Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1896

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Chronique n° 1550
14 novembre 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 novembre.


La réouverture des Chambres a eu lieu il y a une quinzaine de jours déjà, et le travail parlementaire — nous parlons du travail utile — n’en est pas plus avancé. On a vu s’écouler tout un flot d’interpellations sans que le budget ait été même entamé, et c’est cependant au budget que devrait être consacrée la session extraordinaire d’automne. En fait, jusqu’ici, on s’est contenté de perdre du temps. Les radicaux et les socialistes ont si souvent répété pendant les vacances que le cabinet présidé par M. Méline ne subsisterait pas vingt-quatre heures après la rentrée, qu’ils ont peut-être fini par le croire. Ils ont essayé de le renverser par tous les moyens, le prenant d’un côté, puis le reprenant de l’autre, et conservant toujours l’espoir d’un accident heureux. Cet accident ne s’est pas produit.

Une première interpellation sur les affaires de Carmaux avait paru devoir donner quelques bons résultats, et n’a rien donné du tout. Le gouvernement a eu, d’emblée et comme entrée de jeu, une majorité qui s’est élevée à environ 80 voix. Les radicaux, très étonnés, sont restés convaincus qu’il y avait eu malentendu, erreur, maldonne, mais qu’il serait facile de réparer tout cela. Ils comptaient par-dessus tout sur une interpellation de M. Mirman, député de la Marne, radical-socialiste, naguère professeur de mathématiques, puis député, puis soldat malgré lui, d’ailleurs homme disert et qui semblait très apte à porter au ministère le coup décisif. Pendant les fêtes russes, c’est-à-dire à un moment où l’attention publique s’appliquait tout entière à un seul objet, les catholiques ont tenu à Reims un congrès, ou plutôt trois congrès successifs qui ont eu des caractères très divers, et dans quelques-uns desquels ont été tenus des propos assurément condamnables. Il ne semble pas que M. Mirman et ses amis aient été bien d’accord sur le parti à tirer de ce mince incident. M. Mirman, qui se pique d’être libéral à sa manière, n’a pas désapprouvé la liberté grande laissée aux catholiques ; il a demandé seulement qu’on en accordât une non moins grande aux membres du corps enseignant. Plus grande même ! Parce que certains écarts de langage ont été commis à Reims, M. Mirman aurait voulu, conformément à une logique dont les radicaux gardent le secret, qu’on autorisât les membres de l’Université à s’organiser en syndicat permanent, peut-être même en fédération internationale. Ses amis voulaient, beaucoup plus simplement, profiter de l’occasion pour faire, comme au bon vieux temps, une manifestation anticléricale, ou même antireligieuse. Ils se rappelaient combien, dans le passé, la majorité de la Chambre avait montré de crainte, de pudeur effarouchée, d’appréhension électorale, en face de l’accusation de cléricalisme, et ils comptaient sur la persistance des mêmes sentimens pour amener la débandade au sein de la majorité actuelle. Il est toujours dangereux pour un parti de poursuivre plusieurs objets à la fois. M. Mirman tirait d’un côté, ses amis tiraient de l’autre et ont presque fini parle désavouer. M. Léon Bourgeois, que sa grandeur n’attache pas assez au rivage, et qui est devenu plutôt un jouet qu’un instrument entre les mains des radicaux impatiens de rentrer au pouvoir, M. Léon Bourgeois est intervenu dans le débat, et ne l’a ni redressé, ni relevé. On a vu les deux ministères aux prises, l’ancien et le nouveau, front contre front, s’escrimant à qui mieux mieux, celui-là pour remplacer celui-ci, et celui-ci s’efforçant de démontrer qu’il n’avait pas fait, à l’encontre des manifestations cléricales, autre chose que celui-là. Et, en effet, le péril clérical a paru être de telle sorte qu’il existe toujours, mais que les radicaux ne l’aperçoivent que lorsqu’ils ne sont pas au pouvoir : quand ils y sont, ils le traitent avec indulgence, au point de créer des précédens que leurs adversaires n’ont plus qu’à invoquer plus tard pour justifier la modération de leur propre conduite. À mesure que la discussion se prolongeait, elle paraissait moins sérieuse. Une seule chose était claire, à savoir que le ministère radical s’offrait pour reprendre le pouvoir aussitôt qu’on voudrait de lui. La Chambre a été mise ainsi en mesure de choisir entre M. Bourgeois et M. Méline. On aime toujours les questions bien posées : rien n’aide plus à les résoudre. Trois votes se sont succédé ; — nous épargnons à nos lecteurs le détail de ces chinoiseries parlementaires ; — le premier a donné au gouvernement une majorité de 78 voix, le second de 99, le troisième de 126. On ne sait où on serait allé s’il y en avait eu un quatrième. Tel est, en fin de compte, le résultat que les radicaux-socialistes ont obtenu. Se tiendront-ils pour éclairés sur les dispositions de la majorité ? Laisseront-ils à la Chambre quelques semaines de liberté pour discuter et pour voter le budget ? En un mot, la leçon qu’ils viennent de recevoir leur profitera-t-elle ? Nous voudrions l’espérer, mais nous n’en sommes pas sûrs. Peut-être faudra-t-il recommencer ? On recommencera.

De toutes ces interpellations, une seule avait une importance réelle, de la substance et du fond ; seulement par une fâcheuse déviation de la règle constitutionnelle, elle ne mettait pas en cause le ministère, mais bien M. le gouverneur général de l’Algérie. Tous les six mois on discute les affaires d’Algérie à la Chambre ; c’est beaucoup, et il y a dans la répétition incessante d’un débat qu’il semble impossible de vider quelque chose qui fait penser à un mal chronique. Ce mal existe en effet. La situation de l’Algérie exigerait une longue étude : il suffit de dire que, sous l’initiative du gouverneur général actuel, M. Jules Cambon, de nouvelles méthodes d’administration ont été introduites dans notre grande colonie, et que ces méthodes se rattachent à des vues politiques très précises. M. Cambon les a exposées plus d’une fois déjà à la Chambre et au Sénat, toujours avec un grand succès personnel, toujours aux applaudissemens des deux assemblées, mais sans que le moindre changement se soit produit le lendemain. Le vice capital de l’organisation algérienne tient aux décrets de rattachemens de 1884, ainsi nommés parce qu’ils rattachent directement les divers services de la colonie aux divers ministères métropolitains, par l’intermédiaire des préfets, sous-préfets ou autres fonctionnaires, en dehors ou par-dessus la tête du gouverneur général. On a peine à comprendre que ce système si souvent dénoncé et si évidemment absurde ait pu durer quatorze ans. Il a, comme il fallait s’y attendre, donné naissance, ou du moins carrière à tous les abus qui découlent fatalement de l’anarchie, et M. Cambon, avec encore plus de courage que de succès, a essayé de les combattre, sans avoir en main l’instrument d’administration et de gouvernement indispensable pour réussir. Il n’a pas cessé de le demander, on lui a toujours répondu qu’il avait bien raison, et puis on a pensé à autre chose. Les interpellations déposées depuis plusieurs mois déjà avaient rendu un nouveau débat inévitable ; il n’y avait pas à le prévoir puisqu’il était annoncé, mais à le préparer ; il fallait que le gouvernement prît parti pour ou contre le système que représentait M. Cambon, et sans doute il n’a pas pris parti contre, puisqu’il a autorisé M. le gouverneur général à le défendre une fois de plus devant la Chambre. Mais en même temps, ou pour être plus exact pendant tout le cours des vacances, il a fait ou laissé publier dans les journaux, sans rectification ni protestation, des notes qui annonçaient le très prochain remplacement de ce haut fonctionnaire. On donnait même le nom de son successeur qui était aussi bien choisi que possible ; mais on ne se décidait pas plus à nommer celui-ci qu’à remplacer celui-là, et cet état de choses, en se prolongeant, manifestait chaque jour davantage l’étrange incertitude qui régnait dans l’esprit ministériel. On ne pense pas sans anxiété à ce que doit être la situation d’un agent soumis à l’espèce de supplice moral qui a été infligé à M. Cambon. Était-il avoué ou désavoué par son gouvernement ? Avait-il ou n’avait-il pas sa confiance ? Il n’en savait rien lui-même, personne ne le savait mieux que lui, et peut-être le gouvernement ne le savait-il pas davantage. Il attendait que quelque manifestation parlementaire vint lui indiquer la voie dans laquelle il devait entrer, et, en attendant, il s’abstenait juste assez pour ne pas se compromettre lui-même, mais pas assez pour ne pas compromettre son gouverneur général, en ayant l’air de le livrer à ses risques et périls. Heureusement, M. Cambon était homme à se tirer d’affaire à lui tout seul. Il a la bonne fortune d’avoir, avec des idées très nettes, un talent de parole remarquable ; mais que serait-il arrivé s’il n’avait pas possédé à un degré éminent ces qualités, dont la dernière, en somme, ne doit pas être indispensable à un fonctionnaire ? Il aurait été sacrifié depuis longtemps, et s’il ne l’avait pas été depuis longtemps, il l’aurait été l’autre jour sans le moindre doute. Le gouvernement semblait assister aux exercices que faisait M. Cambon sur la corde raide ; il avait l’air de se demander avec une philosophique indifférence si tout cela finirait bien ou mal, prêt à se déterminer lui-même d’après le résultat d’une épreuve à laquelle il restait étranger. C’était là, tout le monde l’a senti, un déplacement de responsabilités qui n’était rien moins que correct, et la vérité de la situation est apparue à un moment avec une telle évidence que M. Cambon a déclaré couvrir son ministre, se porter personnellement fort devant le parlement de ses actes et de ses doctrines, en ajoutant qu’il ne resterait pas gouverneur général si la Chambre le désapprouvait. La Chambre l’a approuvé, oh ! très largement ; elle l’a même fait à la presque unanimité de ses membres ; on n’avait pas encore vu une unanimité pareille. Nous approuvons sans réserve l’ordre du jour par lequel la Chambre a invité le gouvernement à supprimer les rattache-mens sans le moindre retard, et, après avoir replacé le gouverneur général dans la situation qu’il avait autrefois, de créer auprès de lui un contrôle efficace. Ce vote est excellent ; il est digne de tous les éloges ; mais à qui en revient le mérite ? On voudrait pouvoir en féliciter le gouvernement tout autant que M. Cambon.

Il y a eu aussi, à la Chambre des députés, une interpellation sur la politique étrangère : la manière dont elle a été développée et dont elle s’est terminée a été encore plus satisfaisante. Ses auteurs n’avaient aucune mauvaise intention contre le ministère ; ils voulaient seulement lui donner l’occasion de s’expliquer sur les affaires d’Arménie et sur la situation de l’Orient. Un débat à ce sujet était nécessaire, et on ne peut que remercier M. Denys Cochin et M. de Mun de la prudence et de la mesure qu’ils y ont apportées. Les odieux massacres d’Arménie ont produit en France, comme dans le reste de l’Europe, une impression très profonde. Si on en a parlé chez nous avec plus de retenue que dans d’autres pays, ce n’est pas que l’horreur nous en ait moins vivement frappés, mais parce que nous avons appris à mesurer l’expression de nos sentimens aux moyens que nous avions de leur donner une sanction effective, et aussi parce que, parmi tant d’intérêts qui nous sollicitent, nous ne voulons en négliger aucun. La paix de l’Occident est à nos yeux le premier de tous. Toutes les puissances ont compris, — l’Angleterre a fini par le comprendre comme les autres, — qu’aucune d’elles ne pourrait se livrer à une action isolée sans s’exposer à provoquer des conflits dont l’humanité aurait encore plus à souffrir que des massacres d’Arménie. Toutes ont compris que leur force était dans leur union, et qu’elle ne pourrait s’exercer sans danger que si cette union était soigneusement maintenue. Une telle idée, chez nous, n’est pas nouvelle. Les affaires d’Orient ont traversé deux périodes. Pendant la première, la France s’est appliquée à marcher d’accord avec la Russie et l’Angleterre, et pendant la seconde avec les six grandes puissances sans exception. Il ne lui est jamais venu à l’esprit de jouer un rôle personnel, encore moins de poursuivre un intérêt particulier, et grâce à cette attitude elle a fini par inspirer confiance à tout le monde. Il n’en a pas été toujours de même de l’Angleterre, ceci soit dit sans aucune intention de critique à l’égard de ce grand pays. Lord Salisbury parlait hier encore du « majestueux isolement » qui permettait à la Grande-Bretagne d’envisager la question orientale à un point de vue purement philanthropique ; mais il ne prenait pas le mot dans le même sens que le faisait naguère M. Goschen. Il entendait par-là que l’Angleterre, séparée du continent par le légendaire ruban d’argent qui assure sa sécurité, voit supprimés pour elle beaucoup d’autres problèmes qui s’imposent aux préoccupations de nations moins favorisés. Que l’Angleterre soit plus libre que toute autre de s’abandonner à sa générosité naturelle, et même de s’y laisser entraîner jusqu’à commettre des fautes qu’elle est sûre de ne pas payer trop cher, nous ne le contesterons pas. Il en résulte que les mouvemens d’opinion y ont quelque chose d’impétueux et de violent que l’on ne retrouve pas ailleurs au même degré. En cela nous pouvons l’envier, sans aller jusqu’à l’imiter. Les sentimens qui, à propos des massacres d’Arménie, ont fait explosion de l’autre côté du détroit sont aussi les nôtres ; mais nous les avons traduits autrement. Aussi, depuis le premier jour jusqu’au dernier, avons-nous pu tenir le même langage, et nous avons eu finalement le plaisir d’entendre tout le monde, et l’Angleterre elle-même, en tenir un à peu près analogue. La Chambre des députés a approuvé la réponse de M. Hanotaux à MM. Denys Cochin et de Mun. M. le ministre des affaires étrangères, rappelant avec à-propos la solution heureuse de la question de Crète, a recherché par quels procédés et conformément à quels principes elle avait été obtenue, et il les a résumés en quelques mots : comme méthode, l’action du concert européen ; comme but, l’intégrité de l’empire ottoman ; comme moyen d’atteindre ce but, des réformes devenues indispensables, conseillées et, s’il le faut, imposées au sultan. Il a fait entendre à ce dernier, avec la solennité que prennent des déclarations mûrement réfléchies lorsqu’elles sont portées à la tribune et consacrées par le parlement, des paroles à la fois amicales et sévères. Le sultan ne peut pas se tromper sur l’importance des conseils qu’on lui donne, lorsqu’on ajoute qu’à leur exécution tient son salut et celui des siens. Les procédés de gouvernement qui l’ont conduit, ainsi que son empire, à l’état de détresse actuel, ne sauraient se prolonger sans provoquer le péril suprême. Le moment est venu pour Abdul-Hamid de le comprendre. S’il le comprend, il peut encore être sauvé ; s’il ne le comprend pas, il est perdu. L’Europe, en effet, est résolue à ne plus jouer auprès de lui le rôle de donneur d’avis platoniques. Le passage le plus important de sa déclaration est celui dans lequel M. Hanotaux a fait part à la Chambre, d’une manière discrète, mais pourtant explicite, des pourparlers qui avaient eu lieu à Paris, entre M. Chichkine et lui, pendant le voyage de l’empereur de Russie. On s’est mis d’accord, non seulement sur un programme de réformes à présenter au sultan, mais encore sur un programme d’action en vue de déterminer, s’il y a lieu, sa volonté hésitante. Ainsi, les fêtes russes ne se sont point passées exclusivement en manifestations extérieures. Toutes les questions du jour, toutes les questions du lendemain ont été discutées et réglées, et si cela est vrai pour la question d’Orient, il y a lieu de croire que cela l’est aussi pour d’autres. Mais restons dans notre sujet.

Le discours de M. Hanotaux a produit une bonne impression en Europe : on attendait, toutefois, avec quelque impatience le discours que, quelques jours plus tard, lord Salisbury devait prononcer au banquet du lord-maire. C’est une tradition en Angleterre que le premier ministre profite de cette circonstance annuelle pour parler de la politique générale, et cette manifestation devait avoir cette année une importance particulière. On se rappelle les accusations passionnées qu’il y a un an lord Salisbury a portées contre le sultan, et les menaces qu’au nom d’une justice supérieure, il a proférées contre sa personne et contre son trône. Les prophètes de l’Ancien Testament s’exprimaient de la sorte et il arrivait quelquefois que leurs prophéties se réalisaient. Depuis lors, bien des choses se sont passées en Angleterre même. L’opinion y a été non seulement émue et secouée par les événemens d’Arménie, mais encore divisée et retournée parfois en sens contraires. Après les déclamations du début, des paroles plus sages se sont fait entendre, soit que le premier mouvement se soit épuisé par sa propre violence, soit que l’attitude de la France et de l’Europe ait produit un effet d’apaisement. Enfin, la scission du parti libéral était de nature à faire réfléchir. Le parti libéral était déjà bien affaibli par ses divisions ; lord Rosebery a eu certainement des motifs graves pour s’exposer à le diviser encore davantage. Il n’a pas voulu accepter la situation qui lui était faite par l’irruption subite de M. Gladstone sur la scène politique qu’il avait paru abandonner. Ainsi M. Gladstone, après avoir opéré dans son parti, grâce à sa politique irlandaise, une première scission qui était allée, pour quelques-uns de ses membres, jusqu’à la séparation absolue et probablement définitive, risquait de provoquer un danger du même genre grâce à sa politique arménienne. Cela était bien propre à frapper les esprits. Un travail s’est fait effectivement dans l’opinion britannique : il restait à savoir jusqu’à quel point il s’était fait dans le gouvernement lui-même, et c’est sur ce point que le discours du premier ministre devait nous éclairer. Lord Salisbury a parlé. Il a parlé, à peu de chose près, comme M. Hanotaux. Il a déclaré avoir pris connaissance du discours de celui-ci, et en approuver les lignes générales. Il a ajouté qu’il ne voyait aucune raison pour que toutes les puissances ne se ralliassent pas autour d’une politique également acceptable pour chacune d’elles. Il a répudié toute velléité d’action isolée. On peut dire en conséquence que l’accord est fait, ou sur le point de se faire, et c’est là chose trop importante pour qu’on n’en comprenne pas toute la gravité à Constantinople. S’il y a, en effet, une différence de ton appréciable entre le discours prononcé par lord Salisbury l’année dernière et son discours d’hier, cela ne veut pas dire que le gouvernement anglais ait abandonné ses vues, mais plutôt qu’il a trouvé la France et les autres puissances prêtes à contribuer à la réalisation de ce qui en était réalisable. Sous l’influence de l’opinion générale, les opinions particulières se sont peu à peu réduites de manière à pouvoir se concilier les unes avec les autres, sans qu’il y ait eu nulle part d’abdication, ni de renoncement, et la volonté de l’Europe, pour s’exprimer sous une forme plus froide, n’en restera pas moins résolue.

Nous voudrions n’avoir que des éloges à faire du discours de lord Salisbury ; mais était-il bien nécessaire qu’il parlât de l’Egypte, puisqu’il n’avait à en dire que ce qu’il en a dit ? Lord Salisbury ne voit rien, dans la situation de l’Orient qui doive actuellement amener l’Angleterre à évacuer l’Égypte. À parler en toute franchise, nous ne voyons rien non plus en Orient qui puisse lui faire prendre cette détermination ; mais peut-être est-ce en Occident que lord Salisbury aurait dû regarder. Le vieux mot que la question d’Orient est avant tout une question d’Occident trouve ici, une fois de plus, son application. L’Égypte intéresse la plupart des puissances, à des degrés divers à la vérité, et nous en connaissons pour lesquelles cet intérêt est plus grand, plus vif, plus pressant que pour d’autres ; mais cette inégalité même dans l’intérêt qu’elle suscite fait que la question d’Égypte est une de celles qui risquent de nous diviser le plus dans des circonstances où l’union serait le plus indispensable. Sans doute, l’Angleterre est libre, pour le moment, de se réjouir de ces divisions, qui lui permettent d’user du vieil axiome : Divide ut imperes ; mais on peut prévoir d’autres cas où une entente plus cordiale pourrait devenir plus utile et être mieux appréciée. Il est fâcheux, imprudent, imprévoyant, de laisser derrière soi cette question en suspens. On ne le comprendrait que si le problème était insoluble, ou si sa solution présentait des difficultés telles que la diplomatie en fût découragée d’avance ; mais il n’en est pas ainsi, et il suffirait d’un peu de bonne volonté de part et d’autre pour arriver à un dénouement acceptable pour tous. Lord Selborne, sous-secrétaire d’État aux colonies, et gendre de lord Salisbury, vient de prononcer aussi un discours sur ce sujet délicat, qui, malgré tant d’efforts pour le chasser des esprits, y revient toujours comme une éternelle obsession. Le ton de lord Selborne trahit quelque impatience, quelque irritation même : cependant certaines de ses paroles sont bonnes à relever. Lord Salisbury avait dit que l’Angleterre n’abandonnerait pas actuellement une acre du terrain qu’elle occupe. Lord Selborne se borne à mettre à l’évacuation future des conditions trop vagues pour être discutées ; mais quant au principe même de l’évacuation, il ne le conteste pas. « Je partage entièrement, dit-il, le regret qu’éprouvent tous mes auditeurs que, après Tel-el-Kébir, en 1882, alors que nous avions les mains libres et carte blanche, nous nous soyons encombrés d’une promesse tout à fait gratuite d’évacuer l’Egypte à une date indéterminée ; mais ce qui est fait est fait. Nous avons fait cette promesse à l’Europe et nous la tiendrons à l’Europe. » On voit que le gouvernement de la Reine n’est pas prêt à suivre l’impulsion de lord Beresford et à déclarer qu’il n’évacuera jamais l’Egypte. Il n’ignore pas que le mot « jamais » n’appartient point au vocabulaire de la politique. Qui sait si, dans un avenir plus rapproché qu’on ne le croit, les loyaux et généreux conseils de MM. John Morley et Courtney ne prévaudront pas sur les inspirations d’une politique à plus courte vue ? L’avenir reste ouvert, et les voltes-faces que les hommes politiques anglais savent si lestement faire pour s’accommoder à des situations changeantes et à des intérêts mobiles ne sont pas de nature à nous interdire tout espoir.


Dans son discours, lord Salisbury a prononcé un mot médiocrement respectueux pour le prince de Bismarck, mot qui n’est peut-être pas tout à fait compensé par le qualificatif qu’il a adressé à l’ancien chancelier en l’appelant « le plus grand homme d’État de la fin de ce siècle. » Le prince de Bismarck, au cours des révélations dont il encombre de plus en plus les journaux, a exprimé l’avis qu’il y avait entre l’Angleterre et la Russie un antagonisme permanent et nécessaire, une opposition d’intérêts absolument irréductible. Ce n’est pas l’avis de lord Salisbury, et ce n’est pas le nôtre non plus. Il y a heureusement peu d’antagonismes de ce genre, et si l’Angleterre devait un jour en rencontrer un, ce serait plutôt avec l’Allemagne qu’avec la Russie. Quoi qu’il en soit, lord Salisbury a attribué l’espèce de sentence portée par le prince de Bismarck à la « superstition d’une diplomatie vieillie. » Que les temps sont changés ! Jadis, lorsque le chancelier de l’empire prenait la parole et qu’il daignait communiquer au public quelqu’une de ses pensées, l’attention était ardemment éveillée et l’admiration à peu près universelle : on écoutait avec un respect religieux. Avant même qu’il fût arrivé à une gloire incontestée, M. de Bismarck avait le secret de ces paroles qu’on appelait « ailées » et qui, traversant avec une rapidité électrique, non seulement l’Allemagne, mais l’Europe entière, allaient porter la lumière ou le trouble dans les imaginations étonnées. Il n’y a pas eu, à cet égard, de plus habile metteur en scène. Le sens de l’à-propos était chez lui infaillible, et il a manqué bien peu des effets qu’il a poursuivis. Aujourd’hui, le solitaire de Friedrichsruhe se croit, se sent doué du même génie, et pourquoi ne pas avouer qu’il l’est peut-être en effet ? Rien n’est banal dans ce qu’il dit ; tout est calculé avec la même adresse qu’autrefois, adresse qui reste merveilleuse, mais qui a cessé d’être puissante. Les choses, les hommes sont changés autour du rude chancelier. D’autres générations ont remplacé celles qu’il a impérieusement dominées, et le même rapport de sympathies, ou d’antipathies si l’on veut, mais enfin de sentimens communs ou rapidement communicables, ne s’est pas établi entre lui et les générations nouvelles. On ne comprend plus très bien le prince de Bismarck, ce qui est un mal sans remèdes. Il y a quelque chose de triste, au point de vue purement humain, à voir un vieil acteur user des mêmes procédés qui, quelques années auparavant, enlevaient son public, et ne peuvent plus produire aucun effet. On nous permettra toutefois, dans le cas actuel, de ne pas trop nous laisser gagner par cette mélancolie immanente des choses.

Nous laissons de côté la question de savoir si le prince de Bismarck avait le droit de publier les secrets d’État qu’il a livrés à la presse, parce qu’à nos yeux cette question ne peut même pas se poser : il est bien évident que personne n’a ce droit, et que, si M. de Bismarck n’était pas ce qu’il est, ou ce qu’il a été, son indiscrétion n’aurait pas été tolérée. Mais ceci ne regarde que le gouvernement de Berlin. Quant à nous, les révélations seules nous intéressent. Elles ont brusquement modifié quelques-unes de nos idées en apparence les plus solides. Tout le monde connaissait les rapports étroits, intimes, que la Russie avait eus autrefois avec la Prusse d’abord, avec l’Allemagne ensuite ; mais jusqu’à quel moment ces rapports avaient-ils existé, c’est ce qu’on savait moins bien. L’opinion générale était que le prince de Bismarck lui-même les avait soumis au Congrès de Berlin à une épreuve si brutale que l’harmonie en avait été détruite sans retour, et cette opinion s’était confirmée de plus en plus lorsqu’on avait appris que l’Allemagne modifiait le système officiel de ses alliances, et lorsqu’on l’avait vue, plus tard, pourchasser et en quelque sorte proscrire les fonds russes sur ses marchés. On regardait comme incontestable que le prince de Bismarck avait rompu par sa faute une entente traditionnelle dont son pays avait tiré d’immenses avantages : de là un grief que ses adversaires entretenaient et exploitaient contre lui. Lorsque l’alliance franco-russe est devenue à son tour un fait évident, avoué et même affiché, le reproche adressé à l’ancien chancelier a pris un caractère plus accentué. À ceux qui étaient tentés d’accuser le gouvernement allemand actuel et, comme on dit, le nouveau cours, d’avoir amené des conséquences aussi néfastes, les journaux officieux, et d’autres même qui parlaient sur la foi des apparences, faisaient remonter, à M. de Bismarck l’origine de tout le mal. C’est alors que celui-ci a pris la parole, et qu’il a révélé au monde stupéfait qu’un traité avait existé entre l’Allemagne et la Russie jusqu’en 1890, c’est-à-dire jusqu’à sa propre chute, et que si ce traité n’avait pas été renouvelé, c’est uniquement parce que ses successeurs ne l’avaient pas voulu. D’abord, on a hésité à croire ; puis il a bien fallu, aucune contradiction ne venant à se produire, admettre que le traité avait existé, tout en faisant des réserves sur les motifs qui en avaient empêché le renouvellement. Quelle était la nature de ce traité ? Il engageait l’Allemagne et la Russie à pratiquer réciproquement une neutralité bienveillante dans le cas où l’une des deux viendrait à être attaquée. On a crié d’abord au scandale ; on a dit que l’Allemagne, liée déjà envers l’Autriche par une alliance défensive, n’avait moralement pas le droit de conclure avec la Russie un arrangement subsidiaire, qui peut-être contredisait et, dans tous les cas, affaiblissait le premier. M. de Bismarck a répondu que l’Autriche connaissait cet arrangement, et que, loin de le désapprouver, elle s’en était montrée satisfaite, car, n’ayant pour son compte aucune intention d’attaquer la Russie, elle était bien aise de voir s’établir entre celle-ci et son alliée des rapports dont l’intimité pourrait lui être utile. S’il en est ainsi, qu’a-t-on à reprendre à l’œuvre politique de M. de Bismarck ? Rien : il faut se contenter d’en admirer l’ingéniosité, et de reconnaître que le vieux magicien avait organisé un système d’alliances et de sous-alliances également légitimes, très propre à préserver l’Allemagne de toutes les aventures qui auraient pu la troubler dans le pacifique affermissement de son unité.

Pourtant ce faisceau s’est rompu, sans qu’on sache bien pourquoi. C’est sans doute parce qu’il n’était pas aussi solide qu’il en avait l’air, et qu’il était trop compliqué pour résister à l’action du temps. M. de Bismarck cherche à faire croire que c’est surtout parce que lui seul avait la main assez expérimentée et assez ferme pour maintenir ce prodige d’équilibre, et peut-être a-t-il raison. Mais pourquoi a-t-il fait cette confidence au public ? Il a eu vraisemblablement deux motifs : le premier de se venger de Guillaume, en montrant qu’il était seul responsable de la rupture des anciens et bons rapports avec la Russie ; le second d’inspirer quelque dépit, ou même quelque inquiétude à la France, en lui donnant à penser que la Russie ne s’était rapprochée d’elle que faute de mieux, et qu’elle s’en détacherait peut-être si une bonne occasion venait à lui en être offerte. Il a voulu tourner contre l’empereur les accusations de plus en plus pressantes dont il était continuellement assailli lui-même, et, d’autre part, jeter une douche d’eau froide sur la première ardeur de la France dans son intimité avec la Russie. A-t-il atteint ce double but ? Non ; il l’a même complètement manqué. En ce qui concerne nos rapports avec la Russie, personne n’en sera étonné. Nous connaissions parfaitement ceux que la Russie avait eus autrefois avec l’Allemagne : l’important à nos yeux est qu’ils eussent pris fin lorsque la Russie a contracté avec nous. Or, il ne peut y avoir à cet égard aucun doute, puisque M. de Bismarck a eu soin de nous dire que le traité germano-russe est arrivé à son terme en 1890, et puisque la manifestation de Cronstadt n’a eu lieu que l’année suivante. À partir de ce moment, la Russie, qui avait recouvré toute sa liberté, a resserré de plus en plus les liens qui déjà l’unissaient à nous, et rien, après les manifestations de Paris et de Châlons, ne peut laisser le moindre doute sur ce que la résolution qu’elle a prise a, non seulement de loyal, mais de solide et de définitif. M. de Bismarck s’est trompé de date en décochant son insinuation. Une sincérité plus grande que celle de son temps préside aujourd’hui aux relations politiques des divers pays. Ces relations sont plus simples et probablement plus sûres. Elles inspirent de part et d’autre une confiance plus difficile à ébranler. On s’explique donc très bien que les indiscrétions des Nouvelles de Hambourg n’aient jeté aucune ombre sur l’alliance franco-russe ; mais ce qu’il est plus difficile de comprendre, c’est qu’elles n’aient causé aucun dommage à l’empereur d’Allemagne et qu’elles aient plutôt tourné en sa faveur. Nous ne jugeons pas, nous constatons. On a su gré à Guillaume II de n’avoir pas persisté dans un système d’alliances si compliqué, si embrouillé, si enchevêtré de parties et de contre-parties, de précautions et de contre-précautions, qu’on se demandait si, en tout cela, il restait beaucoup de place à une parfaite bonne foi. Cette amitié, dont chacun avait une parcelle de proportion différente, aurait eu de la peine à se reconstituer de manière à former un tout. Le trop habile abstracteur de quintessence diplomatique qui avait imaginé ces dosages subtils paraissait avoir trop bien gardé sa propre liberté en enchaînant celle des autres. Ce qui est sûr, c’est que ses révélations n’ont causé que du scandale, et que ce scandale s’est tourné tout entier contre lui. Peut-être n’est-ce pas tout à fait juste, mais il en est ainsi. La postérité n’a pas encore dit son dernier mot sur toute cette affaire, mais l’opinion contemporaine a dit le sien, et il n’a pas été à la gloire de M. de Bismarck. L’ermite de Friedrichsruhe peut gronder à son aise, ses grondemens n’ébranlent plus le monde, et lord Salisbury a sans doute trouvé le mot juste lorsqu’il en a attribué les explosions soudaines à la superstition d’une diplomatie vieillie.


Nous ne dirons qu’un mot des élections américaines. Depuis déjà quelques semaines, l’élection de M. Mac Kinley à la Présidence était prévue, elle était certaine, elle était escomptée d’avance en prenant le mot dans son meilleur sens. Elle ne pouvait d’ailleurs que relever la confiance du monde dans le bon sens des États-Unis. Le succès de M. Bryan aurait eu une tout autre signification. Il n’aurait pas seulement alarmé les intérêts matériels, c’est-à-dire inspiré des doutes sur la probité monétaire de la grande république américaine, mais encore porté un trouble profond dans les esprits. M. Bryan n’était à l’origine que le candidat de l’argent, dont il demandait la frappe libre et illimitée ; mais en peu de jours le caractère complet du système dont il s’était fait le champion s’était manifesté à tous les yeux. Le droit de payer ses dettes avec une monnaie dépréciée, c’est-à-dire de ne pas les payer ou de ne le faire que partiellement, devait plaire aux socialistes et aux révolutionnaires de toutes les nuances et de toutes les écoles : tous en effet se sont groupés autour du candidat de la Convention de Chicago. Peut-être M. Bryan aurait-il essayé, s’il avait été élu, d’échapper aux conséquences logiques de son principe, mais le parti prodigieusement mêlé qui l’avait pris pour chef l’aurait bien forcé à le suivre. Son élection aurait voulu dire banqueroute et révolution. Quels que soient les inconvéniens que peut présenter, au point de vue douanier, le succès de M. Mac Kinley, ils ne sont pas comparables à ceux qu’aurait entraînés celui de M. Bryan. Il y a même lieu de remarquer que, la question douanière (n’ayant joué aucun rôle dans la lutte électorale, M. Mac Kinley reste libre. Ce n’est pas son système économique qui a triomphé, puisqu’il n’a même pas été en cause, mais le système monétaire de M. Bryan qui a été battu, avec les conséquences sociales qui n’auraient pas manqué d’en découler. M. Mac Kinley défendait ce qu’on a heureusement appelé la saine monnaie, et M. Bryan ce qu’on ne peut appeler que la fausse monnaie. La falsification des monnaies n’est pas un fait nouveau dans l’histoire. On en a fait l’expérience, et cette expérience a ruiné tous ceux qui l’ont tentée. Les Américains ont reculé en masse devant un danger aussi menaçant.

Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetiere.

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