Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1871

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Chronique n° 946
14 septembre 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1871.

Allons, les choses ont marché mieux qu’on ne le pensait. Nous sommes sortis sans dommage de cette grande et ardente discussion de l’autre jour, qui nous a donné un gouvernement en faisant du chef du pouvoir exécutif un président de la république. Le 4 septembre, il ne s’est trouvé heureusement dans la France entière que quelques tapageurs désœuvrés pour célébrer ce qu’ils appellent encore le glorieux anniversaire, l’anniversaire de nos défaites, et M. le ministre des affaires étrangères vient d’annoncer à l’assemblée nationale que le troisième demi-milliard est enfin payé, que les environs de Paris et nos forts sont sur le point d’être libres, que les Allemands vont quitter nos départemens les plus voisins en même temps que le département de la Seine. Nous n’avons plus le droit de nous livrer à l’illusion présomptueuse, la France en est venue à cette extrémité d’avoir à se réjouir, — modestement et sans illumination, mais réellement, — quand elle voit devant elle un peu de paix intérieure assurée, et lorsque quatre de ses départemens échappent à la dure étreinte de l’occupation étrangère. C’est un commencement, et à voir ce que c’est que l’occupation étrangère, à calculer ce qu’il faut encore de temps et de ressources pour en venir à bout complètement, ceux qui tiennent dans leurs mains nos affaires devraient ne point détourner un instant leur esprit et leurs efforts de ces deux intérêts qui n’en font qu’un, — l’affermissement d’une situation régulière pour arriver à la libération définitive de la France. Qu’on songe bien en effet que cette libération difficile, laborieuse, ne tient point uniquement par malheur à une explosion de bonne volonté patriotique ; elle dépend en grande partie d’un régime honnête, libéral, actif, réparateur, surtout d’un régime qui ne reste pas incessamment livré au souffle de toutes les crises. Un jour M. Thiers comparait avec émotion la France à une glorieuse blessée, à une convalescente. Les convalescences ont grand besoin d’être à l’abri des secousses, et c’est ce qui a fait après tout, au moins quant à la pensée, le succès définitif de cette proposition Rivet qui a été tant débattue, qui a rencontré tant de scrupules et de résistances, qui a failli provoquer même une crise aussi grave que toutes celles qu’elle avait l’intention de prévenir.

Elle s’est présentée assez gauchement dans le monde, cette proposition, nous en convenons ; elle a eu tout d’abord un peu trop l’air d’un coup de parti, et elle a ouvert une issue à toutes les passions ; avant de devenir l’œuvre de l’assemblée, elle a subi bien des métamorphoses qui en ont fait une proposition nouvelle. Soit, au fond cependant, il faut l’avouer, elle devait venir un jour ou l’autre à l’esprit de quelqu’un, elle répondait à un sentiment juste, puisqu’elle demandait pour la France ce dont la France avait besoin, un gouvernement. C’est là le caractère et la raison d’être de cette proposition, qui a déchaîné tant d’orages. Sans doute la différence n’est pas bien grande entre ce qui existait il y a un mois et ce qui existe maintenant, puisque aujourd’hui, comme il y a un mois, c’est M. Thiers qui est le gouvernement, et que la situation n’est pas sensiblement changée par le seul fait d’un titre nouveau attaché à son pouvoir. Sans doute, aujourd’hui comme hier, président de la république ou chef du pouvoir exécutif, M. Thiers est toujours le mandataire de l’assemblée, relevant de la souveraineté parlementaire, résumant dans sa personne tout ce que le provisoire peut contenir de définitif, et, somme toute, on pourrait dire que le vote du 31 août n’a été que la confirmation ou l’extension du pacte de Bordeaux maintenu dans son principe essentiel, que rien n’est changé, si ce n’est qu’il y a un président de la république pour conduire une expérience dont le dernier mot pourrait n’être pas la république. Il n’est pas moins certain que ce gouvernement, tel qu’il est sorti d’une discussion solennelle et dramatique, prend un caractère de stabilité qu’il n’avait pas. Il est placé désormais au-dessus des fluctuations quotidiennes, il n’est plus à la merci d’une surprise parlementaire, d’un vote ouvrant tout à coup une crise indéfinie. Si courts que puissent être quelquefois les lendemains au temps où nous vivons, ce gouvernement peut passer pour avoir un lendemain. Avec l’éclat d’illustration que lui donne l’homme qui le personnifie, il a la durée humainement possible que lui assure le consentement public. En un mot, aux yeux de l’Europe, accoutumée à voir en M. Thiers le représentant le plus considérable de la France, comme aux yeux du pays lui-même, c’est un gouvernement. Est-ce donc un intérêt secondaire que dans les redoutables épreuves que nous traversons, au milieu de toutes les difficultés que nous avons à vaincre et des mobilités inévitables de toute chose, il y ait une certaine suite, une certaine fixité dans la direction de nos affaires ? est-il même indifférent que l’Europe et le pays, rassurés par l’expérience et par la supériorité d’un homme, croient avoir devant eux un vrai gouvernement ? Il suffirait qu’on le crût pour que ce fût déjà un bien. C’est là le sérieux et unique avantage de ce qui a été fait l’autre jour. On n’a pas transformé un régime provisoire en régime définitif, on n’a pas disposé d’un avenir dont nul n’a le secret ; on s’est fixé un peu plus dans une situation qui offrait de suffisantes garanties, on a dégagé notre politique de ce qu’elle avait d’absolument précaire en donnant au pouvoir exécutif un caractère un peu plus permanent, une durée proportionnée à celle de l’assemblée elle-même, et, puisque la question se présentait ainsi, la solution n’avait rien que de simple et d’acceptable. Mieux valait assurément sanctionner sans arrière-pensée cette modeste transformation du pouvoir que de se jeter dans d’irritans débats où l’esprit de parti a eu quelquefois plus de place que le sentiment de l’intérêt public, et de finir par un décousu de votes qui, sans rien empêcher, n’a fait que mettre en pleine lumière ce qui peut entrer de confusion dans une trop nombreuse assemblée.

Chose curieuse en effet que ce scrutin multiple du 31 août : les uns ont voulu donner un témoignage personnel de confiance à M. Thiers, mais ils ont refusé de voter les articles qui le faisaient président et organisaient l’ordre nouveau ; ceux-ci ont bien voulu sanctionner la partie de la proposition qui reconnaissait le pouvoir constituant de l’assemblée, mais ils ont repoussé les autres dispositions. Il en est qui ont voté la loi dans quelques-uns de ses détails pour la rejeter dans son ensemble. Le décousu a été complet, et en fin de compte, quand on y regarde d’un peu près, on voit se dessiner à travers cette confusion étrange une situation parlementaire qui reste presque invariable, qui reparaît dans toutes les circonstances décisives. La fraction de l’assemblée qui a voté la proposition, comme elle a voté et comme elle votera bien d’autres choses, c’est toujours cette masse peu bruyante, sensée, bien intentionnée, très perplexe quelquefois, mais sensible aux considérations de bien public, ennemie des crises violentes. Ceux qui ont cru pouvoir se passer leurs fantaisies, ce sont toujours ceux qui vont aux extrémités, et qui, sous prétexte de se renfermer dans l’absolu des principes, ne cèdent le plus souvent qu’à l’esprit de parti. L’extrême droite a repoussé la proposition parce qu’elle affirmait trop la république, l’extrême gauche l’a rejetée parce qu’elle ne l’affirmait pas assez. Légitimistes et radicaux se sont rencontrés fraternellement dans le vote négatif ou dans l’abstention, et l’armée des abstenans n’a pas laissé en vérité d’être nombreuse ; elle a même compté plus que des légitimistes et des radicaux, et c’est là peut-être un fait de nature à causer quelque surprise, car enfin, si ceux qui se sont abstenus avaient un gouvernement à offrir à la France, ils étaient tenus de le dire ; s’ils n’avaient aucun gouvernement à offrir, ils devaient au moins avoir une opinion sur les divers modes d’organisation du pouvoir actuel, et, s’ils n’avaient point une opinion à soutenir de leur vote, s’ils n’avaient que des répugnances ou des hésitations, que représentent-ils ? Pourquoi sont-ils dans l’assemblée ? Qu’arriverait-il donc, si dans chaque question grave une fraction de l’assemblée avait le droit de s’abstenir ? Ce n’est pas pour s’abstenir que le pays nomme des représentans, surtout dans un moment comme celui-ci où une assemblée, par cela même qu’elle est souveraine, ne peut reculer devant aucune des nécessités et des responsabilités de l’œuvre que chaque jour impose à sa prudence et à ses efforts. Quoi qu’il en soit, le résultat de cette chaude discussion, qui a fait M. Thiers président de la république, n’est pas moins acquis. C’est jusqu’à un certain point une situation nouvelle : un gouvernement existe. L’assemblée elle-même a subi l’influence de cette décision qui a tranché une grande et épineuse question. Un apaisement assez visible, au moins momentané, s’est fait presque aussitôt. Et maintenant qu’un terrain un peu plus solide a été créé, il faudrait bien éviter ces occasions d’antagonismes et de perplexités stériles, ces luttes où il y a trop souvent du temps perdu et des excitations qui laissent quelquefois des traces dangereuses.

C’était peut-être assez pour nos représentans d’avoir passé quinze jours dans le feu d’une crise qui a été pour eux une épreuve sérieuse. Qu’est-il arrivé cependant ? L’assemblée était à peine remise de la proposition Rivet, qu’elle est tombée sur la proposition Ravinel ; elle venait à peine d’échapper à la question la plus épineuse de gouvernement, elle s’est heurtée contre la question de la capitale, car, hélas : il ne nous suffit pas de la question de l’occupation étrangère, de la question des cinq milliards à payer, de la question de notre réorganisation publique tout entière, nous avons cru nécessaire d’y joindre comme supplément la question de la capitale, et ici encore il a fallu trois ou quatre jours pour savoir si l’assemblée et le gouvernement resteraient indéfiniment fixés hors de Paris, s’il ne fallait pas dès ce moment installer à Versailles les administrations et les services publics. C’était fort urgent, à ce qu’il paraît ; la proposition Ravinel ne pouvait que sauver l’état ! On a discuté et on a voté ; mais d’abord qu’a-t-on voté ? On n’y prend pas garde à Versailles, on va au hasard des surprises de discussion, et on ne s’aperçoit pas qu’on fait de la confusion. Voyez ce qui arrive de cette proposition Ravinel. On a voté le commencement d’un premier article déclarant que l’assemblée et le gouvernement resteront à Versailles, et on a supprimé une disposition complémentaire portant que, dès ce moment, les services publics seront installés dans cette ville ; puis on vote un second article qui dit qu’une commission parlementaire sera nommée pour aviser, de concert avec le gouvernement, à l’exécution de l’article 1er. Cette commission sera chargée apparemment de faire le guet et de veiller à ce que le gouvernement ne quitte pas furtivement Versailles, puisque c’est la seule chose qui reste inscrite dans la loi, et qu’il n’est plus question de l’installation des services publics. Déjà, dans la loi sur les conseils-généraux, il y a un certain article 88 qu’une étourderie de forme rend incompréhensible, et, si nous faisons cette remarque, c’est que depuis quelque temps en France on met une véritable négligence dans la préparation ou dans le vote des lois, si bien qu’on finira bientôt par ne plus s’y reconnaître, — et ce sera encore la faute du régime parlementaire ! Mais peu importe, on a rédigé une loi obscure qui dira tout ce qu’on voudra ou qui ne dira rien ; ce qui est trop clair, c’est qu’on veut rester à Versailles, et qu’on pense faire une grande concession en n’expropriant pas définitivement Paris de son rôle de capitale de la France.

Il y a quelque chose de plus effrayant encore, c’est la confiance presque naïve avec laquelle on croit pouvoir bouleverser toutes les conditions historiques, économiques, morales d’un grand pays. Est-ce bien sérieusement qu’on se figure en avoir fini avec toutes les révolutions en se tenant à distance de Paris ? Assurément rien n’est plus juste, rien n’est plus politique que de ne point vouloir qu’un peuple tout entier soit à la merci des caprices tumultueux de sa capitale, qu’il reste exposé à recevoir périodiquement des révolutions par le télégraphe. Si ce n’est que cela, il suffit qu’on prenne quelques précautions et qu’il y ait un gouvernement, car enfin quelle est la révolution qui a réussi, même à Paris, lorsqu’il y avait un gouvernement décidé à se défendre ? Qu’on adopte, comme en Angleterre, des mesures pour mettre les assemblées à l’abri des assauts de la multitude ; qu’on neutralise la prépondérance de Paris par le développement de l’esprit politique en province ; qu’on vote, si l’on veut, cette proposition de M. de Tréveneuc qui veut que, dans le cas d’une dissolution violente de l’assemblée, les conseils des départemens prennent aussitôt la direction des affaires. Au-delà, on cède à un effarement tout provincial et presque ridicule. En découronnant Paris, c’est la France elle-même qu’on atteint plus qu’on ne le croit. Paris souffrira sans nul doute, la France tout entière en ressentira le contre-coup, parce que Paris n’est pas seulement la capitale politique ; c’est la capitale économique, financière, intellectuelle, c’est le foyer vivace de cette sociabilité française qui a illuminé le monde, qui se répand partout. Le gouvernement n’était point à Paris autrefois, dit-on ; effectivement c’était ainsi autrefois, cela ne doit plus être ainsi aujourd’hui, parce que tout a changé dans notre organisation politique comme dans nos mœurs, et ce qu’on tenterait par un déplacement si violent et si brusque de toute notre vie publique, ce serait tout simplement une révolution en arrière.

Franchement l’assemblée a besoin de sortir un peu de cette atmosphère factice où elle vit depuis sept mois, et d’aller prendre un peu de repos, ne fût-ce que pour se remettre en contact avec le pays. Ce n’est pas l’envie d’aller en congé qui lui manquait ; M. Thiers lui-même vient aujourd’hui en aide à son désir en lui adressant un éloquent message où il lui conseille de prendre des vacances. Sous une forme vive et nette, ce message est le plus habile exposé de la situation de la France, de ce qui a été fait jusqu’ici, de ce qui reste à faire. M. Thiers dit que le gouvernement a besoin de ces trois mois de vacances parlementaires pour se préparer, que les députés eux-mêmes pourront en profiter pour consulter l’opinion. Rien n’est plus vrai ; il n’est pas moins à regretter qu’on ait perdu bien du temps à débattre des questions irritantes ou inutiles au lieu d’aborder de front cette situation financière que M. Casimir Perier vient d’exposer dans un rapport instructif. Les passions ont eu trop souvent leur jour, l’œuvre sérieuse reste interrompue.

Cependant qu’apercevez-vous à l’horizon ? Ne distinguez-vous rien depuis quelques jours ? Ne voyez-vous pas, tandis que la France se recueille et en est à savoir si elle se gouvernera de Versailles ou de Paris, ne voyez-vous pas que la diplomatie allemande, obéissant tout à coup on ne sait à quelles préoccupations, se remet encore une fois à l’œuvre et se donne tout au moins l’apparence de nouer toute sorte de combinaisons ? Ne remarquez-vous pas ces voyages, ces conférences, tous ces signes d’une réconciliation mystérieuse entre la Prusse et l’Autriche ? Oui, en effet, il y a bien quelque chose sans doute. L’empereur Guillaume et l’empereur François-Joseph, qui n’avaient pas eu l’occasion d’échanger des politesses depuis Sadowa, se sont trouvés ensemble à Ischl, et de nouveau ils se sont vus, il y a quatre jours, à Salzbourg. Dans l’intervalle, M. de Bismarck et M. de Beust se sont rejoints à Gastein, — Gastein, nom d’heureuse mémoire pour l’intimité de l’Autriche et de la Prusse ! Auprès du chancelier autrichien étaient le chef du ministère hongrois, le comte Andrassy, le chef du ministère cisleithan de Vienne, le comte Hohenwarth. Le voyage a été complet, rien n’y a manqué, les entrevues ministérielles ont alterné avec les entrevues impériales. Ils ont tous conféré, négocié, satisfaits peut-être au fond d’avoir l’air de donner à l’Europe quelque grosse énigme à deviner. Que faut-il croire de ce déplacement de tant de grands personnages ? Quel est le secret de ces entrevues et de ces conférences préparées et déployées comme un spectacle dans des lieux qui ont été témoins de tant d’autres scènes de la diplomatie allemande ?

La curiosité a été piquée, on le comprend, les conjectures se sont multipliées, les nouvellistes ont écouté aux portes, et on n’a pas manqué bientôt d’avoir à choisir entre toutes les versions possibles, entre toutes les imaginations. — Ce n’est rien, ont dit d’abord les moins inventifs, c’est peu de chose en vérité, c’est tout au plus cette affaire des chemins de fer roumains dont un Allemand, M. Strousberg s’est chargé il y a quelques années et qui cause peut-être aujourd’hui quelques difficultés à Bucharest. Après tout, de quoi s’agit-il ? Ce M. Strousberg, il est vrai, est un habile homme. Il a entrepris la construction de 930 kilomètres de chemins de fer dans les principautés, il n’en a construit que 500 kilomètres, et ce qu’il a fait est d’une exécution des plus médiocres. En revanche, il a disposé du prix total de sa concession, d’une somme de près de 250 millions de francs représentée par des obligations portant intérêt à 7 ½ pour 100, qui n’auraient dû lui être remises qu’à mesure de l’achèvement des travaux, et qu’il a déjà placées un peu partout, principalement en Allemagne. Maintenant le parlement de Bucharest refuse de payer plus qu’il ne doit, il ne veut rester garant de l’intérêt des obligations, émises on ne sait comment, que dans la proportion des travaux achevés ; mais M. Strousberg a su, se créer de puissans patronages à Berlin. Il a fait son entreprise en bonne compagnie, il a de plus avec lui tous les porteurs d’obligations, qui crient comme des actionnaires lésés, et M. de Bismarck, qui entend désormais pratiquer pour tous les Allemands dispersés dans le monde le civis romanus sum, M. de Bismarck prend en main cette affaire ; il réclame à Constantinople l’intervention du pouvoir suzerain pour contraindre les principautés à payer. La situation d’un Hohenzollern régnant en ce moment à Bucharest n’est pas commode ; le parlement roumain résiste, la Turquie renvoie la Prusse à l’article du traité de 1856 qui défère à un arbitrage européen toutes les difficultés relatives aux principautés ; l’Autriche plus que toute autre puissance est intéressée à ce qui se passe sur le bas Danube, plus que personne elle est intéressée à éloigner les complications de nature à troubler la paix de l’Orient, et voilà simplement la question qui se débat à Gastein.

Quelle erreur ! dit un autre, il ne s’agit pas des chemins de fer roumains, il s’agit de l’Allemagne. Ne voyez-vous pas que depuis quelque temps l’Allemagne, si victorieuse qu’elle soit, si orgueilleuse qu’elle paraisse, est livrée à toute sorte d’agitations morales, religieuses et même sociales ? Le dernier concile de Rome et le dogme de l’infaillibilité ne semblent pas produire un grand effet dans le reste de l’Europe ; ils remuent tous les esprits allemands. Ils ont déjà provoqué en Bavière la chute du président du conseil, M. de Bray, qui a été remplacé par M. d’Heynenberg, ils suscitent les luttes les plus graves entre l’archevêque de Munich, fidèle au pape infaillible, et des ecclésiastiques éminens comme M. Dœllinger, M. Friedrich, qui sont soutenus dans leur résistance au dogme nouveau par l’université, par le conseil municipal, par le ministre des cultes, M. de Lutz. En Saxe, mêmes conflits entre l’autorité publique et les prélats qui se sont soumis au saint-siège. En Prusse, le pouvoir civil maintient les professeurs, les instituteurs, que les évêques proscrivent, et le gouvernement semble considérer le dogme de l’infaillibilité comme une innovation qui altère les fondations des anciens concordats. En Autriche même, jusqu’à Vienne et en Hongrie, les protestations de M. Dœllinger et des adversaires de l’infaillibilité ont de l’écho. C’est une guerre d’excommunications et de contre-excommunications. Les évêques orthodoxes se réunissent à Fulda, le parti qui refuse de reconnaître l’infaillibilité et qui s’appelle lui-même le parti des « vieux catholiques » va se réunir dans quelques jours à Munich. Qui sait ce qui peut sortir d’une agitation religieuse en Allemagne ! D’un autre côté, l’internationale n’est point sans donner des soucis aux gouvernemens. Les apologies de la commune de Paris et de ses plus monstrueux excès ont retenti dans des réunions démocratiques. Dans certaines villes et tout récemment à Berlin, il s’est produit des grèves qui dénotent une organisation inquiétante. Les populations ouvrières s’agitent, enflammées et enrégimentées par des sectaires. Ce n’est rien peut-être jusqu’ici, demain ces mouvemens en se coordonnant peuvent devenir redoutables si les gouvernemens n’y prennent garde.. C’est sur tout cela que M. de Bismarck et M. de Beust ont senti la nécessité de s’entendre afin de concerter leurs efforts.

Troisième explication. — Non, vous n’y êtes pas, dit un diplomate plus expert et plus raffiné, l’empereur Guillaume et l’empereur François-Joseph, M. de Bismarck et M. de Beust, ne se sont pas dérangés pour si peu, pour des chemins de fer, pour des querelles de théologiens ou pour des agitations d’ouvriers. Le chancelier prussien a un plus grand objet en vue. Après avoir fait l’Allemagne, il veut la consolider. Ne voyez-vous pas que c’est toujours la France qui est le trouble-fête, le trouble-repos de l’Europe ? Dans la plénitude de sa puissance, elle inquiétait tout le monde ; vaincue, elle ne peut se résigner, elle s’agitera sans cesse jusqu’à ce qu’elle ait pu tenter de se relever. Que serait-ce si un jour ou l’autre elle rencontrait au nord l’appui de la Russie, mécontente du rôle qu’on lui fait jouer ? La plus sûre garantie de la paix, c’est que la Prusse et l’Autriche s’entendent de nouveau et forment au centre de l’Europe une masse impénétrable de la Meuse à la Vistule, des Vosges aux Carpathes. L’Autriche, il est vrai, a encore des populations, des provinces allemandes, sur lesquelles le nouvel empire germanique pourrait avoir des vues ; qu’à cela ne tienne, on n’en parlera pas, on écartera ces difficultés pour le moment, on découragera, s’il le faut, les Allemands séparatistes de l’Autriche, à la condition que le cabinet de Vienne sera raisonnable, qu’il appellera Sadowa un malentendu bon à être oublié ! En même temps, au besoin, on fera un signe à l’Italie, on lui donnera un intérêt dans l’alliance en lui promettant qu’elle ne sera pas troublée à Rome. Ainsi la paix peut être assurée contre les retours offensifs de la France. Voilà l’objet des entrevues impériales d’Ischl et de Salzbourg, des conférences ministérielles de Gastein ! — Et c’est ainsi qu’on se remet à faire des contes aussitôt que la plus terrible. histoire cesse de dérouler ses sanglantes péripéties.

Des contes, disons-nous ; il faut bien cependant qu’il y ait quelque chose. Au fond, c’est sans doute beaucoup moins grave, beaucoup moins précis qu’on ne le croit, et comme les hommes les plus positifs ne sont pas toujours exempts de certaines velléités d’ostentation, qui sait si M. de Bismarck, en provoquant ces rencontres, n’a pas cédé tout d’abord à l’orgueil de montrer son empereur d’Allemagne en face de l’empereur d’Autriche, de se trouver, lui le premier chancelier de l’empire germanique reconstitué, avec son ancien adversaire résigné, M. le chancelier de Beust ? Si l’empereur Guillaume et M. le prince de Bismarck ont témoigné le désir de ces entrevues, il est certain qu’il était difficile de les refuser. Toujours est-il que l’empereur François-Joseph aurait gardé, dit-on, une sérieuse dignité d’attitude, qu’il aurait même décliné certaines conversations, et que M. de Beust a eu sûrement besoin de tout son esprit pour oublier bien des choses, comme aussi pour se souvenir qu’il était le chancelier d’Autriche. Quant au résultat essentiel des nouvelles conférences, les deux chanceliers ont pu parler de tout ce qu’ils ont voulu, des chemins de fer roumains, de l’agitation religieuse, de l’Internationale, de l’Occident et de l’Orient ; à coup sûr, de tous les sujets de conversation qui ont pu être abordés, le plus étrange et le plus inattendu serait la négociation d’une alliance pour sauvegarder la paix européenne contre la France.

M. de Bismarck témoignant des alarmes pour la paix, allant chercher aujourd’hui des alliés contre la France, convenez que ce serait une haute comédie digne de faire suite à cette autre comédie commencée à l’automne de 1865 dans ce même Gastein, et dont l’Autriche connaît le dénoûment ! Ce serait à faire croire que les événemens ont laissé au chancelier prussien une conscience mal assurée ou bien peu de confiance dans l’avenir de ses conquêtes, et ce serait presque à nous donner de l’orgueil. M. de Bismarck eût-il porté cette pensée dans ses pérégrinations diplomatiques avec l’espoir de la faire accepter ou de l’imposer, il n’y aurait pas là encore de quoi nous préoccuper beaucoup à l’heure où nous sommes. Du haut du promontoire où l’ont jetée ses malheurs, la France peut contempler avec une certaine philosophie toutes ces tentatives et combinaisons de ceux qui l’ont vaincue — pour assurer leur victoire. Qu’est-ce que cela lui fait ? Elle n’a guère à s’en inquiéter par cette simple raison qu’elle a bien autre chose à faire, que, si la paix de l’Europe est encore menacée, ce n’est point à coup sûr par elle, et que, d’ici à ce que revienne l’heure où elle pourra montrer à ses amis et à ses ennemis qu’elle n’est point morte, bien des choses auront pu changer. Dix fois les alliances qu’on pourrait nouer aujourd’hui auront eu le temps de voler en éclats. La force des situations se sera dégagée, chacun reviendra bientôt à ses intérêts ou à ses penchans, toutes les politiques auront eu le temps de retrouver leur vrai chemin. Se servir de la France contre l’Autriche, de l’Autriche contre la France, appeler l’Italie comme un appoint contre l’une ou l’autre de ces puissances, c’est un jeu qui a réussi jusqu’à présent, mais qui pourrait ne point réussir toujours, et la meilleure preuve, c’est que, de tout ce mouvement qu’on vient de se donner, il n’est peut-être sorti que des paroles et des accolades. On se serait promis de vivre en bonne amitié et d’échanger des impressions à mesure que des questions surgiraient ; qu’on échange donc des impressions et des vœux. Cela nous fait souvenir qu’il y a quatre ans à peine, en 1867, à Salzbourg, il y avait une entrevue de l’empereur Napoléon et de l’empereur François-Joseph. Alors aussi on n’avait d’autre pensée que de sauvegarder la paix, on se promettait d’échanger des impressions, de se concerter en tout ce qu’on ferait, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ce grand résultat était annoncé au monde presque dans les mêmes termes. On n’a eu qu’à reprendre les dépêches d’il y a quatre ans. Toutes ces pacifiques petites villes d’Allemagne en ont tant vu d’alliances, d’échanges d’impressions, de combinaisons diplomatiques et de mystifications !

On peut donc tenir provisoirement pour assez problématique le résultat de toutes ces conférences de Gastein et de Salzbourg. D’ailleurs à quel propos l’Autriche serait-elle allée s’aventurer dans une alliance dont il serait assurément difficile de calculer les suites ? Que M. de Bismarck ait pu avoir la pensée d’engager le gouvernement austro-hongrois dans son œuvre de conquête, de le compromettre jusqu’à un certain point en l’associant à une sorte de garantie indirecte d’une paix créée par la force, cela n’aurait rien d’étonnant, ce serait assez dans les habitudes du chancelier prussien ; mais pourquoi le cabinet de Vienne céderait-il à cette étrange et dangereuse tentation de donner à M. de Bismarck le secours de ses connivences ? Qu’est-ce qui l’aurait forcé à choisir ce moment pour faire une sorte d’acte d’hostilité envers la France dont rien ne le sépare plus désormais ? Sans mettre de rancune dans sa politique, comment pourrait-il oublier que l’alliance de la Prusse lui a coûté cher dans les affaires de Danemarck, qu’elle pourrait lui coûter plus cher encore, s’il se laissait entraîner dans des combinaisons où il perdrait son indépendance pour une sécurité trompeuse ? On peut sentir à Vienne le besoin de vivre en paix avec Berlin, de comprimer le souvenir d’anciens antagonismes ; on sait bien que des deux côtés on n’a pas les mêmes intérêts, qu’on ne peut pas suivre la même politique, et que tôt ou tard cette intimité nécessairement factice conduirait ou à la subordination de la monarchie austro-hongroise ou à un choc plus violent.

La situation intérieure de l’empire austro-hongrois est elle-même la plus décisive raison d’incompatibilité entre la politique de Vienne et la politique de Berlin. L’Autriche, on le sait bien, est tout entière depuis quelques années à un travail de réorganisation par une sorte d’équilibre entre ses nationalités diverses réintégrées dans leurs droits d’autonomie. Le ministère qui s’est récemment formé à Vienne sous la présidence de M. le comte de Hohenwarth a repris résolument cette œuvre si souvent interrompue par les événemens ; il est même arrivé à négocier un compromis avec les Tchèques de la Bohême, qui sont aujourd’hui par le fait plus qu’à demi ralliés, et pour donner une forme définitive, constitutionnelle, à cette œuvre de réconciliation, on vient de procéder à des élections dont le résultat, sauf dans quelques villes, fait présager le succès de la politique de M. de Hohenwarth. La Hongrie constituée, la Bohême réconciliée, la Galicie satisfaite dans quelques-unes de ses aspirations et replacée dernièrement sous la direction d’un de ses hommes les plus éminens, le comte Goluchowski, c’est beaucoup ; mais déjà les Allemands crient, ils prétendent que c’est le démenti de la politique dont ils ont cru voir un instant le triomphe à Gastein ; ils menacent de faire ce que les Tchèques ont fait pendant longtemps, de s’abstenir, de se retirer du Reichsrath. Cette agitation des Allemands de l’Autriche n’eût-elle point des conséquences immédiates par suite d’une condescendance momentanée et intéressée de la Prusse, elle est toujours une menace, une arme dont M. de Bismarck saura se servir quand il le faudra. On voit combien tout cela est facile à concilier, et comment il a pu se former une alliance bien sérieuse entre deux puissances que les prévisions de l’avenir séparent autant que les souvenirs du passé !

Quant à l’Italie, nous nous demandons en vérité ce qu’elle serait allée faire à Gastein. Elle n’y est point allée, elle n’a pris aucune part à ces mystérieuses conférences, si nous ne nous trompons. C’était la seule conduite qu’elle eût à tenir. Quel intérêt aurait-elle à une alliance avec la Prusse et surtout à une alliance qui semblerait dirigée contre la France ? Elle n’a plus besoin d’alliée pour aller à Rome, elle y est, elle est établie dans cette capitale tant enviée, elle a remplacé le pouvoir temporel des papes. Il est évident aujourd’hui que tout ce que la France peut lui demander, c’est de laisser assez de sécurité et de dignité au souverain pontife pour que dans un moment d’émotion plus vive l’illustre déshérité du patrimoine de saint Pierre ne cède pas à la tentation de se jeter en proscrit sur les chemins du monde. C’était la dernière question qui pût susciter des ombrages entre l’Italie et la France, elle a disparu ; le fait est accompli et reconnu par le chef même d’un gouvernement qui, de son propre aveu, n’eût pas conduit la politique de la France au-delà des Alpes pour y faire ce qu’elle y a fait, mais qui a trop d’expérience pour prétendre reconstruire le passé et remonter le courant des choses. Or, cette question romaine une fois écartée, que reste-t-il, si ce n’est des raisons de cordialité et d’intime communauté d’action entre les deux pays ? Le gouvernement français en est convaincu, nous n’en doutons pas ; ceux qui ont voulu comprendre le discours de M. Thiers, il y a quelque temps, ne s’y sont pas mépris, et le libéralisme prévoyant du ministre des affaires étrangères, M. de Rémusat, est la plus sûre garantie de la direction de notre politique au-delà des Alpes ; mais il faut que l’Italie à son tour facilite au gouvernement français la réalisation de la politique qu’il veut suivre, il faut que le ministère de Rome ou de Florence, comme on voudra l’appeler, atteste par ses actions, comme par ses paroles, ces sympathies pour la France qui sont certainement dans sa pensée ; il faut, en un mot, que chez les deux gouvernemens il y ait un sentiment assez énergique de l’intérêt commun, une volonté assez ferme pour refouler toutes ces passions, tous ces préjugés qui tendent obstinément à créer une animosité tapageuse là où la bonne intelligence devrait seule exister.

Ce qu’il y a d’étrange en effet, c’est que des deux côtés des Alpes, en dehors des gouvernemens, il y a des hommes et même des partis perpétuellement occupés à souffler la guerre entre ces deux nations que rien ne devrait séparer. Écoutée ce que disent certains journaux de Florence ou de Rome : ils passent leur temps à représenter la France comme n’ayant d’autre pensée que d’attaquer l’Italie, de revenir à Rome, et, qui sait ? de préparer peut-être quelque débarquement on ne sait où. La conclusion est qu’il faut s’armer, se fortifier, s’allier au plus vite avec la Prusse. Revenez en France, écoutez ce que disent certaines gens : l’Italie est notre ennemie, elle est la vassale de la Prusse, elle ne songe qu’à profiter des circonstances pour nous reprendre Nice et la Savoie, comme elle a pris Rome au pape. Il faut s’attendre à tout, et se lancer provisoirement dans une campagne diplomatique pour le pouvoir temporel. — On dirait que les uns et les autres ne sont contens que lorsqu’ils croient voir monter à l’horizon quelque orage qui va éclater entre les deux pays. N’avez-vous pas vu, tout récemment un certain nombre de journaux répéter sous toutes les formes que décidément les relations de la France et de l’Italie étaient fort tendues, que le ministre du roi Victor-Emmanuel à Paris avait eu avec le chef du pouvoir exécutif à Versailles une conversation des plus vives, une véritable altercation ? Et ceux qui ont répandu ces histoires ne se sont pas même demandé s’il y avait le plus léger prétexte. Non, cela plaisait sans doute à certaines passions, et ils l’ont dit, lorsqu’il n’y avait rien de vrai.

Il faudrait pourtant prendre garde. Ah ! les journaux, certains journaux ne savent pas tout le mal qu’ils nous ont fait, et qu’ils continuent à nous faire par la futilité de leurs déclamations, par la légèreté avec laquelle ils lancent dans le monde toute sorte de nouvelles. Que de fois ils ont donné depuis un an des armes à nos ennemis, qui s’en servent avec une dextérité aussi perfide que meurtrière ! Puisqu’ils parlent si souvent de préparer la régénération et de faire l’éducation de la France, ils devraient commencer par se discipliner eux-mêmes, et par traiter plus sérieusement nos malheureuses affaires, ne fût-ce que pour éviter de dire quelquefois des choses dont nos ennemis s’amusent, qui peuvent desservir cruellement le pays dans ses intérêts, dans sa dignité.

CH. DE MAZADE.
CORRESPONDANCE

A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.

Bâle, 12 septembre.

Monsieur,

L’assemblée nationale n’a point démenti les prédictions de ceux qui avaient foi en sa sagesse. Si elle n’a pas voté précisément la proposition Rivet, ce qu’elle a voté s’en rapproche beaucoup. Elle a changé l’étiquette du sac ; mais ce qui importe aux gens sérieux, ce n’est pas ce qu’on écrit sur un sac, c’est ce qu’il y a dedans. Il est vrai qu’en accordant quelque chose au gouvernement l’assemblée a tenu à s’accorder quelque chose à elle-même : elle s’est proclamée assemblée souveraine, et s’est attribué en cette qualité le pouvoir constituant. La différence est grande toutefois entre un droit qu’on s’attribue et un droit qu’on exerce. Il n’y a guère que les jeunes assemblées qui aient l’humeur constituante ; à mesure qu’elles vieillissent, elles sont moins disposées aux grands efforts, moins amoureuses des grandes responsabilités ; elles sentent toujours plus qu’elles ont à compter avec les événemens, qui sont leurs maîtres, et avec les électeurs, qui sont leurs juges. — On nous met en demeure d’écrire un chapitre du livre, s’écriait l’un des membres les plus spirituels de la majorité ; nous nous proposons d’écrire le livre tout entier. — Fort bien ; mais en attendant le premier chapitre est fait et publié, et, à supposer que les autres soient écrits dans le même style, ce n’est pas le centre gauche qui s’en plaindra. Si vous me pardonnez la familiarité de cette comparaison, la majorité vient de pondre un œuf de poule, en se réservant le droit de le couver et d’en faire éclore un canard. Un naturaliste de mes amis, à qui j’ai soumis le cas, prétend que c’est impossible. Je ne vais pas si loin, je crois aux miracles en politique ; seulement il en est de fort difficiles, et, pour vous dire là-dessus toute ma pensée, non-seulement je souhaite que celui-ci ne se fasse point, mais il me paraît désirable que ni l’assemblée nationale ni celles qui lui succéderont ne fassent usage de leur droit de constituer. La France a déjà fait et défait tant de constitutions ! C’est de bonnes lois qu’elle a besoin, et de bien meubler sa. maison, non de la démolir et de la rebâtir à tout coup. Son avenir serait assuré, si elle se décidait à en finir à jamais avec les constitutions et les révolutions.

Pour en revenir au présent, on demandait à l’assemblée d’affermir la situation de M. Thiers en lui conférant le titre de président de la république, et en prorogeant ses pouvoirs. Depuis le commencement de ce mois, la république a un président, et les pouvoirs de ce président dureront, selon toute vraisemblance, aussi longtemps que l’assemblée elle-même, laquelle ne paraît point disposée à mourir de sitôt. Ainsi en ont décidé 480 voix contre 93 ou 95, recrutées sur les bancs de l’extrême droite et de l’extrême gauche. Ce jour-là, MM. de Carayon-Latour et Quinet ont trouvé l’occasion vraiment unique de voter ensemble, ils seraient inexcusables de l’avoir laissée échapper. Chose curieuse, les journaux les plus opposés à la motion Rivet, ceux qui la déclaraient hautement inopportune et dangereuse, constatent à l’envi que le vote de la chambre a produit les plus heureux effets, que la confiance renaît partout, que les transactions et les marchés en font foi, que les affaires reprennent avec une vivacité inattendue. Pouvait-on désirer mieux ? Tout le monde se félicite de l’événement, les affaires d’abord et ceux qui les font, les modérés du centre droit et du centre gauche, que dis-je ? les Prussiens eux-mêmes, si l’on en croit la Correspondance provinciale de Berlin, qui possède les secrets des dieux. Bref, tout le monde est content, hormis, bien entendu, M. de Carayon-Latour et M. Quinet.

Non, M. Quinet n’est pas content, il l’a bien prouvé en proposant à l’assemblée, en termes fort courtois, de se dissoudre pour faire place à quelque chose de mieux. La dissolution immédiate, voilà le mot d’ordre de l’extrême gauche, et, pour en venir à ses fins, elle a organisé une campagne de pétitionnement dont elle se promet des merveilles. Il paraîtrait qu’elle peut compter, pour le succès de cette campagne, sur le concours empressé de tous les cabarets de France ; c’est du moins ce qu’il est permis d’inférer d’une dépêche adressée par le ministre de l’intérieur au préfet du Pas-de-Calais, et qui porte : « Prescrivez formellement aux cabaretiers de faire disparaître la pétition sous peine de fermeture. » Si l’on s’en rapporte aux signataires de la pétition et aux cabaretiers qui leur viennent en aide, la dissolution serait le remède à tous les maux, l’universelle panacée, l’infaillible moyen de payer le Prussien et de faire le bonheur des Français ; à lui seul, ce mot vaudrait cinq milliards en espèces sonnantes. Il se pourrait bien aussi que la dissolution fût tout simplement un expédient inventé par des ambitions aux abois, — on en rencontre à gauche comme à droite, — qui veulent arriver à tout prix ; les journées leur durent, leur appétit compte les minutes. Nous n’affirmons rien à ce sujet ; vous savez que nous autres nous n’avons pas l’esprit décisif, et que dans les matières compliquées nous aimons à suspendre notre jugement. Il nous paraît seulement que la dissolution est sujette à de graves inconvéniens, et, s’il est vrai que la crainte soit le commencement de la sagesse, il serait bon d’inspirer aux malades la crainte salutaire de certains remèdes et de certains médecins ; la maladie vaut souvent mieux que le docteur. Heureusement cette campagne que vient d’entreprendre l’extrême gauche n’a, semble-t-il, que peu de chances d’aboutir. Un diplomate français disait un jour à Florence : « Depuis que je suis en Italie, j’ai entendu dire beaucoup de sottises, je n’en ai point vu faire. » Tant qu’une sottise n’est pas faite, il n’y a que demi-mal, et des pétitions qui n’ont d’autre résultat que de faire prospérer les cabarets ne sont pas un danger mortel.

Sur quoi se fondent-ils, ces pétitionneurs, pour demander à l’assemblée de se dissoudre ? Ils lui représentent qu’elle a été élue pour conclure la paix, que la paix est conclue, que partant il ne lui reste plus qu’à s’en aller. Ce raisonnement ne nous paraît point irréprochable. Est-il donc vrai que la paix soit faite, que le Prussien soit sorti de France ? Il en sortira quand, on l’aura payé, et pour le payer il faut de l’argent, hélas ! beaucoup d’argent. Apparemment le corps électoral s’en doutait en février, et il a entendu conférer à ses mandataires le droit ou, pour mieux dire, leur imposer le devoir de procurer au gouvernement toutes les ressources nécessaires à l’exécution du traité. Il est vraisemblable aussi qu’en nommant une assemblée chargée de lui rendre la paix, la France désirait que cette assemblée réparât, autant qu’il était en elle, les désastres de la guerre, qu’elle travaillât avec le gouvernement de son choix au rétablissement de l’ordre, qu’elle remît sur pied le pays et prît toutes les mesures que réclamait sa sûreté. Cette œuvre de réparation, l’assemblée nationale est loin de l’avoir terminée, et personne ne saurait affirmer sérieusement qu’elle excède son mandat en examinant et modifiant les nouveaux projets d’impôts que lui soumet le pouvoir exécutif, en élaborant une loi militaire, en préparant et votant d’importantes réformes dont la défaite a fait sentir la nécessité, et qui prouveront à l’Europe que la France n’a pas traversé l’école du malheur sans y rien apprendre et sans y rien oublier.

Le patriotisme des pétitionneurs nous paraît être en défaut comme leur bon sens. Se souviennent-ils en vérité que le Prussien est toujours là, qu’on a bien des comptes encore à régler avec lui ? Il faut se défier des querelles d’Allemand, dit le proverbe ; ce proverbe n’est pas un vain mot. Que de subtiles chicanes, que de captieuses difficultés, n’essuiera pas la France avant d’obtenir la complète libération de son territoire ! Et n’est-ce pas le premier de ses intérêts d’éviter avec soin tout incident que pourrait exploiter au profit de ses exigences un vainqueur retors et processif ? En bonne foi, les radicaux pensent-ils que, si la dissolution les mettait en possession du pouvoir, la Prusse leur serait plus complaisante ou plus indulgente qu’elle ne l’est à M, Thiers et à son gouvernement ? Ne croient-ils pas comme nous qu’elle profiterait de l’occasion pour accroître ses prétentions, pour manifester sans contrainte ses méfiances, l’âpreté de sa morgue, ses éternelles rancunes, que n’a pu désarmer la victoire ? M. de Bismarck, assure-t-on, a dit un jour : « Nous aurions fait une mauvaise affaire, si nous laissions derrière nous une république habitable. » Il est certain qu’à la longue une république honnête, modérée et prospère causerait à Berlin des déplaisirs, et lui créerait des dangers capables d’effacer dans son cœur les joies de Wœrth et de Sedan ; mais, si Berlin peut désirer de réduire la France à l’impuissance en brouillant tout chez elle, il a d’autre part cinq milliards à recouvrer, et il entend qu’on le paie, qu’on le paie intégralement, jusqu’au dernier sou. Le succès étourdissant de l’emprunt l’a tout à la fois contristé et réjoui : il n’a pu constater sans douleur qu’il n’avait pas réussi à ruiner la France ; en revanche, il découvrait avec joie que la France était solvable et que sa créance était bonne, de telle sorte que dans ce grand conflit de sentimens il était à la fois triste d’être content et content d’être triste. Aussi, quelque chagrin qu’il ressente en voyant s’établir en France une république habitable, il considère que cette république est solvable, et ne peut s’empêcher de lui porter quelque intérêt. La Prusse n’a pas la chevalerie de la haine, elle ne saurait souhaiter mal de mort à un créancier qui paie ; mais à tort ou à raison Berlin ne croit pas à la solvabilité des républiques radicales. Que M. Thiers et l’assemblée nationale soient remplacés demain par une chambre et un président rouges, M. de Bismarck avisera aux moyens de leur rendre la vie impossible, et, s’il cherche, il trouvera ; on peut s’en remettre à lui, il excelle dans cet art, et c’est la France qui à son dam paiera pour ses gouvernans. Que si l’intérêt de leur pays touche médiocrement certains radicaux, seront-ils aussi indifférens à l’intérêt de leur cause et de leur parti ? Des classes entières en France sont persuadées qu’une république habitable est une chimère, que la république représente l’agitation et le désordre permanens. Est-ce un logis habitable qu’une maison qui serait tous les jours en proie aux écureurs et aux déménageurs ? La France a besoin de calme, de tranquillité, parce qu’il en faut pour travailler, et que le travail est aujourd’hui la première de ses nécessités. Les radicaux qui réclament la dissolution auraient bientôt fait de dégoûter leur pays de la république. Agitons, agitons ! crient-ils à pleine tête. L’écho répond : Payons, payons ! Qui donc a raison de Merlin l’enchanteur ou de cet écho désenchanté ?

Je dois vous faire, monsieur, un aveu qui me coûte, je n’ai point lu Merlin l’enchanteur, je n’en parle que sur ouï-dire et pour avoir entendu l’un de mes voisins, lecteur héroïque, s’écrier : « Ce livre est plus qu’un livre, c’est un événement, — ou si vous voulez que ce soit un livre, ajoutait-il, c’est un livre immense, qui contient le monde ; du cèdre jusqu’à l’hysope, on y trouve tout, absolument tout. » Les personnes de ma famille ont l’esprit posé, le sens rassis, et nous nous défions beaucoup des événemens en lettre moulée, des immensités et des auteurs qui se font forts de tout dire en trois cents pages ; il est déjà si difficile de dire quelque chose, et de le dire clairement, simplement, de manière à être entendu des honnêtes gens à Bâle comme à Paris ! Mais, s’il y a des Bêlois qui n’ont pas lu Merlin, nous avons tous lu les Révolutions d’Italie de M. Quinet et sa Révolution française, et nous tenons l’auteur pour un éminent esprit, pour un remarquable écrivain. Aussi nous paraît-il fort regrettable qu’un homme d’un si grand mérite le consacre à faire solennellement de la petite politique brouillonne, car solennel, M. Quinet le sera toujours, c’est un pli d’enfance dont il n’a pu se défaire. A la tribune ou ailleurs, il a toujours la gravité majestueuse d’une conscience qui officie ; la majesté sied aux consciences, et depuis longtemps M. Quinet a déclaré qu’il était une conscience, qu’il ne voulait être autre chose, qu’il était la seule conscience vraiment consciencieuse du siècle. Je n’y trouve rien à redire, et je respecte infiniment les scrupules ; mais ce mot-là prête aux confusions, et plus d’une conscience qui se donne pour telle n’est qu’une mauvaise humeur aigrie et condensée qui s’érige en oracle et parle par apophthegmes.

J’ai entendu des admirateurs de M. Quinet se plaindre qu’il a parfois des silences singuliers. Ils auraient voulu savoir par exemple ce qu’il pense de la commune et des incendies de Paris, et ils lui demandaient d’en dire nettement son avis, comme l’ont fait MM. Louis Blanc et Gambetta. Si je ne me trompe, M. Quinet s’est tu sur ce point ou s’en est exprimé fort obscurément ; sans doute c’est distraction de sa part. Quand il consent à parler, il dit à merveille ce qu’il veut dire. C’est ainsi que naguère il a clairement expliqué par une lettre adressée à un journal pourquoi il rejetait la nouvelle loi sur les conseils-généraux. Sa principale raison est qu’aux termes de cette loi les conseillers-généraux ne seront point salariés : la gratuité des offices les rend inaccessibles à quiconque ne jouit pas de quelque fortune et de quelques loisirs, et crée ainsi en faveur des gens aisés un privilège que réprouvent tous les principes de 89 ; sur quoi votre excellente chronique politique remarquait fort justement que, si l’on paie les conseillers-généraux, il faut payer aussi les conseillers municipaux, et, sous peine d’inconséquence, les électeurs eux-mêmes, qui ont l’ennui de se déranger pour porter leur vote dans l’urne. Toutefois, avant d’introduire cette utile réforme, il conviendrait peut-être d’attendre que le Prussien soit payé. Serait-il donc vrai que certains radicaux pensent à tout, sauf à M. de Bismarck, lequel pourtant n’est pas homme à se laisser longtemps oublier ?

La fréquente dissolution des assemblées et l’abolition de tous les offices gratuits, ces deux points se tiennent dans l’esprit des radicaux. Niveler et agiter, voilà leur devise ; leur science se résume en ces deux mots. Nous en savons quelque chose, nous autres Suisses. Le radicalisme nous a rendu autrefois de réels services, que nous n’aurions garde de méconnaître ; il nous a délivrés d’un conservatisme honnête, mais étroit, dont les préjugés se prêtaient difficilement aux réformes, résistaient opiniâtrement à toutes les nouveautés. Par malheur, à ce radicalisme utile, représenté par des hommes intelligens, a succédé un radicalisme de cabaret, qui n’a pas d’autre ambition ni d’autre souci, comme je vous le disais, que de tout niveler et de toujours s’agiter en agitant les autres. Il est une ville de Suisse où l’on s’occupe aujourd’hui d’élaborer une nouvelle loi sur l’instruction publique. Cette entreprise a fait éclore bien des projets, et l’auteur d’un de ces projets n’a pas craint de proposer qu’à l’avenir tous les professeurs de collège fussent pris parmi les régens primaires, les professeurs de faculté parmi les professeurs de collège. Avant d’enseigner le calcul différentiel ou les littératures comparées, il faudra désormais avoir commencé par montrer aux petits enfans leur croix de par Dieu ; voilà pour le nivellement. D’autre part, il importe que les professeurs ne soient pas assurés de leur lendemain, on stipulera qu’ils sont rééligibles à de très courtes échéances ; dissolution fréquente du corps enseignant, la liberté n’est garantie qu’à ce prix. Et encore les dissolutions fréquentes ne suffisent-elles plus à nos radicaux avancés ! Vous savez ce qu’on entend chez nous par ce fameux référendum, qui a été adopté dans plusieurs de nos cantons. Comme il se peut faire que le corps législatif qui a été élu hier n’exprime plus aujourd’hui la mobile volonté des électeurs, on ne saurait se dispenser de soumettre à la ratification du peuple toutes les lois votées par ses mandataires ; le peuple seul sait au juste ce qu’il pense et ce qu’il veut. Un corps électoral en permanence qui, jugeant le matin, se déjuge le soir, voilà la vraie démocratie. Il faut changer le Pater, monsieur, et y insérer cet article : Seigneur Dieu, accordez-nous notre bulletin de vote quotidien !

Ce que je redoute par-dessus tout pour mon pays, disait récemment un homme d’état italien, c’est la politique de cabaret. Il avait raison ; les cabarets ont leur utilité, mais on y fait de méchante politique. De toutes les illusions les plus dangereuses sont celles qui habitent le fond des pots et qui s’introduisent dans les cerveaux cornus avec les acres fumées d’un vin bleu ou les subtiles vapeurs de la liqueur verte. Quand le soir, les volets clos, les coudes sur la table, le broc en main, on se met à raisonner et à déraisonner, l’imagination s’échauffe agréablement, tout paraît possible et facile. C’est dans l’épais brouillard et la charmante moiteur de la salle à boire qu’on se plaît à reconstruire pièce à pièce les sociétés et les gouvernemens, à bâtir au coude levé des constitutions qui sont des machines si bien montées qu’on peut se passer du mécanicien pour les faire marcher ; le premier sot venu est plus que suffisant. On prétend que nous sommes dans le siècle des grandes machines et des petits hommes ; grand bien nous fasse ! Dans ces constitutions parfaites que fabriquent chaque nuit les cabarets, l’ignorant vaut le savant, l’homme de peine l’homme de loisir ; je me trompe, la supériorité d’esprit y est tenue pour suspecte ; n’est-elle pas le privilège par excellence, lequel tend toujours à ramener les autres à sa suite ? L’essentiel est que la machine sifflante, nivelante et dissolvante, dont le suffrage universel est le moteur, ramène sans cesse en haut ce qui était en bas, de telle sorte que les places soient successivement occupées par tous et que personne ne soit assuré de garder la sienne plus d’une semaine. Ai-je besoin d’ajouter que les inventeurs de ce puissant engin font une exception tacite en leur faveur, qu’ils se promettent d’échapper, eux et leur traitement, à cette perpétuelle instabilité qui est à leur sens le caractère des sociétés bien réglées ? Quand ces gens-là sont en place, ils s’y cramponnent, et il est malaisé de leur faire lâcher prise ; ils ont le secret de la chaudière.

Il me paraît, monsieur, que, si la république succombait une fois de plus en France, c’est le radicalisme qui l’aurait tuée. L’agitation perpétuelle ne saurait plaire longtemps dans un pays de travail et d’épargne, où les intérêts s’accommodent mal d’un régime qui, tous les matins, remet tout en question. Les ruraux ne souffrent pas qu’on les agite trop, et il est bon de compter avec les ruraux. Tous les républicains sages le sentent bien, témoin la lettre si digne et si sensée qu’écrivait l’autre jour M. Vacherot et qui a couru les feuilles publiques. Cette lettre m’a remis en mémoire le mot d’un éminent citoyen florentin, le marquis Gino Capponi. — Le malheur des hommes, disait-il, est qu’ils ne font pas assez de cas des avantages négatifs et des vertus modestes. — Il entendait par là l’esprit de conduite, la prudence, la modération. En France, la république a pour elle la force des situations et la désunion de ses ennemis. Les républicains doivent avoir confiance en ces puissans auxiliaires qui travaillent pour eux, et leur apporter le concours de leur calme, de leur prudence, surtout de leur abnégation. Si la république se fonde en France, elle aura été fondée par des gens qui n’en voulaient pas entendre parler, et qui après de longues hésitations se décidèrent à contracter avec elle un mariage de raison. Cela se fera on ne sait comment. Règle générale : ce ne sont pas les républicains qui font les républiques, ce sont les républiques qui font les républicains. Dieu bénisse la France et la tienne en garde contre la politique de cabaret !

Agréez, monsieur, je vous prie, l’expression de tous mes sentimens de haute considération.

***

ESSAIS ET NOTICES.

LES ANOMALIES MÉTÉOROLOGIQUES.


L’hiver exceptionnel que nous avons eu cette année a fourni un nouvel aliment aux discussions qui signalent depuis quelque temps l’avènement d’une école nouvelle de météorologistes. Lasse d’interroger sans résultat les documens accumulés par de patiens observateurs qui s’attachaient aux petites variations locales du temps, cette école a compris qu’il faut embrasser d’un seul regard l’ensemble des phénomènes aériens dont la surface terrestre est le théâtre et, pour ainsi dire, le champ de bataille. C’est la météorologie comparée qui nous donnera la clé des phénomènes périodiques constituant le climat d’une contrée aussi bien que celle des anomalies qui en viennent troubler le cours régulier. Elle nous a déjà démontré l’inanité de ces spéculations qui vont chercher dans les espaces cosmiques les causes mystérieuses d’une foule d’accidens atmosphériques, qui les attribuent aux comètes, aux essaims d’étoiles filantes, à la lumière zodiacale, aux aspects planétaires ; ces théories ne tiennent pas devant les contradictions qui sautent aux yeux lorsqu’on entreprend de comparer les faits constatés simultanément en des stations éloignées. On se sent gagné par la conviction que la quantité de chaleur que le soleil mesure annuellement à la terre est tout ce que possède l’atmosphère, et qu’un déficit dont se plaint telle contrée est toujours compensé ailleurs par une élévation inusitée de la température. C’est ainsi que pendant les années froides de 1815 et 1816, qui ont été pour l’Europe occidentale une cause de disette, le temps chaud qui régnait dans l’est fut l’origine de la prospérité subite du commerce d’Odessa.

L’hiver de 1870 à 1871 a été très froid ; cependant il aurait été beaucoup moins remarqué, du moins à Paris, s’il n’avait pas tant contribué aux souffrances du pays. L’hiver rigoureux de 1855 se rattache de la même manière à la guerre de Crimée. Dans le midi de la France, le froid a été cette année bien plus sensible que dans le nord, peut-être parce que les nuits très claires de la Provence et du Languedoc favorisent davantage le rayonnement du sol vers l’espace. Dans les trois périodes de froid continu qui ont marqué le commencement de décembre, la fin de décembre et le milieu de janvier, les minima thermométriques sont plus bas à Montpellier qu’à Paris ; M. Martins a noté des températures de 14 et de 16 degrés au-dessous de zéro, tandis qu’à l’observatoire de Paris le thermomètre n’est pas descendu au-dessous de — 11 degrés. La neige blanchit rarement les champs du Languedoc ; cet hiver, elle y est tombée plusieurs fois, — une chute de 25 centimètres eut lieu le 25 décembre, et les dernières flaques n’avaient pas encore disparu à Montpellier au commencement de février. La végétation s’est ressentie des effets de l’hiver dans tout le midi ; dans quelques localités, les chênes verts, les oliviers, les cyprès, les figuiers ont été tués jusqu’aux racines. A Moulins, on a noté un minimum de — 25 degrés, à Périgueux — 23 degrés. L’hiver a été également rigoureux en Danemark, en Allemagne, dans presque toute l’Europe. Partout la moyenne générale de la température a été plus basse que dans les années ordinaires.

Ce qui est curieux, c’est que l’hiver froid de 1870 avait été prévu par plusieurs météorologistes qui se fondaient sur des principes fort différens. M. Renou le classe dans ses hivers quarantenaires ; il pense avoir constaté que les grands hivers reviennent périodiquement tous les quarante ou quarante-un ans, de sorte que 1870 serait le retour de 1830 et de 1789. La même période se manifesterait d’ailleurs, à en croire M. Renou, dans le renouvellement de quelques autres phénomènes, et notamment dans le retour de certains étés ; l’analogie des étés de 1753, 1793 et 1834 ferait donc supposer que nous aurons en 1875 un mois de juin assez froid, et de grandes chaleurs en juillet et août. Par malheur, cette périodicité est plus apparente que réelle, car, en examinant l’intervalle écoulé depuis 1830, on trouve cinq ou six hivers plus froids que celui de 1870.

Les grands froids de l’hiver dernier avaient été encore annoncés par M. de Tastes, dans une communication que ce savant fit à la Société météorologique au mois de juillet 1870. La théorie de M. de Tastes est fondée sur la considération des courans atmosphériques. On sait que des masses d’air chaud s’élèvent des régions équatoriales pour s’écouler vers les pôles, et qu’il en résulte en bas un tirage qui aspire l’air froid des régions polaires comme ferait une cheminée d’appel. La rotation de la terre modifie la direction de ces deux courans opposés : l’air qui se déverse de l’équateur vers le pôle nord produit les vents de sud-ouest, et celui qui revient du pôle vers la zone torride les alizés de nord-est. Ces vents forment au-dessus de l’Océan-Atlantique et du continent européen un vaste circuit, lequel correspond assez bien au courant appelé gulf-stream. Les fluctuations de ces deux courans, aérien et marin, produisent des variations considérables dans les caractères météorologiques des saisons. M. de Tastes pense qu’entre le circuit aérien de l’Atlantique et un circuit analogue qui se forme sur le Pacifique il existe autour du pôle une zone des calmes, véritable banquise aérienne dont les rives sont incessamment battues par les courans d’air plus chaud qui la côtoient. Cette zone se déplace du côté du courant qui a la moindre impulsion ; si c’est le courant de l’Atlantique qui faiblit, elle descend vers l’Europe et nous apporte un hiver rigoureux. Les symptômes de ce rapprochement s’étant manifestés dès l’été de 1870, M. de Tastes a pu prédire ce que serait l’hiver à venir.

Cette théorie offre plus d’un point faible ; ce qui est certain, c’est que la météorologie de l’Europe est dominée par la circulation atmosphérique et par la circulation marine correspondante, comme l’a fait voir M. Marié-Davy dans un travail intéressant sur les caractères de l’hiver de 1870-1871. Le grand régulateur du climat de la France et des pays voisins est le fleuve aérien, à lit variable, dont les deux branches équatoriale et polaire s’étalent à la surface de l’Europe comme vents de sud-ouest et de nord-est. C’est l’étude des fluctuations de ce courant qui forme désormais le problème capital de la météorologie rationnelle.


R. R.


C. BULOZ