Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1861

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Chronique n° 706
14 septembre 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1861.

On ne nous en voudra point si nous subissons la loi de la saison. Nous avons depuis longtemps annoncé que l'été de cette année serait une saison d'universel repos en dépit de la gravité et de l'incertitude des questions engagées sur divers points du monde. L'événement a justifié nos prévisions. Il n'y a pas eu depuis longtemps d'été plus stérile pour la politique que celui qui va finir. Il ne faut certes point regretter cette disette, si l'on songe à la nature des préoccupations qui ont rempli les belles saisons des années précédentes. Le caractère des événemens qui agitaient alors le monde était d'étonner l'imagination, d'exciter une haletante curiosité, d'entretenir l'anxiété, de répandre l'alarme. Ces mouvemens de faits violens tenaient l'opinion publique dans une sorte d'irritation passive, ils l'excitaient sans la féconder, ils la fatiguaient sans provoquer son initiative. Le résultat a été de produire une grande lassitude morale, et notre bonheur consiste aujourd'hui à réparer cette lassitude par l'inertie absolue des idées. Aussi faut-il convenir que notre repos actuel peut être bienfaisant, mais n'a pas l'agrément et la vertu d'un recueillement où l'intelligence conserve encore une activité fertilisante en se repliant sur elle-même. Nous faisons tout bonnement un gros somme matérialiste, et comme la fatigue n'avait pas principalement affecté les parties les plus nobles de notre esprit, nous avons le sommeil lourd. N'en remercions pas moins, puisque aussi bien nous avions besoin d'un calme quelconque, le Dieu clément qui nous a fait ces loisirs. Les événemens et les sujets de discussion faisant défaut, on nous pardonnera de ne point forcer notre talent et de ne pas inventer artificiellement des discussions et des polémiques. Prenons les choses comme elles viennent. Nous avons eu, ces jours passés, la session des conseils-généraux : force a été de s'en apercevoir à la procession d'adresses qui vient de défiler dans notre Moniteur. Nous ne supposons pas que vous ayez lu ces adresses, mais vous en connaissez l’objet. Il s’agissait de remercier l’empereur du décret qui consacre 25 millions aux chemins vicinaux. Inutile de dire que ce décret a notre plus complète approbation ; mais sérieusement était-il nécessaire de faire tout ce bruit, de déployer tant d’appareil à propos d’une mesure si simple, et d’y chercher l’occasion de fournir un thème de composition oratoire aux quatre-vingt-neuf respectables assemblées qui ont à consacrer huit ou dix jours chaque année aux affaires de nos départemens ? À lire ces effusions solennelles, ne dirait-on pas que les chemins vicinaux sont inventés d’hier, et qu’un pays qui a l’habitude de dépenser 300 millions par an pour ses chemins de fer, qui donne une subvention énorme à la ville de Paris pour ses embellissernens, qui va contribuer pour un nombre très rond de millions à la construction d’une salle d’opéra, accomplit un prodige en mettant 25 millions de côté pour son agriculture ? Éternels collégiens que nous sommes, nous ne nous lasserons jamais, sous l’œil de nos éternels régens, de tourner, d’apprendre par cœur et de réciter, pour d’éternelles distributions de prix, d’éternelles amplifications complimenteuses ! Le moyen de faire de nous une nation naturelle et pratique en politique ? O sancta simplicitas ! comme disait Jean Huss.

Il faut mettre sans doute ce débordement d’enthousiasme officiel à propos des chemins vicinaux au compte de la stérilité de la saison actuelle. Mentionnons encore un incident électoral qui peut fournir matière à d’utiles réflexions : nous voulons parler de l’élection qui vient d’avoir lieu dans l’arrondissement d’Avignon. Un candidat indépendant se présentait : c’était M. Léopold de Gaillard, écrivain honorablement connu, qui vient de publier une histoire de l’expédition de Rome en 1849 conçue à un point de vue bien différent de celui que nous apportons nous-mêmes dans l’appréciation des questions italiennes, mais composée avec soin, nourrie d’informations très intéressantes, et où un parti-pris énergique n’exclut point une libérale modération. M. de Gaillard avait posé sa candidature dans une circulaire très nette, contenant à la fois des déclarations libérales sur les questions qui regardent la politique intérieure de la France et de vives protestations en faveur de la conservation du pouvoir temporel du pape. M. de Gaillard n’a point été élu ; son concurrent, le candidat du gouvernement, a obtenu presque cinq fois plus de suffrages que lui. Ce n’est point du fait même de l’élection que nous voulons nous occuper ici : avec le système de l’intervention des préfets dans les élections en faveur des candidats du gouvernement, nous savons combien il est difficile à un candidat indépendant de faire valoir toutes ses chances ; mais ce qui est instructif, ce qui mérite d’être médité par ceux qui se proposent de tenter l’action électorale, c’est la sorte d’influence que la réunion des principes professés par M. de Gaillard paraît être destinée à exercer sur les opinions qui partagent le corps électoral.

Des électeurs de l’opposition, qui se proposaient de prendre part à la lutte et voulaient d’abord s’y faire représenter par un candidat spécial, ont mieux aimé retirer toute candidature et s’abstenir que de s’exposer, par la diversion qu’ils auraient pu opérer, à faire triompher l’opinion exprimée par M. de Gaillard sur la question romaine. Ainsi l’opposition de gauche d’Avignon a préféré le succès d’un candidat du gouvernement au succès d’un candidat qui, tout en professant sur les questions intérieures des opinions loyalement libérales, soutenait dans la question romaine l’intérêt clérical. Ce fait est très intéressant ; il confirme les appréciations que nous avons émises depuis que certaines divisions se sont produites parmi les libéraux à propos des affaires de Rome et d’Italie. Nous avons toujours pensé que dans les circonstances actuelles, avec la place que les affaires d’Italie et de Rome occupent dans la politique pratique, ces questions ne pouvaient, dans l’action politique, être pour les libéraux des questions ouvertes. Le sentiment libéral et populaire devait se prononcer et s’est en effet prononcé dans le sens de la révolution italienne. Sans doute, si cette grande diversion de la politique étrangère n’existait point, si nous n’avions à nous occuper que de la politique intérieure, toutes les voix libérales devraient aux élections se prononcer en faveur des candidats qui demanderaient le progrès des libertés publiques : la question libérale intérieure deviendrait un terrain de conciliation entre les partis libéraux, dont la constitution au surplus nous commande d’oublier les diversités d’origine et d’antécédens ; mais il était chimérique, et l’échec de M. de Gaillard le prouve, de rêver cette conciliation tant que la question italienne n’aura point été résolue conformément aux principes de la révolution française. Voilà l’enseignement que peuvent tirer du fait qui nous occupe les esprits élevés, qui ont raison sans doute de placer l’intérêt dominant de la liberté bien au-dessus des anciennes dissidences d’opinion, auxquelles tant d’événemens ont enlevé leurs prétextes accidentels ; ces esprits distingués doivent s’apercevoir que la conciliation souhaitée par eux n’est pas possible devant une dissidence actuelle aussi grave que celle qui existe sur la question romaine. La même leçon s’adresse aux catholiques libéraux ; malgré la sincérité de leur libéralisme, ils ne vaincront pas les défiances invétérées du pays tant qu’ils combattront la solution de la question romaine que nous avons exposée ailleurs, et qui peut seule concilier les intérêts de la liberté politique et ceux de la liberté religieuse.

Parmi les glanes politiques de cette saison, il ne faut jamais omettre le rustique discours que M. Dupin adresse chaque année, dans le comice de son département, aux Morvandiots. On admire parfois, et non sans raison, la verdeur de ces vieux parlementaires anglais, Palmerston, Brougham, Lyndhurst, pour qui la politique et l’éloquence semblent avoir été une eau de Jouvence. À ces alertes et joviales vieillesses dont se réjouissent et s’enorgueillissent nos voisins, nous pouvons opposer chez nous la gauloiserie toujours en sève de M. Dupin. C’est toujours le même bon sens salé, la même prestesse à se démener sur le terre-à-terre de la réalité, la même rudesse paysanne qui n’a pas besoin d’avoir appris la politesse des cours pour flatter à propos la puissance régnante. M. Dupin est une personnalité trop originale et trop vivante pour que l’on puisse rien prendre de lui en mauvaise part. Il a le droit de tout faire et de tout dire, parce qu’il s’appelle Dupin. Il a eu cette année une bonne fortune, c’est de pouvoir cogner du boutoir cette autre bonne dent qui s’appelle en Angleterre M. Roebuck. M. Dupin a rencontré là son semblable. Ses compatriotes accordent à M. Roebuck le droit d’être libéral et de flatter l’empereur d’Autriche, de suivre en politique, non pas, il est vrai, son intérêt, mais son caprice, et surtout de dire le mot cru et d’emporter le morceau. Si chaque année M. Dupin a son comice de la Nièvre, M. Roebuck a sa fête des couteliers de Sheffield. Si ces deux personnages prêtaient à la peinture, quelque Teniers de ce temps qui prendrait l’un discourant devant les paysans du Morvan, l’autre répondant au toast du maître coutelier de Sheffield, ferait les deux pendans à la satisfaction de quelque amateur parlementaire. Après avoir culbuté M. Roebuck et « la fable de la Sardaigne, » M. Dupin ne pouvait pas manquer, lui aussi, de dire son mot sur les chemins vicinaux. Là l’enthousiasme l’a transporté, et il a terminé sa harangue par une brève théorie de gouvernement qui serait bizarre, si elle devait être la péroraison de sa longue carrière politique : « Imperatoria brevitas ! — Prendre à propos des mesures de haute administration utiles et populaires, commander avec autorité et savoir se faire obéir, c’est là gouverner ! » Déroutée par une si énorme ellipse, la postérité se demanderait : Pourquoi donc aux cent-jours M. Dupin s’est-il opposé avec tant d’ardeur et tant de gloire à l’imperatoria brevitas du premier des Napoléonides ? Quoi ! si Charles X avait réussi dans son coup d’état et avait su se faire obéir, M. Dupin eût découvert quarante ans plus tôt ce qui s’appelle gouverner !

Faute de nouvelles et peu inventive en matière de discussions, la presse française s’est trouvée réduite à une chère si extraordinairement maigre qu’elle a trouvé moyen de la faire durer au moins quinze jours. Un pauvre journal officieux, mâchant à vide, comme ses confrères, la pitance que fournit la politique d’été, après avoir décrit toutes les grandeurs et tous les mérites de l’administration, avait eu l’héroïsme de se déclarer satisfait. Satisfait ! voilà un mot qui sonne mal depuis qu’il servit autrefois à désigner un parti dont les révolutions qui sont survenues auraient dû effacer l’impopularité. Il faut en vérité qu’il y ait dans les journaux libéraux des écrivains bien âgés pour qu’ils aient pu conserver une si sainte et si fraîche horreur contre ce mot fatal. Le journaliste qui a eu la maladresse de jeter cet os à ronger à ses adversaires a eu affaire à toute la presse de l’opposition, et nous ne savons si à l’heure qu’il est la bataille est finie. Allons ! nos amis ont fait fausse route. Le mot abominable qu’ils proscrivent encore ne porte pas malheur. Qui l’a inventé ? C’est M. de Morny, et voyez s’il a lieu de le regretter.

Les journaux officieux ont eu à se reprocher un autre crime, enfant de l’oisiveté. Nous disions il y a quinze jours, en parlant de la dernière circulaire de M. Ricasoli, qu’il y avait une rectification à faire à ce remarquable document diplomatique. M. Ricasoli accusait le gouvernement romain de favoriser le brigandage dans les provinces napolitaines, de prêter son concours aux conspirations qui s’organisaient à Rome. Cette assertion ne nous paraissait point exacte, car nous savions au contraire que le cardinal Antonelli portait à la connaissance des autorités militaires françaises toutes les informations de sa police sur les menées des perturbateurs du Napolitain, Les journaux officieux n’ont pas tardé à démentir en ce sens l’accusation portée par M. Ricasoli contre le gouvernement romain, accusation que ce gouvernement a repoussée de son côté en invoquant le témoignage du corps diplomatique. Par malheur, les journaux officieux avaient commencé par donner une approbation sans réserve au manifeste de M. Ricasoli, et ils ont présenté la rectification qu’on leur a demandée sur un passage de ce document avec une importance maladroite qui les mettait en contradiction apparente avec les sentimens qu’ils avaient d’abord exprimés. Aussitôt, dans la foule ignorante, chacun de se dire : « La presse du gouvernement change de langage à l’égard de l’Italie ; que se passe-t-il donc ? A coup sûr, il y a un nuage entre le cabinet des Tuileries et le cabinet de Turin. M. Ricasoli ne serait-il pas agréable à l’empereur ? L’impatience que montrent les Italiens à entrer à Rome ne contrarierait-elle pas notre politique ? Quoi ! il y a quelques jours à peine, toutes les sévérités de ceux de nos journaux que l’on croit inspirés étaient réservées à la cour de Rome ; ces journaux, avec le bon goût qui les distingue, se plaisaient à raconter comme une vaillante action qu’un général français avait donné deux soufflets moraux à un ministre du saint-père, qui est prêtre aujourd’hui, ce qui ajoutait à l’à-propos de la menace, mais (il est permis de ne pas l’oublier, quoiqu’il soit maintenant l’adversaire de nos idées) qui autrefois a servi la France en volontaire, qui a eu l’honneur d’être plusieurs fois porté par le maréchal Bugeaud à l’ordre du jour de l’armée, bonne fortune que pourrait lui envier tel général qui, malgré nos récentes guerres, a dû obtenir un avancement mérité sans avoir eu l’occasion de faire campagne. Ce sont ces mêmes journaux, se disait-on, à qui l’on doit la circulation de cette belle histoire qui maintenant prennent la cour de Rome sous leur protection ! Le revirement de notre politique est manifeste. À quel incident nouveau faut-il nous attendre ? »

Cette surprise, ces doutes, ces conjectures n’auront eu, nous le croyons, d’autre effet que de nourrir pendant quelques jours les organes de la presse libérale. Nous ne pensons pas que rien soit changé dans la politique du gouvernement français à l’égard de l’Italie. Nous admettons que ce gouvernement soit fort embarrassé par la nécessité de résoudre la question romaine, et que les difficultés qui dans cette question lui sont personnelles l’empêchent d’arriver au dénoûment avec la célérité que l’Italie désire. L’état incertain des provinces napolitaines a pu même un moment fournir un prétexte raisonnable aux temporisations du gouvernement français. Pouvions-nous livrer Rome à une nouvelle expérience, lorsque le plus élémentaire symptôme du succès de l’expérience tentée dans les provinces napolitaines manquait encore ? C’est à l’Italie, pouvions-nous dire de faire elle-même ses affaires ; elle nous forcera la main en rétablissant l’ordre dans l’ancien état napolitain, et en présentant à la papauté un projet de solution qui puisse être soumis à l’opinion du monde comme offrant de sérieuses garanties à l’indépendance spirituelle de l’église. Nous ne savons si c’est ainsi que l’on a raisonné à Paris : en tout cas, on en avait le droit. Cette politique expectante nous convenait d’autant mieux qu’elle était au fond la plus honorable et la plus sûre pour l’Italie. Le cabinet italien a compris spontanément que le chemin de Rome pour lui était à Naples ; il a compris qu’il lui importait de donner à l’Europe la démonstration que les désordres napolitains sont au fond une difficulté si peu sérieuse, que l’on a pu en venir à bout même en face de l’ancien roi de Naples, de sa famille et de ses amis réunis à Rome comme en un quartier-général qui touche à la frontière romaine. C’est en effet ce qui arrive. L’administration du général Cialdini a déjà presque dompté le brigandage. L’affaire de Naples dans sa difficulté la plus pressante, le désordre matériel, la dissolution sociale des campagnes, est à peu près terminée. Nous supposons en conséquence que le moment d’aborder pratiquement la question romaine est proche. Nous avons exposé comment cette question doit être résolue ; mais ce n’est pas tout pour le gouvernement italien que d’avoir le plan d’une solution : il faut qu’il ouvre sur cette base une négociation avec la cour romaine, il faut que les élémens du plan qu’il offrira à cette cour soient assez étudiés, assez complets, pour qu’ils puissent au besoin être portés au tribunal de l’opinion européenne. C’est en faisant dans ce sens une grande et solennelle démarche que le gouvernement italien, mettant la cour de Rome en demeure, fournira à notre gouvernement une occasion naturelle de se dégager de ce fardeau de l’occupation militaire que la France a trop longtemps porté.

Nous pouvons nous tromper, mais loin de penser, comme on l’a cru un instant d’après le langage des journaux officieux, qu’un nouveau bail ait été fait avec le gouvernement temporel du pape, nous estimons au contraire que nous approchons du moment décisif pour la solution de cette question. Si nous ne sommes point déçus dans nos prévisions, la question italienne aurait bientôt une conclusion. Les autres affaires qui tiennent en suspens d’autres parties de l’Europe sont loin d’en être là. On ne saurait dire encore si la résistance passive de la Pologne, si ce deuil touchant d’une nation unanime dans son invincible protestation produiront des conséquences politiques prochaines. On n’entrevoit pas non plus comment se pourra rétablir l’accord du peuple hongrois avec le gouvernement central de l’Autriche. Deux documens récens et diversement remarquables sont venus de deux côtés différens éclairer la question hongroise ; mais ni l’un ni l’autre n’autorise l’espoir d’une conciliation pratique. Nous voulons parler du discours prononcé par M. de Schmerling devant le Reichsrath sur les affaires de Hongrie et des paroles adressées par le primat de Hongrie au comitat de Gran. Le discours de M. de Schmerling a été un événement à Vienne. Jamais encore le gouvernement autrichien n’avait déclaré avec autant d’énergie la résolution de pratiquer les institutions libres. Les protestations de M. de Schmerling à cet égard ont paru si sincères, qu’elles ont rallié au gouvernement un certain nombre de ses adversaires. Il ne semble malheureusement pas qu’elles puissent avoir la même vertu auprès des Hongrois, surtout quand on les rapproche du discours du primat de Hongrie. Il ne serait pas permis de ne pas attacher une grande importance au langage du chef de l’église catholique en Hongrie. Le zèle avec lequel ce prélat a pris part aux négociations qui se sont poursuivies depuis le rescrit du 20 octobre 1860 entre la cour de Vienne et la Hongrie, la popularité qu’il possède auprès de ses compatriotes, les sentimens de loyale fidélité qu’il exprime envers l’empereur, tout concourt à donner une autorité sans égale aux paroles qu’il emploie pour protester en faveur de la constitution historique, pour célébrer le patriotisme de la diète qui vient d’être dissoute, pour maintenir les droits de la Hongrie à conserver l’intégrité de ses institutions traditionnelles. En lisant ce discours, où les sentimens conservateurs et les sentimens libéraux s’entrelacent et se fortifient par leur étroite alliance, on se demande par quelle fatalité l’Autriche ne sait point tirer parti d’un esprit tel que celui qui anime la Hongrie. Voilà une des rares nations du monde qui fondent leurs libertés non sur une théorie rationnelle, mais sur le droit historique ; voilà d’autre part un gouvernement monarchique qui invoque, lui aussi, le droit historique, puisqu’il s’appuie sur le principe de la légitimité, un gouvernement monarchique qui entre dans les voies de la liberté constitutionnelle, et ce gouvernement ne sait pas s’entendre avec cette nation ! Il y a là un contre-sens politique que l’on ne sait comment expliquer. Tout en déplorant la rupture qui s’est accomplie par la dissolution de la diète, le primat de Hongrie a dit qu’il ne désespérait pas encore du triomphe des droits de la nation magyare. On a besoin d’une autorité semblable pour ne pas se laisser aller à regarder comme irréparable le malentendu qui sépare la Hongrie de l’empereur d’Autriche.

En Allemagne, la politique est loin, grâce à Dieu, de présenter le caractère dramatique qu’elle conserve, même pendant les entr’actes, en Italie, en Hongrie et en Pologne. Quoique les Allemands se laissent parfois trop aller aux inquiétudes et aux anxiétés que leur inspirent les complications dont ils sont environnés, ils ont du moins le bon esprit de tempérer leurs préoccupations par ces réunions politiques, scientifiques, littéraires, qui, formées par des pensées élevées, prennent toujours un aimable et honnête caractère de fêtes et de réjouissances publiques. Il y a dans ces congrès qui se succèdent et vont tour à tour entretenir des foyers de vie dans les diverses villes de l’Allemagne un charme naturel qui est un des meilleurs traits du caractère allemand, et que, pour notre part, nous ne souhaitons pas de lui voir perdre. Quand la politique vient à se mêler à ces manifestations de la convivialité germanique, elle y mêle parfois des notes discordantes. Ainsi l’assemblée générale du National Verein à Heidelberg a excité dans la presse allemande des controverses qui ne sont pas près de s’éteindre. Le résultat le plus pratique de cette assemblée a été l’agitation pour la construction d’une flotte allemande. L’enthousiasme allemand était parvenu en 1848 à créer, par le seul moyen des dons volontaires, un commencement assez respectable de flotte allemande. Cette flotte fut placée sous le commandement de la lieutenance de l’empire ; mais à peine la diète rétablie, on la démantela pièce à pièce et on la vendit à l’encan. C’est en effet chose un peu difficile que de créer et d’entretenir une marine de guerre pour une confédération composée dans sa plus grande partie d’états éloignés de la mer. Les états de la confédération sont chargés d’un assez lourd fardeau par l’entretien de leurs contingens fédéraux ; il ne sera pas aisé de les déterminer à y ajouter encore le poids d’un budget de la marine. L’enthousiasme est une belle chose, et nous avouons que dans cette question il tend vers un but aussi noble que patriotique, car personne ne contestera l’utilité, la nécessité même d’une protection pour les intérêts maritimes de la nation et pour la défense de ses côtes ; mais si l’enthousiasme suffit quelquefois pour inspirer l’initiative d’une grande création, il ne suffit jamais pour la conserver et en assurer la permanence. Nous voudrions que cette vérité ne fût pas trop négligée par ceux qui en ce moment excitent l’agitation pour la flotte allemande. On peut dire au désavantage de la tentative actuelle qu’en 1848 la manifestation était l’œuvre d’un enthousiasme spontané, d’un élan national, tandis qu’aujourd’hui l’agitation peut paraître factice. On y verra la main d’un parti. Des milliers d’Allemands, excellens patriotes du reste, s’abstiendront d’y prendre part, parce que le mouvement est dirigé par le National Verein. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les sommes recueillies pour la création d’une flotte allemande sont remises de la part du National Verein au ministère de la marine à Berlin. Or la Prusse se chargera-t-elle de l’exécution du mandat qu’on lui attribue, c’est-à-dire de la création de vaisseaux de guerre allemands distincts de la marine prussienne et destinés uniquement au service de l’Allemagne ? C’est douteux. C’est surtout dans l’Allemagne du sud, peu favorable au National Verein, que l’agitation pour la marine sera mal accueillie. On y verra un moyen d’amener par une voie détournée l’Allemagne vers cette hégémonie prussienne que les populations du sud sont loin d’appeler de leurs vœux. Nous le répétons, la création et l’entretien d’une marine de guerre allemande ne peuvent sérieusement s’accomplir que par le concours de la nation entière ; cette marine doit sortir de l’initiative de la totalité des confédérés, être soumise à leur direction, entretenue par une quote-part des budgets des différens états. Or la fixation de cette quote-part dépendrait du vote des chambres respectives, et il y a peu de chances de voir les parlemens locaux entrer aujourd’hui dans cette voie.

En Prusse même, cette agitation du National Verein n’est pas vue d’un œil favorable sous tous les rapports par le gouvernement et par le peuple. Le peuple est toujours prussien avant d’être allemand ; il se trouve blessé dans son orgueil national de voir que les dons pour la flotte seront versés dans la caisse du National Verein, pour être envoyés de là au ministère de la marine à Berlin. On trouve ce détour très singulier, du moins pour le produit des souscriptions prussiennes. On se demande si le National Verein aspire par hasard à se faire reconnaître comme une sorte de pouvoir central allemand, comme une espèce de gouvernement provisoire siégeant à Cobourg ! Quant au gouvernement prussien, il commence à se trouver quelque peu gêné par les sympathies que lui témoigne le National Verein, surtout depuis que cette association fait mine de se mêler des prochaines élections pour les diriger. Quant aux dons pour la flotte allemande, il suffit, pour juger de l’esprit dans lequel ils sont accueillis par le gouvernement, de remarquer qu’ils sont enregistrés par le journal officiel sous la rubrique de « dons pour l’augmentation de la flotte prussienne ! »

Ceux qui redoutent les effets du travail d’unification qui se tente en Allemagne n’ont donc pas encore de justes sujets de s’effrayer. Pour notre part, il n’y a guère qu’une forme de l’unité allemande qui nous donnerait à réfléchir : c’est l’unité militaire, celle qui se prépare dans les manifestations guerrières et s’opère dans les camps. Or il faut mettre en première ligne les fêtes martiales dans les passe-temps actuels de l’Allemagne. Outre les manœuvres des troupes prussiennes sur le Rhin, il y a eu des exercices militaires dans plusieurs états allemands. Le contingent du duché de Nassau, fort de cinq à six mille hommes, est réuni de temps en temps dans un camp près de Höchst, petite ville sur le chemin de fer de Francfort à Mayence. Aux exercices habituels de ces troupes, on a ajouté cette année l’attrait de la petite guerre. La garnison fédérale de Francfort, composée de plusieurs contingens, a été de la fête, et ceux qui préfèrent l’union effective et efficace qui se forme dans la communauté du service militaire à l’unité, jusqu’à présent idéale et utopique, à laquelle le National Verein se rallie ont trouvé plus de mérite à cette comédie de guerre jouée par un échantillon d’armée fédérale qu’aux verbeuses manifestations de l’assemblée de Heidelberg.

Les nouvelles des États-Unis continuent à être fort tristes. Le pire malheur de cette guerre civile, c’est sa lenteur. Si cette guerre dure longtemps, on peut dire d’avance que le nord perdra, par l’effet nécessaire de la prolongation des hostilités, l’objet même pour lequel il a entrepris la lutte, qui était de maintenir les états du sud dans l’Union. Quel instrument plus énergique et plus efficace de séparation peut-il y avoir que la guerre ? La guerre, c’est la séparation même, compliquée des passions qu’elle développe et des justes sujets de haine réciproque qu’elle fournit aux deux adversaires. La guerre se prolongeant indéfiniment, c’est la séparation sans limite de temps, la séparation affaiblissant les intérêts anciens, créant des intérêts nouveaux, se fortifiant elle-même par cette puissance alternative de changement et de consolidation qui est inhérente à la durée. Quand deux parties belligérantes ne peuvent se porter avec promptitude des coups décisifs, il est manifeste qu’aucune des deux ne pourra faire la conquête de l’autre, et que la guerre devra se terminer par un traité de paix qui pourra bien diminuer le vaincu, mais qui reconnaîtra son indépendance. L’union du nord n’ayant pu avoir des succès décisifs, ayant au contraire essuyé un grave échec au début de la campagne, voilà la perspective qu’elle a devant elle. Nous ne parlons pas des graves altérations que les nécessités d’une longue guerre apporteraient dans les institutions des États-Unis. Comment soutenir une telle guerre sans armée permanente ? Les institutions américaines sont-elles compatibles avec l’existence d’une armée permanente ? Un grand établissement militaire ne doit-il pas donner aux Américains d’autres mœurs, d’autres ambitions, d’autres mobiles dans les carrières privées aussi bien que dans les carrières publiques ? Déjà la guerre n’exige-t-elle pas d’énormes taxes et d’énormes emprunts ? Par sa durée, elle imposera à l’Union la nécessité nouvelle de très gros budgets fédéraux et de grosses dettes publiques semblables à celles dont l’Europe connaît le poids ; mais des finances chargées, obérées, sont une autre cause d’altération pour les institutions américaines. Le lien fédéral serait inévitablement resserré par les nécessités financières : pour faire face à ses engagemens permanens, pour rester maîtresse des grandes ressources avec lesquelles elle devrait alimenter ses revenus, de fédérative la république ne tarderait pas à devenir unitaire. La république américaine ne serait plus celle que nous avons connue : tout ce qu’elle aurait de nouveau après sa transformation représenterait autant de pertes subies par sa liberté. Il est impossible que les hommes qui dirigent les destinées de l’Union américaine n’aient pas les yeux ouverts sur ces sombres perspectives. L’intérêt de leur pays, l’amour de leur constitution, l’honnête orgueil que doit leur inspirer le passé de leur patrie, les sentimens les plus hauts et les plus impérieux leur crient : il faut que la guerre soit courte. La guerre courte et ils manquent de cette organisation militaire qui peut seule permettre de porter à l’ennemi des coups rapides et décisifs. Leurs régimens n’ont pas de discipline et sont rongés par la désertion ; ils doutent de la capacité de leurs généraux ; leur armée a débuté par une défaite, et c’est à l’ennemi qu’est passée l’offensive. On s’explique par cette détresse deux résolutions auxquelles le gouvernement américain s’est laissé entraîner : menacer le sud de déchaîner la guerre servile, demander un général à l’Europe. Le général européen que les Américains sont venus chercher est Garibaldi. Le solitaire de Caprera accepte le commandement qui lui est offert ; il en a demandé l’autorisation au roi d’Italie, qui la lui aurait accordée. Voici donc une nouvelle aventure qui s’ouvre à Garibaldi. Ce qui a dû décider le héros mystique des guerres d’indépendance de ce siècle, c’est assurément la cause humanitaire engagée dans la guerre civile du Nouveau-Monde, c’est l’abolition de l’esclavage. L’acceptation de Garibaldi équivaut pour nous à la certitude que le nord va désormais faire franchement la guerre pour l’émancipation des esclaves. Il y aurait pour nous Européens une conclusion plus modeste et plus rassurante à tirer de la résolution du chef des volontaires : évidemment, s’il croit pouvoir quitter son pays, si Victor-Emmanuel ne le retient pas, c’est que Garibaldi et son roi pensent que l’Italie n’aura pas besoin de sitôt des services et du prestige de son héroïque condottiere.

e. forcade.


REVUE LITTÉRAIRE.

ROMANS ET VOYAGES.

Le plus grand charme d’un récit de voyage n’est pas toujours dans la nouveauté et la bizarrerie des tableaux qui se succèdent, il est dans la personnalité même de celui qui raconte, il est dans cette satisfaction qu’éprouve le lecteur à observer une âme errante en quelque sorte, tantôt aux heures du péril et des graves résolutions, tantôt dans les momens plus calmes où elle se recueille et s’interroge entre les émotions de la veille et celles du lendemain. C’est même à ces momens-là surtout qu’on aime à étudier le voyageur. Pour lui, ce sont les véritables oasis, et il les trouve partout, aussi bien sur les montagnes neigeuses et abruptes que dans les vallées tempérées et verdoyantes, aussi bien dans le bungalow qu’entourent les immenses plaines desséchées par le soleil de l’Inde qu’au foyer des auberges européennes où le retiennent les soirées pluvieuses. C’est précisément l’heure la plus favorable pour recueillir et mettre en ordre les sensations multipliées des jours précédons, pour rédiger à la hâte quelques notes rapides où les choses observées accusent forcément la véritable impression qu’elles ont produite. C’est ainsi, dans cette simple et sincère recherche, qu’on juge le mieux des influences qu’exerce sur notre esprit la variété de tous les spectacles successivement entrevus, quels qu’ils soient, larges horizons, coins de paysage tout à coup dévoilés, mœurs de toute une contrée, certaine figure apparue, certain mot saisi au vol. Notre âme concilie et combine les élémens divers dont elle est subitement pénétrée, et qui lui font parfois découvrir en elle-même certaines affections, certaines pitiés, comme certains enthousiasmes dont elle ne se croyait pas capable. Cette influence des milieux sur l’âme du voyageur paraît souvent d’autant plus sensible, d’autant plus efficace, qu’elle semble au premier abord ne tenir qu’une place secondaire dans ses préoccupations. Je n’en veux pour preuve que le récit fait par M. Maxime Du Camp de l’Expédition des Deux- Siciles[1], et que n’ont point oublié les lecteurs de la Revue. Est-il besoin de faire volontairement abstraction du côté militaire et politique de cette étonnante entreprise, d’oublier et Garibaldi et François II pour ne suivre que l’aide-de-camp du général Türr dans sa longue course à travers les Calabres? Non, cet isolement se fait de lui-même dans l’esprit du lecteur, comme il s’est fait, on peut le voir, dans l’esprit de l’écrivain sur les lieux mêmes, soit qu’il suive la route qui longe en zigzags les bords de la mer, et d’où la ville dont il se croyait loin apparaît tout à coup comme au fond d’un précipice, soit qu’il voie le paysage varier suivant les accidens de la montagne, les orangers et les citronniers succéder aux châtaigniers et aux fougères, les oliviers aux aloès et aux nopals. — « Ah ! se surprend-il à dire, je voudrais vivre là! — Vœu impie! » ajoute l’auteur. Pourquoi? Est-ce parce qu’il contient cette triste vérité, que nous ne vivons jamais plus réellement qu’à l’heure présente, fût-elle la plus misérable? Le livre de M. Du Camp est plein de ces intimes expansions que lui inspirent de charmans et limpides paysages dont aucun ne se répète, et qui pourtant ont entre eux un air de grande ressemblance. Et cette ressemblance ne vient pas, comme on pourrait le croire, de ce qu’ils appartiennent au même pays, mais de ce qu’ils apparaissent tous comme les nuances diverses d’un même sentiment, comme les faces successives d’une même pensée, d’une personne bien définie, malgré ses entraînemens rêveurs, — celle de l’écrivain empressé surtout d’être sincère.

Appliquer aux paysages de M. Du Camp les seules épithètes de vrais et de pittoresques serait donc les juger incomplètement. Il y a entre ces qualités de réalité et les qualités d’harmonie qu’ils présentent dans le livre toute la différence qui, aux yeux du peintre lui-même, sépare le site qu’il contemple et qu’il admire à l’état naturel de ce même site transporté sur la toile. Cette différence est toute dans l’interprétation, et l’interprétation est avant tout un fait de personnalité. Or la personnalité est une force si puissante qu’elle se révèle encore dans la seule et pure description des lieux, toutefois sous une condition indispensable, la sincérité. On ne peut la méconnaître par exemple dans les récits d’un ton si animé et si chaud que M. E. de Valbezen vient de publier sous ce titre : la Malle de l’Inde[2]. Ici l’on peut saisir au vif ce que l’esprit d’un romancier gagne à se retremper dans la vie de voyage. Certes le procédé de l’auteur n’est pas l’analyse. Il ne cherche pas à rassembler les différentes variations du site et à en faire saillir par un artifice de style le caractère dominant. Il dit les choses comme elles se sont présentées à lui et dans l’ordre où il les a vues. Que ce soit» à Calcutta ou à Madras, sur les cimes de l’Himalaya ou même sur les bords du lac d’Enghien, à Java, à Damas ou dans le golfe d’Aden, c’est toujours la même rapidité, la même fermeté dans l’esquisse, que des contours plus estompés ne feraient qu’amoindrir. Ce procédé est si familier et si naturel à l’auteur qu’une partie de son volume, et non la plus faible, est intitulée Crayons. On y trouve en quelques lignes des portraits et des descriptions qui prouvent par leur seule manière d’être qu’il y a là une fidèle et complète peinture de l’Orient. Un seul point éclairé à propos donne souvent à un tableau plus de couleur que les oppositions les plus savantes ou les tons les plus violens. Ainsi fait M. de Valbezen. Jusque dans les récits qu’il enserre dans un cadre dramatique, sa mise en scène est composée avec les mêmes ressources. Le détail y est sobre et net, dût l’auteur emprunter à un genre différent un procédé qui lui semble plus rapide. Ainsi, dans un Tour aux Neilgerrhies, une seule page contient cinq portraits présentés comme des personnages en tête d’une comédie, et ces cinq portraits suffisent à résumer toute l’administration civile et militaire aux Indes anglaises. Ailleurs, dans la description de la pâque des Grecs à Jérusalem, on voit d’ici ce gentilhomme finlandais, joli petit vieillard gras, lustré, pimpant, ayant parmi ses bagages un aumônier et un autel portatif, sur lequel il se fait servir chaque matin une légère messe.

A côté du procédé de narration et de style, il faut examiner le cadre, c’est-à-dire ce qui constitue plus spécialement la composition, l’inspiration familière fait place ici au mérite inventif, non pas avec le même bonheur peut-être; mais l’auteur de la Malle de l’Inde s’y montre encore assez original pour qu’on puisse le suivre sur ce nouveau terrain. Ce qu’il faut reprocher à ce cadre, c’est un peu la monotonie. Tous ces récits sont écrits par lettres, tous sont le retentissement d’une histoire dont les prémisses se sont nouées sur le boulevard de Gand ou à Regent-street. C’est le high life, la vie de plaisir et de comfortable examinée sous différentes faces, mais prise d’abord à Paris ou à Londres, et trouvant son dénoûment sous le ciel tropical. Dans ces cadres romanesques, M. de Valbezen atteint moins sûrement l’effet d’ensemble; mais il prend sa revanche à l’instant même dans les détails, dans la constante description de mœurs qu’il est obligé de faire, et qui est son principal but. C’est à lui certainement qu’on doit les meilleures relations sur la vie anglaise dans l’Inde. Il en a du reste un profond sentiment, que suffirait seule à révéler l’indépendance de sa plume. Non-seulement il expose, mais il fait comprendre la singulière et puissante ténacité avec la- quelle la race anglo-saxonne reste fidèle à ses coutumes, et transporte avec elle sous tous les cieux ses besoins de comfort et ses plaisirs tranquilles. Même dans ce qu’on pourrait appeler ses scènes de la vie parisienne apparaît ce coup d’œil du gentleman; ainsi le lunch fait rarement défaut aux promenades pittoresques accomplies par les caravanes anglaises.

M. de Valbezen compare en quelque endroit les montagnes des Neilgerrhies à une sorte d’Helvétie asiatique : je ne trouve pas de meilleure transition pour arriver au livre de Mme Dora d’Istria, pour franchir la distance qui sépare les sommets de l’Himalaya des lacs de Genève et de Lugano[3]. Ici le tableau change, et aussi le peintre. Ce sont nouveaux coups d’œil, nouvelle interprétation, nouveaux procédés. Il est facile de se convaincre une fois de plus que les écrivains voyageurs doivent naturellement à la sincérité de leurs impressions une originalité véritable. On devine aisément chez Mme Dora un esprit ardent, mais sur lequel le besoin de connaître, le désir de se rendre compte des phénomènes agissent avec autant de force que le sentiment. A en juger par certaines pages, l’auteur (et il peut le faire impunément) semble ne vouloir faire aucun sacrifice aux préjugés mondains; mais il s’inquiète médiocrement aussi des règles littéraires, où peut-être il est tenté de ne voir également que des conventions. Eh bien! cette assurance, que rehausse encore avec un certain charme la fierté féminine, est loin de nuire à l’écrivain : c’est elle qui le fait précisément distinguer. Malgré ce que l’abondante moisson de ses observations et de ses lectures peut, naïvement éparpillée, jeter parfois de confusion et de longueur dans les pages écrites par Mme d’Istria, la personnalité de l’auteur des Femmes en Orient s’y dégage d’une façon je ne dirai pas rapide, mais du moins certaine, et tout de suite on peut la diviser en deux parts, dont la distinction est assez curieuse. L’une se rapporte à la sensation, à l’impression directe, telle que la produit chez la femme la vue d’une scène ou la contemplation d’un paysage. Cette impression très vive se traduit sur-le-champ, sans ambages, sans comparaisons érudites, dans une langue tantôt métaphorique, tantôt simple, selon la nature du spectacle, mais telle que la peut parler tout d’abord l’imagination frappée. L’autre part d’originalité est au contraire le résultat de la réflexion, de l’observation comparée. L’auteur appelle alors à son aide toutes les ressources que peuvent lui fournir de longues études sur les divers accidens philosophiques et moraux de l’humanité. L’impression individuelle est ici encore la principale base du développement; mais elle s’est elle-même volontairement élargie, moins peut-être pour s’affermir à ses propres yeux que pour porter la conviction dont elle est pénétrée dans l’esprit du lecteur au moyen d’un luxe souvent exagéré de citations et de preuves. Ces deux procédés se succèdent rapidement dans tous les ouvrages de Mme Dora d’Istria : ils se croisent, s’entremêlent, le dernier quelquefois étouffant l’autre; mais lorsque celui-ci, celui qui est vraiment spontané, vraiment personnel, parvient à se dégager pour un instant de tout alliage, il inspire presque toujours à l’auteur des pages d’une harmonieuse et idéale pureté.

Veut-on étudier sous une autre forme cette influence de l’étude de la nature sur la conception romanesque : qu’on aborde maintenant le Batelier de Clarens, par M. Juste Olivier[4]. Faire tout de suite la part de la description, ce ne sera pas d’ailleurs s’éloigner beaucoup des sujets traités par Mme Dora. On sait combien de fois a été célébrée, par les poètes comme par les voyageurs, la beauté du pays de Vaud, de toute cette rive du Léman qui s’étend à peu près de Lausanne, à Chillon, et qu’ont immortalisée, pour ne citer que les plus illustres, les vers de Byron et la prose de Jean-Jacques. Cependant l’auteur de Childe Harold et l’auteur de la Nouvelle Héloïse sont aujourd’hui accusés d’infidélité, ou du moins de vague. Peut-être en effet leurs tableaux ne copient-ils pas la réalité aussi fidèlement que peuvent le faire les descriptions de Mme d’Istria et même celles de M. Juste Olivier; mais cette précision n’est pas un fait de coup d’œil personnel, elle est un résultat plus général. Elle provient des nouvelles conditions introduites de nos jours aussi bien dans l’art de la peinture que dans l’étude des mœurs. Les termes généraux et nobles employés autrefois pour peindre la nature ont fait place aux expressions nuancées et techniques employées aujourd’hui pour obtenir une épreuve de tel paysage particulier. Buffon et Rousseau ont eu les mêmes successeurs que Poussin et Claude Lorrain. Sans comparer ici la valeur absolue ou relative des anciens et des nouveaux procédés, on peut, en ce qui touche le pays de Vaud et le reproche adressé à Jean-Jacques par Mme d’Istria, répondre par la pénétrante et durable impression qu’a laissée la peinture de Rousseau, par le sentiment vrai et profond qu’il a rapporté de ces lieux charmans, sentiment que sa phrase, si vague qu’on puisse l’accuser d’être, a su faire partager à tous les cœurs, et que Sénancour a si complètement et si intimement résumé en ces quelques mots si simples : « les vastes eaux du Léman et sa paix mesurée! »

Aussi, pour être plus curieuses, plus peuplées, plus amusantes, s’il faut employer le véritable mot, les descriptions attentives de sites bien limités ne s’adaptent pas aussi aisément que des traits plus vagues et plus étendus aux sentimens généraux de l’âme humaine. Oui, bien des âmes, et des plus diverses, pourront reconnaître certains paysages de Jean-Jacques et d’Obermann, et elles pourront vivre librement dans ces lieux familiers. Au contraire, dans le chemin aux chars, qui va de Veytaux à Montreux et dont Mme d’Istria fait une fidèle et charmante description, il n’y a place que pour son héroïne; de même, sur ce sentier étroit bordé de vieux murs destinés à soutenir les vignes où M. Juste Olivier a placé la plus jolie scène de son roman, l’auteur a si bien tenu compte et il a fait si bon usage de tous les accidens variables du terrain que ses personnages seuls peuvent s’y promener. Le lecteur jouit de la vue de ces lieux, mais il ne peut y pénétrer : on n’entre pas ici. De même pour ces diverses vues du lac, où les deux écrivains dont je m’occupe ont également déployé un vrai talent de peintre, elles sont trop faites à de certaines heures et d’un point précis de la rive : une heure plus tard, pour peu que le soleil ait baissé à l’horizon, le voyageur aura sous les yeux un tableau tout différent, et ce sera une description à recommencer. Ces différens aspects de la nature sont trop les humbles serviteurs des sentimens particuliers des personnages; ils n’excitent chez le lecteur qu’un simple mouvement de curiosité et non une impression qu’il puisse s’approprier : cela revient donc à dire une fois de plus qu’il est nécessaire que la nature décrite présente, comme les héros de roman, quelque chose de général et d’humain.

Cette dernière qualité, les héros de M. Juste Olivier la possèdent toutefois, non pas peut-être avec beaucoup de virilité, mais avec une grâce élégante qui inspire tout de suite la sympathie. Deux jeunes gens sont en présence, qui cherchent à s’aimer avec toute la sincérité, toute l’ardeur dont ils sont capables, mais en même temps avec une certaine coquetterie qui, selon le résultat qu’elle obtient, prend la forme tantôt de la défiance, tantôt du défi. Julia Glenmore offre quelques traits de cette charmante création d’Alfred de Musset qui est l’âme de Fantasio. Comme la princesse Elsbeth, elle est « mélancolique, fantasque, d’une joie folle... » En somme, elle est surtout curieuse, elle a surtout besoin d’émotion; mais sa franchise la sauve. La coquetterie en effet chez un jeune cœur amène avec soi une sorte de dépit vague et secret qui peu à peu finit par l’entraîner sérieusement. Ce que veut Julia, ce qui la tente, c’est le secret et dangereux plaisir qu’elle éprouve à pousser Semplice à lui avouer son amour, sans lui donner sur le sien propre une certitude qu’elle ne possède peut-être pas encore. Semplice, lui, est un artiste qu’un hasard a rapproché de Julia; mais M. Juste Olivier a fait preuve de goût en repoussant ici, pour composer son personnage, ces traits vulgaires de convention qui servent à peindre dans la plupart des romans modernes tout homme qui jouit de la sublime fonction de manier le pinceau et l’ébauchoir. Avant tout, Semplice a la prétention d’être homme, et véritablement il l’est. Une des meilleures pages du roman est celle où Semplice expose cette prétention en termes qui la justifient. Il veut que la femme qui l’aime aime en lui l’homme et non l’artiste, et il est offensé de soupçonner que Julia ne l’aime point ainsi. Cependant, entre deux cœurs aussi honnêtes, aussi vraiment amoureux, le malentendu ne peut longtemps durer, et tout finit par une franche et heureuse explication.

Telle est la fable de ce roman, où se montrent d’aimables et sérieuses qualités, qui cependant sont gâtées parfois par leur propre exubérance, surtout par l’inexpérience de l’écrivain. Le roman est certainement trop long d’un tiers. L’auteur épuise trop volontiers chacun de ses épisodes. Il a un certain nombre de personnages secondaires dont il tient à faire connaître successivement l’opinion sur chacun des incidens de son récit. Ces figures ont pourtant un certain relief, on voit qu’elles sont des souvenirs réels de l’auteur; mais les mettre ainsi en scène, n’est-ce pas sacrifier l’ensemble à des portraits inutiles? L’analyse des nuances, déjà si minutieuse, le devient bien plus encore, et fatigue gratuitement le lecteur, lorsqu’il faut mettre au courant de ces variations du sentiment des personnages épisodiques, et en diversifier encore l’expression selon le caractère particulier de ces personnages. Toutefois nous devons à ces digressions de jolis tableaux, de frais paysages, d’heureuses descriptions de certaines baies du Léman, de certains plateaux des Alpes. Il y a dans le Batelier de Clarens beaucoup des procédés de Töpffer. Comme l’auteur des Nouvelles genevoises, M. Juste Olivier cherche partout à résumer le petit détail pittoresque qui peut fournir à l’instant même le sujet d’un bois.

On peut en faire la remarque : tout en étudiant de plus en plus les passions humaines dans ce qu’elles ont d’exact, de vrai et parfois de minutieux, le roman moderne aime de plus en plus aussi à encadrer cette analyse dans les variations de la nature elle-même, dans les effets divers du paysage. En observant l’influence que le milieu habité a sur nos sentimens, on s’explique mieux la marche de ces sentimens eux-mêmes. Notre humeur est tantôt variable et accidentée, tantôt profonde et paisible comme les lieux qui nous entourent, qui voient nos impressions naître, se développer et se manifester. Ce dernier aspect de la nature paraît avoir été choisi de préférence par M. X. Marmier dans son roman de Gazida, dont les allures tranquilles ont sans doute plu à l’Académie française, qui lui a décerné une médaille dans sa séance solennelle du 29 août. Ceci nous amène à dire quelques mots de l’Académie, qu’on pourrait croire de plus en plus favorable à certaines œuvres par trop discrètes, qui semblent craindre de faire quelque bruit dans le monde. Assurément on ne saurait trouver mauvais que quelques distinctions soient accordées à la persévérance et aux longs travaux d’écrivains recommandables, sinon fort brillans; mais comment parcourir la liste des récompenses littéraires accordées dans la séance du 29 août, sans se demander si la balance n’a pas penché cette fois d’un seul côté, qui n’est pas à coup sûr celui de la force et de l’indépendance? Ne serait-il pas temps pour l’Académie d’imiter un peu les écrivains voyageurs qui vont rafraîchir leurs idées et demander des émotions nouvelles à des contrées inconnues? Ne serait-il pas temps que l’Académie quittât un peu la chambre, les objets et les auteurs qui lui sont familiers, pour se mettre en campagne et visiter ce beau domaine des diverses formes de la pensée libre, qui est le sien après tout, et où elle n’a jamais fait que de timides excursions? Elle l’ignore peut-être, mais il en est d’elle comme de certains petits seigneurs ruraux : l’absentéisme lui fait grand tort, et ceux à qui elle refuse sa direction et qu’elle abandonne à leurs propres efforts pourraient bien un jour ne la plus vouloir reconnaître comme leur suzeraine.


EUGENE LATAYE. 


V. DE MARS.

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  1. 1 vol. in-12, Librairie-Nouvelle.
  2. 1 vol. iu-18, Michel Lévy.
  3. Au bord des Lacs helvétiques, 1 vol. in-18, Cherbuliez.
  4. 2 vol. in-12, Dentu.