Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1872

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Chronique no 970
14 septembre 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1872.

Où donc est la politique aujourd’hui, à cette heure d’un lent et chaud déclin de l’été ? A-t-elle été à Berlin, dans cette entrevue des empereurs, qui était comme une représentation de gala offerte à l’Europe inoccupée ? A-t-elle été à La Haye, dans ce congrès du radicalisme cosmopolite, qui est comme la pièce burlesque de la saison ? Est-elle à Genève, dans l’acte si nouveau de ce tribunal de paix qui, par la seule autorité de la raison et de l’équité, vient de mettre fin à une interminable querelle entre deux grandes nations, l’Angleterre et les États-Unis ? En France même, où est la politique ? Est-elle sur les chemins ou à Versailles avec nos ministres, à Trouville avec M. le président de la république, qui semble prolonger son séjour comme pour mieux attester la tranquillité profonde du pays, — dans les départemens avec les députés, qui écrivent des lettres à leurs électeurs, ou avec les conseillers-généraux, qui envoient des adresses à M. Thiers ?

La politique est un peu partout, dans ces spectacles extérieurs dont on s’occupe à chercher le sens et dans ce travail national invisible, inaperçu, que le repos apparent des vacances n’interrompt pas. Ce repos salutaire et fécond par lui-même, on l’accepte comme le premier des bienfaits après tant de secousses et d’émotions violentes. On se dit qu’on reviendra bien assez tôt aux problèmes épineux, laborieux, qu’il sera impossible d’éviter. En attendant, on prolite de ces quelques mois de vacances pendant lesquels le pays se raffermit, les esprits modérés s’éclairent, les passions agitatrices sentent leur impuissance. De temps à autre, on tourne un regard en arrière, on voit les effroyables épreuves qu’il a fallu traverser, où la société française a failli sombrer, on mesure les progrés accomplis, le chemin parcouru, et dans cette tranquillité nouvelle, si péniblement reconquise, on reprend confiance en se disant que bien des difficultés, en apparence insolubles, se résoudront peut-être d’elles-mêmes par la paix et dans la paix intérieure. Là est le mot de la situation, là aussi est le secret de la force réelle et croissante de ce gouvernement qui existe aujourd’hui, dont l’unique mission a été, est encore de protéger une grande convalescence, de décourager, d’empêcher toutes les agitations périlleuses ou inutiles, de préserver le pays des rechutes, des surprises et des entraînemens. Le gouvernement lui-même donne l’exemple, il est en vacances ; il fait le moins de bruit possible, il gouverne et administre sans trouble, sans effort, et visiblement il se complaît dans cet apaisement momentané qui est son œuvre, qui répond à un instinct universel.

Tout semble donc être au repos dans cette douce saison où le monde, s’il y a encore ce qu’on appelait autrefois le monde, se disperse, se partage entre les chasses d’automne, les voyages de plaisir, la mer, les bains et les paisibles résidences à la campagne. La politique n’a plus pour le moment son centre d’activité ni à Versailles ni à Paris. C’est tout au plus si cette honnête commission de permanence, laissée en sentinelle par l’assemblée, se réunit une fois toutes les quinzaines pour nouer un bout de conversation avec un ministre et pour s’apercevoir qu’elle n’a rien à faire. Sans doute, aux approches de chaque réunion, on commence par préparer un dossier, on se promet d’interpeller le gouvernement sur toute sorte de choses, la séance ne peut manquer d’être animée ! Puis, le jour venu, comme cela est arrivé hier encore, on adresse au gouvernement deux ou trois questions sur le produit des impôts nouveaux, sur les travaux du génie militaire au Mont-Cenis, sur la marche des négociations au sujet du renouvellement des traités de commerce. M. Victor Lefranc, qui est l’homme le plus accommodant et le plus paisible du monde, répond que tout va bien ou qu’il ne peut rien dire, et on se retire satisfait, Versailles rentre dans le repos. Voilà qui caractérise assurément une situation où il n’y a rien d’effrayant.

Ce n’est pas cependant que tous les soucis de l’avenir aient disparu, et que, même dans cette stagnation des vacances parlementaires, il n’y ait ni préoccupations ni incidens. Non certes, seulement l’activité politique s’est déplacée et dispersée. Ce qu’on ne disait pas, ce qu’on ne pouvait pas toujours dire à Versailles, à l’assemblée, on le dit plus librement en province dans une lettre aux électeurs, dans un manifeste, dans un banquet terminé par les inévitables discours de circonstance, dans une adresse de conseillers-généraux, dans les journaux enfin, dans les journaux, ces échos naturels et souvent grossissans de tout ce qui se passe dans le pays. Il y a tout un travail qui est une sorte de commentaire de la session dernière et comme une préparation calculée de la session prochaine, où on sent bien que les plus graves questions d’organisation publique devront être décidées. Une fois encore, avant l’heure suprême, chacun vent plaider sa cause, chacun se met en campagne avec son drapeau. Les plus fiers champions de la droite se plaignent avec amertume du gouvernement, qu’ils accusent tout haut de manquer à ses cngagemens, de méconnaître les vœux de la majorité de l’assemblée, de préjuger les questions constitutionnelles, de tout compromettre de façon à rendre fort difficile, sinon impossible, le rétablissement de la monarchie. De son côté, le centre gauche, dans les adresses qu’il provoque, appuie ouvertement et résolument M. Thiers en encourageant sa politique, résumée dans ce mot de « république conservatrice, » prononcé à la fin de la session. Les républicains modérés, avec un esprit de conduite qu’ils n’avaient pas toujours montré, sentent bien que ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de ne point créer des difficultés au gouvernement, de se rallier à lui, de le soutenir, et avec une « ardeur de néophytes, » comme on le disait un jour, ils poussent même parfois cette sagesse jusqu’à la soumission la plus exemplaire. Les radicaux enfin, quelques-uns du moins, voudraient bien essayer de se calmer, de ménager M. Thiers, qui a le mérite de faire vivre la république. Ils sont bientôt emportés par leur naturel, ils sont poussés par ceux qui les suivent, ils éprouvent le besoin de l’agitation quand même, et ils rendent au gouvernement, qui est obligé de réprimer leurs excentricités, le service de n’être pas trop avec lui, de rester ce qu’ils sont, les représentans de la révolution en permanence.

De quoi s’agit-il au fond dans cette série de manifestations qui se produisent depuis quelque temps sous toutes les formes, en dehors de la vie publique officielle ? La vraie et grande question est évidemment toujours la constitution du gouvernement définitif et la manière d’y arriver. Que les hommes de la droite exhalent des plaintes amères en voyant s’évanouir leurs espérances, qu’ils laissent percer un certain découragement dans les manifestes qu’ils adressent à leurs électeurs, rien de plus simple. Ils devraient seulement en venir à comprendre que, si la réalisation de leurs vœux est devenue pour l’instant si difficile, c’est par leur faute, c’est parce qu’ils ont fait tout ce qu’il fallait pour préparer à leur cause une inévitable défaite. Peut-être ont-ils laissé échapper une occasion unique durant ces deux cruelles années qui viennent de s’écouler ; dans tous les cas, depuis ce moment, ils n’ont plus offert au pays que le spectacle de leurs divisions et de leur impuissance. Ils n’ont cessé de présenter à la France une politique qui devait la froisser dans ses instincts, comme dans ses intérêts les plus immédiats, et même, à l’heure qu’il est, il y a des royalistes occupés à faire de la propagande dans les contrées qu’ils représentent en annonçant qu’avant un an la France prendra les armes pour aller rétablir la souveraineté temporelle du saint père à Rome. Est-ce ainsi qu’on prétend populariser la monarchie en l’identifiant avec l’idée d’une guerre nouvelle pour aller restaurer le pape ? Se figure-t-on rendre le gouvernement actuel bien suspect aux yeux des populations en montrant qu’il a eu la sagesse de résister à de telles suggestions, de comprendre autrement les intérêts supérieurs de la France ?

À dire vrai, on est un peu embarrassé à l’égard de M. Thiers, on ne voudrait pas méconnaître les services qu’il a rendus ; mais, d’un autre côté, on l’accuse d’avoir été infidèle à la pensée qui l’a porté au pouvoir, de s’être placé en dehors de la majorité de l’assemblée. On a répété cela si souvent qu’on a fini par se le persuader. Comment donc M. Thiers aurait-il réussi à résoudre ce problème, à moins de faire un coup d’état ? M. Dufaure le disait l’autre jour avec bon sens dans un comice agricole de la Charente-Inférieure : « On prétend que le président gouverne contre les volontés de l’assemblée. Cela n’est ni vrai ni possible, il a dans l’assemblée des adversaires résolus, persévérans ; mais il n’y a pas une grande résolution qui n’ait été prise d’accord avec la majorité… » Même depuis qu’il a prononcé ce mot de « république conservatrice, » est-ce que M. Thiers a été désavoué par la majorité ? Est-ce qu’il a rencontré un sentiment de défiance formulé dans un vote décisif ?

Cette majorité dont on parle sans cesse, où est-elle ? Qui peut la revendiquer pour l’opposer au gouvernement ? On sent bien qu’on est dans une fausse situation. Seulement il s’est trouvé des casuistes nouveaux qui viennent de découvrir un dernier expédient. M. Thiers est l’élu de l’assemblée, il gouverne en son nom, il a rendu d’immenses services, et personne ne peut songer à lui donner au moment présent un successeur, soit ; mais depuis qu’il s’est prononcé pour le maintien de la république, au lieu d’observer entre les partis la neutralité qu’il avait promise, tout est changé, il ne peut plus rester au pouvoir le jour où le pays lui-même devra décider de son sort par des élections. Il faut dès aujourd’hui songer à ce nouveau provisoire. — Nous ne savons nullement dans quelles conditions se feront les élections prochaines, quand on aura le temps d’y penser, quand l’étranger ne foulera plus un fragment du soi national. Imagine-t-on cependant un pays allant à une telle crise sans gouvernement, avec une assemblée nécessairement affaiblie, puisqu’elle sera sur le point de disparaître, et avec une sorte de gérant anonyme des affaires ou de lieutenant de police placé là pour la circonstance ? Est-ce tout ce qu’on a pu découvrir de mieux ? Est-ce ainsi qu’on pense garantir la liberté des élections ? Les hommes de la droite s’émeuvent de leur impuissance, ils se débattent pour en sortir, c’est leur rôle. Qu’ils regardent en eux-mêmes, autour d’eux ; ils verront comment, par une sorte de réaction contre une série de fausses démarches, ce problème du gouvernement définitif qu’ils croyaient tenir dans leurs mains en est venu à se résumer dans ce dialogue significatif récemment engagé entre le général Chanzy parlant au nom des conseillers du département des Ardennes et M. Thiers prenant lui-même la plume pour répondre au vaillant soldat dont le centre gauche de l’assemblée a fait son président. Le général Chanzy demande à M. Thiers de persévérer dans la voie qu’il a suivie jusqu’ici, et au bout de laquelle est la seule solution possible, « une république conservatrice. » M. Thiers répond qu’il continuera sa laborieuse tâche dans l’esprit qui paraît approuvé par le pays et où il est décidé à persévérer.

C’est là du reste à peu près le résumé, le sens de beaucoup de manifestations émanées depuis quelque temps des conseillers-généraux qui, après leur session, avant de se séparer, se sont rencontrés dans l’expression d’un vœu tout politique. Il est certain que ces idées se sont répandues peu à peu, que cette « république conservatrice » a gagné du terrain, puisqu’on parle déjà de lui donner une sorte d’organisation avec une vice-présidence, avec une seconde chambre et une loi électorale. C’est un mouvement d’opinion qu’il faut constater, qui est le résultat d’un certain ensemble de choses, surtout de l’impossibilité de toute autre solution, et auquel les incidens de la fin de la dernière session ont contribué peut-être à donner un caractère un peu plus précis. Autrefois on parlait d’une monarchie entourée d’institutions républicaines ; aujourd’hui on parle d’une république entourée d’institutions, non pas monarchiques, mais essentiellement, « profondément » conservatrices. Autrefois on se contentait d’aller chercher son idéal à Londres, maintenant on s’embarque pour les États-Unis ; soit, les tièdes semblent prêts à se résigner, bien des incrédules eux-mêmes ne sont pas éloignés d’en prendre leur parti. Que sortira-t-il de tout cela le jour où le pays lui-même sera mis en demeure de se prononcer ? Qu’on ne s’y trompe pas, le pays ne se nourrit ni de chimères, ni de superstitions, ni de fanatismes de parti ou de secte. Ce qu’il voit pour le moment, c’est la république de M. Thiers, de l’homme qui depuis deux ans s’est donné la mission de délivrer le territoire occupé par l’étranger, de raffermir à l’intérieur tout ce qui était ébranlé, qui n’est point encore arrivé au bout de sa tâche, selon l’aveu de M. Dufaure lui-même, mais qui a réussi à créer une situation presque inespérée, où la France ne dépendra plus bientôt que de sa propre sagesse, L’éminent patriote a pris une nation dans la poussière et dans le sang, il l’a remise sur pied, il lui a rendu le sentiment d’elle-même. Il a fait tout cela d’accord avec l’assemblée sans doute, il l’a fait aussi par sa prévoyance, par son bon sens et sous le nom de la république. S’il ne s’agit que de cette république et d’une sanction nouvelle des pouvoirs de M. Thiers, le pays aura certainement bientôt fait son choix ; il votera pour celui que M. le garde des sceaux appelait l’autre jour « un simple et bon citoyen, un bourgeois modeste comme vous et moi, qui n’a d’autre prestige que celui de la grandeur intellectuelle, » et le pays croira se couronner lui-même en laissant la direction de ses destinées entre les mains de l’homme qui l’a aidé à sortir d’un si profond abîme. C’est au-delà que la question se complique, et que les véritables difficultés commencent.

Se figure-t-on par hasard qu’il suffise de donner à ce qui n’est que provisoire un caractère plus permanent et d’imprimer à la république le sceau d’une institution définitive ? Est-ce que nous n’avons pas eu tous les définitifs possibles et sous tous les noms ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? La république a eu jusqu’ici un malheur en France, elle n’a été qu’une grande perturbation, elle n’a jamais été une institution régularisée, un gouvernement, il s’agit avant tout d’en faire un gouvernement, le gouvernement de tout le monde ; que ceux qui prétendent la fonder y réfléchissent. Sans doule la république n’est point absolument impossible en France, elle n’est que très difficile, et la première condition pour qu’elle puisse vivre, c’est qu’elle réponde à deux ou trois besoins essentiels, dominans, impérieux, d’un pays placé en face de la situation la plus délicate et la plus terrible. Il faut dire les choses comme elles sont, la république ne peut s’établir, se maintenir, qu’en s’imposant des freins à elle-même, en se créant des institutions, des habitudes qui la défendent des mobilités inhérentes à sa nature, et c’est d’abord surtout dans les affaires extérieures qu’une certaine fixité de direction et de dessein est nécessaire. La France est toujours la France sans doute, c’est nous qui le disons et qui gardons cette foi ; pour le monde, elle est la grande vaincue qui subit la juste expiation de son orgueil, de ses manies d’intervention universelle, de ses vanités dominatrices. Dans la situation d’isolement où elle a été rejetée, la France est tenue pour longtemps à une grande réserve. Elle ne peut avoir qu’une pensée, suivre les événemens, dissiper les défiances qui survivent à ses malheurs, reprendre peu à peu son crédit par toute une œuvre diplomatique nouvelle patiemment renouée, faire peu parler d’elle et peu parler elle-même. Si l’on se remet à débattre des questions prématurées, à préparer des revanches d’emportement et d’aventure, à menacer tout le monde de propagandes agitatrices sous prétexte qu’où est la république, le résultat est malheureusement facile à prévoir : d’abord on ne fera peur à personne, on restera suspect à tous. On jettera plus que jamais la confusion dans nos affaires, et la république sera bientôt répudiée, abandonnée par le sentimetit national comme le gouvernement le plus périlleux et le plus meurtrier pour cette grandeur française qu’il s’agit de relever.

La république, de quelque étiquette qu’on la décore, n’est possible qu’à la condition de protéger cette renaissance nationale par la plus prudente politique, comme aussi à la condition de répondre à cet autre besoin impérieux, celui d’un ordre intérieur permanent et garanti. Qu’on se pénètre désormais d’une vérité de jour en jour plus sensible, c’est que la France n’a plus la naïveté de se payer de mots sonores ou d’apparences. Elle n’a plus la superstition des princes, il ne faut pas lui demander le fanatisme d’une abstraction. Ce qu’elle veut avant tout, c’est la réalité des choses, la sécurité de sa vie intérieure et de son travail, une liberté régulière et paisible, le droit d’exister sans être à chaque instant exposée aux surprises, aux violences des passions et des sectes, ou des partis qui ont la prétention de la tyranniser dans ses goûts, dans ses habitudes, dans ses traditions. Plus que tout autre gouvernement, la république a besoin de donner ces garanties d’ordre et de sécurité, de refréner les agitateurs convulsionnaires, de maintenir partout intacte et puissante l’autorité de la loi. Malheureusement, quand on commence à parler de république, on dirait que la loi n’est plus rien, qu’elle n’existe que pour être violée ou éludée. On la salue au besoin avec une apparence de respect, on l’invoque s’il le faut, et on n’en tient compte que dans la mesure où elle ne gêne pas. Il ne faut pas aller bien loin, les exemples se muliiplient sous toutes les formes.

Ces manifestations mêmes auxquelles viennent de se livrer les membres des conseils généraux sont une preuve de ce qu’on pourrait appeler l’instinct d’illégalité naturel à la plupart des Français. Ces manifestations n’ont rien que d’inoffensif, elles s’inspirent de l’esprit le plus sage, nous en convenons ; elles ne sont pas moins une des plus ingénieuses dérisions de la loi. La loi interdit aux conseils-généraux l’expression de vœux politiques : soit, on clôt la session, on tire le rideau, et aussitôt ces honnêtes représentans des départemens encore réunis, prenant toujours leur titre de conseillers-généraux, agissant collectivement, rédigent des adresses pour se prononcer sur la forme du gouvernement. Cela semble tout simple, ce n’est pas aussi simple qu’on le croit. Si la loi a eu tort d’interdire les vœux politiques aux conseils-généraux, il faut la changer. Si elle a été au contraire prévoyante et sage en interdisant ces vœux, il faut l’observer sans subtilité, et ne pas se figurer qu’on est en règle avec elle parce qu’une manifestation est l’œuvre des conseillers-généraux au lieu d’être l’œuvre du conseil général. Et, si d’honnêtes conservateurs se laissent aller eux-mêmes à ces faciles transgressions, que doivent faire ceux pour qui la loi est toujours une tyrannie, sous la république comme sous la monarchie ? Ils font ce qu’on les voit faire partout où ils ont la majorité, dans les conseils-généraux ou dans les conseils municipaux, à Marseille ou à Lyon ; ils provoquent de perpétuels conflits ; au lieu d’administrer simplement les intérêts qui leur sont confiés, ils font de la politique, ils sont de petits gouvernemens !

Les radicaux suivent leur penchant, ils s’agitent et ils agitent. La paix si chère au pays leur est cruelle. Ils sont à la recherche de toutes les occasions de discours bruyans et de manifestations nouvelles, lis s’efforcent aujourd’hui de poursuivre ce que nous appelions récemment la campagne des anniversaires. L’autre jour, c’était le 4 septembre qu’ils voulaient fêter ; maintenant c’est le 22 septembre, date de la fondation de la république de 1792, qu’ils veulent célébrer. C’est assurément aussi opportun que la première fête qu’on voulait se donner, et M. le ministre de l’intérieur a eu la sage, la patriotique pensée d’interdire ces manifestations proposées pour le 22, comme il l’avait fait pour le 4 septembre. Ah ! M. le ministre de l’intérieur interdit les manifestations qu’on se promettait d’offrir en spectacle à la France comme un cordial dans ses malheurs ; il faut se mettre en devoir de ruser avec ce terrible tyran qui s’appelle M. Victor Lefranc, on invoque une loi de l’empire, et si on ne peut avoir des réunions publiques, on aura des réunions privées, on n’en démordra pas, car enfin qu’est-ce qu’une république sans banquets et sans discours, sans évocations des souvenirs de 1792 et sans banalités révolutionnaires ? Les radicaux en sont là, et ils ne voient pas que M. Victor Lefranc leur avait rendu un service signalé en leur fournissant le prétexte de se taire, de rester tranquilles. M. Gambetta, qui n’est pas le moins embarrassé des radicaux et qui se laisse traîner à leur suite sous prétexte qu’il se croit leur chef, M. Gambetta remue d’une main légère dans ses lettres tous ces souvenirs, toutes ces dates du 10 août, du 22 septembre 1792. Malheureusement entre le 10 août et le 22 septembre il y a les massacres du 2 et du 3 septembre, et cette république dont on veut fêter la fondation, elle est née dans le sang, elle est restée avec cette tache, dont elle n’a pu se laver, même par la gloire des armes, qu’elle a gardée jusqu’à l’heure où, épuisée d’excès, elle est tombée sous le talon d’un despote préparé par elle. Si ce sont là les traditions qu’on prétend invoquer, auxquelles on prétend rattacher l’ère nouvelle, ce sera bientôt fait : la révolution produira ses conséquences naturelles. Les chefs du radicalisme ne songent pas qu’en dehors même du sentiment patriotique qui devrait leur interdire ces exhumations, ces manifestations bruyantes en présence de l’étranger encore campé sur notre sol, ils devraient être retenus par un sentiment de prudence dans l’intérêt de cette république dont ils ont la prétention d’être les gardiens privilégiés. La république, elle n’a pas tant à craindre pour le moment ses ennemis que ses prétendus amis, et sa meilleure chance est d’avoir pour adversaires ceux qui la font consister dans l’agitation en permanence et dans l’évocation perpétuelle des souvenirs les plus sinistres de l’histoire. La France n’en est point à subir ces tyrannies. Avec la république, si l’on sait en faire la protectrice de tous les intérêts, ou sans la république, si on rend ce régime impossible, elle se sent assez forte pour se relever, pour reprendre son rang dans le monde, pour démentir au besoin les pronostics de découragement. La France ne reste point, autant que le dit le général Trochu dans un mouvement d’humeur chagrine, « au fond du vieux sillon. » Elle a beaucoup à faire, il est vrai, c’est là ce qu’il faut lui redire sans cesse ; mais plus d’une fois dans le cours de son histoire elle s’est relevée de désastres qui étaient presque aussi grands, et après s’être momentanément éclipsée elle reparaissait avec un éclat nouveau, avec honneur pour elle et avec avantage pour tout le monde, même pour ceux qui l’avaient abandonnée dans le malheur.

Quant au moment présent, la France n’est et ne peut être d’aucune fête, pas plus des fêtes démocratiques d’un radicalisme trop oublieux de notre situation que des fêtes impériales et diplomatiques qui viennent de se dérouler à Berlin. Tout est donc fini, elle a donc eu lieu cette entrevue fameuse des empereurs, si diversement, quelquefois si étrangement commentée d’avance depuis quelques semaines et destinée peut-être à rester une énigme après comme avant. Pendant quelques jours, Berlin a été in fiocchi, la ville s’est pavoisée et illuminée, elle s’est pressée sur le passage des empereurs. Ces souverains du nord ont évidemment offert le spectacle de la plus touchante fraternité impériale ! Ils se sont embrassés avec une cordialité dont on a noté les nuances, ils se sont promenés ensemble, ils ont dîné ensemble, ils ont porté des toasts à leur prospérité mutuelle, ils ont distribué des décorations et des sourires ; ils ont dû en particulier passer un certain temps à des changemens de costume, l’empereur d’Allemagne paraissant tantôt en uniforme russe, taniôt en uniforme autrichien, l’empereur Alexandre et l’empereur François-Joseph ne manquant pas à leur tour de revêtir l’uniforme prussien. L’empereur Guillaume était visiblement heureux, à ce qu’il paraît, de promener ses hôtes de Berlin à Potsdam ou à Sans-Souci, de leur montrer la garde prussienne en pleine manœuvre du côté de Spandau, L’empereur Alexandre, malgré une certaine mélancolie qui ne le quitte pas depuis longtemps, ne s’est pas montré moins satisfait. L’empereur François-Joseph devait être, lui aussi, fort heureux en voyant défiler les régimens prussiens et surtout lorsque l’empereur Guillaume, avec un à-propos tout allemand, lui a offert, dit-on, la propriété du régiment de hussards de Slesvig-Holstein. C’était un souvenir délicat de la guerre faite en commun dans les duchés danois et qui a si bien profité à l’Autriche, comme on sait. Il est vrai que d’un autre côté l’empereur Guillaume avait eu le soin de faire disparaître momentanément des palais impériaux les tableaux représentant la guerre de 1866. Que fallait-il de plus pour que tout fût oublié ? Rien n’a donc manqué à ces fêtes, rien si ce n’est peut-être la présence du roi de Wurtemberg, du roi de Bavière, occupé en ce moment à faire un ministère désagréable à M. de Bismarck, car ce jeune roi de Bavière est assez étonnant. Pendant que les empereurs étaient en fête à Berlin, il acceptait la démission du ministre le mieux fait pour plaire au prince chancelier d’Allemagne, et il chargeait un des chefs de l’opinion particulariste bavaroise, M. de Glasser, du soin de former un cabinet ; mais ce n’est qu’un détail disparaissant dans les pompes berlinoises.

Que restera-t-il maintenant de cette entrevue, qui n’est plus déjà que de l’histoire ? Quelles en seront les conséquences ? Est-elle même destinée à avoir des conséquences ? L’avenir le dira. Que le prince de Bismarck, le prince Gortchakof et le comte Andrassy aient eu des conversations particulières, c’est assez simple, ils se rencontraient pour cela. Malgré tout, il est assez difficile d’attribuer un caractère précis et décisif à ce spectacle d’apparat, où l’Allemagne a vu surtout une sorte de reconnaissance fastueuse de la nouvelle situation des choses en Europe. Le plus clair est qu’on a dû se trouver d’accord sans beaucoup de peine dans l’intention de maintenir la paix, d’éviter les complications qui pourraient mettre en jeu les intérêts des trois empires. À un point de vue plus général, si on avait voulu faire de cette réunion une façon de congrès exerçant une certaine juridiction sur les grandes questions européennes, l’Angleterre, il nous semble, serait la première à jouer un médiocre rôle dans cette affaire. Elle recevrait le prix du détachement égoïste qu’elle a montré depuis quelque temps. Elle se trouverait exclue du règlement des intérêts généraux de l’Europe, et par le fait, sans avoir combattu, après avoir mis au contraire tout son zèle à éviter de se laisser entraîner dans la plus légère intervention, même morale, elle se trouverait aussi directement atteinte dans son influence que peut l’être notre pays après la guerre la plus désastreuse. Si elle a montré une telle placidité, c’est qu’elle a reçu sans doute les explications les plus rassurantes, — à moins qu’elle ne soit désormais résignée à n’avoir plus aucun rôle dans les affaires du continent. Quant à la France, nous ne voyons pas pourquoi on voudrait en faire l’objectif direct et précis de l’entrevue de Berlin. Que l’empereur Alexandre et l’empereur François-Joseph aient reçu, comme on le dit, notre ambassadeur avec des marques particulières de sympathie, ce n’est même pas là une raison décisive ; mais à quel propos la Russie et l’Autriche se préoccuperaient-elles de prendre des mesures qui seraient une menace pour la France ? Il n’y a qu’une circonstance où l’accord des empereurs pourrait prendre un autre caractère et avoir peut-être des effets dangereux pour nous, ce serait si le radicalisme, triomphant momentanément dans notre pays, devenait un péril pour la sécurité générale ; alors certainement l’Allemagne compacte retrouverait, pour combattre la France, la pleine et souveraine liberté d’action qu’elle a eue en 1870. Ce serait là le service que le radicalisme nous rendrait ; il nous préparerait de nouveaux et inévitables désastres. C’est à la France d’y songer, de se rattacher à la seule politique qui puisse la conduire par degrés, avec le temps, à retrouver des alliances, des amitiés et les chances de se refaire un avenir digne de son passé.

Le radicalisme n’est point heureusement si près du succès, à en juger par le spectacle qu’offre la démocratie cosmopolite représentée par l’association internationale et par les insurgés parisiens qui ont réussi à quitter la France après la défaite de la commune. À Londres, les réfugiés de la commune en sont à se quereller de la bonne façon, à se regarder avec défiance, à s’accuser réciproquement de vol et de pillage, à se menacer les uns les autres d’enquêtes qui dévoileront tous les secrets. Si ce n’est pas beau, ce sera au moins instructif ; mais le plus curieux spectacle pour le moment est à coup sûr celui qui vient d’être offert par le congrès de l’Internationale réuni ces jours derniers en pleine Hollande, à La Haye, pour le plus grand honneur du progrès humanitaire et de « l’affranchissement du travail, » Est-ce que le temps merveilleux des congrès internationaux serait déjà passé ? Celui-ci n’a point eu en vérité une trop brillante fortune. Il a commencé péniblement, il a eu des épreuves dans sa courte existence, et il a fini d’une manière assez brusque au milieu de toutes les scissions intimes, presque au milieu des orages. Il s’est même trouvé que, le public hollandais s’en mêlant, la représentation a été quelque peu dérangée ; mais aussi, qu’allaient-ils faire, ces internationaux, au milieu de cette population placide, sensée et honnête, qui n’est pas à la hauteur de si sublimes conceptions ? On a eu vainement le grand meneur de l’Internationale, M. Karl Marx, les membres de la commune de Paris, venus tout exprès de Londres, des envoyés de tous les pays, et jusqu’à un délégué d’Amérique arrivé pour représenter « l’amour libre ; » cela n’a servi à rien, la grande et solennelle manifestation révolutionnaire a manqué son effet, elle n’a pas même eu le succès de curiosité auquel avait le droit de s’attendre une aussi importante exhibition.

Ce n’est pas que le congrès de La Haye ait différé essentiellement de tous les congrès qui l’ont précédé ni qu’il ait manqué d’un certain genre d’intérêt. Bien au contraire, il a rempli toutes les conditions de ces sortes de réunions. D’abord on n’a pas laissé échapper l’occasion de se livrer à toutes les excentricités radicales ; pour la centième fois, on a déclaré la guerre à tous les gouvernemens, on a voué à la destruction les bourgeois de tous les pays et de toutes les nuances, sans excepter les « bourgeois radicaux, » en proclamant solennellement « qu’on détestait autant les fusilleurs de gauche que les fusilleurs de droite, » en attestant que « les Gambetta étaient aussi odieux que les Thiers. » On a exalté la commune, et même on a révélé au public une circonstance bien faite pour donner un frisson rétrospectif à M. de Bismarck : c’est que, si la commune avait été établie à Paris le 5 septembre 1870, la guerre était finie. Sait on pourquoi ? parce que la commune aurait été, dès le lendemain, également proclamée à Berlin, et qu’on se serait immédiatement embrassé sur les ruines de tous les gouvernemens et de toutes les aristocraties bourgeoises ! M. de Bismarck l’a échappé belle et la France a perdu là une heureuse chance de se sauver, — à moins qu’elle n’eût été précipitée du coup et dès ce moment dans une chute plus profonde et plus irrémédiable.

Au fond, à part les discours et les folies, le congrès de La Haye a peut-être sous certains rapports un intérêt plus sérieux. Il ne révèle pas seulement une fois de plus l’état moral ou mental de ce monde étrange, il est la manifestation visible d’une crise intime et assez profonde dans l’Internationale. Il s’est trouvé en effet à La Haye deux partis en présence, les fédéralistes et les unitaires ou autoritaires. Les premiers sont arrivés avec l’intention d’abolir le conseil-général de Londres, qu’ils accusent d’absolutisme, de tyrannie, et peut-être de quelques autres peccadilles financières. M. Karl Marx, le grand chef, avec son état-major composé des débris de la commune parisienne, était là pour organiser la défense du conseil-général. Ce n’est pas tout : les fédéralistes, ne fût-ce que pour sauver les apparences, refusent de s’engager dans la politique. Les unitaires, sous l’inspiration de M. Karl Marx, proposaient de modifier les statuts de l’Internationale de façon à pouvoir désormais transformer les sections ouvrières dont on dispose en parti politique. On voulait se constituer à l’état militant : la grève d’abord, la barricade ensuite.

La lutte a été vive entre les deux partis. Comment a-t-elle fini ? Il serait assez difficile de dire qui est resté maître du terrain. On a maintenu le conseil-général, mais on l’a transporté hors de l’Europe, à New-York, D’un autre côté, la proposition qui tendait à faire de l’Internationale un parti d’action politique, cette proposition s’est perdue dans la confusion, au milieu des récriminations violentes des champions oratoires, s’accusant mutuellement de ne rien comprendre à la situation. Quand les Hollandais, qui avaient la bonhomie d’assister à ces séances comme à un spectacle, ont vu cela, ils se sont mis de la partie ; ils ont voulu, eux aussi, se donner un peu de ploisir, et ils ont répondu aux discours des internationaux en entonnant leurs chants patriotiques : « Celui-là aime du fond du cœur son roi et son Dieu, qui a du sang néerlandais dans les veines. » Du coup, le congrès et les orateurs ont disparu. Les uns sont repartis pour Londres, d’où ils étaient venus ; les autres ont pris le chemin d’Amsterdam où ils ont trouvé un banquet pour les réconforter. On s’est quitté en pleine scission, sans trop savoir ce qu’on avait fait, après des votes contradictoires et incohérens, où le seul fait assez clair est la tentative du parti jacobin, blanquiste, pour s’approprier cette terrible machine de l’Internationale. Cependant il resterait toujours une question qui n’est pas sans quelque importance, puisqu’il s’agit des travailleurs. Quel rôle ont joué les ouvriers dans le congrès de La Haye ? En quoi s’est-on occupé de leurs intérêts ? De véritables ouvriers, il y en avait à peine. Il y avait des journalistes, des médecins, des déclassés, des déclamateurs de clubs ; ce sont ceux-ci qui ont occupé la scène, qui ont été les personnages bruyans et importans. Quant aux intérêts mêmes des travailleurs, on n’en a pas parlé, si ce n’est pour dire qu’il fallait que le prolétariat conquît d’abord le pouvoir pour faire la loi aux bourgeois. C’est l’éternelle histoire : l’intérêt des travailleurs est le mot d’ordre, la destruction sociale et politique est le but, et les ouvriers sont les premières dupes des agitateurs qui se servent d’eux pour exploiter leur victoire, s’ils pouvaient réussir, — pour les livrer aux conseils de guerre, s’ils échouent. C’est ainsi qu’on marche à l’affranchissement du travail et des travailleurs !

CH. DE MAZADE.

LES DRAPEAUX FRANÇAIS.


Il vient de paraître un petit livre intitulé les Drapeaux français[1], qui contient un morceau d’histoire d’une originalité singulière. L’auteur s’est proposé de démontrer et démontre en effet que le drapeau aux trois couleurs est plus ancien que le drapeau blanc, et qu’il était en particulier celui de la maison de Bourbon. Ce qu’on appelle la tradition est ici en désaccord avec la réalité, et, comme cela est arrivé souvent, la politique a fait oublier l’histoire.

Les choses s’expliquent d’elles-mêmes. Clovis, marchant sur Poitiers pour combattre les Visigoths ariens, prit pour bannière à son passage par Tours la chape de saint Martin, qui était de couleur bleue. La première couleur des Français, si l’on peut se servir de cette expression en parlant des Francs, était donc le bleu. Sous la première et sous la seconde race, la chape de saint Martin reparut plusieurs fois à la tête des armées, et la bannière des premiers Capétiens, en changeant de forme, ne changea pas de couleur. Plus tard, les rois de France étant devenus, par l’adjonction du Vexin, avoués de l’abbaye de Saint-Denis, l’oriflamme, qui était le drapeau particulier de cette abbaye et dont la couleur était rouge, devint en quelque sorte le drapeau national, les rois conservant toujours leur drapeau particulier de couleur bleue parsemé de fleurs de lis d’or. A Bovines, la bannière royale de couleur bleue flottait à la tête de la chevalerie française, et l’oriflamme de couleur rouge était déployée en avant des bandes des communes. La croix rouge distingua les Français pendant les croisades; les Anglais portaient la croix blanche et les Flamands la croix verte. Quand l’oriflamme perdit de son prestige pour avoir trop souvent figuré dans les guerres civiles, on porta devant le roi deux bannières : l’une bleue, parsemée de fleurs de lis d’or, l’autre rouge avec des flammes d’or. Il n’y eut pas d’autres bannières royales au sacre de Charles VII à Reims. La bannière blanche était la bannière personnelle de Jeanne d’Arc. Ce qu’il y a de piquant, c’est qu’à Jarnac, sous Condé, à Coutras, sous Henri IV, les protestans avaient l’écharpe blanche, et les armées royales l’écharpe cramoisie.

Pour dire la vérité, le drapeau national est une idée moderne. Sous la féodalité, chacun portait ses couleurs personnelles. Depuis les milices permanentes, chaque compagnie et chaque régiment porta les couleurs de son capitaine ou de son colonel, et jusqu’en 1789 un grand nombre de corps gardèrent leur drapeau particulier. Il est vrai que la ville de Paris, dont la bannière était de couleur safran lors du siège des Normands, adopta ensuite le bleu et le rouge. Les partisans d’Etienne Marcel et du gouvernement des états-généraux portaient un chaperon mi-partie bleu et rouge, et il y a plus d’un point de ressemblance entre ce chaperon, offert au duc de Normandie par Étienne Marcel, et la cocarde tricolore présentée au roi Louis XVI par le général Lafayette en 1789.

Comment ces deux couleurs premières de la France, le bleu de la chape de saint Martin et le rouge de l’oriflamme de Saint-Denis, ont-elles été peu à peu remplacées par la couleur blanche ? Cela s’est fait naturellement, et l’on pourrait presque dire sans parti-pris, car il y avait sous l’ancien régime nombre de drapeaux différens. De tout temps et dans tous les pays, la couleur blanche a été le signe du commandement. Louis XIV, ayant détruit les fonctions de colonels-généraux des différentes armes qui possédaient la cornette blanche, eut seul droit à cette cornette, le signe du commandement devint le signe du pouvoir royal, et par suite le drapeau blanc prima tous les autres.

Bien que le drapeau tricolore signifiât pour les premiers qui l’ont arboré l’union du roi et de la révolution, il ne fut pas dès l’origine plus exclusif de tout autre emblème que ne l’avait été le drapeau blanc à la fin de l’ancien régime. On possède l’image des drapeaux particuliers de chacun des quatre-vingt-dix bataillons de la garde nationale de Paris qui figurèrent à la fédération. Il est peu de ces drapeaux qui réunissent les trois couleurs, et il n’en est aucun qui soit tricolore à la manière actuelle. Le célèbre drapeau de la 12e demi-brigade, dont se saisit le général Bonaparte à l’attaque du pont d’Arcole, n’était guère plus tricolore que l’Union-Jack anglais, et le drapeau de la 5e demi-brigade, porté par Augereau, était à fond blanc, avec des ornemens républicains. C’est donc la légende, et la légende seule, qui a donné au drapeau blanc et au drapeau tricolore leur importance politique.

Est-il entré quelque malice dans cette exhumation d’une foule de drapeaux français de toutes formes et de toutes couleurs, dont le comte Louis de Bouille rappelle le souvenir ? Nous inclinons à le penser, bien qu’il ait pris le soin de ne pas le dire. Évidemment il ne prétend pas que le blanc soit devenu à tout jamais une couleur protestante, parce que le corps-franc de M. de Mouy marchait sous une bannière blanche portant au centre la marmite du pape renversée, et il n’a pas vu dans le rouge de la commune un hommage rendu à la couleur de l’oriflamme. Les emblèmes ne valent que par le sens qu’on y attache. À l’heure qu’il est, en dépit de l’histoire, le drapeau blanc signifie ancien régime, et le drapeau tricolore France moderne. Toutefois il est curieux de savoir que le bleu est la plus vieille de toutes les couleurs nationales, la couleur de la chape de saint Martin. Si l’histoire devait remplacer la politique, l’ancienneté primerait toutes les autres considérations et a droit à la préséance.


J. DE LATERYRIE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Les Drapeaux français de 507 à 1872, recherches historiques par le comite Louis de Bouille, accompagnées de cinquante drapeaux. Paris, Dumaine, 1872.