Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1915

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Chronique n° 2004
14 octobre 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





Il y a quinze jours, après avoir parlé de la situation des Balkans, nous disions que le canon tonnait en Champagne : notre armée en effet venait d’y reprendre l’offensive. La gravité des événemens d’Orient est sans doute très grande, si grande même qu’on ne saurait l’exagérer, mais personne ne doute que la décision de la guerre se produira sur le front occidental, et c’est pourquoi tous les regards s’y portent. Le spectacle est réconfortant. Nous avons brillamment enlevé en Champagne la première ligne de défense de l’ennemi et nous l’avons rejeté sur la seconde, où on se bat encore aujourd’hui. La muraille allemande a été renversée sur une longueur de vingt-cinq kilomètres et nos soldats se sont aussitôt emparés du terrain perdu par l’ennemi. Ils s’y sont fortifiés depuis et ont repoussé toutes les contre-attaques. Enfin, ils ont sérieusement entamé la seconde ligne allemande. Que la victoire ne soit pas encore complète, nous le voulons bien, mais elle n’en est pas moins très importante. Ce premier avantage est pour nous un gage d’avenir. La bataille de Champagne a ouvert une nouvelle phase de la guerre : on y a vu que, si la ligne de défense allemande était difficile, elle n’était cependant pas impossible à percer, en dépit des assurances et des prédictions contraires de l’état-major ennemi.

La bravoure de nos soldats a été admirable et nous en dirons autant de celle des soldats anglais. L’armée anglaise s’est couverte de gloire. Elle a manœuvré avec autant de sûreté qu’elle a combattu avec entrain et a montré à nouveau les hautes qualités militaires qui, dans l’histoire, ont illustré ses devancières. Les armées anglaise et française se sont vraiment appuyées l’une sur l’autre, ont collaboré intimement, ont poursuivi le même but et l’ont à peu près atteint. Il ne reste plus qu’à continuer un travail bien commencé. Les Allemands défendront leur seconde ligne comme la première, c’est-à-dire bravement ; mais l’élan de nos troupes ne se ralentira pas non plus. Nous n’en dirons pas davantage aujourd’hui, puisque nos opérations, qui sont en bonne voie, ne sont pas encore terminées et nous nous bornerons à constater que les Allemands eux-mêmes reconnaissent nos succès ; ils se contentent d’en diminuer la valeur. Qu’est-ce, disent-ils, qu’une brèche de vingt-cinq kilomètres sur une muraille qui en a huit cents ? Et si une première ligne a été enfoncée, n’en reste-t-il pas une seconde et une troisième ? Soit : ce que nous avons fait n’est qu’un commencement, mais c’était peut-être le plus difficile.

Parmi les morts allemands restés sur le champ de bataille et parmi-les prisonniers, on a trouvé des soldats qui revenaient de Pologne. Cela prouve deux choses : d’abord que les Allemands s’attendaient sans doute à notre offensive, ensuite qu’ils commencent à ralentir, sinon encore à suspendre celle qu’ils poursuivaient, en Russie. Qu’ils s’attendissent à notre offensive, on n’en saurait douter : nous avons accumulé sur certains points de notre front des troupes en nombre trop considérable pour qu’on ait pu mettre complètement à couvert le secret de l’opération. Les Allemands ont senti venir le coup qui les menaçait et, pour y faire face, ils ont rappelé à la hâte une fraction des troupes qu’ils avaient sur le front russe. En outre, l’expédition, qu’ils entament en ce moment contre la Serbie les a obligés à en porter une autre de ce côté : d’où on peut conclure que nos alliés russes seront prochainement allégés d’une partie au moins de la pression qui s’exerçait sur eux. Ce sera la récompense du merveilleux déploiement d’énergie qu’ils ont fait depuis quelques mois et qui, aux yeux de l’histoire, compensera leurs pertes en Galicie et en Pologne. La retraite russe, avec les péripéties diverses, souvent angoissantes, toujours héroïques et glorieuses qui l’ont accompagnée, sera une des plus belles pages militaires qui aient été écrites. A plus d’une reprise, pourquoi ne pas l’avouer ? la crainte est entrée dans notre esprit. Les Allemands, eux aussi, manœuvraient avec une science militaire remarquable et avec une audace qui leur a plus d’une fois réussi ; mais l’armée russe a déjoué leur habileté par la sienne et, si on songe à la différence qu’il y avait entre les moyens d’exécution, on sent où a été le principal mérite et où doit se porter la principale admiration.

Les derniers succès russes tiennent aujourd’hui l’armée allemande en arrêt et il y a lieu de croire que, l’hiver aidant, elle s’arrêtera elle-même ou plutôt se détournera d’un autre côté : mais duquel ? Si elle desserre l’étreinte dans laquelle elle a essayé d’étouffer la Russie, son effort se portera ailleurs : mais où ? Nous venons de voir que quelques-uns de ses soldats, hier encore en Pologne, combattent aujourd’hui contre nous en Champagne. Enfin, ce que nous annoncions il y a quinze jours se réalise : les Allemands sont entrés en Serbie. Et cela nous ramène aux Balkans. Un drame nouveau s’y engage. Il a eu en Grèce un contre-coup immédiat : à la mobilisation bulgare a répondu la mobilisation hellénique. La Grèce s’en tiendra-t-elle là ? Le pourra-t-elle longtemps ? M. Venizelos a porté sur l’avenir un regard prévoyant et, une fois de plus, il a tenu le langage d’un homme d’État véritable : mais il a trouvé de nouveau devant lui l’opposition du Roi comme un obstacle, et il a donné sa démission. C’est ce dont nous avons à parler et nous tâcherons d’y mettre un peu d’ordre.

On a critiqué beaucoup notre politique à l’égard de la Bulgarie. La critique est aisée, surtout après coup. On reproche à notre gouvernement d’avoir perdu un temps précieux auprès du roi Ferdinand, qui devait en fin de compte se tourner contre nous et qui, peut-être, était depuis longtemps déjà engagé avec nos adversaires. Mais que ne dirait-on pas, si, cédant par avance à la fatalité des événemens, il n’avait rien fait pour retenir la Bulgarie avec nous, ou pour essayer de le faire ? Cela n’a pas réussi, nous le savons de reste maintenant, mais ne fallait-il pas le tenter ? On dit que nous avons inquiété la Serbie, la Grèce, la Roumanie, en leur demandant de faire des concessions qui devaient leur être pénibles, et dont la suggestion leur est restée sur le cœur, même lorsqu’elles ne l’ont pas suivie. Dans toute politique, il y a des inconvéniens ; mais, pour en juger justement, il faut les comparer à ceux qui seraient résultés d’une politique contraire. Pouvions-nous, en face d’une Allemagne qui multipliait les promesses à la Bulgarie, nous abstenir vertueusement d’en faire aucune, pour ne désobliger personne ? Nous avons nous-même approuvé qu’on agît sur la Grèce pour obtenir d’elle la cession éventuelle de Cavalla et, en parlant ainsi, nous avons eu le regret de N contrister très vivement nos amis d’Athènes, car la Grèce voulait bien prendre, mais elle ne voulait rien céder, ce qui est d’ailleurs un sentiment très naturel. Tout cela appartient au passé : l’attitude de la Bulgarie nous en a libérés pour toujours. Advienne que pourra. Nous aurions voulu épargner aux Balkans des commotions nouvelles. Nous avions rêvé, nos alliés avaient rêvé avec nous de rétablir l’union balkanique sur les bases de l’équilibre. L’entreprise était difficile, à cause des haines profondes, des jalousies invétérées, des préventions-irréductibles, enfin des prétentions contraires qui divisent les pays balkaniques. Cependant, une fois, pour un court instant, l’union s’était faite : fallait-il donc désespérer qu’elle se refît jamais ? La Russie, l’Angleterre et la France ont tenté l’impossible et y ont échoué. La politique allemande a été la plus forte : sait-on pourquoi ? C’est qu’au lieu de faire appel à ces sentimens d’union qui n’existent pas dans les âmes balkaniques, elle a fait appel aux sentimens de haine et de jalousie réciproques qui n’y existent que trop, et qui étaient, en Bulgarie surtout, à l’état aigu. Oh ! ce sont des moyens d’action très puissans que ceux dont l’Allemagne a usé. Les conseils soufflés à l’oreille du roi Ferdinand devaient entrer sans obstacle dans son esprit perverti par une ambition effrénée et y faire de grands ravages. Tout compte fait, l’Allemagne devait réussir mieux que nous.

A quoi bon raconter comment les choses se sont passées ? Ce sont d’assez petits détails dont l’histoire ne s’embarrassera guère. Le roi Ferdinand et son premier ministre, M. Radoslavof, ont manqué absolument, dans leurs procédas, d’originalité et d’invention : ils ont servilement copié les Allemands qu’ils regardent comme de grands maîtres et ont fait du mensonge un emploi qui est devenu un peu puéril, depuis qu’il ne trompe plus personne. On n’a pas tardé à s’apercevoir qu’ils ne cherchaient qu’à gagner du temps pour atteindre l’heure d’agir, qui devait sans doute concorder avec l’arrivée des forces austro-aile mandes sur le Danube. Jusque-là, le gouvernement bulgare a amusé le tapis au moyen de ce que Bismarck avait appelé autrefois des négociations dilatoires. Mais la mobilisation de l’armée a déchiré tous les voiles. M. Radoslavof a essayé cependant de s’envelopper encore d’un dernier nuage : il a mis en avant le mot de neutralité armée. Cette neutralité aurait pu être parfaitement correcte ; mais, au point où on en était, qui pouvait y croire ? Tout le monde a compris que la mobilisation était le premier acte de la guerre. Les Alliés ne pouvaient plus prendre au sérieux les explications de M. Radoslavof sans encourir quelque ridicule. Il fallait agir et le faire vite.

On l’a senti en même temps à Paris, à Londres, à Pétrograd et à Rome ; mais, dans la rapidité avec laquelle on a procédé, il est peut-être fâcheux qu’on ne se soit pas mis d’accord tout de suite sur l’attitude et sur le langage commun à adopter. Pendant que, à Pétrograd et à Paris, on rédigeait, pour les adresser à la Bulgarie, des ultimatums catégoriques, sir Edward Grey prononçait à Londres, devant la Chambre des Communes, un discours qui semblait appeler tendrement le gouvernement de Sofia à la résipiscence et lui laisser la porte ouverte à la réconciliation. « Non seulement, disait-il, il n’y a en Angleterre aucune hostilité contre la Bulgarie, mais il existe au contraire parmi nous un sentiment traditionnel de sympathie pour le peuple bulgare. Aussi bien, tant que la Bulgarie ne fera pas cause commune avec les ennemis de la Grande-Bretagne et de ses alliés, il ne saurait être question d’employer l’influence ou les forces britanniques dans un sens préjudiciable aux intérêts bulgares. Tant que la Bulgarie n’adoptera pas une attitude agressive, nos relations amicales avec elle ne seront pas troublées. » Ce discours, qui retardait sur les événemens, a jeté partout, mais particulièrement à Athènes, quelque incertitude, quelque inquiétude même dans les esprits. On n’y a pas, au premier moment, assez remarqué la phrase principale, qui est celle-ci : « Mais si la mobilisation bulgare devenait l’occasion pour la Bulgarie d’assumer une attitude agressive aux côtés de nos ennemis, nous sommes préparés pour accorder à nos amis des Balkans l’entier appui dont nous disposons, de la manière qui leur conviendra le mieux, de concert avec les Alliés, et cela sans restriction ni spécification. » Quoi de plus explicite, de plus net, de plus ferme ? Il n’y avait aucune équivoque dans la pensée de sir Edward Grey et celle qui avait pu se produire ailleurs devait être bientôt dissipée. Les propositions, les offres que les Alliés avaient faites à la Bulgarie ont été formellement retirées. Au surplus, les ultimatums adressés au gouvernement bulgare par la Russie et par la France étaient fort clairs. Un peu différens dans la forme, mais identiques dans le fond, ils signalaient la présence d’officiers allemands dans l’armée bulgare, donnaient à la mobilisation son vrai caractère, sommaient le gouvernement de Sofia de revenir sur ces deux mesures et déclaraient que, si satisfaction immédiate ne leur était pas donnée, les ministres russe et français quitteraient la Bulgarie avec tout le personnel de leurs légations. Les ministres anglais et italien n’ont pas remis d’ultimatum au gouvernement bulgare ; mais, ce qui est tout comme, ils ont adhéré à ceux de leurs collègues. Ni les uns, ni les autres ne s’attendaient à ce que le gouvernement bulgare répondît d’une manière satisfaisante et, en effet, il s’est contenté d’émettre un nouveau mensonge, à savoir qu’il n’y avait pas d’officiers allemands ou autrichiens en Bulgarie. Les ministres de la Quadruple-Alliance ont aussitôt quitté Sofia et le ministre de Serbie en est parti avec eux.

A Athènes, l’impression a été vive. Les Grecs ont l’esprit trop délié pour n’avoir pas compris que les ambitions affichées par la Bulgarie étaient pour eux une menace : aussi la mobilisation bulgare a-t-elle été aussitôt suivie de la mobilisation hellénique. La réponse s’est faite, comme il convenait, du tac au tac. Il y a eu malheureusement par la suite des divisions sur la portée de la mesure, mais la mesure elle-même a été prise au milieu d’un consentement général, et ceux qui connaissaient mal les dessous de la politique ont pu croire que M. Venizelos était pleinement d’accord avec le Roi. Le discours qu’il a prononcé alors était plein de tact et de mesure. Après avoir indiqué le sens de la mobilisation grecque, garantie d’une neutralité armée qui répondait à une neutralité armée, sans impliquer nécessairement, ni d’une part ni de l’autre, un but agressif : « Toutefois, a-t-il dit, malgré ces assurances mutuelles, la situation doit être considérée comme grave. Une mobilisation générale amène, avec le système moderne des armées nationales, un ébranlement profond dans la vie économique et sociale d’un pays, impose de colossales dépenses, et ne peut se prolonger sans entraîner des conséquences redoutables pour la paix. Ces dangers sont beaucoup plus grands quand un des pays mobilisés ne dissimule pas qu’il ne juge pas acceptable le statu quo territorial établi par les traités conclus entre lui et ses voisins. Je ne dis pas cela pour dépeindre la situation sous des couleurs plus sombres qu’elles ne le sont réellement, mais je n’ai pas le droit de dissimuler au pays le véritable état des choses, car si tous, en Grèce, nous souhaitons ardemment la paix, je sais aussi avec quel esprit d’incomparable abnégation le peuple grec en armes est prêt à défendre son intégrité ainsi que les intérêts vitaux du pays, et à s’opposer à toute tentative d’un État balkanique quelconque tendant à créer en sa faveur une situation prépondérante qui marquerait la fin de l’indépendance morale et politique des autres. » M. Venizelos concluait en exprimant l’espoir que la prompte démobilisation en Bulgarie amènerait la fin de cette situation tendue. A peine avait-il fini de parler, au milieu des applaudissemens, que M. Gounaris, son prédécesseur, se levait pour déclarer qu’il approuvait absolument son langage. L’harmonie était donc générale, ou semblait l’être. Et cependant, pour qui allait au fond des choses, le discours de M. Venizelos présentait déjà la guerre comme inévitable, puisque personne ne pouvait douter que la Bulgarie ne de mobiliserait pas, que, tout au contraire, elle attaquerait la Serbie, enfin que ses ambitions consistaient précisément à établir sa prépondérance dans les Balkans. Si les Balkans ne s’unissaient pas contre l’ennemi commun, ils en seraient un jour prochain la victime. Le discours de M. Venizelos exprimait déjà toute sa pensée : néanmoins il a passé et, par la bouche de M. Gounaris, le Roi y a donné son adhésion.

Ce bel accord ne devait pas durer, il était plus apparent que réel. Depuis le retour de M. Venizelos au pouvoir, les hostilités contre lui n’avaient pas désarmé et la majorité dont il disposait à la Chambre n’était pas pour lui, comme on n’a pas tardé à le voir, une garantie suffisante de stabilité. Les événemens marchaient, la Quadruple-Entente avait rompu avec Sofia, on annonçait l’arrivée prochaine d’une armée austro-allemande sur le Danube, la guerre devenait imminente. Quelle devait être l’attitude de la Grèce ? Pouvait-elle, devait-elle rester dans la neutralité armée lorsque la Bulgarie en sortait et, au surplus, n’avait-elle pas un traité d’alliance avec la Serbie ? Nous avons dit un mot de ce traité dans notre dernière chronique ; bien que le texte n’en ait pas été publié, le sens en est connu ; il impose une obligation formelle à la Grèce dans le cas où la Serbie serait attaquée. Mais attaquée par qui ? C’est ici que des exégètes ingénieux sont survenus et ont déployé, dans toute sa subtilité, l’art byzantin d’interpréter les textes. Ils ont tourné et retourné en tous sens celui du traité et en ont donné des interprétations diverses qui ne méritent pas toutes d’être rapportées ici, mais dont la principale est la suivante : — Le traité a été fait en vue d’une guerre à laquelle des élémens balkaniques seraient seuls à prendre part. Si donc la Serbie est attaquée par la Bulgarie seule, il n’est pas douteux que la Grèce doive voler à son secours, et elle ne manquera pas à ce devoir. Mais si, à côté de la Bulgarie, il y a l’Autriche et l’Allemagne, et on pourrait par hypothèse y concevoir la présence d’autres Puissances encore, soutenir que la Grèce est tenue de se mettre du côté de la Serbie est dire qu’elle s’est condamnée aveuglément à un suicide. Aussi le traité n’a-t-il pas un sens aussi étendu. La Grèce est alliée de la Serbie contre une autre Puissance balkanique : rien de moins, mais rien de plus. — Telle est la thèse que soutiennent d’adroits commentateurs. Ce n’est pas celle de M. Venizelos. Interrogé sur la politique générale du gouvernement : — Je considère, a-t-il dit, les obligations de l’alliance avec la Serbie comme toujours valables et je les respecterai tant que j’aurai l’honneur et la charge de gouverner le pays… Suivant le traité, les deux nations doivent se défendre mutuellement contre toute attaque d’un tiers. La violation du traité d’alliance serait un acte déshonorant. D’ailleurs, pour sa propre sauvegarde, la Grèce est tenue de respecter ses engagemens. Et si la fatalité nous amène en face d’autres nations que la Bulgarie, nous ferons à nouveau ce que l’honneur commande. Telle est la politique du gouvernement, approuvée par la nation aux élections dernières. — Ces paroles de M. Venizelos ont déchaîné la tempête. Tous les chefs de l’opposition ont pris successivement la parole et l’ont accusé de conduire le pays à une guerre désastreuse. Il s’est vaillamment défendu, combattant pied à pied et n’abandonnant rien de sa pensée. — La preuve, a-t-il dit, que les intérêts de la Grèce ne sont pas du côté des Puissances centrales est que, de ce même côté, sont la Bulgarie et la Turquie. — Et il n’a pas hésité à déclarer que, confiant d’ailleurs dans le succès final de la Quadruple-Alliance, c’est de son côté que la Grèce devait se ranger. Ce langage avait toute la clarté désirable ; on a même reproché à M. Venizelos d’y en avoir mis. Il l’a certainement fait après réflexion et de propos délibéré. Sentant ce qu’il y avait d’un peu faux dans une situation ministérielle où il n’était pas tout à fait libre, il a voulu en sortir par un coup de loyauté. Mais ses adversaires l’attendaient là et l’assaut contre lui a commencé avec rage. La discussion a été longue, ardente, passionnée : elle a duré toute une nuit, depuis cinq heures du soir jusqu’à cinq heures du matin. En fin de compte, M. Venizelos a obtenu un vote de confiance. La majorité lui est restée fidèle, et, si les règles du gouvernement parlementaire avaient été respectées, il aurait dû conserver le pouvoir C’est alors que le Roi s’est déclaré contre lui, ce qui est assurément une démarche incorrecte de la part d’un souverain constitutionnel. Une fois de plus, M. Venizelos a été obligé de donner sa démission pour cause de dissentiment avec la couronne. Au point de vue intérieur, cela ne regarde que les Grecs. Au point de vue international, les Alliés n’ont à prendre conseil que de leurs intérêts.

Une crise ministérielle, dans un moment comme celui-ci, est une chose grave, et dont la gravité s’accroît, si on songe que l’homme qui disparaît provisoirement a la valeur et l’importance de M. Venizelos ; mais il semble bien, à voir la rapidité avec laquelle il a été pourvu à son remplacement, que le coup était prévu et qu’on y avait pourvu par avance. La constitution du nouveau ministère était sans doute toute faite dans la coulisse : on ne s’est d’ailleurs donné aucune peine pour l’imaginer, car on a pris, sans y regarder de plus près, tous les anciens présidens du Conseil. Ce bouquet ministériel est composé de fleurs qui ont pu être brillantes autrefois, mais qui sont aujourd’hui plus ou moins fanées. Tous ces hommes sont, faut-il dire adversaires ou ennemis de M. Venizelos ? On peut choisir le terme qu’on voudra : le second est sans doute le plus juste, car on est adversaire d’une politique et ennemi d’une personne. Représentans des anciens partis et surtout des anciens abus, les membres du nouveau Cabinet en veulent beaucoup plus à M Venizelos de sa politique intérieure que de sa politique extérieure ; ils se sont coalisés contre lui parce qu’il était devenu pour eux tous un obstacle. On sait à quel degré d’abaissement ils avaient fait ou laissé tomber la couronne elle-même, lorsque M. Venizelos est survenu et a donné à la Grèce et à la couronne elle-même un nouveau prestige.

Mais, encore une fois, tout cela est l’affaire des Grecs ; la nôtre est ailleurs. Nous sommes heureux de dire que le président du Conseil, M. Zaïmis, échappe à la plupart des reproches qu’on peut faire [à ses collègues. Après sa première démission, c’est lui que M. Venizelos avait désigné au Roi comme étant le plus apte à lui succéder : s’il avait été consulté de nouveau, il aurait sans doute donné aujourd’hui la même indication. M. Zaïmis n’a que de bons sentimens pour la Quadruple-Entente et on peut croire qu’il le témoignera dans la mesure du possible. On est satisfait de penser qu’il a pris le ministère des Affaires étrangères. Au moment où nous écrivons, il est à la veille de faire entendre à la Chambre sa Déclaration ministérielle. Le bruit court qu’il ne dira rien du traité avec la Serbie, ni de l’interprétation à lui donner, et peut-être fera-t-il bien, puisque c’est le meilleur moyen de réserver l’avenir que personne aujourd’hui ne se hasarderait à prophétiser. Nous parlons de l’avenir immédiat, car, pour nous, comme pour M. Venizelos, le dénouement de la guerre ne fait pas de doute. Mais qui pourrait prévoir par quelles péripéties nous devrons encore passer ? La Grèce a voulu garder sa liberté entière et elle l’emploie aujourd’hui à conserver sa neutralité. Soit, mais nous serions surpris si elle pouvait maintenir cette attitude jusqu’au bout. M. Venizelos a raison de croire que les intérêts primordiaux de l’hellénisme sont engagés dans la grande lutte qui se poursuit, et ce n’est habituellement pas par l’abstention qu’un pays en voie de croissance réalise ses aspirations légitimes et accomplit ses destinées. La Bulgarie l’a compris, et ce n’est pas ce que lui reprochera l’histoire : ce sera d’avoir, sous l’impulsion d’un roi étranger, ambitieux, vaniteux, méconnu les vrais amis de la Bulgarie, manqué à ses traditions et couru des aventures qui, si même elles tournaient comme il l’espère, assureraient la grandeur d’un autre et sa propre vassalité.

En attendant, quelle est la situation pour les Alliés, et notamment pour nous ? Nous ne séparons pas notre cause de celle des autres ; mais, sur un point particulier, nous avons pris les devans avec cette générosité parfois imprudente de la France, qui n’écoute que son cœur. Nous avons débarqué un premier détachement à Salonique. Salonique appartenant à la Grèce, il n’est pas douteux que, dans la correction des principes, nous ne pouvions pas en disposer sans son consentement ; mais ce consentement, pouvions-nous le demander à un gouvernement neutre qui tient à conserver au moins les dehors de la neutralité ? Nous aurions beaucoup embarrassé le Cabinet d’Athènes si nous l’avions mis en demeure de se prononcer. Il y a, comme l’a dit le cardinal de Retz, des droits opposés qui ne s’entendent jamais mieux que dans le silence. M. Venizelos était encore au pouvoir lorsque nous avons débarqué à Salonique ; il a protesté, mais il a dit lui-même à la Chambre qu’il ne l’avait fait que pour la forme, et nous sommes convaincu que le gouvernement qui lui a succédé, sur ce point, aurait suivi la même conduite. Quelle que soit l’interprétation qu’on donne au traité qui unit la Grèce à la Serbie, et quand bien même la première voudrait s’abstenir jusqu’au bout, elle ne saurait trouver mauvais que nous venions au secours de son alliée. Que les intérêts des deux pays soient solidaires, c’est l’évidence même. En travaillant pour la Serbie, nous travaillons pour la Grèce, et même pour l’hellénisme dans la plus ample acception du mot. M. Venizelos, qui l’entendait ainsi, l’a fait entendre à la Chambre dans le discours qu’il a prononcé devant elle et dont nous avons déjà fait quelques citations. lia donné lecture des lettres échangées entre le ministre de France et le gouvernement hellénique, puis il a ajouté : — Il est inutile de dire que le gouvernement, outre la protestation qu’il a formulée, ne compte pas prendre de mesures matérielles pour s’opposer au passage de l’armée anglo-française qui accourt à l’aide de nos alliés serbes menacés par les Bulgares. De telles mesures, dans les conjonctures que crée actuellement la guerre européenne, dépasseraient celles que nous imposent les obligations de la neutralité appréciée avec bonne foi. — Il n’est donc pas douteux que nous avons débarqué à Salonique sans avoir en aucune manière manqué à nos devoirs envers la Grèce : c’est son premier ministre qui le déclare. Avons-nous besoin de dire que ce n’est pas l’opinion du gouvernement allemand ? Il a protesté auprès de la Grèce contre la tolérance dont elle s’est rendue coupable à notre égard, et les journaux qu’il inspire écrivent avec le plus grand sérieux qu’après avoir fait tant de bruit de la violation de la neutralité de la Belgique, nous n’avons pas hésité à violer celle de la Grèce. Quand cela serait vrai, ce ne serait pas à eux à s’en plaindre ; mais la neutralité de la Grèce ne ressemble en rien à celle de la Belgique ; elle n’a pas un caractère permanent ; elle n’est pas le résultat de traités internationaux qui portent notre signature ; nous ne l’avons nullement garantie. Quand l’Allemagne nous a déclaré la guerre, nous n’avons pas eu la sottise de dire qu’elle violait notre neutralité. Il n’y a aucune analogie entre des cas aussi divers. La Grèce seule pourrait ici nous adresser un reproche et nous verrions alors ce que nous aurions à faire : quant à la protestation du gouvernement allemand, si fin connaisseur en matière de neutralité, il est permis d’en rire et de passer outre. Nous n’en parlons qu’à titre de curiosité.

Ce qui est plus sérieux, c’est notre situation en Serbie. Dès que la mobilisation bulgare a été connue et qu’il a été impossible de s’illusionner sur les intentions dans lesquelles elle avait été faite, la presse française a dit, dans l’impétuosité de son premier mouvement : Trêve de paroles, passons aux actes, il n’y a pas un moment à perdre pour aller au secours de la Serbie ! Et assurément elle avait raison, mais n’aurait-elle pas dû ajouter qu’avant de débarquer à Salonique, il fallait s’entendre avec nos Alliés sur la participation que chacun d’eux prendrait à une expédition nouvelle qui ouvre un nouveau front à notre activité commune ? On n’en a rien fait, [et nous nous sommes engagés seuls en Serbie avec un très faible effectif. Les Anglais n’ont pas tardé à nous y rejoindre ; mais que font les Italiens et les Russes ? On n’en sait rien. Pourtant chaque jour la situation se développe et il semble bien que, si nous avons prévu les événemens, ce qui est douteux, nous nous y sommes insuffisamment préparés. Pour le moment, la situation est la suivante. Les Bulgares n’ont pas encore bougé : en revanche, les Austro-Allemands ont bombardé Belgrade et s’en sont emparés. Ce n’est pas un fait d’armes bien glorieux ; il ne préjuge en rien la suite des opérations. Belgrade a été bombardé et rebombardé à maintes reprises. La ville a été occupée, puis évacuée par les Autrichiens. Elle est comme en bordure de la Serbie. Dès le commencement des hostilités, le gouvernement serbe, ne s’y sentant pas en sécurité, l’a quittée pour se rendre à Nich. Qu’elle soit occupée de nouveau par l’ennemi, le fait n’a pas en soi grande importance militaire : il prouve seulement que la campagne contre la Serbie est commencée. Les Bulgares observent, attendent : ils ne jugent pas les Austro-Allemands assez engagés pour s’engager eux-mêmes. Les Serbes sont encore trop forts. Se rappelle-t-on, dans La Tempête de Shakspeare la scène où Caliban demande à Stéphano de le débarrasser de Trinculo et lui dit : « Bats-le d’abord comme plâtre, et puis, un moment après, je le battrai moi aussi. » C’est la politique de la Bulgarie : laissons-lui-en l’honneur.

Mais, certes, la situation des Serbes est critique, placés qu’ils sont entre deux feux et appuyés par des amis trop peu nombreux encore pour leur prêter un concours efficace. Les questions qui se posent sont complexes et il n’y a aucune exagération à les qualifier de redoutables. Il s’agit pour nos alliés et pour nous de ne pas dégarnir les fronts sur lesquels nous nous battons avec des succès encore incomplets, et cependant de prêter main-forte à la Serbie qui soutient la même cause que nous et dont le sort est étroitement solidaire du nôtre. Que faire et dans quelle proportion nos forces doivent-elles être distribuées ici et là ? Où sont pour nous le premier intérêt et le premier devoir ? Comment pouvons-nous tout concilier ? Ce n’est pas ici que nous pouvons le dire : il faudrait, pour s’y risquer, disposer de renseignemens qui nous manquent jusqu’ici. Les Chambres partagent l’émotion générale, mais elles n’ont pas imaginé le meilleur moyen de la calmer : on a parlé de nouveau de séance secrète au Luxembourg, pendant qu’au Palais-Bourbon quatre grandes Commissions se réuniraient pour former une sorte de quadruple-extrait de parlement et entendre le gouvernement à huis clos. Celui-ci ne s’est pas prêté à cette mise en scène, qui ressemblait trop à une mise en demeure, et, ne voyant pas plus d’inconvénient à s’expliquer devant six cents personnes que devant cent cinquante, il a préféré la première procédure. Qui l’en blâmerait ! Il y a quelque chose de dérisoire à confier mystérieusement un secret à cent cinquante députés, en leur recommandant de ne pas le dire aux autres, qui ont autant qu’eux le droit de le connaître. Les explications du gouvernement sont prochaines : on les connaîtra sans doute quand paraîtra cette chronique. Tout ce que nous pouvons dire est qu’il faudra autre chose encore que des paroles pour dénouer une situation délicate et faire face à d’angoissantes difficultés.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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