les a amnistiés, succès très vif, de très bon aloi dans la salle, et que la critique du lendemain est venue confirmer. La critique théâtrale s’est montrée en effet singulièrement louangeuse à l’égard de Froufrou, et elle a embouché sans plus attendre la trompette de l’enthousiasme. Sans avoir l’intention de faire entendre dans ce concert une note trop discordante, je ne puis m’empêcher de trouver que tout cet enthousiasme sonne un peu faux, qu’il y a ici au moins abus de grosse caisse. Ceux qui prennent si chaudement fait et cause pour les auteurs de Froufrou ne sentent-ils pas au fond le besoin de plaider un peu pour eux-mêmes ? Les écrivains dont le métier est d’exercer sur la littérature dramatique la censure de l’art et du bon goût se sont en effet montrés, selon moi, d’une indulgence regrettable pour le genre nouveau dont on doit l’introduction à la collaboration de MM. Meilhac et Halévy. Ils ne se sont pas récriés, comme ils auraient dû le faire, dès la première de ces parodies burlesques et inconvenantes que leur raison théâtrale a débitées durant ces dernières années avec une fertilité si déplorable. Ils n’ont pas protesté au nom de l’esprit français en affirmant que la gaîté n’a rien de commun avec la farce, et que le rire peut naître d’autre chose que des cascades.

S’ils avaient consciencieusement rempli leur devoir de critiques, peut-être n’aurions-nous pas assisté à cette série de pièces dignes d’être jouées sur des tréteaux par des pitres de foire, dont la popularité et la contagion ont rabaissé jusqu’au ton de la bonne société, et qui vont aujourd’hui donner aux étrangers l’idée de tout ce que les honnêtes femmes de notre pays peuvent entendre sans rougir. La critique a été molle, elle a été faible. Elle avait ri, n’était-elle pas désarmée? Elle a donc laissé s’introduire sans protestation un genre détestable, et je crois qu’en proclamant aujourd’hui que MM. Meilhac et Halévy sont des auteurs d’un grand talent, des observateurs profonds qui se sont amusés jusqu’à présent aux bagatelles de la porte, elle a surtout à cœur de s’absoudre elle-même de ses complaisances passées. Les admirateurs de ces messieurs prétendraient, j’en suis sûr, pour un rien, qu’en peignant les infortunes conjugales de Ménélas ou en prêtant à rire aux dépens de l’amiral suisse, ils ont entendu se prononcer à leur manière pour le divorce contre l’indissolubilité du mariage, ou pour les grandes agglomérations contre les petites nationalités, MM. Meilhac et Halévy sont assurément gens d’esprit, et j’imagine qu’ils doivent bien rire de l’interprétation profonde qu’on veut donner à leurs bouffonneries. La vérité est, suivant moi, qu’ayant discerné chez le public les symptômes d’une certaine fatigue, et conçu peut-être la noble ambition de passer à la postérité, ils ont compris qu’il était grand temps de transformer leur manière et d’écrire autre chose que des pantalonnades. L’entreprise était hasardeuse, et ils pouvaient y laisser leur réputation. Le succès est venu au contraire récompenser leur hardiesse. Il est donc bien établi que, s’ils ont donné jusqu’à présent dans la charge et la trivialité, c’était de parti-pris et de plein gré. Je n’aurais garde de leur refuser cet hommage.

Voyons maintenant ce que vaut leur œuvre en elle-même. Froufrou, comme bien on pense, n’est pas un nom, c’est un surnom dont on baptise Mme Gilberte, la fille cadette de M. Brigard. M. Brigard est lui-même une manière de bourgeois homme du monde, dont le caractère, bien qu’un peu chargé, est dessiné spirituellement. Il est fort riche, et la meilleure partie de sa fortune passe en cadeaux aux Antonia, aux Charlotte et autres divinités du même paradis. Il s’est fait teindre les cheveux en brun, et il parle de ses cheveux blancs pour dire qu’il y a renoncé depuis le jour où il s’est reconnu indigne de les porter. En un mot, c’est un vieil élégant, un vieux viveur, dont l’inconduite n’est un secret pour personne, pas même pour ses deux filles qu’il aime pourtant à sa manière. L’aînée, Louise, représente dans la famille la sagesse, la prudence, la vertu. La seconde, Gilberte, dite Froufrou, représente au contraire l’étourderie, la légèreté et la grâce. C’est une petite folle qui ne songe qu’à s’amuser, et pour laquelle tout est sujet de plaisanteries, tout, jusqu’aux déclarations de M. de Valréas, dont l’amour à la vérité ne paraît pas de nature bien profonde, et jusqu’à la demande en mariage de M. de Sartoris, un homme sérieux celui-là, un diplomate plein d’avenir (au théâtre, les hommes sérieux sont toujours des diplomates), mais qui n’en subit pas moins comme les autres la séduction de la petite enchanteresse. Il faut cependant bien que Froufrou prenne sa demande en considération, car toute sa famille s’entend pour la presser d’accepter sa main. Ce mariage ferait plaisir à son père, qui se sentirait plus libre le jour où il aurait marié ses deux filles. A l’en croire, il ferait plaisir également à la sage Louise, qui n’envisage pas sans crainte l’avenir de Froufrou, et qui remettrait avec confiance sa destinée entre les mains du grave Sartoris ; mais ici Louise pousse la tendresse jusqu’à l’abnégation et à l’héroïsme, car elle aime aussi ce Sartoris, et elle sacrifie à l’intérêt de sa sœur ses propres espérances de bonheur. C’est sur ces instances que Froufrou accepte la main de Sartoris, non sans un certain regret pour M. de Valréas, et sans un certain pressentiment que cet amoureux si léger, si étourdi, dont la demande a fait rire M. Brigard lui-même, serait peut-être le mari qui lui conviendrait le mieux.

Tel est le prologue de la pièce, car ce premier acte est un véritable prologue. Nous allons retrouver tout à l’heure Froufrou mariée depuis quatre ans. Bien que je ne tienne pas beaucoup à l’unité de temps, et que je n’aie jamais su grand gré à Corneille de la peine qu’il s’est donnée pour démontrer que tous les événemens du Cid pouvaient tenir en vingt-quatre heures, je trouve que MM.  Meilhac et Halévy abusent un peu d’une licence que le relâchement des principes modernes autorise. Les événemens de leur comédie s’échelonnent d’années en années et de mois en mois. Cela donne à la pièce quelque chose de cahotant, et cela en ralentit un peu l’action, car il n’y a pas d’acte qui ne commence par un petit récit de ce qui s’est passé derrière la toile. Au reste, ce prologue est charmant, et les détails en sont aussi spirituels que gracieux. Tous ces personnages sont bien posés, leurs caractères sont dessinés d’une main légère, et les traits en sont à la fois nettement et finement marqués. Froufrou a surtout un mérite rare : elle est séduisante, et je connais peu d’héroïnes de théâtre dont on puisse en dire autant. Remarquez en effet comme à la scène l’intérêt est tout entier dans les situations et combien il provient rarement des personnages. Les choses se passent si rapidement pendant ces quelques heures qu’on n’a point le temps de s’éprendre de goût pour eux. On ne les aime pas, et ils ne demeurent pas vivans dans votre esprit comme des héros de roman. Eh bien ! Froufrou fait exception à cette indifférence. Dès qu’elle entre en scène, elle captive l’imagination, et l’on est impatient de voir se dérouler devant soi la suite de sa destinée, qui inspire une tendre inquiétude. Froufrou mariée n’est pas différente, comme on peut penser, de Froufrou jeune fille. La toilette, le monde, la comédie, tiennent dans sa vie une place tellement grande qu’il lui en reste bien peu pour son mari et son enfant. Elle ne peut pourtant pas conduire George aux Tuileries en portant elle-même son cerceau. Elle ne peut pas non plus suivre son mari à Carlsruhe, où il vient d’être nommé ministre. Comment imaginer Froufrou sans Paris, et Paris sans Froufrou ? Et quand Sartoris, après avoir refusé le poste qu’on lui offre, demande à Froufrou comme récompense de renoncer à son rôle dans certaine petite pièce, Indiana et Charlemagne, où elle doit jouer pour les pauvres, costumée en débardeur, elle s’écrie : Oh ! mon ami, je croyais que vous alliez me demander quelque chose de raisonnable !

Ce qui fait qu’elle tient tant à son rôle d’Indiana, c’est peut-être bien qu’elle doit avoir pour Charlemagne son ancien amoureux, M. de Valréas, qui commence à s’éprendre pour de bon. Les répétitions vont leur train, et Froufrou permet à M. de Valréas de n’omettre aucun des jeux de scène, qui sont parfois d’un goût douteux. Tout cela se passe sous les yeux d’une certaine baronne de Cambri, amie de la femme, fort peu aimée du mari, et qui joue ici un assez vilain rôle. Tant de légèreté contriste et alarme le faible Sartoris, et il profite du départ de M. Brigard, qui va applaudir à Prague les débuts d’Antonia Brunet, pour solliciter Louise, la sage Louise, de venir habiter en tiers avec eux. Froufrou joint ses instances à celles de son mari, et c’est elle-même qui installe Louise à sa place, au coin de son feu, entre son mari et son enfant. « Vous êtes charmans ainsi, » s’écrie-t-elle en leur envoyant un baiser, et elle se sauve pour assister chez Mme de Cambri à un dîner de femmes où l’on doit parler comédie et toilettes.

La gaîté de Froufrou ne doit pas toujours durer. Valréas, qui devient de plus en plus sentimental, a fini par se déclarer, et Froufrou lui intime l’ordre de partir le soir même. Ce n’est pas sans regret pourtant qu’elle se montre aussi sévère. Aime-t-elle Valréas? A vrai dire, elle n’en sait trop rien elle-même; mais elle trouve que son mari s’occupe bien peu d’elle, et que dans son intérieur elle occupe une place bien petite, Louise une place bien grande. C’est Louise qui choisit la gouvernante de George, c’est Louise que son mari consulte quand il s’agit d’acheter une terre. Louise! toujours Louise ! Froufrou ne veut plus qu’il en soit désormais ainsi. Elle demande à son mari de reprendre la direction de sa maison. Sartoris accueille sa demande avec un sourire, et, voyant ensuite sa tristesse, lui fait cadeau d’une paire de chevaux. Elle veut embrasser son fils, il est sorti avec Louise. Son père vient la voir pour lui demander le modèle d’un chapeau de femme. Elle éclate en sanglots devant lui; mais il a hâte de se laisser convaincre qu’elle n’est qu’un peu nerveuse. « Tâche d’être heureuse, lui dit-il, car tant que tu es heureuse je ne suis qu’un père léger; si tu devenais malheureuse, je serais un père abominable. » De la tristesse. Froufrou passe bientôt à la jalousie. Elle devine rétrospectivement l’amour que Louise a eu jadis pour son mari, et, celle-ci venant de refuser un mariage très avantageux. Froufrou éclate en transports de fureur. Elle accuse formellement Louise de n’être venue s’installer sous son toit que pour lui ravir le cœur de son mari et pour reprendre petit à petit tout ce qu’elle lui avait abandonné. « Tu m’as pris ma maison, mon enfant, mon mari, s’écrie-t-elle à la fin, eh bien! garde tout. » Et elle s’enfuit sans vouloir dire où elle va.

Ces trois premiers actes sont désespérans pour un critique. Il n’y a guère qu’à raconter et à louer. Tout cela est vif, naturel, vraisemblable, plus profond qu’il n’y paraît au premier abord. On y trouverait la matière d’un très joli roman, et puisque MM. Meilhac et Halévy ont le talent si varié, ils devraient bien nous raconter à nouveau cette histoire de Froufrou qu’ils ont débuté par mettre en scène; ce serait pour eux l’occasion de se corriger eux-mêmes et de donner aux aventures de Froufrou un dénoûment moins tragique et moins banal. MM. Meilhac et Halévy ont eu recours en effet à un procédé théâtral fort usité de notre temps, que M. Sardou a inventé, et qui consiste à coudre à trois actes de comédie, souvent de farces, deux actes de pur mélodrame. Contre ce procédé pris en lui-même, je n’élève point d’objection radicale. Le tragique et le grotesque se mêlent assez souvent dans la vie pour qu’on puisse les mêler aussi sur la scène, et je n’ai pas beaucoup la superstition des genres et des divisions qu’on y reconnaît. Je sais bien que l’unité est la condition indispensable d’un chef-d’œuvre; mais vous ne vous attendiez pas à ce que MM, Meilhac et Halévy fissent un chef-d’œuvre, n’est-ce pas? Ne leur cherchons donc point querelle pour le procédé, et voyons seulement le parti qu’ils ont su en tirer. Froufrou, après s’être sauvée, va rejoindre à Venise M. de Valréas. Son mari survient, il tue Valréas en duel, et quelques mois après Froufrou meurt d’une maladie de langueur entre les bras de son mari, qui lui pardonne. Voilà en quelques mots le résumé des deux derniers actes. Combien nous sommes loin de la simplicité et de l’originalité du début! Ce que je reprocherai à ce dénoûment, ce n’est pas tant qu’il soit banal, car j’ai dit ici même que je ne faisais pas grand cas au théâtre de ce qui est nouveau; c’est qu’il n’est pas la conséquence logique du commencement, c’est qu’il dérange l’idée que le spectateur s’était accoutumé à concevoir du caractère de Froufrou. Durant les trois premiers actes, Froufrou paraît être une de ces femmes comme on en voit tant à présent, que la vie et la fortune ont gâtées. Ces femmes-là s’imaginent qu’elles sont épouses irréprochables parce qu’elles n’ont point été brutalement infidèles à leur mari, et bonnes mères parce qu’elles envoient chercher le médecin quand leur enfant est malade; mais elles n’ont point l’idée qu’il y ait des vingt-quatre heures de la journée un autre emploi à faire que de chercher des amusemens, et les grands devoirs, les grands intérêts de la vie demeurent pour elles lettre close. C’est là un type essentiellement moderne et parisien dont j’avais trouvé la peinture vraie, fine et neuve. J’ai donc été tout dérouté quand j’ai vu que la pièce de MM. Meilhac et Halévy finissait par verser dans cette vieille ornière de l’adultère qui depuis quelques années est si largement frayée. J’entends bien que la légèreté du caractère de Froufrou devait avoir sa punition, et que cela était nécessaire à l’action scénique; mais ne pouvait-on pas la conduire jusqu’au bord de l’abîme sans l’y précipiter. Était-il nécessaire de ternir cette gracieuse figure, et ne valait-il pas mieux, tout en la montrant coupable et punie, la conserver jusqu’à la fin idéale et pure? Au lieu de cela, on a préféré nous la montrer courant la prétentaine avec un jeune élégant aux dépens duquel on a commencé par nous faire rire, et recevant les notes de fournisseurs qu’elle ne peut pas payer, pour bien nous faire entendre qu’elle devra vivre des générosités de son amant, sauf ensuite à employer les grands moyens quand il s’agit de faire renaître notre intérêt pour elle, à la faire agoniser sur la scène. Et cela pourquoi ? Mon Dieu! il faut bien le dire, pour assurer, en recourant aux grands coups, le succès d’une pièce dont on craignait peut-être que le public blasé n’appréciât pas la finesse, pour faire pleurer les femmes et pour acheter à tout prix les applaudissemens.

En cette circonstance, MM. Meilhac et Halévy ont manqué de ce qu’un critique appelait naguère spirituellement « la probité littéraire, » entendant par là ce scrupule d’artiste qui détermine un auteur à faire aux délicatesses de l’art le sacrifice de certains effets vulgaires dont le succès est assuré. MM. Meilhac et Halévy ont le goût trop fin pour ne pas comprendre qu’en menant à mal la pauvre Froufrou ils lui ont enlevé une partie de son originalité. Quoi d’étonnant si, après avoir été jeune fille frivole, femme coquette, mère négligente, elle finit par devenir épouse adultère? Du moment que Froufrou cesse d’être honnête, elle cesse aussi d’offrir un type à part. Rien ne la distingue plus des autres femmes frivoles, et son nom devient légion. Aussi quand arrivent les éternelles péripéties du duel théâtral, l’attente fiévreuse, le retour du témoin, on oublie complètement le caractère de Froufrou pour ne songer qu’à son aventure. On avait fait la connaissance d’un personnage, on ne trouve plus devant soi qu’une situation. MM. Meilhac et Halévy ont-ils tiré du moins de cette situation tous les effets qu’elle comportait? Oui et non. Sans doute il y a tels instans où la salle est gagnée par une émotion à laquelle, moi qui parle et critique, je n’ai pas complètement échappé; mais le beau mérite de faire du bruit quand on tape à coups redoublés sur un tambour! En revanche, il y a des scènes dont l’invraisemblance touche à l’absurde, entre autres celle où Sartoris vient retrouver sa femme à Venise pour lui rapporter les deux millions de sa dot, soigneusement enfermés dans une enveloppe, ce qui est puéril, et pour lui annoncer qu’il va se battre avec Valréas, ce qui est brutal. Et quant à cette agonie de Froufrou qui fait verser tant de larmes à la partie féminine de l’auditoire, comme il s’en faut qu’elle soit traitée avec art et avec sobriété ! Or il faut de l’habileté, et beaucoup, pour rendre tolérable à la scène un aussi triste épisode. Quand Froufrou arrive expirante et se jette aux genoux de Sartoris, la situation a tout d’abord quelque chose de trop poignant. Cette jeune femme qui va mourir entre son mari, son père, sa sœur et son enfant, c’est un spectacle qui se peut difficilement supporter. J’admets à la rigueur qu’un auteur ait le droit, comme dans la Dame aux Camélias, de faire assister un amant à la mort de sa maîtresse : si cruelle que soit une pareille douleur, ce qu’elle a de romanesque et d’exalté la fait rentrer dans le domaine de l’observation dramatique; mais ces douleurs de famille, si intimes, si simples, si déchirantes, oh! elles sont sacrées! ne les profanez point par la mise en scène. Puis savez-vous ce qui arrive? Comme l’émotion au théâtre est chose essentiellement fugitive, comme Froufrou met un peu trop de temps à mourir, le spectateur recouvre son sang-froid, et, le sens critique se réveillant en lui, il se met en devoir de juger. Par exemple, quand Froufrou a un souvenir et un regret pour une certaine robe blanche et rose qu’elle affectionnait, il ne peut s’empêcher de penser à ce petit manchon tant désiré par l’humble ouvrière qui meurt dans sa mansarde au dernier acte de la Vie de Bohême. Copie, murmure-t-il, copie! et voilà tout l’effet détruit. Oh! qu’il est difficile de faire mourir artistement les gens!

En résumé, que restera-t-il de cette pièce, une fois le premier moment d’engouement passé? Trois actes de comédie excellens, deux actes de mélodrame fort imparfaits, que le talent d’une actrice destinée, si je ne me trompe, à prendre rang parmi les meilleures parvient seul à rendre supportables. Les deux auteurs sont gens de beaucoup de ressources, de facilité et d’esprit. Je crois volontiers qu’ils ont assez de goût pour juger leur passé littéraire avec la sévérité qu’il mérite; mais je doute qu’ils poussent la contrition au point d’en faire pénitence et de travailler à le racheter en prenant désormais et exclusivement pour modèle les trois premiers actes de Froufrou.


G. DE SAFFRES.


ESSAIS ET NOTICES.

Gérard Mercator, sa Vie et ses Œuvres, par le Dr J. van Raemdonck, Saint-Nicolas 1869.


Le nom de Gérard Mercator rappelle une vérité qui est un encouragement et une consolation pour les hommes d’étude. Quand l’esprit a été mûri par de longues années d’efforts et d’une ardente curiosité appliquée sans cesse à creuser un sujet aride, une remarque en apparence fort simple, un trait de plume, une modeste formule, peuvent résoudre des problèmes d’une importance capitale et devenir la source des plus fécondes innovations. C’est ainsi que la projection des cartes marines, inventée par Mercator en 1569, a produit dans l’art de la navigation une réforme des plus heureuses. Les planisphères publiés par les géographes de ce temps ne pouvaient convenir aux usages des marins, parce que les méridiens et les parallèles de latitude y étaient représentés par des lignes courbes. Les cartes plates des pilotes, où les méridiens étaient figurés par des droites verticales et les parallèles par des droites horizontales, ne valaient guère mieux, car elles ne tenaient pas compte du rapprochement progressif des méridiens que l’on constate à mesure qu’on s’avance vers les pôles. Les degrés de longitude, que l’on inscrit sur les parallèles, y restaient égaux en étendue aux degrés de latitude, marqués sur les méridiens, tandis qu’en réalité les degrés de longitude décroissent de l’équateur aux pôles, les degrés de latitude étant seuls sensiblement constans. Les rapports de situation des différens points du globe étaient donc altérés d’une manière fâcheuse par les cartes qui se trouvaient entre les mains des navigateurs, et l’imperfection de leurs guides indispensables se faisait cruellement sentir dans cette ère des grandes expéditions; elle n’avait pu échapper à l’esprit sagace du grand géographe flamand. Il imagina une modification, si simple qu’elle n’a l’air de rien, et qui cependant faisait disparaître comme par enchantement toutes les difficultés : elle consiste à faire croître sur les méridiens les degrés de latitude de l’équateur vers les pôles, afin de compenser l’exagération inévitable des degrés de longitude qui séparent les méridiens. De cette façon, les véritables rapports de direction et de distance se trouvent rétablis pour chaque partie de la carte, et le navire qui se dirige constamment vers le même point du compas décrit sur la carte une ligne droite facile à marquer. On comprend l’immense avantage que le navigateur peut retirer de cartes sur lesquelles une ligne droite lui indique où il doit arriver, s’il fait toujours voile avec le même rumb de vent.

La supériorité de la projection de Mercator, qu’il mit en œuvre dans sa grande mappemonde marine, en quatre feuilles, intitulée: Nova et aucta orbis terræ descriptio ad usum navigantium emendate accommodata, était si incontestable et si évidente, que les navigateurs ses contemporains s’en défièrent et ne se pressèrent pas de l’adopter. C’est ainsi que la plupart des grandes et utiles découvertes ont rencontré au début l’indifférence, sinon l’opposition ou la raillerie de ceux à qui elles devaient profiter. C’est vers 1630, soixante ans plus tard, que les hydrographes commencèrent à imiter l’exemple du célèbre Flamand. Aujourd’hui les cartes de Mercator, perfectionnées et sans cesse rectifiées dans les détails, sont devenues d’un usage général et exclusif pour l’hydrographie. Le progrès qu’elles ont réalisé n’a de comparable que celui que l’Américain Maury a fait faire récemment à la navigation par la publication de ses Wind and current charts, où l’on trouve inscrits les vents qui règnent en chaque point de l’Océan.

Les immenses travaux de Mercator, ses grandioses publications, ont inauguré une nouvelle ère de la géographie, dont il essayait de faire une science exacte. C’est lui qui a introduit l’usage de graduer les cartes. Il avait le génie critique, la sagacité qu’il faut pour discerner au milieu d’un amas de matériaux ceux qui méritent confiance et qui offrent un accord intérieur; aussi ses cartes sont-elles des chefs-d’œuvre pour l’époque où elles furent construites. L’illustre Flamand ne se bornait pas d’ailleurs aux études géographiques; il était en quelque sorte l’Alexandre de Humboldt du XVIe siècle. Voici son programme tel qu’il le formule lui-même dans la dédicace de ses Tables de la Gaule. « Méditant la description de l’univers, dit-il, la distribution de mes travaux exigeait de traiter d’abord de la formation du monde et de la disposition de ses parties en général ; ensuite de l’ordre et du mouvement des corps célestes; en troisième lieu de leur nature, de leur rayonnement et du concours de leurs influences pour en inférer la véritable astrologie; en quatrième lieu, des élémens; en cinquième lieu, de la description des royaumes et de la terre entière; et en sixième lieu, des généalogies des princes depuis le commencement du monde, pour rechercher les émigrations des peuples, les premiers habitans des pays, les dates et l’antiquité des inventions. Tel est en effet l’ordre naturel des choses, qui nous en fait connaître les causes et les origines, et qui est le meilleur guide pour arriver à la vraie science et à la vraie sagesse. » Ce vaste plan d’études, Mercator l’exécuta en grande partie; il ne fut arrêté dans son œuvre que par la mort. Nouvel Atlas, il portait sur ses seules épaules, comme il le dit, « la fabrique du monde. » On se figure sans peine combien d’études, de dépenses, de peines de toute sorte durent lui coûter ces nombreuses cartes rassemblées, discutées, corrigées, redressées et finalement gravées par lui. Ses travaux cartographiques eurent d’ailleurs un succès croissant avec les années; le grand et le petit Atlas de Mercator (c’est le nom qu’il avait choisi pour ces ouvrages) ont été publiés en langues latine, française, allemande, flamande et turque, et ont eu ensemble cinquante éditions connues.

Le pays de Waas, fier à juste titre d’avoir produit ce grand géographe, songe aujourd’hui à lui élever une statue à Rupelmonde, sa ville natale. À cette occasion, M. van Raemdonck a publié une nouvelle biographie de Mercator qui est un vrai monument d’érudition. On y trouve les recherches les plus minutieuses sur la famille de l’illustre Flamand, dont le nom primitif de Kremer, qui signifie le Mercier, a été latinisé et changé en celui de Mercator. L’auteur nous montre son héros, fils d’un pauvre cordonnier, grandissant dans une ferme, puis étudiant à cette université de Louvain qui était déjà l’une des plus fréquentées et les plus florissantes du monde. Lorsqu’il eut pris ses grades et qu’il essaya de tirer parti de sa science, il s’aperçut bien vite que la philosophie ne le ferait pas vivre. Il résolut bravement de devenir fabricant d’instrumens mathématiques et dessinateur de cartes. Cette carrière modeste, qu’il ne devait plus abandonner, le conduisit à la fortune et à la gloire, mais non sans tribulations et difficultés de toute sorte. Mercator se mit donc à construire des sphères terrestres, des sphères célestes, des instrumens d’astronomie et d’arpentage; il levait les plans de propriétés particulières, il dessinait des cartes géographiques, les gravait et les enluminait de ses propres mains. Recommandé à Charles-Quint par le chancelier Granvelle, il fut chargé d’exécuter pour l’empereur une foule d’instrumens dont ce dernier voulait se servir dans ses campagnes, et ses relations lui furent dans la suite d’une grande utilité. Il fonda sa réputation comme géographe par la publication d’une excellente carte de la terre sainte, qui parut en 1537, et qu’il avait composée en discutant avec soin les matériaux fournis par les voyageurs. La carte de Flandre, qu’il publia trois ans plus tard, reposait entièrement sur ses propres observations. Muni de ses instrumens et armé du bâton de voyage, Mercator avait parcouru la Flandre du nord au sud, de l’est à l’ouest, visitant les villes et les villages, traversant les plaines et les bois, longeant les cours d’eau, gravissant les hauteurs, mesurant, dessinant et notant tout ce qui devait servir à la description du pays; il avait subi bien des privations et bravé bien des dangers lorsqu’il revint à Louvain pour s’y livrer à la composition de son chef-d’œuvre. La grande carte de la Flandre et celle de la Palestine ont eu le même sort : il n’en reste malheureusement aucun vestige, nous ne les connaissons que par les réductions qui en ont été faites.

Ces premiers succès firent comprendre à Mercator qu’il était sur son véritable terrain, et il résolut dès lors de se vouer corps et âme au perfectionnement de la géographie, sa science de prédilection. Tout lui souriait. Marié à une femme qu’il aimait et père de six enfans, il trouvait des ressources plus que suffisantes dans les travaux qu’il exécutait de temps à autre pour les abbayes, les évêques et les grands seigneurs, tous désireux de posséder des plans de leurs domaines dressés par l’habile géomètre flamand. C’est au milieu de cette prospérité que vint le chercher la persécution. Le procureur-général du conseil de Brabant était arrivé à Louvain, muni d’une liste de quarante-trois bourgeois que l’on accusait d’hérésie, et Mercator figurait sur cette liste. Il se trouvait à ce moment à Rupelmonde, où il était allé recueillir la succession du curé, son grand-oncle. Le bailli du pays de Waas le fît arrêter et le mit au secret. Mercator crut d’abord à une méprise, car rien ne semblait motiver les mesures dont il était l’objet. Le curé de sa paroisse, Pierre De Corte, essaya d’intercéder pour lui auprès de la gouvernante des Pays-Bas; il ne réussit qu’à se rendre suspect lui-même. L’abbé de Sainte-Gertrude, conservateur des privilèges de l’université de Louvain, réclama la mise en liberté de Mercator en faisant remarquer qu’il dépendait de la juridiction de l’université, le recteur François van Son écrivit lui-même à la reine Marie; mais l’autorité d’un inquisiteur de la foi ne put rien contre la volonté bien arrêtée de trouver Mercator coupable. L’instruction du procès fut longue et minutieuse; l’absence complète de preuves fit enfin relâcher le prisonnier après quatre mois d’une captivité des plus dures.

Rendu à la liberté, il reprit ses occupations habituelles; mais les troubles religieux qui agitaient alors le Brabant et la Flandre le décidèrent à transporter ses pénates à Duisbourg, dans le duché de Clèves. Il prit une part active à l’organisation du célèbre gymnase de cette ville, qui fut fondé en 1559 et qui a célébré il y a dix ans son troisième anniversaire séculaire. Nommé peu après cosmographe du duc de Clèves, Mercator se vit entouré d’amis et comblé de faveurs; mais cette prospérité croissante portait ombrage à un ennemi qui se cachait dans l’ombre, et dont les calomnies, semées avec habileté, forcèrent Mercator à insérer dans la préface de sa Chronologie une protestation contre les perfides attaques de ce monstre d’Afrique (libyca bestia) qui cherchait à détruire son honneur, La protestation de l’infortuné géographe est d’ailleurs un modèle de mansuétude et de modération. « Quelque grand que soit le tort que mon calomniateur m’ait fait, dit-il, je ne lui ai jamais souhaité autre chose que de le voir devenir homme de bien. » L’enquête ordonnée par le duc de Clèves eut d’ailleurs pour résultat de démontrer l’innocence de Mercator et de la faire proclamer solennellement. Ces vexations ne l’avaient jamais empêché de continuer avec ardeur ses travaux géographiques, et ses publications, qui se succédaient coup sur coup, remplissaient le monde de sa renommée.

En émigrant de Louvain à Duisbourg, il avait aussi transporté dans sa nouvelle résidence sa fabrique d’instrumens mathématiques qui occupait ses fils, ses petits-fils et un assez grand nombre d’ouvriers. Les sphères célestes et les globes terrestres de Mercator étaient si beaux et si recherchés qu’il ne pouvait satisfaire à temps aux nombreuses demandes qu’il recevait. Son ami Camérarius en achetait plusieurs chaque année pour les faire revendre aux foires de Francfort-sur-le-Mein, qui avaient lieu l’une au printemps, l’autre en automne. En même temps, Mercator composait, dessinait et gravait ses grandes cartes, qu’il accompagnait toujours de la description détaillée du pays qu’elles représentaient. Sous le titre de Géographie politique, il expose la constitution civile du pays, l’administration de la justice et l’organisation ecclésiastique, et ses renseignemens sont si complets, si exacts, que pendant longtemps ils ont servi de base à toutes les publications analogues. Sous la rubrique : Géographie mathématique, il coordonne les positions de lieux qu’il a pu se procurer, en comptant généralement les longitudes à partir du méridien de l’île de Fer, parce qu’il admet que c’est là que l’aiguille aimantée vise directement au nord. Les cours des rivières, les forêts, les montagnes et les plaines, les routes et les canaux sont décrits en troisième lieu sous le titre de Géographie physique. L’œuvre de Mercator embrasse donc tout ce qui est du ressort de la géographie, ce mot pris dans son acception la plus large, et nous ne le trouvons pas trop ambitieux lorsqu’il dit dans l’une de ses préfaces : « Je veux monter sur une haute échauguette de l’esprit et faire voir le monde comme dans un miroir. »

La volumineuse biographie de Mercator, qui vient d’être publiée par M. J. van Raemdonck, devra être considérée comme un précieux complément de l’histoire des sciences au XVIe siècle. Elle est remplie de détails curieux, et les moindres choses y sont appuyées sur des documens authentiques. On pourrait toutefois reprocher à l’auteur d’abuser des citations et de se départir trop rarement du langage d’un panégyriste qui veut découvrir dans les actes les plus ordinaires de son héros des traits de génie ou de grandeur d’âme. Cette admiration soutenue est certes fort excusable, mais cela fatigue le lecteur et le fait quelquefois sourire.


R. RADAU.


C. BULOZ.