Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1919

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Chronique n° 2102
14 novembre 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les élections législatives qui vont avoir lieu le 16 novembre ont retenu, durant les semaines qui viennent de s’écouler, toute l’atten tion publique. Par suite de la discussion prolongée dont le traité de paix a été l’objet, la période électorale a été nécessairement courte. Mais elle a été très remplie. Dans tous les départements, les groupements politiques se sont mis à l’œuvre pour procéder à l’établissement des listes qu’exige le nouveau scrutin. La disparition des anciens cadres électoraux, limités à l’arrondissement, a eu tout de suite un bienfaisant effet : elle n’a pas suffi à supprimer les questions de personnes, mais elle a obligé à un examen au moins sommaire des programmes qui pouvaient mettre d’accord les candidats d’une même liste, et elle a ainsi permis à des courants d’opinion de se manifester. Partout cette préparation des élections s’est accomplie avec calme et avec sérieux. Notre pays a désormais une assez grande habitude des libertés publiques pour qu’une consultation électorale, même quand elle met en jeu les plus grands intérêts et les plus légitimes passions, ne soulève pas d’agitation. Il a aussi un sentiment si vif et si juste de l’importance exceptionnelle de ce scrutin qu’il y a donné ses soins activement et en conscience, comme il convient dans une période où la nation a toutes les raisons de garder un esprit public très élevé. La France a donné un spectacle digne de celui qu’elle a offert tant de fois au cours-des cinq années de guerre. On a souvent comparé la consultation électorale de l’année 1919, en raison de son importance, à la consultation de 1871 qui a nommé l’Assemblée nationale. Il y a entre l’une et l’autre une sensible différence : c’est qu’en 1871 il s’agissait de refaire une nation qui sortait meurtrie et diminuée d’une guerre où elle avait été seule, tandis qu’aujourd’hui il s’agit d’affermir dans le monde la position de notre pays qui revient victorieux et avec un prestige rajeuni d’une lutte où il a eu presque tout l’univers civilisé avec lui. Mais il existe cependant entre les deux consultations une analogie qui a sa grandeur, et qui ne laissepas d’être émouvante pour ceux qui peuvent évoquer des souvenirs personnels ou qui ont lu l’histoire. A quarante-huit ans de distance, la France veut oublier ses divisions passées, elle fait appel à des hommes de bonne volonté pour accomplir un grand travail : elle a le sentiment d’entrer dans une ère nouvelle.

Une année a passé depuis l’armistice. Elle n’a pas été perdue pour la réflexion : elle a permis de mettre au point des observations faites au cours de la guerre, de reviser des jugements, de définir avec plus d’exactitude les conditions d’un bon gouvernement et d’une plus grande prospérité nationale. Des élections qui auraient eu lieu au lendemain même de l’armistice auraient eu un avantage : elles auraient été dominées par les impressions toutes récentes de la guerre et de la victoire ; elles auraient reflété avec plus de fraîcheur les sentiments de fierté et d’enthousiasme, mais aussi avec moins de discernement et de maturité. Nous avons pu juger, par l’exemple de ce qui s’est passé chez nos alliés anglais, le mérite et les inconvénients d’élections faites aussitôt après la victoire. Les scrutins ont donné à M. Lloyd George dès la fin de la guerre une importante majorité. Ce résultat a été à juste titre considéré comme excellent. Mais dans la pratique, la majorité s’est révélée comme étant plutôt une coalition d’éléments divers qu’un gouvernement logiquement formé d’après un programme : les incidents qui se sont produits à la fin d’octobre à la Chambre des Communes où le ministère a été mis en minorité, puis a retrouvé le plus grand nombre des suffrages, dès que M. Lloyd George a paru en personne, ont montré comment une assemblée, élue dans l’élan de la victoire et sous l’influence du prestige d’un chef, pouvait, même avec le concours de conditions si favorables, manquer d’unité. Encore faut-il ajouter que nos alliés avaient une raison déterminante de procéder comme ils l’ont fait. Ils n’avaient pas été, comme nous, brusquement attaqués. Ils étaient entrés dans la guerre parce qu’ils avaient eu l’intelligence nette que l’entreprise d’hégémonie germanique les menaçait directement et mettait en péril la liberté du monde. Cette conception, il fallait au lendemain de l’armistice la taire approuver du peuple entier. Ce que le gouvernement britannique voulait et ce qu’il avait raison de vouloir, c’était le règlement public du passé. Pour nous, ce problème n’existe pas. Nous avons subi une agression préméditée, et toute la nation s’est levée pour se défendre. C’est aux problèmes de l’avenir que nous devons penser tout de suite et c’est à l’étude de leur solution que les élections générales nous convient. Nous avons d’autant plus besoin d’y songer que pour nous ils sont particulièrement complexes et que nous avons plus souffert de la guerre qu’aucun autre pays. L’année qui s’est écoulée depuis l’armistice aura été féconde si elle nous a permis de faire un examen de notre situation et de dégager quelques idées essentielles sur les devoirs et les nécessités de demain.

Dès maintenant, il est une notion qui semble s’imposer à tous les esprits : c’est celle de l’ordre. La guerre, qui a suscité tant de magnifiques et de nécessaires improvisations, nous a fait sentir tout le prix de l’organisation. Elle nous a rappelé que cette organisation, quelle qu’elle soit, a pour essence, selon le mot de Taine, la hiérarchie, et qu’il n’est pas d’activité utile sans autorité, sans discipline, sans méthode. Dans tout le pays, il existe un désir général d’arrêter net le développement de cette forme de l’anarchie et de la révolution qui a pris le nom de bolchévisme. Les socialistes affectent de trouver un peu court et un peu simple le programme national dont le premier article est de mettre les bolchévistes hors de cause. Personne ne soutient que cette lutte résume à elle seule toute la politique. Elle ne saurait être la condition suffisante de l’avenir, mais elle en est assurément la condition nécessaire. Les socialistes auraient mauvaise grâce à se plaindre de cette vérité d’expérience, car ils ont tout fait pour attirer l’attention sur elle. Après avoir collaboré à la défense nationale, et participé même aux conseils du gouvernement, ils ont dès l’époque de la catastrophe russe incliné de plus en plus vers la révolution internationale. A dater de l’armistice, ils ont repris délibérément une attitude de combat à l’égard de la société. Ils ne se sont pas contentés de donner la direction de leur parti aux fractions les plus avancées. Ils viennent de pousser l’intransigeance jusqu’à exclure de leurs listes électorales des socialistes aussi attachés qu’eux à l’idée de la révolution, mais coupables à leurs yeux d’avoir voté les crédits de guerre et d’avoir eu des complaisances pour le gouvernement qui remportait la victoire. Deux ans après l’installation du régime affreux qui ravage la Russie, ils déclarent qu’ils ignorent encore les résultats de ce qu’ils nomment les « idées neuves » de Lénine et les conclusions de l’expérience soviétique. Comment le bon sens de l’immense majorité du pays ne serait il pas révolté par cette entreprise révolutionnaire ? A la masse des travailleurs qui peinent dans les champs ou dans les ateliers, qui veulent faire leur métier qui aspirent après cinq années dures et glorieuses à un avenir meilleur, le bolchévisme offre la perspective d’une société future qui ne se réalisera que par la souffrance. Il ne présente même pas le bouleversement social comme une opération de magie promettant tous les trésors ; il ose proclamer qu’il compte sur l’excès de la misère pour amener la révolution. Un peuple victorieux et qui veut vivre a d’instinct l’horreur de cette anarchie destructrice et de ce délire d’anéantissement.

Le bolchévisme a un autre aspect : il ne ruine pas seulement les conditions du travail et la paix publique ; il menace la sécurité de la patrie. Il ne représente pas en effet la doctrine d’un groupe d’isolés : il est une entreprise internationale. Né en Allemagne, il a été l’instrument dont s’est servi le germanisme menacé pour ruiner la puissance slave en 1917. Nous n’avions pas besoin de l’aveu de Ludendorf pour savoir que la révolution russe avait failli sauver l’Empire allemand, et nous voyons clairement que l’Allemagne compte encore sur l’expansion du bolchévisme chez les Alliés pour reconquérir plus vite sa place dans le monde et diminuer les effets de sa défaite. Un juste destin lui a imposé le mal dont elle avait affligé la Russie. Sous l’effort de nos victoires, elle a eu sa révolution et elle a eu ses soviets. Elle les a mis à la raison à coups de mitrailleuses. Aujourd’hui, tandis que les anciens partis allemands ont d’autres ambitions et attendent les circonstances favorables, le nouveau gouvernement de Berlin rêve peut-être d’une démocratie germanique fortement organisée. Mais il n’a pas renoncé à donner à autrui le désordre dont il ne veut pas pour lui-même. On exagérerait en voyant exclusivement l’influence allemande dans tous les mouvements qui se produisent de nos jours chez nos Alliés ou chez nous. Après un cataclysme de cinq années, il existe nécessairement des causes de trouble. Cependant il importe de constater les concordances des faits et de chercher à qui ils profitent. Dès les discussions relatives au traité de paix, des tentatives de grève générale ont lieu dans notre pays. Aussitôt après, c’est en Angleterre qu’a éclaté une grève des chemins de fer où M. Lloyd George a reconnu publiquement une entreprise révolutionnaire. Ensuite, et au moment où le Sénat discute le traité, l’Amérique a souffert d’une grève de mineurs, qui n’était pas due uniquement à des discussions sur les salaires et qui risquait de gêner gravement l’Europe. Quelle est la seule Puissance qui puisse recueillir quelque profit de ces troubles ? L’Allemagne. On sait de source certaine que c’est d’elle que part toute une propagande empoisonnée. Des émissaires venus de Berlin ont récemment essayé de pénétrer en Suisse, et ils étaient porteurs d’instructions destinées à provoquer un mouvement révolutionnaire le 7 novembre, date anniversaire de la révolution allemande. Il s’agissait de persuader les groupements français, italiens, espagnols, suisses, que le moment était venu d’organiser des Soviets. Un autre document a été également publié en Suisse : il est parti cet été de Moscou et il témoigne d’une grande complaisance pour l’Allemagne ; il porte le titre significatif d’ « ordre de combat ; » il proclame que les difficultés de ravitaillement du prochain hiver en promettant la misère fourniront l’occasion d’accomplir la révolution européenne. Voilà le péril bolchéviste. On s’explique assez que les programmes électoraux commencent par s’occuper de lui. Nous ne sommes pas seuls d’ailleurs attentifs à sa menace. Bien d’autres nations, agitées des mêmes problèmes d’après-guerre, jettent vers nous leurs regards et attendent que nous nous soyons prononcés. Dans l’état actuel du monde et de l’évolution des démocraties, nos élections ne sont pas seulement un acte de politique intérieure : elles intéressent nos voisins, nos amis, nos alliés ; elles fourniront un précieux renseignement sur les directions d’un peuple qui a le prestige et la responsabilité d’avoir souvent donné l’exemple.

Aussile premier sentiment qui s’est manifesté, pendant la préparation des élections de demain, a été un sentiment d’union. On s’est aperçu que les anciennes divisions et les anciennes étiquettes ne répondaient plus à rien. On a cherché loyalement non ce qui séparait, mais ce qui rapprochait. Un grand effort de conciliation et de réconciliation a été accompli pour établir au seuil de la France nouvelle ce que Gambetta jadis a appelé l’Édit de Nantes des partis. Nous ne diions pas qu’il ait déjà partout réussi. Il y a des départements où des exclusives que rien ne justifie ont été prononcées ; il en est d’autres où on a eu le regret de voir reparaître, à propos des lois de laïcité, des formules qui rappelaient moins le respect de la liberté des consciences que les luttes du passé. Mais dans l’ensemble, une heureuse tentative a été faite pour s’élever à une conception de la paix, qui est le programme de la victoire à l’intérieur. L’union cependant ne suffit pas à tout. Elle n’est qu’un état de la sensibilité, si elle n’est accompagnée d’idées claires et distinctes. Après s’être mis d’accord sur le but à atteindre, il fallait se mettre d’accord sur les moyens. Que fera dans la Chambre future une majorité acquise à l’idée d’ordre et à l’idée de concorde ? C’est à cet instant que les difficultés commencent. La guerre a eu cette conséquence que presque tous les problèmes se trouvent posés à la fois. Beaucoup ne sont pas nouveaux, mais presque rien n’a été fait dans le passé pour les éclaircir. La politique radicale qui a dominé durant les quinze années qui ont précédé la guerre a été, surtout jusqu’en 1910, singulièrement stérile. Ce n’est pas au moment où nous parlons d’union qu’il convient d’en refaire le procès. On peut bien dire au moins qu’elle a vécu de passions plus que d’idées et qu’elle a consisté à ajourner au bénéfice des querelles intérieures les problèmes réels. Aujourd’hui elle est manifestement anachronique et personne ne croit plus possible de substituer l’anticléricalisme à l’étude des questions touchant la natalité ou à l’examen des budgets. Nous sortons de l’ère exclusivement politique pour entrer dans l’ère économique. Mais presque tout est à créer. Nous avons besoin à la fois d’un grand renouvellement et d’un grand effort d’invention. Il y avait un intérêt de premier ordre à ce que, avant même les élections, quelques idées précises fussent exprimées. Ce que la France attend ni, c’était non un catalogue de reformes, mais le programme sommaire de son travail. Elle voulait savon par exemple comment se constituerait l’armée de demain et comment se concilieraient les exigences de la défense nationale avec la nécessité de laisser le plus grand nombre possible d’hommes aux champs et aux usines. Elle voulait savoir si l’État, après avoir’démesurément étendu ses attributions au cours de la guerre, remlrait à l’initiative privée et à la liberté commerciale la possibilité d’obtenir ce que seules elles peuvent donner dans l’intérêt de la production et de rabaissement du prix de la vie. Elle voulait savoir enfin ce que seront les finances publiques, si l’État se décidera à demander des impôts nouveaux et selon quels principes il les établira. Qui se lèverait pour la renseigner ? M. Clemenceau a jugé que, comme chef du gouvernement, il devait prendre ce rôle, et que, parvenu au terme de sa carrière politique, il lui appartenait de livrer à l’opinion les leçons de son expérience.

C’est à Strasbourg que M. Clemenceau a prononcé le 4 novembre un grand discours destiné à préparer les élections. En choisissant l’illustre cité alsacienne, le Président du Conseil obéissait à une noble inspiration, sa voix partait des provinces retrouvées pour retentir dans la france redevenue entière ; elle a été éloquente et émouvante, elle a été partout écoutée avec attention. Le public attendait que le chef du gouvernement définît en formuler précises et pratiques l’esprit dont les candidats et les électeurs doivent être animés. Il a trouvé dans le discours de M. Clemenceau beaucoup d’indications, d’idées, de maximes politiques et de vues rapides que deux pensées dominent : la nécessité de la concorde patriotique et la nécessité de lutter contre le bolchévisme. Il y a trouvé aussi peut-être plus de réformes qu’il n’en cherchait. M. Clemenceau, après avoir fait un éclatant historique en raccourci de la guerre et de la paix, a tracé un tableau très vaste de tous les travaux que nous avons à accomplir, et il est même descendu dans les détails : il a indiqué en passant comment il nous conseillait de régler nos difficultés financières, laissant à M. Klotz le soin d’être plus explicite ; il a proclamé la nécessité de la liberté de conscience et de la tolérance ; il a déclaré courageusement que le gouvernement devait faire respecter l’ordre et le travail non seulement contre l’anarchie mais contre les excès de pouvoir des organisations qui prétendent se substituer à la nation ; il a engagé les électeurs à voter de telle sorte qu’une majorité de gouvernement soit solidement constituée. Il n’y a guère d’article possible d’un programme sur lequel le chef du gouvernement n’ait donné un avis.

Mais au fond, la pensée de M. Clemenceau est moins dans les détails que dans l’ensemble. Président du Conseil, il devait parler des projets en discussion et il l’a fait. En le lisant, on est tenté de croire que ce n’était pas ce qui l’intéressait le plus. M. Clemenceau n’a pas grande foi dans les programmes, ni dans les réformes, ni dans les constitutions. Il a foi dans la volonté, et personne ne niera qu’il n’ait quelque raison. Il croit à la force des individus, à la décision, à la qualité des esprits. Comme les sages antiques, il sait que les lois ne sont rien sans les mœurs. Le meilleur des systèmes de gouvernement ne vaut rien à ses yeux s’il n’y a pas pour le faire marcher d’hommes lignes de ce nom. Tout se ramène pour lui à une question de caractère, et c’est l’essence de sa politique. Son discours entier a été un appel au courage, à l’activité, à la valeur individuelle, et c’est pourquoi il est optimiste. S’adressait à un peuple dont les veines sont remplies d’un si beau sang, M. Clemenceau a toute confiance. Cette doctrine tient, on le voit, peu compte des institutions, et elle néglige aisément les données historiques. Telle qu’elle est, elle a sa grandeur et elle répond vraisemblablement à l’état d’esprit d’une nation qui s’est héroïquement battue et où les hommes ont pris conscience de ce qu’ils valent. Cette invitation a l’énergie intervient à l’heure ou le pays a le sentiment de s’être sauvé précisément par son énergie : elle a toutes chances d’être entendue. Nous ne serions pas étonnés si les élections avaient pour résultat de faire entrer dans la Chambre un personnel en partie nouveau, et si le programme du travail n’était dessiné qu’après le scrutin, au cours même de la législature. Le pays essaiera de rassembler des bonnes volontés et des compétences : il laissera ensuite aux nouveaux élus le soin de montrer s’ils sont capables d’accomplir la plus belle œuvre qui ait jamais été proposée à une Assemblée.


Il y a une question qui aura nécessairement elle aussi une grande influence sur les élections : c’est celle du traité de paix. Ratifié par quatre Puissances, libéré en Europe de toutes les discussions et formalités, le traité n’est pas encore entré en vigueur à l’heure où ces lignes sont écrites. Peut-être le sera-t-il au moment où elles paraîtront : nous le souhaitons vivement. Le retard du Conseil suprême, même s’il est méthodique, n’a que des inconvénients. Il est nécessaire que désormais tous les peuples aient le sentiment que le traité, malgré ses imperfections, a le mérite incontestable d’exister. Le Conseil suprême a d’abord pris son temps afin d’instituer toutes les commissions prévues et toutes les missions militaires : mais ce travail est près d’être achevé. A-t-il voulu attendre ensuite que le Sénat américain se soit prononcé ? Le calcul aurait été bien contestable. La discussion qui s’est poursuivie pendant plusieurs semaines en Amérique et qui a été prolongée par la maladie du président Wilson n’était pas une raison suffisante d’ajourner l’entrée en vigueur du traité. Bien au contraire : au moment où le Sénat américain s’abandonnait aux controverses et paraissait hésiter, les Alliés de l’ancien continent ayant achevé la ratification avaient intérêt à montrer que le traité si laborieusement édifié était déjà devenu pour eux une réalité. Les États-Unis auraient fort bien compris que les Alliés ne pouvaient pas attendre davantage et qu’en faisant entrer le traité en vigueur, ils se conformaient d’ailleurs au texte du document. Sans doute il aurait été regrettable que les États-Unis ne fussent pas à même d’intervenir tout de suite dans l’exécution du traité à l’élaboration duquel ils ont pris une part prépondérante. Leur place aurait été réservée dans les commissions et au Conseil exécutif de la Ligue des Nations qui auraient pu commencer de fonctionner. Les nouvelles qui viennent d’Amérique permettent d’ailleurs de penser que la discussion ne sera plus bien longue et que les Alliés, ayant mis le traité en vigueur, n’auraient pas tardé à voir arriver les représentants des Etats-Unis désignés pour siéger dans les commissions. Le Sénat américain a repoussé les amendements et examiné les réserves formulées à l’égard du traité : nous attendons avec confiance la fin des débats institués en Amérique et où la politique intérieure tient tant de place, et nous pensons qu’ils n’empêcheront pas les États-Unis de ratifier bientôt à leur tour un traité déjà accepté par la plupart de Nations. La paix est faite : il faut l’appliquer.

C’est une nécessité d’autant plus impérieuse que les mois perdus par les Alliés ne semblent pas arranger les questions encore en suspens. La liste des affaires qui restent à régler est encore longue : problème russe, problème turc, problème de l’Adriatique, sort de la Galicie, signature du traité de Saint-Germain par les Yougo-Slaves, conventions particulières avec la Grèce, la Yougo-Slavie, la Roumanie pour la protection des minorités, paix avec la Hongrie. C’est là une tâche encore considérable. Et le temps presse. La conférence n’a pas trouvé le moyen de s’occuper du règlement des affaires turques, et un mouvement nationaliste préoccupant s’est développé en Anatolie : nous avons trop d’intérêts moraux et matériels en Orient pour laisser s’installer un état de désordre qui finirait par menacer la sécurité des populations chrétiennes, et pour ne pas établir le plus tôt possible un contrôle capable de faire respecter tous les droits de l’humanité en même temps que des biens considérables. Surtout les affaires russes demeurent très confusee, et notre politique ne l’est pas moins. Ce n’est plus le général Mangin qui est envoyé dans les provinces baltiques. Le changement de personne peut s’expliquer par bien des raisons, mais les circonstances qui l’environnent paraissent lui donner une signification précise. Le général Mangin, dit-on, aurait jugé que sa mission était inutile, si on ne lui donnait pas tous les moyens de la remplir. S’il en est ainsi, on ne peut que l’approuver. L’envoi d’un délégué, quelle que soit la nation qu’il représente et quel que soit son prestige personnel, est une mesure absolument vaine quand ce délégué n’est pas mis matériellement à même d’obtenir ce qu’il demande. S’il ne s’agit que de faire une démonstration d’apparence, on comprend que le général Mangin ne s’en soit pas soucié, mais on comprend moins que le gouvernement le lui ait préposé. Tant que les Alliés ne se seront pas mis d’accord sur ce qu’ils veulent ou sur ce qu’ils peuvent accomplir en Russie, ils feront mieux de s’abstenir de toute démarche improvisée et de ne pas annoncer des décisions incertaines ou des départs de commissaires : ils ne servent pas leur prestige. Il faut d’ailleurs reconnaître que la politique à pratiquer en ce qui concerne les affaires russes, toute nécessaire qu’elle est, est très difficile. Elle consiste, en effet, à la fois à aider les États autonomes qui se sont constitués sur les frontières de l’ancienne Russie, et à rapprocher un jour ces États allogènes d’une Russie reconstituée. C’est dire qu’elle réclame à la fois une action immédiate dans les petits États et un dessein d’avenir à l’égard de la Russie. Or, ce dessein se heurte présentement à deux sortes d’adversaires qui ont partie liée, les bolchévistes et les Allemands. La situation des armées des patriotes russes n’est pas bonne : Koltchtak recule en Sibérie, et Youdénitch est en mauvaise posture au Sud de Pétrograde. Il n’y aura pas de paix réelle en Europe, si la question russe n’est pas réglée ; il n’y aura pas d’avenir possible pour celle paix, si la Russie n’est pas mise à l’abri de l’emprise germanique.

L’Allemagne, elle, ne perd pas de temps. Elle a mis de toutes façons à profit les semaines que lui laisse le Conseil suprême. Non seulement elle se dispense, tant que le traité n’est pas entré en vigueur, de nous livrer le charbon qu’elle nous devra, ce qui n’est pas sans importance à une époque de crise : mais elle saisit toutes les occasions qu’elle trouve de limiter par avance les effets du traité. Tout ce qui s’est passé depuis quinze jours confirme l’impression que donnaient les actes précédents de l’Allemagne au sujet de la Russie. Dans les régions baltiques, elle intrigue avec les éléments antibolchévistes et laisse les troupes de von der Goltz à la disposition du prétendu patriote russe Bermont, sous prétexte qu’elles doivent collaborer à la prise de Pétrograde. Et dans le même temps, le gouvernement de Berlin manifeste publiquement en faveur des bolchévistes. Le ministre des Affaires étrangères proteste contre le blocus infligé à la Russie. Il fait mieux : il refuse aux Alliés de participer à cette opération. Les Alliés s’étaient adressés à l’Allemagne comme aux pays neutres pour l’inviter à collaborer au blocus. L’Allemagne se dérobe : elle ne veut pas favoriser une politique d’ordre ; elle tient à faire figure d’une nation qui évite de se mêler des affaires russes, espérant ainsi à la fois ménager les bolchévistes de Moscou et exciter les apologistes de Lénine dans les pays de l’Entente à créer des difficultés à leurs gouvernements. En réalité l’Allemagne entend garder le contact aussi bien avec le parti de Lénine, qu’avec les éléments russes de droite qui sont en conversation avec les états-major germaniques. Manœuvrant entre les deux partis, elle espère atteindre le jour où elle aura la possibilité d’intervenir, de se proposer pour administrer et exploiter la Russie, au besoin avec la collaboration des Alliés et en tout cas avec leurs capitaux. Ce plan est plein de péril pour les Alliés : c’est à eux de s’opposer aux intrigues allemandes, de ne pas tolérer les audaces croissantes des ministres du Reich et de ne plus donner l’impression de la faiblesse et de l’hésitation. Le rêve de Berlin est d’utiliser un jour les forces de la Russie pour échapper au traité de paix : les Alliés ne peuvent plus l’ignorer.

L’attitude des Allemands en Slesvig, à Dantzig et en Haute Silésie fournit un autre exemple de leur bonne volonté. Abusant du temps qui s’écoule sans que le traité soit mis en vigueur, ils entendent faire à leur manière de la propagande dans les pays soumis au plébiscite. Des troupes allemandes occupent le territoire de Flensbourg dans le Slesvig danois, le chancelier du Reich se propose d’y aller en visite, et il se fait précéder par des approvisionnements de toutes sortes, destinés à prouver la puissance et la bonté du régime germanique L’Association des électeurs du Slesvig, qui est l’organisme politique des Danois, s’est empressée de demander au Conseil suprême de faire occuper le plus vite possible par des troupes alliées les régions soumises au plébiscite, c’est-à-dire de les débarrasser des troupes allemandes, comme le veut le traité de paix. A Dantzig, le jeu est analogue. En attendant que la Ligue des Nations s’occupe de la ville, les Allemands espèrent l’administrer. Ils fondent des banques, achètent des immeubles, s’emparent des terrains de telle sorte que le grand port qui doit servir au commerce polonais soit économiquement envahi par des organismes allemands. Les biens de l’État allemand se trouvant à Dantzig disparaissent d’autre part avec une surprenante rapidité. Comme d’après le traité, ils doivent être répartis par la Ligue des Nations entre la Pologne et la ville libre de Dantzig, les Allemands se hâtent de les vendre. En Haute-Silésie enfin, l’Allemagne s’occupe d’organiser sous prétexte de faire la police de véritables corps d’occupation, composés d’hommes hostiles aux Polonais et destinés à préparer le plébiscite sous la pression allemande. Elle avait imaginé de faire le 9 novembre des élections municipales sous sa direction et les Alliés ont dû s’y opposer. Comme en outre elle a des soldats dans la région et que les troupes plus ou moins cachées dans les pays baltes ne sont pas éloignées, on peut se faire une idée de ses dispositions à l’égard de la Pologne. Il est temps d’en finir avec toutes ces manœuvres et de rappeler énergiquement l’Allemagne à ses obligations. Depuis la signature du traité de Versailles, elle a reçu trop de sommations non suivies d’effets ; elle s’enhardit à l’excès ; il s’agit de lui parler net et de lui faire comprendre que les Alliés ne toléreront pas toutes ces fantaisies.

Le Conseil Suprême a déjà pris une mesure. L’Allemagne n’ayant pas exécuté toutes les clauses de l’armistice, il a décidé de lui faire signer un protocole de liquidation de l’armistice, et de faire aussi passer dans le régime de paix les conditions imposées le 11 novembre 1918 et non encore remplies. Ce ne serait là qu’un document de plus, si le protocole n’énumérait ces conditions et ne prévoyait des sanctions. Des compensations en particulier seront dues pour la destruction de la flotte allemande à Scapa-Flow. Au moment où le traité va entrer en vigueur, il a fallu encore une fois recourir au maréchal Foch pour s’assurer des garanties indispensables. Ce seul fait contient un enseignement qui a son prix. L’Allemagne nous a rendu involontairement service en découvrant tout de suite ses arrière-pensées et en nous révélant comment elle comprend la paix. Nous sommes avertis. Le traité n’est pas comme un monument tranquille et solide qui dominerait l’Europe et dont il ne serait pas besoin de s’occuper. La paix n’est pas quelque chose d’achevé, qu’on puisse abandonner à soi-même. M. Clemenceau, dans son discours de Strasbourg, après avoir montré les avantages du traité de paix, a prononcé sur l’Allemagne une seule phrase qui mérite d’être citée, car elle implique à elle seule toute une politique : « Nos sûretés prises, a dit le Président du Conseil, nous saurons attendre, dans le ferme exercice de nos droits, qu’elle se convertisse aux sentiments de civilisation. » Pour prendre nos sûretés et exercer nos droits, nous aurons besoin d’être forts et de veiller. La France nouvelle, au moment où elle travaille à se constituer, à recréer ses méthodes, à développer ses énergies, doit savoir que pendantlongtemps elle devra porter son attention sur les événements d’outre-Rhin.

André Chaumeix.
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