Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1921

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Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 947-958).

Chronique - 14 octobre 1921


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE[1]

La quinzaine s’encadre entre deux inaugurations de monuments. Le 2 octobre, à Sainte-Hermine, statue de M. Clemenceau ; le 16 octobre, à Metz, statue de Paul Déroulède. De la Vendée à la Lorraine, les deux cérémonies se complètent et se relient. Il y a peu d’années, ce rapprochement eût semblé impossible. Pour qu’il se fît, il a fallu la guerre et la victoire. Les hommes de ma génération se rappellent la tragique séance parlementaire où Déroulède et Clemenceau se sont affrontés dans un terrible duel oratoire. Devant une assemblée glacée d’effroi, qui comptait les coups en silence, les deux adversaires cherchaient à se frapper mortellement. Oh eût juré alors qu’ils prendraient place dans l’histoire à des extrémités opposées et feraient à jamais figure d’ennemis irréconciliables. Cependant, au mois de décembre 1918, en Lorraine et en Alsace, les amis de Déroulède se pressaient sur les pas de Clemenceau pour l’acclamer, et, si l’auteur des Chants du soldat ne s’était pas éteint avant de voir son rêve réalisé, Clemenceau se fût, à ce moment, jeté dans ses bras, et tous deux se fussent avoué qu’ils s’étaient méconnus. Ils ont, en réalité, vécu l’un et l’autre pour la même idée : la reconstitution de la France, qu’avait démembrée la défaite. Les erreurs politiques qu’a pu autrefois commettre M. Clemenceau, sa violente opposition à tout agrandissement de notre domaine colonial, son attitude dans l’affaire d’Egypte, s’expliquent, en grande partie, par l’obsession de notre frontière. Il n’a vraiment rempli sa destinée que le jour où, la longueur des hostilités déchaînées par l’Allemagne ayant commencé à faire naître la lassitude dans quelques esprits, le pessimisme et la trahison se sont développés comme des plantes vénéneuses et ont risqué d’envahir le pays. M. Clemenceau a aussitôt parlé et agi comme eût agi et parlé Paul Déroulède. « Radical, modéré, socialiste, conservateur, royaliste, républicain, disait l’ancien président de la Ligue des Patriotes, ce ne sont là que des prénoms ; notre nom patronymique à tous est Français. » Lorsqu’il faisait aux poilus une de ces visites qu’il a rappelées à Sainte-Hermine avec tant de poésie, M. Clemenceau portait mieux que personne notre nom de famille. Il l’a rendu plus éclatant et plus glorieux. Quoi d’étonnant à ce qu’après avoir évoqué, l’autre jour, les fêtes de la victoire, il ait ajouté : « Qui n’a pas vécu ces moments ne sait pas ce que peut donner la vie ? » M. Clemenceau ne passe pas pour très émotif. Mais, Français et patriote, il a éprouvé, à l’heure voulue, une de ces « émotions profondes qui créent l’efficacité de l’action ; » il a vibré avec la vraie France, et aucune action n’a été plus efficace que la sienne.

Déroulède était républicain, mais il avait l’horreur du régime parlementaire et, un jour, le régime parlementaire l’exila. Il n’est pourtant pas aujourd’hui un seul de ceux dont il a combattu la politique intérieure qui ne songe à lui avec reconnaissance. Il a mieux que tout autre contribué à nous sauver de la lâcheté de l’oubli ; il a entretenu la flamme dans la lampe sacrée ; il a fait en sorte que jamais ne fût amnistié, dans nos cœurs, le vol de nos provinces. Ce serait le mal juger que de prétendre qu’il a été le héraut de la revanche. Pas plus qu’aucun Français, il n’aurait voulu prendre la responsabilité de provoquer une guerre pour effacer les conséquences de nos anciens désastres. Mais il comptait, lui aussi, sur la justice immanente ; et dans son ardente foi patriotique, il était convaincu que, tôt ou tard, le militarisme allemand, ivre de ses succès, nous fournirait lui-même l’occasion de le châtier. Il voulait que la France demeurât prête pour ce jour proche ou lointain et qu’elle gardât pieusement jusque-là la mémoire des fils qui lui avaient été enlevés. C’est donc une dette de gratitude qu’a tenu à acquitter le Comité messin, présidé par M. Prevel, ancien maire de la ville, et c’est également une dette de gratitude qu’entend payer le Gouvernement de la République en se faisant représenter, par un de ses membres les plus éminents, à la fête du 16 octobre. Nulle part, on ne pourra se méprendre sur la signification de cette solennité. Le traité de Francfort avait arraché à la France, malgré les protestations des habitants, toute l’Alsace et un morceau de la Lorraine ; aucun peuple civilisé ne pouvait ratifier une aussi audacieuse violation du droit des gens ; jamais cependant la France n’a médité de reprendre les armes pour reconquérir le patrimoine qui lui a été dérobé. Elle a patienté, elle a attendu, et loin de jamais devancer l’Allemagne dans les préparatifs militaires, elle ne l’a suivie qu’à grande distance et n’a pas cessé de demeurer sur la défensive.

Dans sa folie d’impérialisme, l’Allemagne nous a déclaré la guerre ; elle a été vaincue ; et, quoi qu’on pense de la paix de Versailles, on est bien forcé de reconnaître qu’au rebours de ce qu’avait fait l’Empire en 1871, la France n’a pas annexé la moindre parcelle de sol étranger. Elle a recouvré les trois départements qui lui avaient été pris et toutes les élections qui y ont eu lieu depuis ont homologué cette restitution. Mais elle n’a même pas retrouvé ses frontières de 1814 et le traité ne lui a pas attribué le territoire de la Sarre, dont le sort sera réglé par un plébiscite ultérieur. Elle n’a pas certes abusé de sa victoire. Elle aurait pu aisément la pousser plus loin. Elle l’a volontairement arrêtée au moment où ses armées allaient pénétrer en pays ennemi. Le vainqueur a été envahi, pillé, ruiné ; le vaincu est resté indemne. L’Allemagne devrait donc se résigner sans trop de peine à une paix qui l’a épargnée et qui, même à en supposer toutes les clauses exécutées, nous laisserait encore des charges énormes. Si l’esprit de revanche commence, dès maintenant, à s’éveiller dans la République allemande, c’est que la République ne diffère guère de l’Empire et que le militarisme germanique, qu’on nous disait mort, est encore vivant. Depuis plus de deux ans, le Reich s’est chargé de nous faire cette démonstration. Combien de temps les Alliés auront-ils des yeux pour ne pas voir ?

La Commission interalliée de contrôle, que préside le général Nollet, vient de nous donner un nouvel avertissement. Non seulement l’Allemagne n’a respecté aucun des délais que lui a si généreusement accordés le Conseil suprême pour exécuter les prescriptions du traité de Versailles relatives à son désarmement terrestre et aérien ; mais elle a reconstitué, sous le nom de police de sûreté, toute une armée à l’état potentiel. Elle s’est précipitée avidement sur toutes les concessions qui lui étaient faites par les Alliés, mais des conditions qui lui avaient été signifiées en contre-partie elle s’est bien gardée de tenir le moindre compte. Il avait été précisé, par exemple, que la police de sûreté ne serait pas centralisée, qu’elle ne composerait pas un grand corps unifié, qu’elle ne serait pas tout entière dans la main du Reich, qu’elle serait, au contraire, composée de formations distinctes, relevant des autorités locales. On espérait qu’ainsi elle ne deviendrait pas l’armature d’une vaste organisation militaire. Mais le premier soin qu’a pris l’Allemagne a été de donner à cette police les cadres, la structure, la discipline d’une armée. Elle l’a installée dans des casernes, accoutumée partout à l’école du soldat, pliée à tous les exercices, outillée, approvisionnée, équipée comme une force combattante. Prête à être mobilisée et, dès maintenant mobile, cette prétendue Sicherheitpolizei peut être, sur un signe du Gouvernement de Berlin, transportée de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud. Sans doute, elle ne crée pas un péril immédiat. Le matériel qu’elle a à sa disposition est, pour le moment, très incomplet. L’Allemagne a dû livrer ceux de ses canons et celles de ses munitions qu’il a été possible de découvrir. Mais son industrie est en mesure de se réadapter rapidement aux fabrications de guerre ; et, en attendant, la Sicherheitpolizei tient le pays en haleine et conserve partout les vieilles traditions du militarisme prussien.

Ce qui se passe en Allemagne est exactement, pour un observateur attentif, la réédition de ce qui a précédé et préparé, après 1806, la guerre de 1813. Le général Ludendorff et ses amis ne se gênent pas, d’ailleurs, pour invoquer les grandes leçons du passé. Certes, il manque au Reich un Fichte capable de renouveler les « discours à la nation allemande. » Mais les entreprises semblables à celle qui s’était fondée à Kœnigsberg pour la publication du Volksfreund de Bartsch ou du Bürgerblatt de Heidemann, les sociétés secrètes qui fonctionnent dans l’ombre sur le modèle de l’ancien Tugendbund, les cours universitaires qui s’inspirent tant bien que mal de l’enseignement des Humboldt, des Schlegel et des Schleiermacher, les chansons patriotiques qui rappellent celles des Maurice Arndt, des Kœrner et des Rückert, toutes ces manifestations de l’idée de revanche recommencent sous les formes anciennes. Lorsque les Français étaient chassés de Pillau, que leur avait livrée, avec d’autres places, le traité du 29 mai 1812 lorsque Frédéric-Guillaume signait avec le tsar, le 28 février 1813, le traité de Kalisch, par lequel la Prusse devait être rétablie dans ses frontières de 1806 et l’Allemagne restaurée dans sa souveraineté, lorsque Bülow ouvrait aux Russes le passage de l’Oder, lorsqu’était promulguée, le 17 mars, l’ordonnance organisant la Landwehr, lorsque, dans son fameux appel à son peuple, — « Brandebourgeois, Prussiens, Silésiens, Poméraniens, Lithuaniens. » — Frédéric-Guillaume cherchait à soulever la Prusse, et que, de son côté, Wittgenstein invitait les populations allemandes à revendiquer leur liberté par les armes, cette explosion n’était que l’aboutissement fatal du travail souterrain qui se poursuivait depuis plusieurs années. Contre l’impérialisme napoléonien, l’Allemagne n’avait que trop de griefs ; aujourd’hui, c’est de son seul impérialisme qu’elle porte la peine ; mais, au lieu de reconnaître ses torts, elle trouve plus simple de nous accuser, et elle pense qu’une propagande calquée sur celle d’autrefois lui rendra les mêmes succès. Resterons-nous indéfiniment les spectateurs inertes de cette mobilisation à lointaine échéance ? Attendrons-nous que l’Allemagne soit redevenue forte et redoutable pour exiger son désarmement et l’exécution stricte du traité qu’elle a signé ?

Il ne saurait plus être question, j’imagine, malgré les bruits qui courent, de mettre fin à la mission du général Nollet et de ses collègues alliés. La présence de la Commission de contrôle est de plus en plus nécessaire en Allemagne et même il ne serait pas inutile que ses moyens de surveillance fussent sensiblement renforcés. Mais il ne suffit pas qu’elle puisse exercer un contrôle efficace. Il faut que ses injonctions soient suivies d’effet, et c’est aux Gouvernements alliés qu’il appartient de prendre toutes mesures pour que le désarmement de l’Allemagne, condition essentielle et primordiale du rétablissement de la paix, devienne enfin une réalité. M. André Lefèvre, ancien ministre de la Guerre, qui avait, avant le vote du traité, dénoncé l’insuffisance des dispositions qui ont trait à cette question capitale, a lumineusement montré, depuis de longs mois, les complaisances excessives que nous avions témoignées à l’Allemagne dans l’application de ces clauses déjà trop larges. De nouveaux retards ne seraient plus tolérables. Au point où nous en sommes, il s’agit de savoir si nous laisserons l’Allemagne revenir tranquillement au militarisme, forme naissante de l’impérialisme belliqueux, ou si nous l’arrêterons dans cet audacieux retour au passé. Il n’y va pas seulement de la sécurité de la France, il y va de la paix du monde ; mais, pour nous, qui avons bien le droit de nous occuper, d’abord, de nos intérêts et de veiller sur notre vie, nous ne pouvons pas ne pas nous dire que, le pacte d’assistance signé par MM. Wilson et Lloyd George étant aujourd’hui lettre morte et chacun de nos alliés redescendant peu à peu, par une pente fatale, à « l’égoïsme sacré, » nous devons, à tout prix, si nous voulons travailler dans le calme, obtenir le désarmement immédiat et total de l’Allemagne. Ce n’est pas là un problème dont la solution puisse être remise au lendemain. Chaque jour qui passe le complique à nos dépens.

M. Clemenceau nous a, il est vrai, laissé entendre à Sainte-Hermine que nous trouverions, au besoin, plus tard, dans certaines stipulations du traité, une compensation à l’aide militaire défensive que nous avaient promise MM. Lloyd George et Wilson : « En vue de maintenir la paix, nos alliés avaient senti la nécessité de nous offrir leur concours, sans attendre que le négociateur français le leur eût demandé. Ils ont signé à cet effet des engagements, dont il leur sera parlé quelque jour. Grâce aux réserves du Traité de Versailles, leurs actes, à ce moment, décideront des nôtres. » Ces trois phrases sont un peu sibyllines, mais, si je les comprends bien, voici ce qu’elles signifient : « Ce n’est pas le Gouvernement français qui a demandé à M. Wilson et à M. Lloyd George une promesse de concours en cas d’agression de l’Allemagne. C’est M. Wilson, c’est M. Lloyd George qui ont pris l’initiative d’offrir cette assistance éventuelle, et cela, du reste, pour raccourcir, autant que possible, la durée de l’occupation. Jusqu’ici, les engagements spontanés pris par l’ancien Président des États-Unis et par le Premier ministre britannique n’ont pas été ratifiés. Mais si, lorsque viendra la date fixée par le Traité pour l’évacuation, le pacte de garantie n’est pas entré en vigueur, nous rouvrirons la conversation avec les Alliés, nous leur rappellerons leurs offres de 1919, nous leur demanderons une promesse formelle de concours, et, s’ils ne nous la donnent pas, nous reprendrons notre liberté et nous agirons comme nous l’entendrons. » Malheureusement, si nous attendons le terme contractuel de l’occupation pour engager cet entretien, nous risquons fort qu’il tourne contre nous. L’Allemagne sera devenue plus forte et plus agressive, et rien ne nous permet d’espérer que nos alliés seront plus disposés à nous accorder ce qu’ils nous refusent aujourd’hui.

D’autre part, quelles sont les réserves qui seraient, d’après M. Clemenceau, contenues dans le Traité et qui nous autoriseraient à décider alors de nos actes, selon que nos alliés nous donneraient ou non les garanties promises ? M. Clemenceau, je le suppose, veut faire allusion au dernier paragraphe de l’article 429 : « Si, à ce moment, les garanties contre une agression, non provoquée, de l’Allemagne, n’étaient pas considérées comme suffisantes par les Gouvernements alliés et associés, l’évacuation des troupes d’occupation pourrait être retardée dans la mesure jugée nécessaire à l’obtention desdites garanties. » J’ai eu l’occasion de démontrer récemment qu’il y avait dans ce texte, non pas, hélas ! des réserves au profit individuel de la France vis-à-vis des Gouvernements alliés, mais des réserves communes au profit de l’ensemble des Gouvernements alliés vis-à-vis de l’Allemagne. Tous les publicistes qui ont examiné l’article sans parti pris et de sang-froid, que ce fût M. Gauvain ou M. Gustave Hervé, que ce fût l’amiral Degouy ou Pertinax, ont bien voulu déclarer mon raisonnement irréfutable. Je ne puis donc pas avoir l’illusion que nous trouvions jamais dans cette rédaction malencontreuse une arme contre l’indifférence de nos alliés ou un moyen pratique de nous passer d’eux. Il serait, en tout cas, extrêmement périlleux de livrer cette difficulté à l’avenir.

En revanche, ce qui nous donne, dès aujourd’hui, contre l’Allemagne, une force réelle, c’est que le même article 129 subordonne expressément l’évacuation des trois zones occupées à l’observation fidèle des conditions du traité. Nous voici au 15 octobre 1921. L’Allemagne n’a pas désarmé. Aux termes de l’article 160, c’est à dater du 31 mars 1920 que l’armée allemande aurait dû ne plus comprendre que sept divisions d’infanterie et trois divisions de cavalerie. Aux termes de l’article 162, le nombre des gendarmes et des employés et fonctionnaires des polices locales ou municipales ne pouvait être augmenté que dans une proportion correspondant aux augmentations constatées depuis 1913 dans la population des localités qui les emploient. Aucune de ces prescriptions n’a été respectée. Lorsque le Conseil suprême, soit à Rapallo, soit à Hythe, soit à Spa, soit à Londres, soit à Paris, a déchiré quelques morceaux du Traité et octroyé des faveurs à l’Allemagne, il n’a pas réussi une seule fois à faire prévaloir les volontés qu’il avait exprimées pour le chiffre des effectifs et pour les échéances. Le Reich est donc en révolte continuelle, non seulement contre le Traité, mais contre les protocoles édulcorés qui l’ont suivi. Comment pourrions-nous admettre, dès lors, que les délais d’évacuation eussent commencé à courir ? Successivement, MM. Millerand, Leygues et Briand ont proclamé qu’en effet, ces délais ne couraient point. Mais le Gouvernement de Berlin a protesté et le cabinet de Londres s’est tu. Devant l’effronterie prolongée de la résistance au désarmement, nos alliés continueront-ils à garder le silence ? Ils ont, je pense, autant d’intérêt que nous à empêcher le recommencement de la guerre. Ils savent maintenant ce qu’eût fait l’Allemagne, si elle eût été victorieuse ; et si beaucoup d’entre eux sont impatients de nous voir quitter Mayence et Coblentz, il n’en est pas, je suppose, qui désirent que les Allemands s’installent, avec de nouvelles Berthas, à Anvers et à Calais.

Mais ce n’est pas seulement dans l’obstination que met le Reich à conserver des armées déguisées que se révèle, de plus en plus clairement, son véritable état d’esprit. M. Clemenceau a eu raison de réveiller une autre affaire que les Alliés semblent désormais vouloir laisser dormir et dont cependant l’importance morale avait frappé jadis le Gouvernement britannique. Que deviennent les procès contre les officiers coupables de crimes de droit commun ? Les inculpés devaient nous être livrés ; ils ne l’ont pas été ; nous avons consenti à ce qu’ils fussent jugés à Leipzig ; il y ont été acquittés ; nous avons retiré nos dossiers. Et puis ? J’ai parcouru cet été toute une région désolée où, dans chaque commune, se retrouvent les traces de forfaits allemands, incendies, pillages, assassinats. Est-ce parce que nous souhaitons de supprimer la guerre que nous allons commencer par en innocenter les horreurs systématiques et inutiles ? Notre faiblesse a, du reste, produit ici vis à vis de l’Allemagne son effet habituel. Nous voyant hésiter, tarder, reculer, le Reich a pris l’offensive et maintenant on parle sérieusement à Berlin de nous communiquer, si nous revenons à la charge, une contre-liste d’officiers français qui auraient malmené des prisonniers allemands. Ce qui n’était, il y a quelques mois, qu’une facétie de journal est aujourd’hui une manœuvre politique ; ce sera demain un expédient diplomatique. Inutile de dire que la liste est un tissu de calomnies odieuses. Mais qu’importe ? On essaiera de frapper l’imagination et de troubler la conscience des neutres, et ce n’est pas seulement sur les origines de la guerre qu’on cherchera à tromper l’opinion universelle, c’est sur la manière même dont la guerre a été conduite. Laissez faire et, avant peu, ce seront les Français qui auront inventé les gaz toxiques et asphyxiants, inauguré les bombardements de villes ouvertes, fusillé des civils, déporté des femmes et des jeunes filles.

Vous pensez bien qu’à mesure que le vieux dieu allemand rectifiera ainsi l’histoire, pour l’édification des générations futures, notre créance s’en ira de plus en plus en fumée. Les sanctions économiques dont je parlais il y a quinze jours viennent d’être levées, sans qu’aucune entente fût encore établie entre l’Allemagne et les Alliés sur le fonctionnement du contrôle douanier. Il a suffi que l’Allemagne versât un milliard de marks pour qu’elle reçût ce nouveau cadeau. Mais qu’était-ce donc que ce milliard, qu’elle s’est procuré, du reste, de son propre aveu, par des emprunts à des banques des pays alliés ? C’était un des douze qu’elle redevait sur la provision de vingt milliards de marks or prévue par l’article 235. Cette provision, elle s’était engagée à la payer en or, en marchandises ou en valeurs, avant le l, r mai 11)21, Le 15 mars, la Commission des Réparations lui avait rappelé cette obligation et lui avait, en outre, demandé, à titre de premier à-compte, le paiement d’un milliard de marks or avant le 23 mars. Notez qu’il avait été constaté que l’encaisse de la Reichsbank dépassait ce milliard et que, par conséquent, le versement était aisé pour l’Allemagne. La Kriegslastenkommission n’en avait pas moins répondu, le 22 mars, par une fin de non-recevoir et, deux jours après, la Commission des Réparations avait notifié au Gouvernement allemand qu’il avait violé le Traité. Le 18 avril suivant, elle avait, dans une pensée de conciliation, proposé que l’encaisse métallique de la Reichsbank fût transférée dans les succursales de Cologne et de Coblentz. Nouveau refus de la Kriegslastenkommission le 22 avril. Le 25, la Commission des Réparations invite l’Allemagne à s’exécuter, au plus tard, le 30 avril, par le versement d’un milliard à la Banque de France. Le 29, réponse dilatoire de la Kriegslastenkommission. Le 3 mai, la Commission des Réparations, dans une note signée de MM. Louis Dubois, sir John Bradbury, marquis Salvago Raggi, L. Delacroix, déclare derechef que l’Allemagne a manqué à ses obligations, et cela, ajoute-t-elle expressément, pour une somme d’au moins 12 milliards. Sur quoi, les Gouvernements alliés, que le traité autorisait à prendre des sanctions immédiates, même isolément, pour la défense de leurs intérêts respectifs (paragraphes 17 et 18 de l’annexe II de la partie VIII), ont offert à l’Allemagne de nouveaux délais. Il a été convenu que les douze milliards d’or, de marchandises, de valeurs, seraient convertis en obligations souscrites par l’Allemagne et remises le 1er juillet et que, d’autre part, l’Allemagne paierait, dans les vingt-cinq jours, la somme de 1 milliard, soit en or, soit en devises étrangères, soit en traites sur l’étranger, soit en effets à trois mois sur le trésor allemand, avalisés par des banques allemandes. Donc, retraite des Alliés sur toute la ligne. C’est ce que les Alliés ont appelé l’ultimatum. L’Allemagne a naturellement fait mine de s’incliner, et aujourd’hui elle nous répète, sur tous les tons, que cet ultimatum si bienveillant, elle ne pourra pas l’exécuter.

Il faut relire toute cette histoire, dont nous n’avons pas lieu d’être très fiers, dans une intéressante brochure que deux avocats à la Cour d’appel de Paris, MM. Maurice Orgias et a G. Martini, viennent de publier sous ce titre : Le Traité de Versailles devant le droit. On y trouvera les dates, les faits et les documents. Dans quinze jours, le 1er novembre, l’Allemagne doit remettre à la Commission une nouvelle série d’obligations pour une somme de trente-huit milliards de marks or. Toutes ces obligations, les secondes comme les premières, doivent porter, on se le rappelle, l’intérêt dérisoire de 5 p. 100, et il doit être, en outre, affecté 1 pour 100 à la constitution d’un fonds d’amortissement. C’est à ce double objet que sont destinés les versements de l’Allemagne, à savoir : « 1° une somme de 2 milliards de marks or par an ; 2° une somme que la Commission déterminera comme étant l’équivalent de 25 pour 100 de la valeur des exportations allemandes ou telle autre somme équivalente qui pourrait être fixée d’après un autre indice ; 3° une somme supplémentaire équivalente à 1 pour 100 de la valeur totale des exportations. » Le Comité des garanties, institué au mois de mai dernier et présidé par M. Mauclerc, délégué adjoint de la France à la Commission des Réparations, vient d’aller à Berlin pour tâcher de se rendre compte de la façon dont seront payées ces annuités. Sa tâche n’est pas facile. Les moyens d’investigation dont il dispose sont extrêmement limités. Le protocole du 5 mai lui interdit d’intervenir dans l’administration allemande, il y a, en outre, de grandes chances pour que ses décisions soient t inopérantes, car il n’a aucun moyen de les faire respecter et, si les Gouvernements ne sont pas là pour le soutenir énergiquement, nous assisterons bientôt à la disparition de tout contrôle. Il est donc indispensable d’assurer, sans retard, avec une méthode rigoureuse, l’autorité du Comité.

Et d’abord, qu’on ne laisse pas l’Allemagne prétendre que, n’ayant pas le droit d’intervenir dans son administration, il ne peut examiner les dossiers sur place ni vérifier les opérations. La malheureuse phrase du protocole du 5 mai ne saurait détruire le Traité de Versailles. Le paragraphe 12 de l’annexe II de la partie VIII confère Là la Commission des Réparations les plus larges pouvoirs de contrôle. Le Comité des garanties n’est qu’une émanation de la Commission, il a donc forcément les mêmes pouvoirs qu’elle. Il est, d’ailleurs, chargé d’assurer aux Alliés, conformément à l’article 248 du traité, un privilège de premier rang sur tous les biens et ressources de l’Allemagne. L’Allemagne n’a aucun droit de le paralyser dans l’exercice de cette mission. Le Comité ne peut intervenir dans l’administration allemande, en ce sens qu’il n’est pas libre de se substituer aux autorités allemandes, mais il est maître d’examiner ce qu’elles font, de recueillir toutes les informations dont il a besoin et de compulser tous les dossiers qui intéressent la réparation des dommages. Il faut, en première ligne, qu’il soit mis à même de contrôler les finances, côté recettes et côté dépenses, et de prévenir les Alliés en temps utile si l’Allemagne se ménage une insolvabilité artificielle. Ce contrôle sera certainement facilité par la centralisation financière, regrettable à tant d’autres égards, à laquelle l’Allemagne a procédé depuis l’armistice. Autrefois, l’Empire n’avait à sa disposition qu’un nombre très limité de sources de revenus, dont la plus importante était les impôts indirects. Presque toute l’administration financière était, en outre, sous l’autorité des États particuliers. C’étaient même eux qui percevaient les contributions impériales. Les douanes, par exemple, étaient administrées par les États. L’Empire se bornait à en contrôler la gestion par des commissaires spéciaux. Aujourd’hui que les Alliés se sont prêtés à l’unification de l’Empire et ont laissé proclamer la Constitution de Weimar, tout est changé. Le Reich tient les moindres fils des administrations financières ; il peut créer à sa guise toutes les ressources fiscales, et il a sous ses ordres cinquante-cinq mille fonctionnaires, employés et agents financiers, qui lui obéissent au doigt et à l’œil. Ministère impérial des finances, directions régionales, services locaux, tout est à la merci de Berlin. J’entends bien que le Comité des garanties ne pourra jamais embrasser dans un contrôle efficace et continu la totalité de cette vaste administration. Il en sera réduit à surveiller surtout les actes essentiels des autorités centrales et à faire de fréquents sondages dans l’océan des Landesfinanzämter. Auprès du personnel des directions régionales, il faudra, en effet, rechercher s’il y a concordance entre les chiffres des états locaux et les chiffres fournis à Berlin. Autrement, les vérifications du Comité seraient illusoires, et les recettes réelles pourraient dépasser de beaucoup celles qu’il nous serait loisible d’enregistrer.

Le contrôle sera, sans doute, encore plus difficile à l’endroit des exportations allemandes. La formule dont se sert le protocole de Londres laisse, il est vrai, à la Commission des Réparations et, par suite, au Comité des garanties une assez grande latitude. Ni celle-là, ni celui-ci, ne sont obligés d’accepter, les yeux fermés, les statistiques présentées par le Gouvernement de Berlin. Mais que faut-il entendre, au juste, par exportations ? Et ces exportations une fois définies, comment en déterminera-t-on la valeur exacte ? Les deux questions sont moins simples qu’elles ne paraissent à première vue. Il y a en Allemagne trois manières de dresser le tableau des exportations : commerce général, commerce total propre, commerce spécial. Tout se trouverait faussé au profit du Reich si le Comité des garanties s’en tenait au commerce spécial. Les fraudes seraient, en outre, beaucoup plus aisées. Lorsqu’on aura déterminé les catégories d’exportations à envisager, il restera à en fixer la valeur. Il conviendra que le Comité de garantie n’accepte pas comme indiscutables les chiffres de la commission allemande chargée de contrôler les déclarations et qu’il se réserve formellement la faculté de les réviser. En un mot, le Comité des garanties n’est pas au bout de ses peines. Il sera réduit à une irrémédiable impuissance, si les Gouvernements alliés ne sont pas résolus à lui donner les moyens d’action qui lui sont nécessaires. Le Conseil suprême a cru qu’en instituant, à côté de la Commission des Réparations, un organisme nouveau, qu’il a fini, du reste, après quelques hésitations, par lui demander à elle-même d’extraire de son sein, il créerait un meilleur instrument de contrôle. Il a, au contraire, dispersé et énervé l’autorité, sans donner au Comité des pouvoirs nouveaux et sans faciliter la surveillance. Il a changé des noms ; il n’a pas amélioré les choses, loin de là. La politique des réparations n’a pas fait un pas. On a proclamé que l’Allemagne aurait à payer 132 milliards ; on a prévu des séries d’obligations d’une valeur nominale correspondante ; on a décidé que les annuités fixes et variables seraient destinées au service de l’intérêt et de l’amortissement ; on a fixé les dates d’échéance ; et l’Allemagne ayant affecté de s’incliner, on a cru ou paru croire que tout était fini. Tout commence. Nous n’avons jusqu’ici qu’un papier de plus, et l’Allemagne s’est déjà mise à le déchiqueter. Le même esprit qui la pousse à ne pas désarmer, l’incite à ne pas payer. Elle spécule sur la baisse de son mark, elle s’imagine même parfois qu’une banqueroute serait une solution opportune, qui la libérerait vis-à-vis de ses créanciers et lui permettrait de revenir ensuite, pour son seul avantage, à meilleure fortune. Si les Alliés ne s’entendent pas, dès maintenant, pour déjouer ces manœuvres, M. Clemenceau, ici encore, aura eu raison : « Hier, nous étions vainqueurs. Qu’on ne nous mette pas au point de nous demander si nous le sommes toujours. »


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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