Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1854

La bibliothèque libre.

Chronique n° 540
14 octobre 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


14 octobre 1854.

Un seul fait, une seule question domine l’opinion publique et suffit à la captiver. Quels sont les progrès de notre expédition dans la Crimée ? Sébastopol est-il pris ? La citadelle de la Russie dans l’Euxin est-elle tombée entre nos mains ? Telle est l’unique préoccupation depuis quinze jours, durant lesquels la parole a été aux événemens, aux nouvelles contradictoires, aux fausses joies du patriotisme surexcité, pour être maintenant aux regrets laissés par la mort prématurée du maréchal Saint-Arnaud, du chef vigoureux qui avait organisé la première victoire, sous le poids de laquelle il a succombé. Le débarquement des armées alliées sur les côtes de Crimée était à peine connu, qu’on annonçait déjà un avantage signalé obtenu par nos soldats dans leur première rencontre avec les Russes. Cette nouvelle était suivie presque instantanément d’un bruit plus surprenant encore qui venait éclater en Europe : c’était la chute de Sébastopol ! Il n’y avait point à en douter : un Tartare, un malheureux Tartare arrivé à Bucharest en avait apporté le récit authentique, transmis aussitôt à Vienne. La ville russe était sous la pointe de l’épée de nos généraux ; six vaisseaux de la flotte du tsar avaient été coulés, et le prince Menchikof menaçait de se faire sauter avec le reste, si l’attaque continuait ; l’armée russe tout entière était taillée en pièces ou prisonnière. Sans doute, en y réfléchissant, ces nouvelles étaient bien un peu promptes. Un débarquement en pays ennemi, deux ou trois batailles rangées, une place formidable emportée comme une ville ouverte, une flotte détruite, — tout cela accompli en quelques jours eût dénoté une audace singulière de la part des armées alliées ou une étrange faiblesse de la Russie. Il n’est pas moins vrai que tout le monde y a cru en Europe, même ceux qui n’y voulaient pas croire, ou qui auraient souhaité un tout autre résultat. C’est l’honneur de nos soldats d’avoir inspiré d’eux-mêmes cette idée, que rien ne leur était impossible, comme aussi c’est l’augure d’un succès certain. Pour le moment cependant c’était un beau rêve, une héroïque illusion. Le récit du Tartare s’est trouvé démenti. De nouvelles batailles n’avaient point été livrées, Sébastopol n’était pas pris. L’opinion publique, remuée par ces événemens, repassait de l’enthousiasme à l’attente. L’illusion disparue, que restait-il ? Il restait la réalité, et cette réalité était certes bien suffisante, puisqu’elle se compose d’un débarquement heureux, d’une bataille suivie d’une victoire éclatante, de la prise de possession de deux points essentiels au nord et au sud de Sébastopol et des premières opérations d’investissement de la ville russe. Digne acheminement à un résultat plus décisif préparé avec autant d’habileté que de vigueur ! Les mâles et simples paroles du maréchal de Saint-Arnaud restent comme l’inséparable commentaire de cette œuvre de quelques jours.

Qu’on songe en effet qu’il a suffi de peu de jours pour changer toutes les conditions de la guerre, pour placer les armées alliées sous l’influence favorable de la victoire en présence des obstacles nouveaux qu’elles ont eu à vaincre. C’est le 15 et le 16 septembre que nos forces débarquaient en Crimée ; le 20, elles se trouvaient en face de l’armée russe, marchaient sur elle et la mettaient en déroute. Ces soldats, décimés un mois auparavant par les maladies, se sont trouvés retrempés par la lutte et prêts à tout entreprendre. La presqu’île où opèrent nos troupes est coupée, comme on sait, par plusieurs cours d’eau qui marquent les lignes de défense, — l’Alma, la Katcha, le Belbeck. C’est sur les bords de l’Alma que s’est livrée la première bataille de la première guerre générale qui ait remué l’Europe depuis quarante ans. Le plus Simple tracé des lieux suffit à montrer quelles difficultés les soldats de la France et de l’Angleterre ont eu à surmonter. Une rivière sinueuse et profondément encaissée, une chaîne de collines abruptes, des falaises à pic du côté de la mer, une forteresse naturelle en un mot, telle était la position où étaient retranchés les Russes, au nombre de près de cinquante mille hommes, disposant de plus de cent bouches à feu, dominant les armées alliées, et pouvant les compter homme par homme, comme on l’a dit. Tout indique que le prince Menchikof se croyait inexpugnable. La preuve en est qu’il avait demandé à Aima des vivres pour trois semaines. Au lieu de trois semaines, c’est trois heures qu’il a fallu aux armées alliées pour emporter ces positions, à la faveur d’un mouvement par lequel l’armée russe s’est vue débordée de toutes parts. Tandis que les Anglais tournaient les collines vers la gauche, nos soldats, sous le feu de l’ennemi, montaient à l’assaut des hauteurs de la droite, et bientôt dix mille hommes apparaissaient au sommet de ce plateau que les Russes croyaient inaccessible. Pris ainsi de tous les côtés, ayant à faire face sur tous les points à la fois à des forces menaçantes, les Russes n’ont plus eu d’autre ressource que la fuite, et après trois heures de combat, les armées alliées campaient à l’endroit même où les soldats du tsar les attendaient le matin. La voiture et la correspondance du prince Menchikof restaient entre les mains de nos généraux. Plus de six mille Russes avaient été mis hors de combat. Nos pertes, quant à nous, s’élevaient à près de trois mille hommes, morts ou blessés, répartis entre les armées de la France et de l’Angleterre. Deux de nos généraux, le général Canrobert et le général Thomas, avaient été atteints dans l’action, le premier fort légèrement, le second d’une manière plus grave. Ainsi se terminait cette première journée victorieuse du 20 septembre, pendant laquelle les armées alliées avaient cimenté leur union en rivalisant d’intrépidité et de vigueur.

Dans le l’eu même de l’action, on retrouvait la différence de caractère des deux peuples : les Anglais marchaient au combat avec un stoïque et mâle courage, avec une inébranlable solidité ; nos soldats avaient le même élan, la même ardeur indomptable qui les a toujours distingués. Le résumé de la bataille de l’Alma, c’est le mot du maréchal Saint-Arnaud quand il dit que, si les Anglais et les Français avaient occupé les positions des Russes, ceux-ci ne s’en seraient point rendus maîtres. La portée même de la victoire de l’Aima peut se mesurer d’après les opérations qui ont suivi. Nos armées n’ont rencontré l’ennemi ni sur la Katcha, ni sur le Belbeck. Elles ont pu sans coup férir aller prendre possession de Balaclava, au sud de Sébastopol, de façon à cerner la place au nord et au midi, en même temps qu’elles s’assuraient un port où ont dû débarquer les nouveaux renforts attendus de divers points de la côte de Turquie. Les Russes ne se sont point opposés à cette marche. Le prince Menchikof attendait lui-même des secours, disait-on. Il est probable aussi qu’il était peu pressé de livrer de nouveau bataille avec une armée démoralisée par la défaite. D’ailleurs les opérations des Russes, il faut le dire, ne sont pas toujours faciles à pénétrer. On a pu notamment remarquer un fait singulier dont il n’était pas aisé de saisir le sens. Le prince Menchikof, a-t-on dit, faisait récemment combler la passe du port de Sébastopol. Or le lieutenant du tsar se trouvait en ce cas faire justement ce que nos amiraux auraient eu un moment le projet de faire eux-mêmes, afin de tenir la flotte russe captive dans le port sous le canon des armées alliées. L’escadre de l’empereur Nicolas s’est condamnée ainsi à ne plus sortir que vaisseau par vaisseau, ce qui ne dénote point l’intention de venir livrer bataille à nos flottes. Seulement on peut se demander quel est le but de cette immobilisation des forces navales de la Russie ? Dans peu de jours sans doute, les événemens qui se poursuivent actuellement en Crimée viendront dire le dernier mot de cette lutte et achever cette campagne comme la victoire de l’Alma l’a commencée.

C’est au lendemain même d’un premier succès dû à son habileté et à ses efforts, à la veille peut-être d’un succès plus décisif encore, sur lequel il avait le droit de compter, que le maréchal de Saint-Arnaud a succombé, épuisé par la maladie et par la fatigue. Déjà, quand il quittait la France, il y a quelques mois, pour aller se mettre à la tête de l’armée, il luttait contre le mal qui vient de l’emporter. Il a eu à lutter encore en Orient contre d’autres atteintes. Ce n’est que par la plus rare énergie et par une étrange force de volonté qu’il parvenait à maîtriser ses souffrances physiques. L’instinct militaire, le besoin d’attacher son nom à quelque grand fait d’armes, semblaient lui servir de ressort. Cette lutte permanente contre la nature physique est certainement un des plus héroïques spectacles. Le maréchal de Saint-Arnaud était arrivé en Crimée à bout de forces, éprouvé par la traversée, en proie à un mal qui ne faisait que s’accroître, et néanmoins dans la journée de l’Aima il restait encore douze heures à cheval, il parcourait plusieurs fois le champ de bataille. Son dernier rapport, à travers une certaine sérénité virile, laisse percer une sorte de pressentiment pénible. « Ma santé est toujours la même, écrivait-il ; elle se soutient entre les souffrances, les crises et le devoir. Tout cela ne m’empêche pas de rester douze heures à cheval les jours de bataille ; mais les forces ne me trahiront-elles pas ? » Au moment où il s’exprimait ainsi, le maréchal de Saint-Arnaud n’avait plus que quelques jours à vivre : il était vaincu par le mal, et il mourait bientôt à bord du bâtiment qui le transportait à Constantinople. Le maréchal n’avait pas encore cinquante-huit ans. Quelque regret qui s’attache à une telle mort, nous ne savons vraiment s’il faut plaindre celui qui tombe ainsi en soldat, presque sur le champ de bataille, et en voyant la victoire lui sourire. C’est à coup sûr la plus belle fin qu’un homme de guerre puisse envier ; c’est la mort dans la gloire d’un grand fait d’armes. Le maréchal de Saint-Arnaud avait su, par son énergie, commander la confiance à cette armée qui marchait sous ses ordres. S’il n’a pu mener jusqu’au bout cette expédition qu’il avait habilement préparée et intrépidement conduite jusqu’à son dernier jour, le général Canrobert, qui lui succède, l’achèvera sans nul doute. C’est à lui maintenant de dénouer victorieusement cette campagne, dont l’issue exercera une incontestable influence sur les affaires d’Orient et sur la situation générale de l’Europe.

Quant à la France et à l’Angleterre, quelle que soit cette issue, il est peu probable qu’elles renouvellent aucune espèce de proposition de paix. La première condition de toute tentative de pacification serait évidemment l’acquiescement formel et explicite du cabinet de Saint-Pétersbourg aux garanties générales qui ont été déjà réclamées. Et ce n’est pas tout encore, puisque la campagne actuelle est de nature à introduire de nouveaux élémens dans les négociations qui pourraient s’ouvrir. Cela veut dire, si nous ne nous trompons, que les chances de paix sont très faibles, et qu’elles comptent à peine dans la balance au moment présent. Quant à l’Autriche et à la Prusse, une des plus curieuses questions peut-être, ce serait de savoir quelle influence réelle ont pu avoir sur leur situation respective les derniers événemens et même tous ces bruits de foudroyans succès qui se sont répandus un instant. Les événemens de la Crimée ont eu incontestablement pour premier résultat de resserrer les liens entre l’Autriche et les puissances occidentales. On ne saurait le conclure seulement du soin empressé qu’a mis l’empereur François-Joseph à faire féliciter notre gouvernement du succès de nos armées ; il y a un fait plus caractéristique encore, c’est l’attitude de la Russie vis-à-vis de l’Autriche. L’empereur Nicolas n’en est plus à dissimuler ses menaces ; il les laisse éclater par des mesures qui frappent le commerce autrichien, en attendant mieux. Le cabinet de Vienne ne l’ignore pas. Il sait bien que tout le rapproche de l’Angleterre et de la France. Ce qui le retient encore peut-être, c’est qu’il craint d’avoir à soutenir une campagne d’hiver en Pologne. L’Autriche n’aperçoit qu’un inconvénient qui lui est propre, — inconvénient qui lui-même s’efface devant l’avantage d’opposer à la Russie un ensemble compacte de forces pour lui dicter une paix délibérée en commun, utile à tous les intérêts, préservatrice pour toutes les situations. Du reste, les événemens qui s’accomplissent aujourd’hui ne peuvent que rendre plus sensible ce qu’il y a d’étrange dans les rapports de l’Autriche et de la Russie, et il est permis de croire que le cabinet de Vienne suivra les inclinations naturelles de sa politique. En sera-t-il de même de la Prusse ? Et quelles sont les inclinations de la Prusse ? L’expédition de Crimée ne laisse point, à ce qu’il parait, d’avoir fort troublé l’esprit du roi Frédéric-Guillaume. Après s’être séparé de la France et de l’Angleterre, il n’est point impossible que le souverain prussien n’arrive aussi bientôt à se séparer complètement de l’Autriche. Que lui restera-t-il alors ? Il lui restera son isolement ; il pourra répéter le mot de Médée : « Moi seul ! » et ce ne sera peut-être point assez. Le roi Frédéric-Guillaume s’applaudit beaucoup aujourd’hui, dit-on, de sa neutralité, et les raisons qu’il en donne ont leur prix : c’est que l’empereur Nicolas n’était point évidemment aussi fort et aussi dangereux qu’on se plaisait à le représenter. Ce n’est point peut-être le tsar même, c’est l’Occident qui tend à troubler l’équilibre de l’Europe. Il ne s’agit point en vérité de savoir si la force de la Russie est à la hauteur de son ambition, quand elle rencontre une autre force capable de lui résister ; il s’agit de savoir si c’est un état normal que celui où cette ambition peut mettre deux grands peuples dans la nécessité de prendre les armes pour lui opposer une barrière, de même que c’est une assez curieuse imagination de représenter l’Occident comme menaçant l’équilibre de l’Europe à l’heure où il combat pour sa défense. Il n’y a qu’un inconvénient, c’est que la Prusse elle-même a souscrit à cette politique, sauf à en décliner les conséquences, et il serait étrange que, par son fanatisme de paix et d’inaction, ce fût justement la Prusse qui amenât la guerre au cœur de l’Europe, d’où on avait voulu la tenir éloignée. C’est là cependant ce qui pourrait finir par arriver. Il vaut mieux croire encore que les événemens de la Crimée auront assez de vertu pour inspirer à la Prusse de plus sages et de plus prudentes résolutions. L’Allemagne tout entière n’est point heureusement comme la Prusse. La masse de l’Allemagne a partagé l’impression profonde, universelle, causée par les premiers succès des armées alliées, et il en a été ainsi, à vrai dire, de toutes les nations du continent, parce qu’elles ont senti que là où étaient les puissances occidentales, là était le droit européen, là était la garantie d’un grand intérêt commun.

Il est fâcheux que l’attitude des gouvernemens de l’Allemagne réponde si peu à celle des populations. Pendant que les armées de la France et de l’Angleterre arrosent la Crimée de leur sang dans un intérêt si manifestement général, les gouvernemens germaniques en sont encore à discuter entre eux sur la question de savoir dans quelle limite l’intérêt de la confédération est lié à celui de l’Europe. Pour quelques-uns même c’est déjà trop oser, et ceux-là ne s’étudient qu’à rechercher dans la législation fédérale les moyens de retarder indéfiniment tout débat, de susciter des entraves à ceux qui, plus prévoyans et plus fermes, s’aperçoivent des dangers auxquels ces lenteurs exposent la patrie commune, et ont à cœur de jouer dans les événemens un rôle plus digne d’elle. Ces efforts des uns pour paralyser la bonne volonté des autres ont eu toutefois un effet auquel les premiers ne semblent pas s’être attendus : ils ont provoqué enfin une énergique et générale impatience dans laquelle nous voyons un heureux symptôme. Toute l’Europe a remarqué le langage précis, l’argumentation péremptoire en faveur d’une participation éventuelle à la guerre que le cabinet de Vienne a opposée au langage embarrassé, à l’argumentation captieuse de celui de Berlin en faveur de l’abstention la plus complète et de la neutralité la plus absolue. L’Autriche, fatiguée de l’opposition sourde ou avouée qu’elle rencontre là même où elle était légalement autorisée à compter sur un loyal concours, laisse entendre que, si l’on tient à se séparer d’elle, elle en prendra son parti et suivra la voie que lui tracent ses intérêts. Tel est l’objet de la dépêche, en date du 30 septembre, adressée par le comte Buol au ministre de l’empereur à Berlin. La démarche de l’Autriche a d’autant plus d’importance, que, quelques jours auparavant, cette puissance répondait dans le même esprit à un mémorandum bavarois où se trouvaient reproduites, sous une autre forme, les objections de la Prusse.

On sait les points sur lesquels roule la discussion entre l’Autriche et les anciens confédérés de Bamberg, que le cabinet de Berlin combattait naguère encore, et à la tête desquels, pour toute ambition, il aspire aujourd’hui à se placer. Le traité du 20 avril est-il ou non resté en vigueur ? Conserve-t-il ou non toute sa force depuis que les principautés du Danube sont évacuées par les Russes ? La négative ne serait pas douteuse, si l’on prouvait que le but en vue duquel le traité a été conclu se trouve atteint ; mais l’évacuation des principautés n’implique de la part de la Russie aucun engagement propre à rassurer les intérêts germaniques. La retraite de ses troupes derrière le Pruth n’a rien de définitif ni d’irrévocable. Si elle a quitté la Moldo-Valachie, c’est par des considérations stratégiques qui peuvent l’y ramener demain. Le traité de Berlin, n’eût-il d’autre objet que l’évacuation des deux principautés, demeure donc obligatoire en principe. D’autre part, il est bien prouvé, et la Prusse le reconnaît, que l’occupation des principautés par l’Autriche est conforme aux intérêts germaniques et à l’esprit du traité de Berlin. Or la Prusse reconnaît également que, dans le cas où l’Autriche serait attaquée par suite de la conduite qu’elle aurait suivie pour assurer l’objet du traité, les obligations contractées deviendraient exécutoires. N’y a-t-il donc aucun danger pour les troupes autrichiennes d’être attaquées par la Russie dans les positions qu’elles ont prises de l’autre côté des Carpathes ? Du moment où un retour agressif de la Russie reste possible, du moment où elle ne s’interdit pas de franchir de nouveau le Pruth, rien n’assure que l’Autriche ne sera pas troublée dans la démonstration militaire que les intérêts allemands lui imposaient impérieusement. Le traité n’est donc point seulement en vigueur : s’il n’exige pas de la Prusse une action immédiate, il lui commande du moins des préparatifs qui la mettent en mesure de faire face à un danger éventuel, et qui peut être prochain.

La Prusse évidemment ne se fait pas d’illusions sur la valeur des fins qu’elle oppose à des considérations qui ne comportent pas de réplique ; aussi est-ce en dehors du traité lui-même qu’elle va chercher des prétextes pour abriter sa faiblesse. Elle voudrait que, tout en prenant la défense des intérêts germaniques compromis ou menacés, le cabinet de Vienne s’engageât à ne coopérer en rien avec les puissances occidentales. Elle lui demande de se réserver l’occupation exclusive des principautés, d’en refuser l’accès à la Turquie, dont elles sont la possession, et sans l’assentiment de laquelle les troupes autrichiennes n’avaient aucun droit d’en franchir la frontière. Elle désirerait que l’entrée en fût fermée aux armées alliées de la Porte en dépit du traité par lequel cette puissance s’est engagée à les laisser libres de choisir le point de son territoire qu’elles jugeraient le plus favorable au succès de leurs opérations militaires. Il y a dans cette thèse trop de puérilité pour que la Prusse, en la soulevant à Vienne, ait voulu autre chose que se donner le plaisir d’argumenter pour gagner du temps. Il s’est produit néanmoins en Allemagne une prétention plus singulière encore s’il est possible, celle d’être appelé à apprécier et à discuter les bases de la paix future sans sortir d’une neutralité opiniâtre, jalouse à notre égard, pleine pour l’ennemi commun d’une sollicitude qui ne se laisse que trop deviner aujourd’hui. Ce serait là certainement un fait nouveau dans l’histoire des neutres en temps de guerre, et l’Autriche ne pouvait que traiter de haut ce vœu si parfaitement naïf d’être admis à participer aux avantages sans avoir contribué aux sacrifices.

Le cabinet de Vienne a pour son compte un trop juste sentiment de l’importance de la paix qui suivra la guerre actuelle et de l’influence qu’elle exercera sur l’avenir de l’Europe, pour ne pas comprendre ce qu’il y aurait de désavantageux à renoncer à toute action sur la marche des événemens en s’isolant du reste de l’Europe. Lié diplomatiquement à la France, à l’Angleterre et à la Porte elle-même par des engagemens solennels, quoique incomplets, il a déjà fait un pas décisif en dehors de l’idée de neutralité et de médiation en occupant les principautés au nom de la Porte et en commun avec elle. Plus la lutte s’étend et s’aggrave, plus il se sent lui-même poussé par l’intérêt et le devoir à jeter son épée dans la balance. Un moment va donc venir nécessairement où il n’y aura plus de place pour l’hésitation et l’incertitude ; que l’Allemagne l’aide ou non, l’Autriche sera amenée à descendre sur le champ de bataille à côté de la France et de l’Angleterre, et à charger son armée de défendre en commun avec les puissances occidentales les principes sur lesquels sa diplomatie est tombée d’accord avec elles. Quelle sera dans cette éventualité la conduite de l’Allemagne ? Verra-t-on la Prusse et quelques-uns des états secondaires prendre des résolutions hostiles et prêter à la Russie l’appui de leurs armes pour lui témoigner la sincérité de la sollicitude qu’elles lui montrent aujourd’hui ? Ou bien, marchant à contre-cœur dans la ligne des intérêts allemands et européens, iront-ils tardivement rejoindre les drapeaux de l’Autriche, au risque d’arriver sur le terrain lorsque leur concours n’y sera plus nécessaire ? Il n’est pas probable, en tout cas, que ces gouvernemens puissent rester neutres, et ce n’est pas quand la faiblesse des hommes s’avoue et s’affiche à ce degré, qu’elle peut avoir quelque chance de résister à la force des choses.

La Prusse et ses alliés ne cessent de protester de leur ardent désir de voir la crise terminée et la paix rétablie. C’est un vœu auquel on ne peut que s’associer ; mais nous sommes bien forcés de dire que la politique de la Prusse va directement contre ce but, qu’elle proclame spécialement le sien. L’histoire des développemens de la crise actuelle atteste assez combien les ménagemens de l’Allemagne pour la Russie au début du différend ont servi à encourager les prétentions de cette puissance et à l’aveugler sur les chances de son ambition. Il a été possible à une certaine époque de lui faire accepter une solution pacifique, en montrant que l’on était fermement uni pour résister à tout prix à d’injustes appétits d’agrandissement ; il a été possible de circonscrire la guerre et d’amener une prompte réconciliation entre la Porte et la Russie, en déclarant qu’on lui ferait la guerre, si elle restait sourde aux conseils. On a craint de la faire. Qu’en est-il résulté ? Une lutte maintenant européenne, qui vraisemblablement se prolongera aussi longtemps que le gouvernement russe, malgré les défaites de ses armées, pourra conserver quelque moyen de résistance. Si la Prusse veut sincèrement et virilement une paix prompte, il n’y a donc qu’un parti à prendre : c’est de suivre une voie tout opposée à celle où elle est entrée depuis qu’elle essaie de s’isoler de l’Autriche et de l’Europe. Au lieu de donner à croire à la Russie que sa cause conserve des sympathies et qu’elle pourrait trouver des alliés, il faut, par un langage énergique et des démonstrations dignes d’un grand pays, faire entendre au cabinet de Saint-Pétersbourg que l’unique ressource qui lui reste pour éviter de plus grands désastres est de demander la paix. Espérons encore que la Prusse, émue des considérations élevées et pressantes renfermées dans la dernière circulaire de l’Autriche, appréciera une situation très simple, dont l’issue ne saurait être ni incertaine, ni lente, si l’Allemagne reste associée à la politique des puissances occidentales, mais qui pourrait devenir, dans le cas contraire, très compliquée et très difficile pour la confédération germanique.

Si l’impression éveillée par les premiers incidens de la campagne de la Crimée a été spontanée et vive partout, elle l’a été naturellement plus encore dans les deux pays qui comptaient leurs soldats sur le champ de bataille de l’Aima, en Angleterre et en France. Depuis longtemps sans doute, on n’avait vu en France un tel frémissement d’opinion, une aussi ardente curiosité des événemens, et, nous l’ajouterons, une telle unanimité dans un sentiment généreux. Le patriotisme a résolu pour un moment cet insoluble problème de réunir toutes les opinions en les plaçant sur un terrain où elles pouvaient former les mêmes vœux, confondre leurs sympathies et leurs espérances. L’enthousiasme avait été universel et d’une spontanéité électrique au premier bruit de la chute de Sébastopol, à cet éclair subit d’une victoire si complète. Le désappointement n’a pas été moins naïf et moins prompt, quand il a fallu se contenter pour le moment d’une bataille gagnée et d’une série d’opérations heureuses. On s’en est pris alors un peu à tout, au malheureux messager première cause de toute cette émotion, aux gouvernemens, aux télégraphes, à la presse, à la Bourse, et cela même est l’indice de l’intérêt ardent qui s’attache aux affaires actuelles. Qu’on ne croie point d’ailleurs que cet intérêt se concentre dans un certain monde, dans le monde qui lit des journaux et qui suit la marche de la politique. S’il est un fait remarquable au contraire, c’est que la guerre, une fois dégagée de l’obscurité des négociations et des discussions diplomatiques, est devenue l’affaire de toutes les classes. On serait fort étonné peut-être de voir avec quelle curiosité les populations les plus éloignées des villes s’informent des opérations militaires. C’est certes pour la première fois que bien des habitans des campagnes entendent parler de Sébastopol, et beaucoup sans doute ne seraient pas loin de le prendre pour un homme. Il n’est pas moins vrai qu’ils recherchent les nouvelles, qu’ils s’en entretiennent, et c’est avec une incroyable rapidité que le bruit de la prise de Sébastopol était allé réveiller partout ce simple et mâle instinct national que la guerre fait toujours vibrer. C’est dans ces instans surtout qu’on peut reconnaître ce qu’il y a de ressort et de vigueur dans ce pays si éprouvé par les révolutions. On en a eu l’exemple depuis un an. La France a été engagée dans une lutte qui peut grandir encore, comme elle peut s’apaiser ; elle a souffert d’une disette qui a réduit bien des populations à vivre des privations les plus cruelles ; elle a vu un fléau terrible désoler certaines de ses provinces : elle a supporté ces épreuves avec virilité, et celle de la guerre ne sert qu’à éveiller sa fierté.

Les révolutionnaires se trompent bien, quand ils imaginent qu’il ne s’agit que de bouleverser ce pays et de lui donner la fièvre pour le rendre plus fort et plus redoutable, comme aussi il ne faudrait point croire que son goût du repos aille jusqu’à ne pas vouloir s’occuper de ses affaires. La vérité est que la France ne se soucie guère au fond d’être ni révolutionnée, ni endormie ; son idéal est toujours dans une activité normale, régulière et libre, et dans cette activité elle a de quoi rendre la guerre glorieuse ou la paix féconde. Des diverses épreuves que la France vient de traverser, l’une subsiste toujours, c’est la guerre. L’épidémie qui régnait depuis un an tend à disparaître, la disette n’est plus à craindre, et le haut prix des grains ne s’est maintenu que par suite de circonstances spéciales, entre lesquelles il faut compter peut-être une saison peu favorable au travail des champs. C’est pour mieux assurer l’alimentation publique que le gouvernement vient de proroger la mesure qui permet la libre entrée des grains étrangers, et il a complété en même temps ses récens décrets en dégrevant des droits d’importation les vins de liqueur en pièces ou en bouteilles. Ces vins, comme tous les autres, ne paieront désormais que 25 centimes par hectolitre à leur entrée. Les récoltes qui se font aujourd’hui ne sont malheureusement pas de nature à démontrer l’inutilité de cette mesure. Ces questions ont leur valeur sans doute ; elles ne représentent pourtant qu’un des aspects de la vie intérieure de la France. Elles disparaissent devant l’intérêt de la guerre, comme elles disparaîtraient devant tout ce qui pourrait signaler le réveil de l’activité intellectuelle.

La politique ofîre d’ailleurs des spectacles qui varient selon les pays. Ici le calme et la vie régulière, là l’agitation et la fermentation de tous les levains révolutionnaires. C’est avec la plus grande peine que l’Espagne marche à travers toutes les complications de la crise nouvelle qui s’est ouverte devant elle. Des désordres qui se propagent et qui ne s’apaisent sur un point que pour renaître sur l’autre, des élections qui s’accomplissent et dont le résultat restera un problème tant que les cortès ne seront pas réunies, une incertitude universelle, des divisions de partis, des menaces de guerre civile, des manifestes de tout genre, telle est l’histoire la plus actuelle de la Péninsule. Les désordres matériels occupent évidemment la première place dans cette histoire, et l’anarchie prend un peu toutes les formes. Récemment encore diverses villes devenaient le théâtre de scènes où éclate cette anarchie. L’esprit de sédition s’emparait à tel point de Malaga, de Jaen, que rien n’était respecté, pas plus les propriétés que les personnes. Sur d’autres points, c’est le choléra qui sert de prétexte. À Burgos, c’est la cherté du pain qui vient de provoquer une émeute, et cette émeute a pris les proportions d’une collision sanglante. Burgos est cependant une des plus paisibles villes du royaume espagnol. Une hausse légère du prix du pain a donné le signal de l’agitation. Une portion du peuple s’est attroupée et a mis le feu à des voitures chargées de grains qui devaient être expédiés à Santander. Bientôt on ne s’est plus arrêté là : les bandes d’émeutiers ont envahi les maisons de quelques-uns des principaux négocians, et y ont porté le pillage et l’incendie. Après quelques heures, pendant lesquelles l’émeute a eu le temps d’exercer ses violences, les autorités locales ont fini par proclamer la loi martiale. Des décharges ont été faites par les troupes, et il y a eu des morts et des blessés. Ceci n’est en définitive que le pendant de ce qui avait lieu, il y a quelques jours, dans l’Aragon, où l’on arrêtait également des transports de vins achetés par des négocians français. Or il est curieux de voir ce qu’est la réalité, tandis que les orateurs des réunions électorales de Madrid proclament la liberté commerciale en théorie. Les faits sont malheureusement le plus étrange et le plus éclatant démenti de tous ces programmes que les élections ont fait naître, et auxquels le général Prim, récemment arrivé tout exprès d’Orient, a voulu ajouter le sien. Le général Prim semble vouloir, se constituer le chef d’une fraction du parti progressiste ; il n’est nullement partisan de la fusion qu’a essayé de réaliser l’union libérale. Il veut la réforme des impôts, l’équilibre du budget, l’abolition de l’impôt du sel et du tabac, la liberté, la moralité, l’égalité, l’enseignement gratuit, l’abolition de la conscription, après quoi le général Prim veut encore la monarchie ! Une assemblée constituante progressiste, dit-il, nous donnera une constitution monarchique avec toutes les garanties d’une bonne république. On voit quelle est la confusion d’idées qui règne au-delà des Pyrénées, et les élections ne font naturellement que refléter cette confusion, qui va par malheur toujours croissant.

C’est dans cette situation, au milieu de ce mouvement électoral, que tombaient récemment au-delà des Pyrénées deux manifestes qui sellent intimement à la crise actuelle. L’un de ces manifestes est du fils de don Carlos, du comte de Montemolin ; l’autre émane de la reine Christine et a un caractère public, bien qu’il soit sous la forme d’une lettre adressée à la reine Isabelle. Il serait difficile de préciser le sens de l’appel que le fils de don Carlos adresse au peuple espagnol. Que propose le comte de Montemolin à la Péninsule ? Il lui propose naturellement de l’accepter pour roi ; mais dans quelles conditions ? Là est le mystère malgré l’art calculé de certains passages de ce manifeste. Toujours est-il que le comte de Montemolin promet à l’Espagne l’oubli, la tolérance, la paix, la prospérité, l’union dans l’amour mystique. Ce manifeste par lui-même n’aurait pas une grande valeur, s’il n’était l’indice des espérances nouvelles qu’a dû concevoir le parti carliste, et s’il ne se rattachait à des mouvemens qui se sont déjà manifestés dans la Catalogne.

Tel est l’effet d’une révolution en Espagne : tous les périls renaissent à la fois, et le meilleur auxiliaire que puisse trouver le comte de Montemolin, c’est l’anarchie. Le manifeste de la reine Christine a un autre caractère ; il est l’expression d’une autre situation. C’est une défense contre les imputations dont la veuve de Ferdinand VII a été l’objet. Le manifeste de la reine Christine paraît avoir produit une certaine impression à Madrid et réveillé les haines dont la mère de la reine Isabelle a failli être victime. Nous ne voudrions pas entrer dans l’examen de ce document. Il faut bien dire cependant qu’en tout cela il y a eu véritablement peu d’héroïsme de la part des hommes qui ont conquis le pouvoir par une révolution à Madrid. Que la reine Christine ait été sauvée le 28 août, cela se peut. A-t-on pour cela le droit de l’accuser d’avoir oublié ce service ? Ceux qui l’accusent n’avaient-ils pas oublié eux-mêmes de bien autres services rendus à l’Espagne par l’ancienne régente ? Il y a un autre point qui serait à signaler dans le manifeste de la mère d’Isabelle II. Oui, la reine Christine a le droit de rappeler que ces dix années qui viennent de s’écouler ont été des années heureuses pour l’Espagne. Elles lui ont donné la paix ; elles lui avaient donné des institutions administratives qu’il eût suffi d’améliorer, au lieu de les détruire, comme on l’a fait légèrement. Les adversaires de cette politique modérée qui a régné dix ans sont aujourd’hui au pouvoir. Ils peuvent donc à leur tour réaliser tous les bienfaits qu’ils promettent. Nous le souhaitons, mais nous ne le croyons pas. Ce qui est certain, c’est que la première conséquence de cette révolution a été de produire l’état actuel, de jeter l’Espagne dans une crise dont elle ne se relèvera pas de si tôt.

C’est surtout en présence des lacunes que les révolutions viennent créer parfois dans la vie intérieure d’un pays, qu’on aime à interroger cette vie idéale qu’entretient la littérature, et qui n’est souvent que le commentaire ou le reflet des réalités publiques. N’eût-il qu’à s’étudier lui-même dans tout ce qu’il a fait ou ce qu’il a tenté, dans les vœux qui l’ont ému ou les hommes qui l’ont personnifié, notre siècle aurait certes encore un champ immense à explorer. Il y a parfois un intime et indéfinissable attrait dans cette étude quand elle s’applique à quelqu’une de ces existences qui ont passé à travers les agitations de leur temps, et qui ont eu la fortune, ne fût-ce qu’un jour, ne fût-ce qu’une heure, d’intéresser, de passionner les âmes. Souvent même une gloire incomplète ou à demi éclipsée ne sert qu’à rendre cet attrait plus émouvant. Ce que tant d’autres ont fait pour des génies plus puissans de tous les pays, pour des renommées plus universelles, un écrivain piémontais, M. Pietro Giuria, vient de le faire pour un homme éprouvé et modeste dans un livre sur Silvio Pellico et son temps. Tout n’est point dit encore sans doute sur l’auteur de ce livre des Prisons, qui semble inspiré tout entier par l’évangélique esprit de l’Imitation. Le nouveau biographe lui-même aurait pu ajouter plus d’un trait au tableau qu’il retrace pour le laisser moins indécis et pour justifier plus complètement son titre. À travers le récit de M. Giuria et les fragmens inédits qui l’accompagnent, on peut voir cependant se dessiner cette nature souffrante et douce du poète de Saluées, qui mourait, il y a quelques mois, après Berchet, Grossi, Balbo, et après avoir été, lui aussi, une des premières renommées contemporaines de l’Italie.

Silvio Pellico avait écrit des tragédies, des hymnes, des chants qui n’étaient dans sa pensée que des fragmens inachevés d’un grand poème sur l’Italie du moyen âge ; mais il avait surtout l’auréole de dix ans de captivité au Spielberg : douloureuse épreuve qui venait le saisir au seuil de sa jeunesse, au moment où il partageait toutes les espérances d’une rénovation nationale où il avait sa place dans ce groupe d’écrivains italiens de 1820, — les Manzoni, les Berchet, les Romagnosi, les Gioia, les Visconti ! Silvio Pellico était à coup sûr un conspirateur peu dangereux ; il a plus fait contre l’Autriche par un petit livre que par aucune conjuration. C’est que ce livre était l’expression d’une plainte sans fiel, d’une résignation sans amertume ; c’était le récit d’une âme en qui la piété avait étouffé, non pas tout souvenir, mais tout ressentiment violent. Ce livre des Prisons, qui a fait sa gloire, Silvio Pellico ne put le mettre au jour sans rompre presque avec ses amis d’autrefois, qui lui reprochaient de trahir le libéralisme, et qui s’effrayaient surtout de ses tendances religieuses. La piété en effet, une piété fervente et sincère, c’est là ce qui remplit les vingt dernières années de la vie de Silvio Pellico. On lui avait proposé, à sa sortie du Spielberg, de venir en France, en lui assurant une position ; il refusa. La captivité avait visiblement développé en lui un goût douloureux de solitude. Entré bientôt dans la maison de la marquise Barolo plutôt comme ami qu’à tout autre titre, il ne fut plus partagé qu’entre le soin d’une santé épuisée, des travaux peu suivis, et des pratiques religieuses chaque jour plus assidues. Il avait trouvé la vie simple et calme qui lui convenait. « Je lis, dit-il dans une lettre, je pense, j’aime mes amis, je ne hais personne, je respecte les opinions d’autrui, et je conserve les miennes : voilà ma vie, qui n’est pas sans douleurs, mais qui n’est pas non plus sans consolations ! » Dans le redoublement de sa foi et de ses pratiques religieuses, Silvio Pellico avait-il abdiqué ses espérances nationales et libérales d’autrefois ? L’illusion s’en était allée, le fond de la conviction était resté. « L’âge, disait-il, en mûrissant mes opinions, les a modifiées sans en changer la substance. » Seulement il bornait le devoir patriotique à une sorte de résistance intime et passive. Il tenait principalement à se séparer des révolutionnaires et en général de tous les esprits exclusifs. En 1848, son vœu eût été dans l’accord des princes italiens : « Vœu certainement juste, ajoutait-il, mais inutile comme beaucoup d’autres bons désirs ! » Lors des premières élections dans le Piémont, il eût accepté peut-être de représenter Saluces, son pays natal ; on ne le nomma pas, et quand plus tard on lui offrit la candidature, il n’était déjà plus temps, ses forces déclinaient rapidement. Ce n’était point son rôle d’ailleurs ; son rôle était celui d’une victime aux yeux du monde, même lorsque ce mot n’exprimait plus rien de réel depuis longtemps. Comme homme, Silvio Pellico reste le type d’une résignation douce et attendrie que le malheur n’a fait que dégager en la marquant de l’empreinte chrétienne. Comme poète, ce n’est point un génie supérieur, mais il a eu des inspirations pleines de suavité et de grâce qu’il faut aller chercher moins dans ses tragédies que dans ses fragmens lyriques. Par ses opinions aussi bien que par son talent poétique, Silvio Pellico était d’une génération déjà plus qu’à demi disparue ; il se rattachait à un mouvement littéraire qui a eu le temps de se renouveler plusieurs fois en Italie, et qui est venu malheureusement aboutir à une certaine confusion. ch. de mazade.


REVUE DRAMATIQUE


LA COMÉDIE FRANÇAISE ET Mlle RACHEL.


Mlle Rachel nous est revenue après une absence de six mois. Tous ceux qui ont suivi la tragédienne depuis seize ans, qui ont épié les transformations accidentelles de son talent, savent que ces longues absences ne profitent pas à sa gloire. Chaque fois qu’elle demeure hors de Paris pendant quelques mois, elle nous revient toujours avec un goût déplorable pour l’exagération. Cette fois encore nous avons pu constater ce fâcheux résultat de ses pérégrinations. Elle vient de passer en revue les rôles les plus applaudis de son répertoire, et ses flatteurs les plus dévoués, les plus serviles, n’oseraient soutenir qu’elle soit en progrès. Non seulement elle n’a rien appris, mais elle a beaucoup oublié. Elle ne vaut pas ce qu’elle valait. Pour ma part, je n’ai jamais pensé qu’il y eût en elle l’étoffe d’une tragédienne complète : il lui manque bien des qualités dont l’art dramatique ne saurait se passer; mais avant de tenter ces longs voyages dont les journaux nous donnent le bulletin, elle possédait du moins un mérite singulier que personne n’osait lui contester. Si elle ne savait pas toujours émouvoir, parce qu’elle est rarement émue, elle apportait constamment dans sa diction une simplicité qui abusait les auditeurs inexpérimentés, et qui lui tenait lieu de sensibilité. Aujourd’hui la simplicité a disparu. La manière étrange dont elle a représenté Marie Stuart et Camille suffirait à démontrer la légitimité de mon affirmation. Je ne parle ni de Monime, ni de Pauline, car elle n’a jamais bien compris ces deux rôles, d’une nature si exquise et si élevée. Il y a dans ces deux personnages une délicatesse qu’elle n’a jamais saisie complètement, et que ses professeurs ne pouvaient lui révéler. Pour apprécier l’égarement de son talent, je vais donc m’en tenir aux rôles de Marie Stuart et de Camille.

Tous ceux qui fréquentent le théâtre se rappellent encore l’étonnement de l’auditoire, il y a seize ans, lorsque Mlle Rachel, dans la fleur de l’adolescence, vint réciter les imprécations de Camille. À cette époque déjà si loin de nous, elle écoutait le récit de son frère et se contentait de révéler par le jeu de sa physionomie les combats intérieurs de son âme. Chacun admirait la grandeur et la simplicité de sa pantomime. Que nous sommes loin aujourd’hui de ces belles soirées ! que nous sommes loin de cet art majestueux et savant, qui, sans pouvoir remplacer la passion vraie, la passion profonde et sincère, excitait du moins l’admiration ! L’expression du visage, si habilement combinée, a fait place à des gestes convulsifs, à des attitudes laborieuses, qui ne seraient pas toujours acceptées dans un théâtre secondaire. Camille, au lieu d’écouter son frère avec une colère contenue, se tord les bras, se renverse à demi évanouie sur le dos de son fauteuil. Sa pantomime ne permet pas de croire qu’elle écoute; ses contorsions ne sauraient se concilier avec la liberté de son intelligence. A voir comme elle se démène, il est impossible qu’elle comprenne le sens des paroles prononcées devant elle. Ce qu’elle représente, ce qu’elle exprime, ce n’est pas la colère contenue, c’est-à-dire le sens vrai du rôle écrit par Corneille : c’est le début d’une attaque d’épilepsie. On s’attend à chaque instant à voir l’écume déborder de ses lèvres, et quand elle se lève pour maudire son frère et la grandeur romaine payée du sang de son amant, on s’étonne à bon droit de cette énergie inattendue. On trouverait plus naturel, plus vraisemblable qu’elle fût emportée hors de la scène pour être livrée aux soins des médecins. Je crois volontiers que cette pantomime exagérée lui a valu de nombreux applaudissemens loin de la France, loin de Paris; mais les hommes de goût, les spectateurs doués d’un sens délicat, ne peuvent accepter cette parodie de Corneille. Si le mot semble dur, la vérité le commande; c’est le seul qui puisse traduire fidèlement ma pensée, et j’ajouterai, sans craindre un démenti, que je suis ici l’écho d’un grand nombre de spectateurs. La Camille que nous avons connue, que nous avons admirée il y a seize ans, a disparu tout entière. Au lieu d’une jeune fille sincèrement éprise, qui ne peut hésiter entre sa patrie et son amant, chez qui l’orgueil romain ne saurait imposer silence aux affections du cœur, nous avons une fille malade, incapable d’écouter, incapable de comprendre, et par conséquent incapable de maudire. Ses imprécations contre la grandeur romaine, contre la cruauté de son frère, deviennent un non-sens. La simplicité, la sobriété de la pantomime nous avaient préparés à l’émotion; nous avions écouté en tremblant l’anathème de Camille contre une gloire achetée du sang de son amant. Ses convulsions pendant le récit d’Horace nous condamnent à l’indifférence. Quand elle se lève pour maudire la victoire, quand elle appelle la foudre sur sa patrie, nous demeurons froids ; nous ne l’écoutons plus qu’avec distraction. Pour avoir franchi les limites de la vérité pendant le récit d’Horace, elle a perdu toute autorité sur l’auditoire. L’impassibilité répond à l’exagération comme un châtiment légitime. Tous ceux qui ont assisté aux dernières représentations de la tragédie de Corneille sont là pour attester la vérité de ces reproches. Mlle Rachel, enhardie ou plutôt égarée par les applaudissemens des contrées lointaines, a voulu frapper trop fort et oublié de frapper juste. Il n’y a là rien qui doive nous surprendre; mais tous ceux qui aiment son talent doivent s’en affliger, et les louanges que la flatterie lui prodigue, l’encens qu’elle respire et qui l’enivre, les hyperboles qu’on entasse pour lui persuader qu’elle ne peut faillir, ne sauraient changer les termes de la question. Elle est sortie de la vérité; tant qu’elle n’y rentrera pas, elle ne retrouvera pas la sympathie qu’elle avait conquise. Le rôle de Marie Stuart donne lieu à des remarques du même genre. Autrefois Mlle Rachel paraissait comprendre ce personnage : elle apportait dans l’expression de l’ironie une modération que le malheur lui commandait; elle n’oubliait jamais, en raillant la reine d’Angleterre, qu’Elisabeth tenait entre ses mains la vie de sa prisonnière; en un mot, elle demeurait fidèle au bon sens et à l’histoire. Aujourd’hui le bon sens et l’histoire sont oubliés; il ne s’agit plus pour la tragédienne de railler sa rivale, mais de l’accabler : l’ironie a fait place à l’injure. C’est là une étrange manière de comprendre l’art dramatique; tous les hommes de bon sens se réuniront pour la réprouver. Autrefois Mlle Rachel n’eût jamais commis une telle bévue. Parlant devant un auditoire pour qui les moindres inflexions de sa voix avaient une signification déterminée, elle n’était jamais tentée de recourir à l’exagération; mais dans les contrées qu’elle a parcourues, n’étant pas comprise à demi-mot, elle a dénaturé le rôle de Marie Stuart pour produire de l’effet. Pour être applaudie, elle n’a pas reculé devant un contre-sens. Aujourd’hui tous ses vrais amis, tous ceux qui sont animés pour elle d’une sympathie sincère doivent lui dire qu’elle fait fausse route, et qu’elle invente une reine d’Ecosse dont l’histoire n’a jamais entendu parler. Sa pantomime, son accent, loin d’exciter la pitié, loin de rallier les cœurs à son infortune, donnent raison à Elisabeth. La cruauté de la reine d’Angleterre disparait devant les outrages de sa rivale : Marie Stuart prend soin de la justifier. Le contre-sens est si fort, l’histoire est si violemment pervertie, que le spectateur ne comprend plus rien aux plaintes de Marie Stuart, lorsqu’elle entend les apprêts de son supplice. Le bruit du marteau qui retentit sur les planches de l’échafaud n’émeut plus personne. Chacun se dit que la prisonnière va recueillir le salaire de ses invectives. Elle a voulu la mort, elle l’obtient; elle a perdu le droit d’accuser le sort. Le personnage dessiné par Schiller, dont quelques débris se trouvent encore dans la pâle copie de M. Lebrun, n’a rien à démêler avec le personnage représenté par Mlle Rachel. Marie Stuart, dans l’histoire, dans la tragédie allemande et même dans la tragédie française, excite la pitié. Dès qu’elle se venge par l’invective, elle perd tous ses droits à notre compassion; elle ne craint plus la mort, elle l’appelle de tous ses vœux; chacun des outrages qu’elle prodigue à sa rivale aiguise la hache du bourreau : comment donc oserait-elle se plaindre ?

Le public ne tient pas envers Mlle Rachel la conduite qu’il devrait tenir. Il ne l’applaudit plus comme il l’applaudissait autrefois; mais son silence ne suffit pas pour lui prouver qu’elle est déchue, ou du moins égarée. Si le public veut retrouver la tragédienne dont il recueillait avidement les moindres paroles, il faut qu’il se résigne à lui témoigner moins d’empressement. Tant qu’il accourra pour l’entendre et ne lui témoignera son désappointement que par son silence, elle restera ce qu’elle est aujourd’hui, elle continuera de dénaturer les personnages qu’elle devrait représenter, et se contentera des applaudissemens dont elle connaît le prix. L’immobilité de l’orchestre et des loges sera pour elle une leçon perdue. Pourvu qu’une vingtaine d’enthousiastes disciplinés saluent son entrée en scène et la rappellent après la chute du rideau, elle ne prendra nul souci des remontrances. Il serait temps de lui signaler tous les périls de la voie où elle s’engage. Ses nombreuses pérégrinations, qui ont déjà singulièrement amoindri son talent, finiront par l’anéantir. Qu’elle s’enrichisse tout à son aise, qu’elle entasse des monceaux d’or, mais qu’elle ne compte plus sur les applaudissemens d’un auditoire intelligent; qu’elle se livre tout entière à l’industrie, mais qu’elle ne s’étonne pas si les amis de l’art dramatique la voient partir sans regret et revenir sans joie. Pour elle, Paris n’est plus qu’un pied-à-terre. Elle donne à la Comédie-Française les mois qu’elle n’a pas pu négocier sur les marchés d’Europe ou d’Amérique. Nous ne sommes pour elle qu’un pis-aller. Il ne reste donc plus maintenant qu’un seul enseignement à lui offrir; le silence ne lui a rien dit : que la solitude se charge de l’instruire. Puisqu’elle nous prend quand elle ne trouve rien de mieux, et nous laisse en toute hâte dès qu’elle trouve à placer son temps d’une manière plus fructueuse, ne lui témoignons pas un empressement qu’elle ne mérite plus. Elle n’a aucun souci des intérêts du théâtre qui a fait sa gloire; elle envoie sa démission à ses camarades, et revient parmi eux pour les quitter encore; elle demande des rôles nouveaux, les étudie, les répète, pour les jeter ensuite au panier. Nous devons souhaiter que cette conduite ne soit pas encouragée. Mlle Rachel, longtemps fêtée comme la poule aux œufs d’or, a pris soin de détruire le prestige qui s’attachait à son nom. Au témoignage des hommes qui savent le train des choses, elle désorganise l’administration, elle entrave le répertoire et décourage tous les écrivains assez crédules pour compter sur ses promesses. On disait, il y a seize ans, qu’elle allait régénérer l’art dramatique; les flatteurs disaient même qu’elle sauvait notre langue. Ce qu’il y a de plus clair dans sa conduite, c’est qu’elle se moque de tout le monde.

Le gouvernement manifeste l’intention d’encourager l’art dramatique et l’art musical par tous les moyens dont il peut disposer : c’est une intention excellente, un dessein généreux que nous ne saurions trop louer. Nous craignons seulement qu’il n’ait pas choisi la route la plus sûre pour toucher le but qu’il se propose. Quoiqu’il n’administre pas directement le Théâtre-Français, il intervient dans toutes les transactions entre le directeur et les comédiens, entre le directeur et les auteurs. Or cette façon de procéder présente plus de dangers que d’avantages. Les comédiens élèvent des prétentions exorbitantes qui sont trop souvent acceptées. Les auteurs, se confiant dans les promesses qu’ils ont reçues, se voient déçus dans leurs espérances après plusieurs mois, parfois même après plusieurs années d’attente. Le procès engagé entre M. E. Legouvé et Mlle Rachel est là pour démontrer ce que j’avance. Quelle sera l’issue de ce procès ? Je l’ignore; mais lors même que M. E. Legouvé obtiendrait gain de cause, l’inscription seule du procès au rôle du tribunal serait déjà pour les auteurs dramatiques un motif trop légitime de défiance. Le directeur du Théâtre-Français devrait être investi d’une autorité suffisante pour contraindre une comédienne, si éminente qu’elle soit, à remplir ses promesses. On disait autrefois : Noblesse oblige. Ne peut-on pas dire du talent ce qu’on disait de la noblesse ? Le talent donne-t-il le droit de traiter comme une lettre morte les engagemens les plus formels ? La célébrité absout-elle d’avance de tous les manquemens de foi ? Je ne sais pas ce que vaut la Médée de M. Legouvé. Pour traiter la question qui nous occupe, je n’ai pas à m’en inquiéter. Le théâtre a reçu la pièce et s’est engagé à la jouer; c’est là le seul point dont nous ayons à tenir compte. Aux yeux de tous les hommes loyaux, cet engagement est sérieux; pourquoi donc n’est-il pas tenu ? Mlle Rachel, pour avoir traité si cavalièrement Casimir Delavigne, dont chacun peut discuter le talent, mais dont personne ne peut contester l’importance littéraire, se croit-elle tout permis ? Si c’est là le privilège du talent et de la célébrité, c’est un bien triste privilège. Si le directeur ne peut la contraindre à tenir ses promesses, à quoi donc se réduit l’autorité du directeur ? Elle avait commencé les répétitions de la Médée avant de partir pour la Russie; elle refuse maintenant de les reprendre, parce qu’elle a signé un engagement avec l’Amérique. Si le gouvernement tolère de tels procédés, quel appel peut-il faire aux écrivains dramatiques ? En face d’une telle conduite, quel travail entreprendre ? Comment poursuivre une tâche épineuse, si l’on n’est pas sûr de recueillir le fruit de ses veilles ? Il suffit de constater ces légitimes appréhensions pour éveiller la sollicitude de l’autorité supérieure.

La mesure prise à l’égard de l’Opéra nous parait bien autrement périlleuse. Le gouvernement prend en main l’administration de ce théâtre. A peine a-t-il signé les engagemens les plus onéreux, que le plus étrange oubli de toutes les convenances paie sa générosité. Il croyait, en prodiguant l’or, s’assurer le talent d’une cantatrice applaudie; Mlle Cruvelli quitte la France et oblige l’administration de l’Opéra à renvoyer les spectateurs désappointés. Sans doute tous les directeurs peuvent être dupes; de trop nombreux exemples sont venus prouver que les comédiens et les chanteurs ne prennent pas toujours leurs engagemens au sérieux; mais si Mlle Cruvelli, au lieu d’avoir affaire au gouvernement, avait traité avec un directeur responsable, obligé de sauvegarder les intérêts de ses bailleurs de fonds et ses intérêts personnels, qui ne sauraient être séparés de leurs intérêts, elle n’eût pas agi si lestement; elle y eût regardé à deux fois avant de prendre le chemin de fer, elle aurait redouté le châtiment de sa conduite. Placée en face du gouvernement, elle n’éprouve pas la même inquiétude. Quel que soit le chiffre du dédit consenti par elle, à supposer qu’un procès s’engage, elle sait trop bien que remise lui sera faite des dommages demandés, pièces en main, par l’avocat de la liste civile. Le gouvernement se montrera généreux, elle y compte bien. Après son équipée, dans six mois, dans un an, elle nous reviendra comme l’enfant prodigue. Pour la recevoir, pour la fêter, on tuera le veau gras, et l’on passera l’éponge sur son escapade.

Si l’administration de l’Opéra était demeurée une entreprise industrielle, une spéculation privée, les choses ne se passeraient pas tout à fait ainsi. Mlle Cruvelli ne reparaîtrait pas à l’Opéra sans expier ce que ses amis veulent bien appeler une étourderie, un coup de tête. Un directeur responsable, qui, lorsque sa caisse est vide, ne peut compter que sur les recettes pour la remplir, n’accueillerait pas la transfuge en lui ouvrant les bras. Avant d’oublier son escapade, il demanderait, il obtiendrait une légitime réparation, une compensation en bons écus sonnans. Croirait-on d’aventure que l’indulgence et la générosité du gouvernement profitent à l’art dramatique, à l’art musical ? Ce serait une méprise. Que demain Mlle Cruvelli regrette les applaudissemens de Paris, et rentre en grâce sans bourse délier, et avant trois mois nous verrons son exemple porter ses fruits. Le baryton ou le ténor n’hésitera pas à se moquer de l’administration comme elle s’en est moquée. La liste civile n’est-elle pas là pour combler le déficit ? Ce qui vient de se passer à l’Opéra devrait ouvrir les yeux du gouvernement, et lui prouver que la meilleure manière d’encourager l’art dramatique et l’art musical n’est pas d’administrer directement les théâtres. Qu’il leur accorde une subvention généreuse, rien de mieux; mais qu’il ne garantisse pas un bill d’indemnité aux caprices de Mlle Cruvelli ; car s’il persiste dans la voie où il s’est engagé, sa générosité ne profitera qu’aux comédiens et aux chanteurs, dont les intérêts ne peuvent se confondre avec ceux de la musique et de l’art dramatique. Que Mlle Cruvelli et Mlle Rachel convertissent en or les applaudissemens du public; qu’elles achètent du fruit de leur travail une villa splendide sur les bords du lac de Côme ou sur la pente du Pausilippe, personne ne s’en plaindra; mais qu’elles signent des engagemens sans se croire obligées absolument de les tenir, c’est pour l’Opéra et le Théâtre-Français une situation que doivent déplorer tous les amis de l’art dramatique et de la musique. Que le gouvernement prenne en considération les conséquences inévitables de son intervention directe dans l’administration des théâtres, et qu’il se hâte de les prévenir. Qu’on rétribue les chanteurs et les comédiens selon leur mérite, qu’on paie largement le plaisir qu’ils donnent au public, pas une voix ne s’élèvera pour blâmer une générosité si bien placée. Que le gouvernement n’abandonne pas entièrement aux caprices de la spéculation, aux exigences de la cupidité les théâtres qu’il subventionne; qu’il impose aux directeurs des conditions favorables au développement de l’art, tout en laissant une part suffisante aux ouvrages qui font recette, et qui possèdent, à défaut d’une valeur sérieuse, le mérite de la nouveauté; qu’il ne gêne pas dans leurs habitudes frivoles les spectateurs qui préfèrent un vaudeville sans couplets aux plus beaux vers du Misanthrope, un ballet égrillard aux plus beaux ouvrages de Gluck ou de Rossini, — tous les bons esprits applaudiront a sa tolérance; mais qu’il ne croie pas que la meilleure manière d’encourager l’art dramatique soit d’administrer les théâtres par lui-même.


GUSTAVE PLANCHE


V. DE MARS.