Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1909

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Chronique n° 1860
14 octobre 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La plupart de nos ministres avaient prononcé des discours, et généralement de bons discours, pendant les vacances : seul, M. le Président du Conseil s’était tu. Mais à la veille de la rentrée des Chambres, — elle aura lieu le 19 octobre, — il a rompu le silence qu’il avait gardé jusque-là, et il est allé faire un discours à Périgueux. Il en a même fait deux : le premier, en réponse au recteur, était adressé au corps enseignant, et le second, en réponse au maire, à la France entière. Après avoir affirmé que sa politique ne différerait en rien de celle de son prédécesseur, M. Briand a ajouté aussitôt que ce serait une politique de détente et de conciliation, conciliation ou réconciliation qui devait s’étendre à tous les Français. Les vieilles luttes pour la défense de la République sont finies ; la République a définitivement vaincu ; désormais sûre de vivre, non seulement dans son principe, mais avec ses conséquences, elle doit s’appliquer à devenir « si agréable à habiter, et s’élever si haut au-dessus des partis que ce soit la France qui rayonne en elle. » C’est là un beau rêve, et nous ne disons pas qu’il ne puisse pas devenir un jour une réalité, mais il a été déjà fait par d’autres que M. Briand, il a amené sur d’autres lèvres des paroles presques identiques aux siennes, et il a fait naître dans nos cœurs des espérances qui, hélas ! se sont ensuite cruellement dissipées. Le détestable esprit de parti a été le plus fort.

M. Briand aura-t-il un sort plus heureux ? « Il arrive un moment, a-t-il dit, où il est nécessaire de faire entendre des paroles de fraternité, et ma joie est profonde de penser que je pourrais être l’homme de cette mission. » Cette joie sera partagée par tous les bons citoyens, si M. Briand accomplit en effet la noble mission qu’il s’est donnée ; mais il n’est qu’au début de sa tâche, et nous sommes bien obligés de réserver notre jugement jusqu’au jour où il l’aura un peu plus avancée. N’a-t-il pas dit lui-même, en commençant son discours, qu’en politique les paroles les plus magiques n’étaient rien, et que les actes étaient tout ? Il est un peu las et désabusé des succès oratoires ; il en poursuit de plus substantiels et de plus durables. Jetant un regard vers le passé, il s’est même flatté d’en avoir déjà obtenu un en faisant voter la loi de séparation de l’Église et de l’État. À l’entendre, cette réforme a été faite sans douleur ; toutes les opinions, tous les sentimens religieux n’ont subi aucun froissement ; le libre exercice du culte a été maintenu. M. Briand triomphe de ces résultats ; mais, à tort ou à raison, beaucoup de catholiques les contestent, et des hommes qui suivent seulement les lumières de la politique, craignent qu’il n’ait mis dans son œuvre un germe funeste, parce qu’il l’a faite sans aucun accord avec Rome et qu’il a tranché par une action unilatérale des questions qui n’étaient pas de la seule compétence de l’État. C’est pourquoi la séparation n’a pas été acceptée comme elle aurait dû, comme elle aurait pu l’être, et nous sommes moins sûr que M. Briand qu’elle ait pour toujours éteint chez nous les luttes religieuses. L’avenir reste confus et obscur. La lutte prochaine, celle qu’on entrevoit déjà, aura lieu sur le terrain scolaire. Les évêques de France ont adressé aux pères de famille, pour leur indiquer leurs devoirs envers leurs enfans, une lettre qui, en somme, est modérée, puisque, après avoir condamné l’école neutre dans son principe, les évêques la tolèrent dans la pratique, pourvu qu’elle soit neutre en effet et que la conscience de l’enfant y soit respectée. On peut discuter autant qu’on voudra sur l’opportunité de cette lettre ; ce qui est sûr, c’est que les évêques avaient le droit de l’écrire, surtout aujourd’hui que, dégagés de tout lien envers l’État, ils peuvent parler comme les autres citoyens. Eh bien ! nous nous demandons quelle sera l’attitude du gouvernement lorsque les questions scolaires viendront à se poser. Le discours de M. Briand au recteur nous laisse perplexes à cet égard. Il contient d’excellens conseils à l’adresse des professeurs et des instituteurs ; mais la Chambre est saisie d’un projet de M. le ministre de l’Instruction publique qui soustrait ces derniers à la surveillance des pères de famille et, même lorsqu’ils commettent dans leur classe des délits de droit commun, leur donne des juges particuliers. On fait des instituteurs une classe à part dans l’État, et on crée pour eux une juridiction spéciale de la nature de celle que le clergé réclamait autrefois pour lui. C’est en effet un clergé laïque que l’on constitue, et on lui confère tous les privilèges qu’on a enlevés à l’ancien. Le prétexte est de défendre l’instruction laïque contre les « ennemis de la République, » car on est un ennemi de la République lorsqu’on dénonce les abus commis par certains instituteurs. Nous retrouvons ce langage jusque dans la bouche de M. le président du Conseil, et quand nous le rapprochons de celui qu’il a tenu hier au banquet de Périgueux, nous avouons ne plus comprendre.

C’est pourquoi, tout en reconnaissant ce qu’il y a de généreux dans le discours de M. Briand, il convient de l’attendre à ce qu’il appelle lui-même les réalisations. « Je suis l’homme des réalisations, » a-t-il dit : quelles seront-elles ? En ce qui concerne, par exemple, les réformes de nos mœurs politiques et électorales, M. Briand sera-t-il vraiment l’homme qu’il promet d’être ? Le tableau qu’il a fait des vices honteux qui déshonorent chez nous l’exercice du gouvernement parlementaire est d’un réalisme effrayant, c’est-à-dire d’une vérité frappante. On aurait pu croire qu’après l’avoir tracé d’une main impitoyable, il aurait conclu au scrutin de liste et à la représentation proportionnelle, mais il s’en est soigneusement gardé. Il s’est contenté de dire, ce qui est bien vague, qu’il était partisan de l’élargissement du scrutin, mais il a ajouté qu’il ne voulait « rien l’aire dans cette voie sur l’injonction des ennemis de la République. » Toujours les ennemis de la République ! M. Charles Benoist. M. Jaurès, sont-ils du nombre ? M. Briand était bien obligé de parler de l’impôt sur le revenu, et naturellement il a déclaré que c’était là une des réformes auxquelles le gouvernement s’attacherait de toutes ses forces. Cependant il serait facile de trouver dans ce passage de son discours la condamnation à peine voilée du projet que M. Caillaux a fait voter à la Chambre. « Je ne suis pas, a-t-il dit en effet, de ceux qui pensent que les porte-monnaie sont à la disposition du gouvernement, qu’il peut y pénétrer avec effraction, et y prendre à sa guise pour réaliser des idées de justice sociale : ce serait trop simple ! » Voilà qui est bien ; mais, à côté de cette phrase, qui a été, paraît-il, très applaudie, d’autres sonnent autrement, et entre les unes et les autres la conciliation est difficile : nous attendons de voir comment M. Briand la fera. À quoi bon pousser plus loin le parallélisme de nos espérances et de nos inquiétudes ? Il faudrait suivre d’un bout à l’autre tout le discours. Nous aimons mieux dire qu’il se termine ; par une péroraison éloquente, dans laquelle M. le président du Conseil a parlé de l’armée avec un accent qui a fait vibrer d’émotion son auditoire et qui n’aura pas en France un moindre succès. Il est probable que M. Briand tenait à faire ces déclarations patriotiques : nous y applaudissons de grand cœur.

Et maintenant, les Chambres vont reprendre leurs travaux, avec un horizon étroitement borné par la proximité des élections générales. On demandera à la Chambre de voter le budget et au Sénat de voter la loi sur les retraites ouvrières. Il est impossible aux yeux les plus perspicaces de voir plus loin dans l’avenir. Le discours de M. Briand restera comme un bouquet de bonnes intentions. Les mots qui en demeureront dans les mémoires sont ceux de détente et d’apaisement. M. Briand a constaté lui-même, en les répétant, l’impression profonde qu’ils ont faite dans le pays lorsqu’il les a prononcés devant la Chambre, et il s’en est montré à la fois heureux et préoccupé. C’est le double sentiment que nous en éprouvons nous-mêmes : nous avons eu déjà tant de déceptions !


Depuis quelques jours, les regards se sont tournés, de nouveau du côté du Maroc. Les développemens pris par l’expédition espagnole de Melilla n’ont certainement rien que de très normal et, quelles que soient les vues que l’on ait sur l’Afrique septentrionale, il n’y a aucune raison de s’en inquiéter ; mais tout le monde n’en a pas jugé ainsi, et la regrettable interview du général d’Amade est la preuve de la fermentation qui s’est produite dans les esprits. Ce n’est pas seulement en France que le phénomène a pu être constaté ; les mêmes appréhensions se sont manifestées dans d’autres pays, et notamment en Allemagne, avec plus de vivacité encore que chez nous. On s’y est demandé quels étaient les projets ultérieurs de l’Espagne ; on les a dénoncés sans les connaître et en quelque sorte par provision ; on a essayé sur tout de nous en effrayer et de provoquer, entre l’Espagne et nous, un dissentiment auquel nous ne nous sommes pas prêtés.

Rien n’était plus légitime dans son principe que l’intervention espagnole à Melilla : la seule question qui pouvait se poser était de savoir si elle était restée dans les limites que sa nature même lui assignait. Le gouvernement de Madrid avait donné spontanément, dès le début, les explications les plus rassurantes sur ce qu’il se proposait de faire ; il ne restait qu’à suivre les événemens, avec attention sans doute, mais avec confiance, car rien ne permettait de mettre en doute la parfaite bonne foi de nos voisins. L’expédition du général Marina a été très intéressante au point de vue militaire. Le plan en a été bien conçu et habilement exécuté. Le général Marina avait devant lui le massif montagneux du Gourougou, contrefort avancé du Riff, sorte de citadelle naturelle où l’ennemi pouvait se croire invincible et où il était effectivement très fort. On avait le choix entre une attaque directe de la montagne, ou un mouvement à longue envergure qui permettrait de la tourner et d’en occuper ou d’en commander les issues. La première solution était la plus courte, mais la seconde était la plus sûre et celle qui, sans conteste, devait coûter le moins de sang. Le général Marina n’a pas hésité à l’adopter. Tout le monde connaît aujourd’hui la topographie de cette partie du Maroc ; les journaux l’ont reproduite dans des cartes qui parlaient aux yeux. Il a été facile de suivre pas à pas la marche des Espagnols qui, après avoir contourné la Mar-Chica, ont finalement abouti à Sélouan, c’est-à-dire au but qu’ils avaient fixé à leurs opérations. Sélouan a été occupé et le drapeau espagnol a été hardiment planté sur les cimes les plus élevées du Gourougou. On en a ressenti dans toute la péninsule une joie d’autant plus vive que l’expédition du Maroc n’y est pas populaire ; elle y suscite encore plus d’appréhensions que dans le reste du monde ; on y aspire avidement à en voir la fin et on a cru y être arrivé. Malheureusement, on se trompait. Les Riffains ont été partout battus et refoulés, mais ils ne sont pas découragés et ils n’ont pas renoncé à reprendre l’offensive. Une reconnaissance que les Espagnols ont faite a failli mal tourner pour eux ; elle a été glorieuse, mais meurtrière. Le général Marina a senti qu’il avait besoin de renforts, non seulement pour aller plus loin, mais même pour garder les positions qu’il avait conquises. Il les a demandés et les a reçus aussitôt. C’est alors que les appréhensions sur les projets véritables du gouvernement espagnol ont atteint le plus haut degré d’acuité.

Le général d’Amade, dans l’interview dont nous avons déjà dit un mot et sur laquelle nous aurons à revenir dans un moment, a rappelé qu’il avait pacifié la Chaouïa avec 15 000 hommes, et a conclu du fait que les Espagnols en avaient envoyé 50 000 à Melilla, qu’ils avaient d’autres vues que la simple pacification de cette région du Riff. Cela prouve à quel point il faut se défier des chiffres, quand on les fait parler seuls. Il n’y a aucune comparaison à établir entre la Chaouïa qui est une plaine avec des ondulations de terrain peu élevées, riche d’ailleurs et habitée par une population adonnée aux travaux champêtres, et les montagnes du Riff, rudes, pauvres, habitées par une population guerrière, violente et pillarde. Si les Espagnols poussaient plus loin leurs opérations militaires, ils se heurteraient à des difficultés très supérieures à celles que nous avons rencontrées nous-mêmes. Au reste, le passé, si on veut bien s’y reporter, éclaire le présent beaucoup mieux que ne pourraient le faire des argumens toujours sujets à caution. Ce n’est pas la première fois que les Espagnols ont eu à guerroyer dans le nord de l’Afrique. Les quelques postes qu’ils y occupent les ont obligés déjà à y faire d’assez nombreux débarquemens. Qu’on étudie leurs opérations antérieures et on verra que, à chaque fois, ils n’y ont pas envoyé moins de 40 000 hommes. L’effort actuel est un peu plus considérable, mais non pas beaucoup plus, et si on songe aux faibles résultats que les Espagnols ont obtenus dans le passé, il n’y a certainement pas à s’émouvoir, encore moins à s’alarmer de ceux qu’ils cherchent à s’assurer aujourd’hui. Après des expéditions très brillantes, où ils ont montré un courage admirable et où ils se sont couverts de gloire, ils ont conservé leurs positions et se sont fait payer des indemnités, voilà tout.

Qu’en sera-t-il de leur entreprise actuelle ? Nous n’en savons rien encore ; les Espagnols méritent certainement que ; leur effort soit récompensé par quelques résultats pratiques ; toutefois, c’est pure fantasmagorie de s’inquiéter dès [maintenant, soit pour le Maroc, soit pour la France africaine, des conséquences que peuvent avoir leurs victoires. Nous ne voudrions pas employer un mot trop dur, mais, en vérité, parler du danger que court Taza parce que les Espagnols sont parvenus, non sans peine, à Sélouan, est mettre à une pénible épreuve le bon sens de ceux qui ont regardé une carte. Avant que les Espagnols soient à Taza, nous avons le temps de réfléchir aux questions multiples que soulèverait une pareille éventualité. Que le général d’Amade ait cru ce dénouement vraisemblable et même prochain, cela fait sans doute honneur à sa vaillance ; mais, pour le gouvernement espagnol, les choses sont plus complexes. À quoi bon le démontrer ? Nous ne pourrions pas le faire sans avoir l’air de croire que la sincérité du gouvernement de Madrid a besoin d’être prouvée lorsqu’il proteste contre les intentions qu’on lui prête. Son ambassadeur à Paris, M. le marquis del Muni, les a qualifiées d’absurdes, et son ministre des Affaires étrangères, M. Allendesalazar, n’a pas été moins catégorique dans une conversation qui a été officieusement communiquée à la presse. Ce serait faire injure au gouvernement espagnol que de conserver un doute sur ses projets après des explications aussi claires et des affirmations aussi fermes. L’expédition de Melilla n’a pas d’autre but que Melilla. Personne en France, ni en Europe, n’a donc à s’en préoccuper.

Si on peut le faire quelque part, c’est seulement à Fez. Il est naturel que le sultan Abdul Hamid en éprouve de l’irritation et de l’impatience. Notre expédition dans la Chaouïa, celle des Espagnols dans le Riff lui font cruellement sentir l’impuissance de son gouvernement à remplir son propre office ; mais est-ce notre faute ? est-ce celle de l’Espagne ? Pour être juste, il faut dire que ce n’est peut-être pas non plus la sienne, car il a hérité d’une situation difficile dont il n’est pas responsable : aussi la sévérité que lui témoignent certains journaux serait-elle inexplicable si elle ne provenait pas d’intentions encore secrètes, qui semblent d’ailleurs assez près de se dévoiler. Quoi qu’il en soit, le Sultan a saisi les puissances d’une protestation contre l’expédition espagnole et ses extensions probables, qu’il dénonce dans les mêmes termes que les coloniaux français ou allemands. C’est un véritable réquisitoire. Il est d’ailleurs assez habile dans quelques-unes de ses parties ; certains détails en sont peut-être à retenir ; mais il était impossible que l’Europe, et surtout que la France, s’associassent à ses conclusions. Comment aurions-nous pu trouver incorrect que l’Espagne fit ce que nous avons fait nous-mêmes, et ce que nous referions si l’obligation nous en était imposée ? Comment une fois de plus aurions-nous pu ne pas tenir compte des loyales assurances qui nous avaient été données ? Nous avons pris l’initiative de la réponse à faire à la note chérifienne, et cette réponse, à laquelle les autres puissances se sont successivement ralliées, a été catégorique : elle a consisté à dire que l’Acte d’Algésiras n’avait rien à voir dans l’expédition espagnole, et que l’affaire n’intéressait que l’Espagne et le Maroc. L’Acte d’Algésiras a, en effet, garanti au Sultan l’intégrité de son territoire, mais l’Espagne n’a pas porté atteinte à cette intégrité : elle s’est seulement livrée à une opération de police rendue nécessaire par le massacre de ses nationaux. C’était son droit, son devoir même, et dans cette tâche les sympathies du monde civilisé devaient l’accompagner. L’initiative prise sans hésitation par notre gouvernement montre qu’il a compris la chose ainsi, et il ne pouvait pas la comprendre autrement.

On a parlé à ce propos d’arrangemens secrets conclus entre l’Espagne et nous, qui nous obligeraient à lui laisser toute sa liberté d’action dans une certaine zone, à condition de réciprocité dans une autre. Il est possible que ces arrangemens existent, mais ils n’ont pas été publiés et nous les ignorons. C’est d’ailleurs une question de savoir si, antérieurs à l’Acte d’Algésiras, ils n’ont pas été remplacés par lui, en vertu d’une de ces substitutions qu’on appelle en droit une novation. Au surplus, peu importe. Les arrangemens dont il s’agit n’ont rien à faire ici. Ils obligent sans doute la France et l’Espagne à des ménagemens particuliers l’une pour l’autre dans des régions où elles ont mutuellement reconnu la supériorité de leurs intérêts respectifs ; mais les puissances qui ont signé l’Acte d’Algésiras y sont étrangères, et cela ne les a pas empêchées de répondre comme nous à la note chérifienne. Il n’est peut-être pas sans importance de dire, étant donné les conséquences que l’on cherche déjà à tirer dans certains journaux du fait que la France et l’Espagne se sont reconnues des intérêts spéciaux dans des zones différentes, que les arrangemens pris à ce sujet, en admettant qu’ils lient encore l’Espagne et la France, ne lient qu’elles et nullement les signataires de l’Acte d’Algésiras. Il ne faut pas oublier non plus que l’Espagne et nous avons été au nombre de ces signataires et que nous avons dès lors contracté de nouvelles obligations qui ne laissent subsister des anciennes que ce qui n’y est pas contraire. Mais rien, à coup sûr, ni dans ses arrangemens secrets avec nous, ni dans sa participation à l’Acte public d’Algésiras, ne pouvait gêner à un degré quelconque l’Espagne dans l’œuvre qu’elle a entreprise à Melilla. Aucune convention internationale ne saurait empêcher une puissance de défendre au dehors la sécurité de ses possessions et la vie de ses nationaux. L’Espagne n’a pas fait autre chose au Maroc.

Pourtant, à mesure que ces opérations se prolongeaient et se développaient, une sorte d’inquiétude s’est produite, chez les uns sur ses intentions véritables, chez les autres sur les entraînemens, irrésistibles à les en croire, qui la feraient aller très au-delà de ces intentions. Ces inquiétudes, nous l’avons dit, se sont surtout produites en France et en Allemagne : partout ailleurs, si elles ont existé, elles ont eu un caractère plus discret. Pendant quelques jours un petit nombre de journaux français, — gardons-nous de généraliser, — se sont mis à parler presque comme les journaux allemands. Les uns et les autres ont manifesté leur mauvaise humeur ou leurs craintes au sujet de l’expédition espagnole et des développemens qu’elle pouvait prendre. Il y avait là, chez nous, un singulier oubli d’un passé qui pourtant est d’hier : ceux de nos journaux auxquels nous faisons allusion auraient dû s’arrêter d’eux-mêmes quand ils ont vu avec qui ils faisaient chorus. Ils se sont arrêtés, en effet, mais pour tenir un langage nouveau dont le premier n’était sans doute qu’une préparation : ils ont dit que, puisque l’Espagne allait de l’avant, nous devions suivre son exemple et nous mettre nous aussi en campagne. Il n’y avait même pas un moment à perdre, car, à les en croire, l’Espagne marchait à pas de géant ; elle menaçait déjà Taza, Tetouan, Larache ; on ne savait pas encore de quel côté elle porterait son action principale ; peut-être agirait-elle de plusieurs à la fois avec une égale force, et une égale soudaineté ; on laissait même entendre que ce ne sont pas les traités qui l’arrêteraient et que, par conséquent, ils ne devaient pas nous arrêter davantage ; on adressait à notre gouvernement des objurgations passionnées : Caveant consules ! écrivait-on avec le plus grand sérieux ; si nous ne prenions pas notre parti en temps opportun, nous nous laisserions devancer dans les voies mêmes où nous poussent nos intérêts les plus évidens. Ce langage n’est pas nouveau ; nous l’avons entendu autrefois ; les partisans d’une politique d’intervention active au Maroc l’ont déjà fait résonner à nos oreilles, et nous avons fait tous nos efforts pour tenir nos lecteurs en garde contre ce qu’il avait de séduisant et de décevant. Cela recommence avec une monotonie cruelle : d’où il faut conclure que rien n’est changé dans les esprits ni dans les cœurs : qu’une expérience, qui a été pourtant assez rude, nous a prodigué inutilement ses leçons : enfin que nous serions à la veille de commettre une grande imprudence si le gouvernement venait à manquer de sang-froid et de fermeté. Nous avons dit ce qu’il fallait penser des prétendues menaces qui viendraient du côté de l’Espagne pour notre sécurité au Nord de l’Afrique. Le prétexte qu’on cherche, l’excuse qu’on donne déjà à l’intervention à laquelle on nous convie ne seront, après réflexion, pris au sérieux par personne. Il n’est pas vrai, il est matériellement faux que l’intervention espagnole justifierait la nôtre ; et si l’intervention espagnole, quelque légitime qu’elle soit, provoque des inquiétudes dans certains pays, on peut juger par-là de l’effet qu’y produirait la nôtre. La situation de l’Europe n’est d’ailleurs pas assez calme pour nous permettre de nous jeter dans une aventure. Les inquiétudes que l’on manifeste en ce moment au sujet du Maroc reposent sur si peu de chose qu’il est permis de douter de leur sincérité ; mais il n’en est pas de même de celles que nous avons tous éprouvées depuis quelque temps au sujet des complications qui sont nées en Orient. Est-ce que, de ce côté, l’horizon s’est complètement rasséréné ? Est-ce que le présent y est tout à fait tranquille ? Est-ce que l’avenir y est assuré ? Toutes les raisons qui, il y a quelque temps, nous déconseillaient de nous lancer dans des entreprises coloniales à longue échéance, existent encore. Leur force a plutôt augmenté que diminué. La France se manquerait à elle-même si, sans que rien l’y obligeât, — et rien ne l’y oblige, — elle ne gardait pas la liberté de sa politique, avec tous les moyens de la faire respecter.

On dira peut-être que c’est précisément parce que les autres peuvent se trouver occupés ailleurs que nous aurons nos coudées plus franches au Maroc ; mais cela même est incertain, et, quand même il en serait ainsi, nous persisterions à croire que notre action doit continuer de s’enfermer dans les limites de l’Acte d’Algésiras. Il y a deux conceptions différentes, ou même opposées, au sujet du Maroc. Les uns y veulent une politique, à laquelle ils n’osent pas appliquer les mots de conquête, ni même de protectorat, mais qui cependant s’en inspire. Les autres veulent un Maroc indépendant, sur lequel ils se contentent de réserver à la France une influence effective. Entre ces deux politiques la conciliation est impossible : ce qui se passe en ce moment le prouve une fois de plus. Nous avons toujours soutenu la seconde comme la seule qui convienne, sinon à nos intérêts coloniaux, au moins à nos intérêts généraux. Quant au gouvernement, il a oscillé souvent entre l’une et l’autre politique, et, bien qu’il ait toujours parlé dans le sens de la seconde, il a quelquefois agi dans celui de la première ! : il faudra pourtant bien qu’il se décide à prendre entre les deux, une attitude définitive.

Nous n’avons pas pu présenter les réflexions qui précèdent sans faire allusion à l’interview à laquelle le général d’Amade s’est prêté. Le compte rendu en a paru dans Le Matin. On a su depuis que d’autres journaux, qui avaient reçu auparavant la même information, avaient cru ne pas devoir la reproduire. Si tous avaient eu la même réserve, cela aurait mieux valu pour le général d’Amade ; mais la presse ne vit pas de discrétion, et il n’y a pas lieu de s’étonner qu’un journal se soit enfin rencontré pour servir d’organe à un officier qui croyait avoir quelque chose à dire d’utile. Ce qu’a dit le général d’Amade, on le sait déjà par ce que nous en avons nous-même dit plus haut. Le général a cru rendre un service à son pays en dénonçant publiquement le péril que l’expédition espagnole faisait courir à l’Algérie. Il ne va pas jusqu’à croire que l’Algérie pourrait en souffrir dans sa sécurité, mais il estime qu’elle risque de voir se fermer les voies les plus propres à servir à son expansion future. « La Méditerranée, dit-il, est un débouché médiocre, depuis longtemps borné à l’Ouest, et il m’apparaît évident que l’avenir est vers l’Atlantique, par la voie de terre. L’Atlantique nous ouvre tous les espoirs commerciaux ; il regarde des pays jeunes et prospères ; il dessert l’Amérique et l’Afrique, vers laquelle il représente une route bien plus sûre que les déserts du Sahara. Donc nous avons un besoin impérieux de fortifier nos conquêtes algériennes par une zone d’influence au Maroc. » Ces vues contiennent sans doute une part de vérité ; peut-être, en effet, l’avenir est-il du côté de l’Océan, bien que la Méditerranée ne soit pas un débouché aussi médiocre que le pense le général d’Amade. Au surplus, nous ne savons pas très bien ce qu’il veut dire lorsqu’il affirme qu’elle est bornée à l’Ouest. Bornée, par quoi ? Par le détroit de Gibraltar : il nous semble que c’est là une voie tout ouverte vers l’Occident. En quoi, d’ailleurs, l’expédition espagnole menace-t-elle l’expansion commerciale de l’Algérie du côté de l’Océan, puisque Melilla, d’où les troupes espagnoles ne se sont encore éloignées que de quelques kilomètres, est précisément dans cette Méditerranée que le général d’Amade semble considérer comme une mer fermée ? Le voici. « Jetez les yeux sur la carte, dit-il : vous y trouverez une route qui, de notre frontière oranaise, va d’Oujda à Rabat par Taza et Fez. Cette route est accessible et sera reconnue bientôt par tous les voyageurs occupés de la pénétration du Maroc comme la voie naturelle qu’il convient de s’assurer. Sur cette route Taza est l’objectif essentiel. Et j’ajoute : Si nous n’y prenons pas garde, Taza pourrait bien être le Fachoda marocain. » Pour qui ? Pour l’Espagne ou pour nous ? Dieu nous garde de l’examiner ! Nous répétons que de pareilles hypothèses ne se posent pas. Si le général d’Amade connaît la guerre, il connaît moins bien la politique. Nous ne croyons nullement, malgré son affirmation, que l’armée espagnole puisse aller facilement de Sélouan à Taza : en tout cas, il lui faudrait pour cela le double, ou même le triple de son effectif actuel. Très certainement, l’Espagne ne songe à rien de pareil. Elle en a donné sa parole, et cela suffit. Nous n’avions d’ailleurs pas besoin qu’elle la donnât pour ne pas lui attribuer un projet qui aurait soulevé des difficultés de tous les genres. L’Espagne sait fort bien où sont ses intérêts et où sont les nôtres, puisque nous en sommes convenus mutuellement. Elle ne portera pas plus atteinte aux nôtres que nous ne porterons atteinte aux siens.

L’imprudence commise par le général d’Amade ne peut pas être examinée seulement à ce point de vue. Incontestablement un officier en activité de service n’a pas le droit de s’expliquer dans la presse sur la politique de son pays, et ou comprend mal qu’un homme d’une intelligence aussi distinguée que la sienne ait pu, même un moment, se méprendre à ce sujet. Le gouvernement, après s’être enquis auprès de lui de l’exactitude des propos qui lui avaient été prêtés, n’a pas pu se dispenser de le frapper d’une peine disciplinaire : il l’a mis en disponibilité et tout le monde l’en a approuvé. Le général d’Amade a rendu de trop grands services pour n’avoir pas excité beaucoup de sympathies. On a été affligé de l’obligation dans laquelle il a placé le gouvernement, mais pas une voix ne s’est élevée pour blâmer celui-ci de s’y être conformé. On espère bien d’ailleurs qu’une peine, qui est provisoire de sa nature, ne sera pas de longue durée. L’armée retrouvera bientôt le général d’Amade. Mais, en dehors même du fait qu’une faute contre la discipline devait être suivie d’une sanction, il importait à sa politique internationale que le gouvernement se dégageât de la solidarité qu’une complaisance ou une faiblesse de sa part aurait établie entre le général d’Amade et lui. On a rappelé le cas de l’amiral Germinet qui avait commis également une faute contre la discipline : cependant l’opinion s’est partagée sur son compte, parce que sa faute, n’intéressant que nous, avait des conséquences restreintes. Celle du général d’Amade en avait de plus étendues. Son interview a produit des effets assez différens hors de nos frontières. Si le général lit les journaux étrangers, il a pu voir que son langage rencontrait beaucoup plus d’approbation en Allemagne qu’en Espagne ou qu’en Angleterre. Mais nous ne voulons pas insister. Le général d’Amade saura désormais que si son patriotisme alarmé a des observations à faire, c’est au gouvernement qu’il doit les confier et non pas aux journaux.

Son incorrection a paru si forte que les partisans d’une politique entreprenante au Maroc en ont été un peu gênés : ils n’ont pas tiré de ses argumens tout le parti qu’ils en auraient tiré dans d’autres circonstances. Ils continuent toutefois leur campagne et ils conseillent hardiment d’occuper Taza, parce que les Espagnols ont occupé Sélouan. Ce serait sans doute perdre son temps que de discuter de pareils projets. Il faut cependant s’en délier, car ceux qui les font sont actifs et, à la longue, influens : on peut voir que rien ne les décourage et que tout leur sert d’occasion. Ce qui s’est passé depuis cinq ans a cessé de compter pour eux et ils reprennent les choses où ils avaient été obligés de les laisser alors. Mais nous voilà avertis. Et pendant qu’ils surveillent l’Espagne, nous demanderons qui les surveillera eux-mêmes : Quis custodiet custodes ipsos ?


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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