Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1922

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René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 947-958).

Chronique 14 octobre 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Quand leurs affaires périclitent, les Grecs ont coutume de mettre en scène une révolution ; ils n’y ont pas manqué cette fois. Leur patriotisme excelle à ces revirements ; il sait à merveille escamoter le personnage devenu gênant et mettre sur le chandelier celui qui leur parait susceptible de glaner quelques avantages pour leur pays. Du 25 au 27 septembre, à Mitylène, à Salonique, à Larissa, parmi les troupes vaincues, des troubles éclatent ; des officiers organisent une sorte de directoire insurrectionnel. Un avion va jeter sur Athènes des proclamations, signées du colonel Gonatas, réclamant l’abdication immédiate de Constantin. La marine s’associant au mouvement, des troupes débarquent au cap Sunium ; le général Papoulas vient au-devant d’elles ; on s’entend sans peine entre royalistes et venizélistes ; personne n’estime que Constantin vaille la peine qu’on se fasse tuer pour lui ; il abdique le 28 en faveur de son fils aîné Georges, et s’embarque le 30 à Oropo pour Palerme avec la reine Sophie et sa famille. Le diadoque, qui devient roi sous le nom de Georges II, avait été écarté, comme trop admirateur de l’Allemagne, en juin 1917, lors de la première abdication de son père, par M. Venizélos, qui lui préféra le prince Alexandre ; il a épousé la princesse Elisabeth de Roumanie et se trouve donc le beau-frère du roi des Serbes, Croates et Slovènes. Les officiers révolutionnaires n’ont pas encore réussi à constituer un cabinet : M. Zaïmis, qui excelle dans les rôles de transition, s’est récusé ; M. Venizélos reste en Occident où il assume la défense des intérêts grecs ; M. Politis a accepté les Affaires étrangères, mais on cherche encore un président du Conseil. Le poste est tenu provisoirement par M. Krokidas ; en réalité, le pouvoir appartient à un directoire militaire et l’influence inspiratrice vient de M. Venizélos.

La Grèce cherche à pallier ses désastres et à préserver du naufrage ce qui peut être sauvé : c’est pourquoi elle change de pilote. Mais le caractère du nouveau Gouvernement n’a pas échappé aux Turcs ; ils craignent une conjonction nouvelle de la politique anglaise et du venizélisme : c’est l’explication des incidents qui, depuis quinze jours, sont tenus à la traverse de l’application normale de l’accord du 23 septembre. L’une des conditions posées par les officiers révolutionnaires était : renforcement du front de Thrace ; ils ont exigé la nomination du général Nider au commandement de l’armée ; les Turcs le savent et les voyages de M. Venizélos à Londres et à Paris les ont alarmés non sans quelque apparence de raison.

Il nous appartient d’apaiser leurs inquiétudes. L’abdication de Constantin est pour nous une satisfaction morale ; M. Venizélos nous apparaît digne de respect et de sympathie ; il a donné des preuves de ses sentiments d’amitié pour la France, notamment en août 1914 dans des circonstances inoubliables ; il est agréable de savoir que le ministère des Affaires étrangères est confié à M. Politis, agrégé de nos facultés de droit, et de rencontrer dans les couloirs du quoi d’Orsay le sourire aimable de M. Athos Romanos. Mais les sympathies que nous pouvons avoir pour le peuple hellénique et ses nouveaux dirigeants ne doivent pas nous égarer sur la politique qui sera, qui ne peut pas ne pas être, la leur. C’est M. Venizélos, — il faut bien le rappeler, — qui a engagé l’Hellade, avec toutes ses forces, et l’hellénisme, avec tout son avenir, au service de la suprématie maritime et de la domination asiatique de la Grande-Bretagne : il a poursuivi le rêve, hors de toute proportion avec les ressources de son pays, de la reconstitution d’un empire grec à Byzance. La conjonction entre les aspirations britanniques et helléniques était assurée par ces Grecs du dehors que les citoyens du royaume appellent des évergètes (bienfaiteurs) parce qu’ils mettent leur fortune au service de l’idée et de la politique nationales, et dont sir Basil Zaharoff est aujourd’hui le type le plus caractéristique. L’État grec, insulaire et péninsulaire, est, quelles que paissent être les préférences des particuliers pour d’autres peuples, dans la dépendance de la Puissance qui détient la suprématie sur les mers. Devenu Puissance continentale balkanique par les traités de Bucarest et de Neuilly, il est obligé, pour garder, dans des conditions difficiles, ses provinces de Thrace et de Macédoine, de pratiquer une tactique de désagrégation, de désunion balkanique, car la conjonction qu’il redoute, c’est celle de toutes les forces jougo-slaves attirées vers la mer Egée. La personnalité des dirigeants est d’importance secondaire ; quelles que soient nos sympathies pour le peuple hellénique, nous ne serons pas dupes, même si elle porte l’estampille de M. Venizelos, d’une politique dont les fins sont incompatibles avec les intérêts français.

La résolution prise à Paris le 23 septembre par lord Curzon, le comte Sforza et M. Poincaré, était heureuse et sage parce qu’elle réalisait l’union des trois Puissances et prévenait les risques de conflit ; mais elle ne pouvait manquer d’être, sur place, d’une réalisation laborieuse. Représentons-nous l’état d’esprit d’une armée victorieuse, lancée d’un élan vigoureux à la poursuite de l’ennemi vaincu et subitement arrêtée par une « zone neutre » que rien ne délimite sur le terrain et où elle se persuade que des détachements ennemis ont trouvé refuge et protection. Ces soldats anglais qui, derrière leurs réseaux de fils de fer, observent l’avance des avant-gardes victorieuses, ces vaisseaux qui sillonnent les Détroits et la Marmara, ne sont-ils pas des ennemis déguisés qu’empêcheront les Turcs de rentrer dans leur capitale et de restaurer leur puissance en Thrace ? On ne peut qu’admirer la prudence et l’autorité des chefs turcs qui ont réussi à éviter tout conflit dans des conditions où il semblait que les fusils partiraient tout seuls. Que les Turcs se méfient des Anglais, comment s’en étonner ? C’est pourquoi, à Paris, Lord Curzon suggéra le premier que M. Franklin-Bouillon, négociateur des accords franco-kémalistes d’Angora, fût envoyé auprès de Mustapha Kémal afin de le rassurer, de lui présenter sous leur vrai jour les résolutions des Alliés, de l’encouragera la prudence et à la patience. Il partit immédiatement et arriva, le 28, à Smyrne où il prit contact avec Kémal.

A peine l’accord du 23 était-il signé à Paris que, sur place, des difficultés survenaient : des forces turques pénétraient dans la zone neutre à Erenkeuï ; les avant-postes anglais et grecs étaient en présence ; un conflit fatal pouvait sortir du moindre incident. Hamid bey, représentant d’Angora à Constantinople, déclarait ignorer la zone neutre. En Angleterre, l’opinion, tout en critiquant la politique orientale du Cabinet de coalition, n’admettait pas que la puissance britannique eût l’air de « reculer « devant les Turcs. Si c’est la guerre, disait le Temps dans un article d’ailleurs très sévère pour la politique de M. Lloyd George, toute l’Angleterre se ralliera derrière le Premier Ministre. Les récits navrants des réfugiés chassés par la guerre de leurs foyers émouvaient le public ; de Smyrne, plus de 150 000 personnes étaient évacuées ; des dizaines de milliers affluaient aux Dardanelles, dans les îles ; c’est un immense exode de populations chrétiennes chassées par un retour offensif de l’Asie musulmane. A Constantinople même, les colonies européennes, y compris les Français, demandent à quitter la ville ; elles n’ont pas confiance dans le régime qui s’établira après le retour des troupes d’Angora en Europe. Peut-être est-il possible d’empêcher des corps organisés de passer les Détroits, mais comment prévenir l’infiltration ? Constantinople grouille d’une foule prête à tous les pillages, incendies et assassinats dès qu’elle croira le moment propice. La ville est acquise au nationalisme vainqueur et un changement de souverain peut à chaque instant apporter aux kémalistes une force nouvelle. Derrière une flotte et une armée européennes défendant les Détroits, des insurrections peuvent éclater à Stamboul, à Andrinople, avec l’appui de la Russie soviétique trop heureuse de jouer un rôle européen et d’établir une sorte de protectorat moral sur la Turquie. Telles sont les appréhensions des Hauts-Commissaires alliés à Constantinople, sir Horace Rumbold, le général Pellé, le marquis Garroni ; ils s’emploient avec un zèle égal à maintenir la paix et à gagner du temps. Le 26, le général Harington reçoit un télégramme de Mustapha Kémal ; celui-ci ne veut pas de heurt avec les Anglais, il ne veut pas de guerre, pourvu que les buts nationaux de la Grande Assemblée soient atteints, mais il est inquiet ; il sait que, même depuis le 23, l’Angleterre envoie des renforts à sa flotte et à son armée sans consulter ses alliés ; il paraît craindre quelque piège ou quelque aventure.

A Londres, l’opinion, très nerveuse, s’alarme ou s’excite selon les nouvelles du Proche-Orient. Les uns veulent par dessus tout éviter un conflit armé ; les autres estiment l’honneur britannique engagé ; « l’Empire britannique, dit le Daily Telegraph, ne peut admettre la dictature d’un soldat turc, » ni se laisser dicter la loi par lui. Ce n’est un mystère pour personne que le Cabinet lui-même est profondément divisé. M. Winston Churchill qui fut, pendant la guerre, l’initiateur de l’expédition des Dardanelles et, depuis l’armistice, le principal inspirateur de la politique arabe et grecque, groupe autour de lui ceux qui prétendent exiger la soumission des Turcs, au besoin par la force. M. Lloyd George marche en général avec ce groupe. L’autre camp a pour chef lord Curzon qui, dans les origines des difficultés actuelles, porte de lourdes responsabilités, mais que l’expérience a éclairé sur les dangers impossibles à mesurer d’une conflagration en Orient. Le 29 l’alarme est très vive en Angleterre ; on croit la guerre imminente, le bruit court que le général Harington aurait envoyé un ultimatum à Mustapha Kémal pour le sommer d’évacuer la zone neutre. Le lendemain, détente. Kémal accepte de rencontrer à Moudania les Hauts Commissaires alliés pour s’entendre avec eux sur la zone neutre ; il consent à retirer « légèrement » ses troupes pour qu’elles ne soient plus au contact des Anglais, mais il semble y mettre comme condition que les Anglais évacueront Tchanak. On sent qu’il ne veut pas de conflit, mais qu’en bon Oriental, il cherche à marchander et à tirer tous les avantages qu’il peut. Le 4, il se rend à Angora où l’Assemblée nationale réunie l’acclame ; il obtient d’elle qu’elle accepte les principes posés à Paris le 23 septembre ; elle enverra des plénipotentiaires à une Conférence pour la paix et cessera la guerre, mais elle y met certaines conditions difficilement acceptables.

La Conférence de Moudania s’ouvre le 3 ; les Alliés y sont représentés par les généraux Harington, Charpy et Mombelli, les Turcs par Ismet pacha ; le désir d’arriver à un accord est manifeste. Mais à Londres prévalent des conceptions théoriques irréalisables ; on souhaite qu’il n’y eût, avant la Conférence pour la paix, aucun mouvement militaire dans la zone neutre, et qu’il ne se produisit en Europe aucun mouvement kémaliste : c’est vouloir immobiliser la vie, stabiliser le mouvement. La présence à Londres de M. Venizélos inquiète les Turcs ; instruits par l’expérience des autres, ils sont résolus à prendre toutes leurs garanties et, dans l’armistice qu’ils négocient à Moudania, à insérer tous les avantages essentiels qu’ils entendent obtenir dans le traité de paix. De là des difficultés qui, le 6, provoquent en Occident une nouvelle alarme. On apprend à Londres, dans la matinée, qu’Ismet pacha a présenté à ses collègues une note par laquelle il exige une réponse immédiate au sujet de la Thrace et de son évacuation par les Grecs ; s’il n’a pas satisfaction, l’armée reprendra sa marche. On croit savoir de plus que les généraux Charpy et Mombelli, représentant la France et l’Italie, ont fait aux Turcs, à l’instigation de M. Franklin-Bouillon, qui, dans son zèle, aurait outrepassé son rôle et ses instructions, des concessions précipitées. Lord Curzon part brusquement pour Paris. Vient-il y chercher un appui pour sa propre politique de paix, ou y apporter quelque résolution dangereuse déjà arrêtée par le Cabinet de Londres ? Il confère avec M. Poincaré de vingt-trois heures à deux heures du matin, en présence de M. Galli, chargé d’affaires d’Italie ; le 7, dans la matinée et l’après-midi, nouvelles conférences, dans lesquelles l’accord s’établit.

En voici les bases : les Alliés ne relèveront, dans la réponse d’Angora à la note du 23 septembre, que les points précis qu’elle aborde ; la Conférence pour la paix aura lieu vers le 1er novembre non à Smyrne, comme le demandaient les Turcs, mais à Scutari ou à Prinkipo ; seuls les États qui ont participé à la Grande Guerre contre les Turcs y seront invités, puisque c’est cette guerre qu’il s’agit de terminer. Une autre Conférence suivra à bref délai pour établir le régime des Détroits ; pourront y être admis tous les États, même les États de fait (la Russie), intéressés à la libre navigation des Détroits. Quant à la question de Thrace. afin de garantir la sécurité des populations et en même temps de rassurer les Turcs sur les intentions des Alliés, on la résoudra en trois stades : d’abord les Grecs seront invités à se retirer le plus tôt possible à l’Ouest de la Maritza ; puis, dans les territoires évacués, les Gouvernements alliés assureront, par une occupation interalliée provisoire, le maintien de l’ordre et de la sécurité publique jusqu’à l’établissement de l’administration civile et de la gendarmerie turques. Cet établissement aura lieu dans un délai qui ne dépassera pas un mois après l’évacuation de la Thrace orientale par les troupes grecques. A l’expiration de ce délai, les troupes alliées ne continueront à occuper que certains points de la rive droite de la Maritza et les endroits où elles se trouvent en ce moment.

On peut espérer que les Turcs, dont les chefs ont donné déjà des preuves de sagesse et de prudence, seront rassurés par ces engagements et ces précisions et que nous atteindrons sans incident grave l’heure de la paix définitive. Ce n’est que peu à peu, par un long travail diplomatique et moral, qu’un état normal se rétablira en Orient. Il faut bien voir que toutes les Puissances s’y trouvent, à l’heure actuelle, dans une situation difficile et fausse : les Turcs, parce qu’ils ont fait la guerre à l’Angleterre et à la France et qu’ils sont les alliés des Russes, qui seuls ont un intérêt historique majeur à mettre la main sur Constantinople ; — les Anglais, parce qu’ayant raison sur le fond, ils ont commis la triple faute de ne pas désarmer les Turcs, de prendre pour instrument de leur politique la Grèce et son armée, et de mener, dans tout l’Orient, une politique antifranraise ; — les Français enfin, parce qu’ils ont été amenés, par les erreurs de la politique anglaise et par la carence des États-Unis, à un accord avec les Turcs qui venaient de nous faire la guerre et de maltraiter atrocement les populations chrétiennes. Il faut, avec le temps, revenir à un état politique fondé sur la raison, sur l’histoire et l’intérêt de tous. La France a déjà repris son rôle de médiatrice : en Orient, elle a toujours été l’amie du Turc en même temps que la protectrice du chrétien ; c’étaient les deux aspects d’une même politique qu’elle ne demande qu’à reprendre. Certains journaux anglais reprochent encore à la France les accords d’Angora ; c’est pourtant cette politique qui nous permet, à l’heure actuelle, de sauver la Grande-Bretagne de l’effroyable aléa d’une guerre contre la Turquie à laquelle le traité de Kars mêlerait infailliblement la Russie et le traité de Rapallo vraisemblablement l’Allemagne ! Est-ce cela, est-ce cette nouvelle guerre universelle que l’on veut ? Il y a, pour ainsi dire, une hiérarchie des périls. Certes, nous ne méconnaissons pas que la réinstallation des Turcs en Europe, à Constantinople, dans cette Thrace qu’ils ont perdue deux fois, en 1912 et en 1918, puisse créer un danger pour la sécurité des Balkans et la tranquillité de l’Asie musulmane ; mais le remède est à côté du mal puisqu’en Europe la Turquie est plus aisément vulnérable. L’Angleterre et l’Italie s’associeront à nous pour mettre les Turcs en garde contre leurs propres entraînements ; l’expérience que, grâce à leur énergie militaire, il va leur être donné de tenter une fois encore, est la dernière. S’ils cherchent, par expulsions ou massacres, à éliminer de leur État restauré tout élément non turc, comme quelques-uns en expriment le vœu, ils resteront réduits à leurs seules capacités, radicalement incapables de créer un État civilisé ; ils ont besoin des concours européens, besoin des indigènes de toutes les races de l’Empire. La Turquie nouvelle, tout en gardant son caractère national, sera ouverte à tous ou elle ne sera pas.

La politique à laquelle la France convie l’Angleterre et l’Italie — M. Poincaré vient encore de la préciser dans son discours de Vaucouleurs (8 octobre), — est précisément la même que définit M. Bonar Law, ancien chef du parti unioniste, dans la lettre du 7 octobre au Times par laquelle, rentrant dans la vie publique, il semble poser sa candidature à la prochaine succession de M. Lloyd George : « l’Empire britannique, qui comprend un plus grand nombre de musulmans que n’importe quel État, ne peut pas se montrer hostile ou injuste envers les Turcs. » La France lui rouvre le chemin de cette politique qu’il avait abandonnée. N’en déplaise à M. Bonar Law, on ne peut juger équitablement la situation si l’on refuse de « s’arrêter sur les circonstances qui l’ont amenée. « Nous suivrons volontiers nos alliés en Orient, encore que, depuis 1918, ils s’y soient comportés à notre égard tout autrement qu’en alliés, mais nous les empêcherons de se jeter dans la plus folle des guerres ; c’est le meilleur service que nous puissions leur rendre. La lettre se termine par une sorte de dilemme : l’Angleterre nous abandonnera en face de l’Allemagne si nous ne la soutenons pas en face de la Turquie. M. Bonar Law, dont nous ne méconnaissons pas les dispositions amicales, néglige deux points qui sont d’importance : le premier est qu’en Orient c’est l’Angleterre qui, dès 1918, nous a abandonnés pour faire une politique arabo-turque d’abord, gréco-arabe ensuite, avec une pointe dirigée contre les intérêts français ; le second, c’est que la presque unanimité des Français sont convaincus que l’Angleterre ne nous a pas soutenus vis à vis de l’Allemagne comme nous nous croyions en droit de l’être. Cela dit pour le passé, il reste, pour l’avenir, que l’Angleterre a besoin de nous en Orient, comme nous d’elle en Occident. Il n’est que de s’entendre. Faut-il répéter que la politique est l’art des justes réciprocités ?

La Société des nations sera vraisemblablement appelée à assurer la liberté des Détroits. C’est la conséquence de l’heureux et brillant succès de la troisième assemblée générale qui a poursuivi ses travaux du 4 au 30 septembre. Cette session a manifesté la vitalité et confirmé l’efficacité bienfaisante de la Société des nations ; sa personnalité collective s’affirme, son âme se définit ; elle prend conscience de sa mission et précise ses méthodes. Du rapprochement de tant de personnalités distinguées ou éminentes, hommes d’État, diplomates expérimentés, techniciens éprouvés, juristes de haute conscience, se dégage une ambiance d’idéalisme élevé, de sereine fraternité, sans fausse idéologie, sans humanitarisme vague. A mesure qu’elle vit et travaille, l’autorité de la Société s’établit au-dessus de tout scepticisme ; on peut encore l’amender, on ne pourrait plus ni la supprimer, ni l’ignorer. Est-ce à dire que les passions politiques s’y émoussent et que les intérêts particuliers s’y évanouissent ? Certes non. Les débats en apparence les plus techniques ont toujours un aspect politique ; les controverses les plus juridiques sont semées de pièges politiques.

Aussi convient-il de ne confier le soin de représenter la France dans cette amphictyonie des nations qu’à des hommes d’État d’expérience éprouvée et de haute culture. Là de plus en plus, s’élaborera la grande politique, se réalisera la politique nouvelle. La France bénéficiait, cette année, d’une représentation particulièrement solide et brillante ; elle avait à sa tête M. Léon Bourgeois dont l’autorité est sans seconde, puisque c’est celle d’un initiateur, d’un fondateur, d’un directeur de conscience ; M. Gabriel Hanotaux, auquel son expérience politique, sa culture universelle, en même temps que sa cordialité rayonnante, assurent une influence d’autant plus pénétrante qu’elle ne cherche pas à s’imposer ; M. Henry de Jouvenel, qui allait faire avec éclat ses premières armes dans la politique pratique. A côté d’eux, M. Noblemaire que son état de santé a éloigné de la tribune, mais dont la compétence financière a été précieuse à la Commission du budget, M. Reynald qui a exercé avec succès son activité dans les questions techniques, M. Joseph Barthélémy qui joint à la science juridique la plus sûre l’art de la présenter sous la forme la plus attrayante, tant d’autres enfin, diplomates, conseillers techniques, juristes, qu’il faudrait nommer tous.

Les travaux de l’Assemblée s’ouvrent, — c’est déjà une tradition, — par la discussion du rapport du Conseil ; c’est l’équivalent d’une interpellation sur la politique générale ; on y essaye des idées neuves, on y esquisse des manœuvres subtiles ; à ce jeu excelle l’esprit généreux et chimérique de lord Robert Cecil, délégué de l’Afrique du Sud. Cette année, dans la plupart des discours, revenait, comme une sorte de leit motiv convenu, la formule « la Société doit être universelle. » Entendez : l’heure est venue d’admettre l’Allemagne. M. Lloyd George l’avait annoncé à plusieurs reprises, non sans fracas ; le projet flottait à l’état diffus dans l’atmosphère de Genève. Et pourtant la question ne fut pas posée. M. Hanotaux, dans le discours du 9 septembre où if définit l’œuvre, l’esprit et les méthodes de la Société, — « discours dont tous les mots devraient être gravés sur la pierre, » a dit un délégué roumain, — s’était, très simplement, exprimé ainsi : «... L’ambiance est désormais créée. Cette ambiance, c’est la fidélité au Pacte, le respect des engagements, la volonté sincère de se subordonner, par le seul fait que l’on prend place ici, à la volonté pacifique qui plane au-dessus de cette Assemblée. Reportons nous au Pacte ; car cet esprit émane de lui et il le définit lui-même en son article premier : « Tout État, Dominion ou Colonie, qui se gouverne librement, peut devenir membre de la Société si son admission est prononcée par les deux tiers de l’Assemblée, pourvu qu’il donne des garanties effectives de son intention sincère d’observer ses engagements internationaux et qu’il accepte le règlement établi par la Société, etc. » Tout est là tout est exprimé en ces quelques lignes. Que prévoient-elles ? Qu’exigent-elles ? La fidélité, la sincérité. Voilà le souffle qui vous anime et qui vous emporte vers vos hautes destinées. Ainsi s’est créée l’ambiance dont je parlais tout à l’heure. Le ferme propos d’observer la loi du Pacte et des engagements internationaux, le serment prêté librement et devant vous, citoyens d’Étals libres, représentants d’États pacifiques, lie à jamais les consciences : un tel serment n’est prêté que par ceux qui se sentent décidés à le tenir loyalement. » Il n’en fallut pas plus. La candidature de l’Allemagne ne lut pas posée ; elle s’était jugée elle-même. Est-ce pour cela que M. Lloyd George, dont la venue à Genève était annoncée, dont le logis était préparé, a soudainement renoncé à son voyage ? Quelques jours après, la Hongrie fut admise à l’unanimité dans la Société des nations. Le comte Banffy, son représentant, donna « solennellement. » avec une grande loyauté, toutes les garanties réclamées par le pacte. Désormais, le précédent est établi : on ne pourra plus demander l’entrée dans la Société des nations sans renouveler, en termes précis et avec tous les signes extérieurs de la bonne foi, le respect des engagements internationaux.

Exprimant à M. Hanotaux, le 5 octobre, dans une très belle lettre officielle, les félicitations et les remerciements du Gouvernement, M. Poincaré a résumé en quelques mots les grandes questions résolues ou abordées tant par l’Assemblée que par le Conseil : « Grâce à vos efforts persévérants, à votre autorité personnelle sur les délégations étrangères, vous avez pu faire prévaloir les vues du Gouvernement de la République dans des affaires aussi importantes que délicates, telles que, notamment, la question si grave du relèvement de l’Autriche, celle des Lieux-Saints que vous avez réussi à acheminer vers une solution que nous pouvons espérer satisfaisante, celle du désarmement, où vous avez fait preuve, dans les conclusions que vous avez présentées au Conseil, d’une prudence conforme aux intérêts essentiels de la France. »

L’œuvre principale de la session du Conseil a été la reconstitution financière de l’Autriche. La Conférence de Londres en avait, sur l’initiative de M. Poincaré, renvoyé la solution à la Société des nations ; elle s’est mise à l’œuvre d’urgence, avec le concours loyal de Mgr Seipel, chancelier d’Autriche. Lord Balfour, avec son sens si élevé des intérêts européens, a pris à cœur le succès de l’entreprise dès qu’il l’a cru possible ; les délégués des États successeurs, et particulièrement M. Benès pour la Tchéco-slovaquie, ont apporté à l’œuvre le plus loyal et actif concours. La méthode a été établie, l’argent garanti (650 millions de couronnes-or) grâce auquel le cours de la couronne va se stabiliser et les réformes se réaliser. La souveraineté de l’Autriche reste intacte ; elle est seulement aidée ; un système de contrôle garantit que les fonds prêtés à l’Autriche seront bien employé. s à sa reconstitution ; l’exigence des bailleurs de fonds apporte au Gouvernement de l’Autriche, pour l’exécution des réformes difficiles et pénibles, notamment pour la réduction du nombre des fonctionnaires, la contrainte nécessaire et suffisante. Les Etats prêteurs sont intéressés au maintien de l’ordre ; pour l’assurer, le Gouvernement autrichien puisera une autorité nouvelle dans le Commissaire général de la Société des nations et dans le Comité de contrôle auquel chacun des quatre Gouvernements anglais, français, italien et tchéco-slovaque aura la faculté de désigner un représentant. Un tel accord pour la reconstitution de l’Autriche et le maintien de son indépendance, emprunte aux circonstances une haute portée politique ; il associe, dans une même pensée d’équilibre européen et de résistance au pangermanisme, l’Angleterre et la France. L’Italie, après quelques difficultés, et après avoir obtenu quelques concessions flatteuses pour son amour-propre, s’est rangée à l’avis de la majorité et associée à sa politique ; une Autriche indépendante ne pourra jamais redevenir un péril pour elle ; une Autriche pangermaniste poursuivrait au delà des monts l’irrédentisme des vallées tyroliennes de langue allemande. L’Europe centrale, sous l’égide de la Société des nations, est en voie de reconstitution économique et politique.

La question du désarmement est particulièrement délicate ; certains pays d’Amérique ou d’Afrique qui n’ont pas l’expérience de l’histoire européenne, ont parfois sur ce sujet de généreuses impatiences qu’il faut apaiser. La délégation française a obtenu deux résultats. Elle a montré, par des chiffres, que la France a réduit son armée dans toute la proportion où le lui permet actuellement le souci de sa sécurité, plus que d’autres États moins menacés qu’elle. En second lieu, elle a fait constater par l’unanimité de l’assemblée, après une brillante et habile intervention de M. de Jouvenel, que la question de la sécurité de la France est liée à celle des réparations et des dettes interalliées qui doivent être résolues dans l’esprit et par les méthodes que préconise la France. D’ailleurs, la Société a limité elle-même dans de justes bornes son droit d’intervention quand il s’agit de réparations, de désarmement, de mandats, de minorités, de négociations en cours ; il a été établi qu’elle ne pourrait intervenir qu’à la demande des États. Ainsi se trouve, une fois de plus, mise en échec la théorie du sur-État.

Si le Conseil n’a pas résolu la question des Lieux-Saints, il l’a du moins acheminée vers une solution que l’on peut espérer proche et heureuse. Lord Balfour a reconnu, avec une loyauté méritoire, que, l’Angleterre jusqu’ici n’avait pas saisi tout l’intérêt « historique et sentimental » que les nations catholiques attachent aux Lieux-Saints. Il a été arrêté en principe qu’une commission chrétienne sera constituée pour l’administration des Lieux-Saints de Palestine ; la majorité y appartiendra aux catholiques. Le Conseil, dans sa grande majorité, paraissait enclin à accorder à la France, en raison de son rôle historique, de ses services séculaires et de la possession d’état dont elle jouissait jusqu’ici, la présidence permanente de cette Commission, mais il subsiste à Rome, dans les deux Romes, certaines résistances qui ne sont pas encore vaincues. Les bons offices de la France pour attribuer à l’Italie la présidence du Comité de contrôle pour l’Autriche, devraient lui assurer, dans la question des Lieux-Saints, une amicale réciprocité. Le Conseil ne put que renvoyer à sa prochaine session le règlement définitif de la question, espérant qu’avant ce terme la France et l’Italie, par une négociation directe, se seront mises d’accord.

Difficultés aplanies, solutions obtenues ou préparées, périls écartés, ces heureux résultats sont dus surtout à la bonne harmonie qui règne, à Genève, entre la France et la Grande-Bretagne. « N’avons-nous pas sous les yeux, a dit M. Hanotaux, un exemple frappant de ce que peut la sagesse humaine, animée de la plus douce philosophie, quand nous assistons à la rencontre de ces deux hommes d’État, coutumiers des plus hautes affaires, j’ai nommé lord Balfour et M. Léon Bourgeois, s’appliquant, d’accord avec le Conseil, en toute confiance et en toute amitié, à débrouiller l’écheveau confus de difficiles affaires auxquelles ils trouvent, par une bonne foi mutuelle et par un mutuel amour du bien, des solutions que, le lendemain, l’opinion universelle et les parties elles-mêmes acceptent comme les meilleures ? » Pourquoi ce qui est possible à Genève ne le serait-il pas à Londres et à Paris ? L’expérience est concluante : elle ouvre la porte à bien des espérances. Le spectacle de l’Assemblée de la Société des nations apporte encore à la France d’autres satisfactions qui sont, pour elle, des encouragements et qui lui créent de grands devoirs. Quand les nations s’assemblent, elles se tournent vers la France, foyer rayonnant de raison et de justice, mélange merveilleusement harmonieux de patriotisme ardent et de généreuse humanité.


RENE PINON


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