Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1874

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Chronique n° 1018
14 septembre 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1874.

On peut en être assuré, bien des années passeront ramenant invariablement pour l’Europe, comme pour la France, les mêmes préoccupations, le souvenir des mêmes événemens. Les catastrophes comme celle qui a éprouvé notre pays et remué le monde, il y a si peu de temps encore, ces catastrophes ne s’effacent pas si vite de la mémoire des hommes et n’ont pas besoin qu’on les rappelle par le son des cloches. Le tout est de savoir se souvenir. Un journal étranger remarquait récemment que dans une histoire où les prodiges militaires ne manquent pas, aux heures de ses prospérités les plus éclatantes et en apparence les plus continues, la France n’avait jamais choisi une bataille victorieuse, pas plus léna qu’Austerlitz, pour en consacrer l’anniversaire par une fête nationale. L’Allemagne, qui est une grande initiatrice, croit devoir faire autrement. Elle aurait pu, en se donnant la même satisfaction d’orgueil, choisir une journée d’un caractère plus politique, plus élevé, celle de la résurrection officielle de l’empire germanique à Versailles, celle de la signature de la paix qui sanctionnait et couronnait ses victoires ; elle a préféré perpétuer un souvenir qui ne parle que de la force des armes et dédier ses hommages à la fortune changeante des batailles. Elle a choisi l’anniversaire de Sedan comme fête commémorative de la dernière guerre, — sans doute pour mieux prouver qu’elle est toujours la nation pacifique et humanitaire ! Les Allemands ont pu passer tout à leur aise en réjouissances cette journée du 2 septembre qui est désormais inscrite dans leur almanach officiel, et quelques Bavarois ont eu même la pensée de rappeler dans leurs effusions l’incendie de Bazeilles : la fête nationale a été complète ! Il y a eu un moment, il est vrai, quelques nuages, quelques désaccords, et M. l’archevêque de Mayence, imité en cela par M. l’archevêque de Munich, a refusé le concours de son clergé et de ses cloches au cérémonial ; mais c’est là une affaire de famille entre prélats allemands et chancelier allemand, qui se retrouveraient parfaitement unis, s’il ne s’agissait que de chanter le Te Deum et de sonner les cloches pour nos défaites.

Que les Allemands se réjouissent donc, qu’ils célèbrent leurs anniversaires, ils sont libres. Ils ont vu tourner à leur gloire des événemens dont le résultat a été presque aussi inattendu pour ceux qui en triomphent que pour ceux qui en souffrent. Ils ont eu des succès, ils les savourent, sans se défendre toujours des fumées capiteuses de la victoire ; ils saisissent toutes les occasions de se répéter à eux-mêmes qu’ils sont le premier peuple militaire de l’Europe, et pour un peu, en même temps qu’ils fêtent Sedan après quatre anuées, ils iraient déployer leur flotte dans le golfe de Biscaye, afin de prouver aux carlistes d’Espagne, aux carlistes seuls sans doute, qu’ils sont la première nation maritime de l’univers. Soit, nous n’avons rien à y voir, la France n’a ni à s’étonner ni à s’irriter de ces démonstrations, qui ne sont pas toujours exemptes de jactance. Sa manière à elle de célébrer ces douloureux anniversaires, c’est de savoir profiter de ce passé qu’on lui remet sous les yeux, de raffermir ses résolutions et de retremper ses forces dans ces poignans souvenirs au lieu de se laisser aller à une amertume inutile, ou d’opposer aux fêtes allemandes de médiocres et turbulens anniversaires du k septembre. Ce jour-là, il est vrai, l’empire a disparu, il est tombé sous le poids des désastres qu’il avait préparés et dont le pays a été réduit à subir les conséquences. Franchement, si à tout prix on veut voir là une victoire qui compense les victoires prussiennes, une occasion de pavoiser, d’illuminer, de se réunir autour d’une table de banquet ou de manifester, on n’est pas difficile, A quoi servent ces maussades tentatives ? Elles conduisent tout au plus à quelques scènes d’agitation dans un village, à des provocations contre des gendarmes obligés de se défendre le pistolet au poing ; voilà tout. Non en vérité, la France n’a point à célébrer le 4 septembre, qui se lie à ses défaites, pas plus qu’elle n’a réellement à s’indigner contre une révolution qui était l’irrésistible fatalité du moment.

Ce que la France a de mieux à faire, c’est de rester fidèle à elle-même, de s’éclairer de ce passé d’hier qu’on lui rappelle, dont on célèbre les anniversaires, pour chercher sa force dans une politique de patriotisme, la seule possible et efficace aujourd’hui. Que les victorieux se souviennent pour triompher, ils sont dans leur rôle ; les vaincus de leur côté ne peuvent que recueillir ces cruels enseignemens de la mauvaise fortune pour en garder la mémoire, pour s’en inspirer dans leurs actes, dans leurs tentations, au milieu des diversions futiles et des égoïstes compétitions des partis. Lorsque des candidats dans les élections en sont encore à évoquer les grandeurs et les prospérités de l’empire déchu comme une promesse pour l’avenir, la France se souvient nécessairement ; elle voit où ces prospérités l’ont conduite, elle se dit que cette résurrection impériale, à laquelle on ne craint pas de faire appel, ne pourrait qu’achever sa ruine. Lorsque les partis de toutes couleurs se livrent à leurs calculs et recherchent à tout prix, au risque de crises toujours nouvelles, le succès de leurs combinaisons, la France n’a qu’à regarder autour d’elle, à interroger les faits, pour être ressaisie par le sentiment de sa situation, pour être frappée de la bruyante impuissance de ceux qui prétendent la sauver. Les anniversaires, puisque anniversaires il y a, ont du moins cet avantage de rappeler sans cesse à la France qu’elle a désormais une œuvre nationale à poursuivre, qu’en dehors des prétentions, des rivalités des partis et même des formes de gouvernement, il y a le pays, que ce qu’il y a de plus simple, de plus patriotique, c’est de compléter, de consolider ce qui existe dans les conditions où l’on le peut sans se jeter dans des aventures nouvelles. Que faut-il pour cela ? Le sentiment toujours présent d’une situation difficile, un peu de bonne volonté et la décision d’esprits sincères.

On dit qu’au retour de son excursion récente en Bretagne, M. le maréchal de Mac-Mahon, complimenté sur le succès de son voyage, aurait répondu qu’il avait en effet reçu partout des marques de sympathie, qu’il ne tiendrait qu’à lui de se croire populaire, qu’il avait néanmoins compris ce qu’il y avait d’insuffisant dans un pouvoir sans organisation et sans institutions. Ce serait certainement la parole la plus sensée. Dans tous les cas, M. le président de la république n’aurait fait que confirmer ce qu’il a dit plus d’une fois, ce qui est son opinion évidente, écrite dans des communications publiques, dans des messages solennels. Tout récemment encore, non plus en Bretagne, mais à Lille, M. le maréchal de Mac-Mahon, complétant sa pensée, a témoigné l’intention de faire appel aux « hommes modérés de tous les partis » pour accomplir l’œuvre de patriotisme qui lui a été confiée par l’assemblée. C’est encore la libérale parole d’un chef de gouvernement s’élevant au-dessus de tous les antagonismes vulgaires. L’intention est parfaite ; qu’arrive-t-il cependant ? Lorsque ce n’est pas M. le président de la république qui exprime sa propre pensée, ce sont les préfets qui prennent la parole, et le langage qu’ils tiennent ressemble à l’expression d’une politique qui n’y regarde pas de si près. C’est M. le garde des sceaux qui va visiter une petite cité de Provence, sa ville natale, et qui croit résoudre tous les problèmes en invitant ses compatriotes à pousser « le cri qui est dans tous les cœurs ! » C’est fort bien, d’autant plus qu’il y a un « cri dans tous les cœurs » sous tous les régimes possibles. Malheureusement on n’est pas plus avancé. Ce qui apparaît assez distinctement, c’est qu’il y a souvent une sorte de contradiction ou de discordance entre les opinions qu’exprime M. le président de la république lui-même et le soin mis par d’autres à éviter de se prononcer, à résumer toutes les conditions de gouvernement dans l’autorité personnelle de M. le maréchal de Mac-Mahon. Voilà le problème et le danger. Veut-on un établissement politique avec une organisation constitutionnelle ou sans institutions ? veut-on gouverner « avec les hommes modérés de tous les partis, » selon le mot du chef de l’état, ou avec l’appui d’un parti ? La question est d’autant plus grave que les progrès de la confiance publique tiennent évidemment à une certaine netteté de pensée et de conduite, La solution dépend toujours sans doute de l’assemblée ; elle dépend aussi du gouvernement, du ministère appelé à traduire dans ses actes, comme dans les manifestations de tous ses agens, la politique en faveur de laquelle M. le maréchal de Mac-Mahon s’est prononcé plus d’une fois. M. le ministre de l’intérieur depuis quelques jours semble se donner surtout la mission de surveiller les écarts de discussion et même de les réprimer administrativement. C’est un rôle fort délicat, fort épineux, où il n’est pas sûr de réussir. La meilleure manière d’empêcher la discussion de s’égarer, c’est de donner à l’opinion une direction claire et précise, de résoudre les questions qui ne doivent pas demeurer en suspens, pour en venir enfin à une situation où il ne reste plus qu’à s’occuper des affaires nationales.

Assurément, si l’on veut, toute querelle cessante, tout esprit de parti mis de côté, s’attacher aux intérêts supérieurs et permanens de la France, à ce qui peut rapprocher tous les patriotismes au lieu de les diviser, on a de quoi s’occuper. On a par-dessus tout et avant tout l’armée, cette armée à laquelle le pays s’intéresse, dans laquelle il voit la première, la plus saisissante image de la résurrection nationale et comme un gage de son avenir. C’est une justice à rendre à l’assemblée elle-même, au milieu de ses incohérences et de ses divisions elle se retrouve toujours à peu près unanime, elle ne recule jamais dès qu’il s’agit de l’armée, de la reconstitution de notre puissance militaire. Il y a désormais une chose parfaitement claire, inexorable comme un chiffre : le budget de la guerre dépasse 480 millions. Il faut ajouter à cela des dépenses temporaires qui pèsent sur le budget de liquidation. Ce n’est point évidemment une petite affaire, près de 500 millions de budget militaire, 150 millions de plus qu’en 1869 ! Ce qu’il y a de presque redoutable dans ces chiffres a sans doute une explication aussi plausible que douloureuse. Entre 1869 et 1874 ou 1875, il y a eu les terribles événemens de 1870-1871, dont l’empire a laissé le fardeau à la France, qui ont provoqué tout un travail de réparation, de réforme et de réorganisation. Il a fallu songer à relever nos défenses démantelées, à fermer nos frontières ouvertes, à reconstituer notre matériel, à refaire d’abord une armée, et cet immense travail il a fallu l’entreprendre, l’accomplir par degrés, en même temps qu’on avait à payer 5 milliards pour délivrer le territoire de l’occupation étrangère. Ces dépenses nouvelles, personne n’a eu la pensée de les éluder. L’assemblée les a votées sans marchander, le pays les accepte en silence, comptant sur son énergie et sur son travail. Tout ce qu’on demande, c’est que les résultats soient proportionnés aux sacrifices, que ce qui a été détruit par la guerre soit reconstitué dans la paix, et qu’avec un si gros budget il y ait réellement une armée. L’essentiel est de ne point laisser s’épuiser cette bonne volonté universelle en efforts mal dirigés ou inutilement coûteux, de porter dans cette rénovation nécessaire, laborieuse, un esprit éclairé et retrempé par des désastres qui ne peuvent et ne doivent être perdus ni pour ceux qui commandent ni pour ceux qui obéissent, ni pour les politiques ni pour les militaires.

Le progrès de ce patriotique travail de réorganisation, on peut le suivre en quelque sorte sur le terrain aujourd’hui dans ces manœuvres où, pour la première fois depuis trois ans, s’essaie notre armée nouvelle. C’est la saison de la petite guerre pour tout le monde. L’empereur d’Allemagne est allé assister aux manœuvres d’une partie de son armée dans le Hanovre. L’empereur d’Autriche est au camp de Brandeis en Bohême. L’armée française est en plein mouvement dans le nord avec le général Clinchant, dans l’est avec le duc d’Aumale, dans l’Argonne, autour de Verdun, avec le général Douai, dans le centre avec le général Ducrot. M. le maréchal de Mac-Mahon a voulu voir par lui-même les opérations du corps du général Clinchant. Rien de mieux. De toute façon, c’est une école de guerre utile, instructive, excitante pour les généraux comme pour les officiers et les soldats. C’est de plus le meilleur moyen de suivre de près, dans la réalité, cette œuvre de transformation qui s’accomplit peu à peu sans doute, qui ne peut être cependant l’affaire d’un mois ni d’une année, et sur laquelle il n’y a aucune illusion à se faire, si l’on veut arriver au résultat qui est le désir intime et ardent de la France. La vérité est que cette reconstitution de notre puissance militaire dépend encore de bien des conditions, de bien des réformes d’organisation, d’administration, de personnel. Depuis trois ans, l’assemblée a certes beaucoup fait, et avant tout elle a commencé par une étude minutieuse de ce qui nous restait au lendemain de la guerre, par une sorte de liquidation morale, politique autant que militaire et matérielle. Elle a fait l’inventaire de notre situation en cherchant les causes qui avaient contribué à de si terribles revers. L’assemblée, à vrai dire, n’a reculé devant aucune investigation ni devant aucune des réformes qui lui ont été proposées. Elle a voté la loi nouvelle de recrutement, la réorganisation de l’armée en corps permanens, les mesures de fortification et de défense pour Paris comme pour la frontière de l’est, une loi sur l’état des sous-officiers. Au moment où elle s’est séparée, il y a six semaines, la loi sur les cadres était prête, le projet allait être présenté. Une commission nommée depuis quelque temps déjà, sous la présidence de M. le duc d’Audiffret-Pasquier, était chargée d’étudier une des questions les plus graves, les plus délicates, la réforme de l’administration de l’armée, et les idées, les propositions de cette commission viennent d’être résumées dans un rapport substantiel, habilement mesuré, de M. Léon Bouchard, dont le travail est comme l’exposé des motifs de la loi nouvelle. Assurément c’est beaucoup, c’est surtout la marque de l’intérêt que l’assemblée porte aux affaires de l’armée. Toutes ces lois, celles qui sont déjà votées et celles qui restent à voter, embrassent tous les élémens du problème, touchent à tous les ressorts de l’organisation militaire. Oui sans doute, il reste à savoir si tout marche comme on le croit, si les réformes sur lesquelles on comptait le plus produisent les heureux effets qu’on attendait, si une impulsion féconde et coordonnée préside à l’ensemble, si on ne se laisse pas aller un peu trop dans l’exécution à un vieil esprit d’habitude et de routine.

Les déceptions sont nombreuses et déjà évidentes sur plus d’un point, même sur des points graves. On comptait sur la loi assez libérale votée récemment pour retenir les sous-officiers, pour leur donner le goût de la profession militaire et assurer ainsi une certaine solidité à ces cadres pour ainsi dire élémentaires de l’armée. Il n’en est rien, la loi est insuffisante, les sous-officiers ont hâte de gagner l’heure de la libération légale pour secouer le harnais militaire. Comment reprendre cette question délicate ? Il est clair que la solution n’est pas dans l’augmentation de quelques centimes de solde ou dans la promesse de quelques avantages matériels à la fin du service ; elle est plutôt dans une amélioration réelle, sérieuse, de la condition des sous-officiers. Une institution à laquelle on attachait une véritable importance, celle du volontariat d’un an, est un nouveau sujet de mécompte plus grave peut-être encore. Par cette institution empruntée à la Prusse, on voulait dispenser du service de cinq ans les jeunes gens intelligens, instruits, destinés par leurs études aux carrières libérales et à la haute industrie. Ces volontaires d’un an devaient être astreints à un examen et à une cotisation dont l’objet était de subvenir aux frais de leur entretien sous les drapeaux, en compensation de l’avantage que l’état leur offrait. Qu’est-il arrivé ? L’institution n’a pas tardé à dévier de son but et à se trouver tout à fait dénaturée dans l’application. Le niveau de l’examen s’est abaissé pour laisser la première place à la condition pécuniaire. Le volontariat est devenu quelque chose de très élastique, assez semblable à l’ancienne exonération, un moyen d’éluder le service obligatoire de cinq ans mis à la disposition de ceux qui ont eu 1,500 francs à donner. L’inégalité d’instruction parmi les exonérés a été aussitôt un premier embarras, une complication pour ceux qui ont eu à les former hâtivement. Ce n’est pas tout : une certaine tolérance a été de mise à l’égard de ces volontaires, qui ont fini par être presque en dehors des règles de la vie militaire, qui, suivant une circulaire ministérielle récente, « ne vivent pas à l’ordinaire de leur corps, ou logent en ville, ou portent des tenues de fantaisie, etc. » On s’est trouvé avoir créé une combinaison dont le résultat a été de jeter dans l’armée des contingens de passage peu sérieux, tout en appauvrissant les levées annuelles d’élémens précieux, de jeunes gens dont on aurait pu faire des sous-officiers. Une institution qui dans d’autres pays a porté les meilleurs fruits a été compromise du premier coup par une application incomplète ou trop complaisante, au point que le principe même a été mis en doute et que des chefs de corps n’ont point hésité à demander la suppression du volontariat d’un an. Voilà le mal contre lequel on est obligé de réagir.

Est-ce la faute des institutions et des lois si les résultats sont souvent si incertains, si lents à obtenir ? Évidemment les institutions sont ce qu’on les fait, elles dépendent de la manière dont on les pratique. L’assemblée a beau faire des lois, il y a une chose supérieure à tout : la véritable réforme de l’armée est aujourd’hui dans les hommes, dans un certain rajeunissement de l’esprit militaire, dans la passion de s’instruire et de servir, dans l’initiative des chefs. À coup sur, il y a partout dans nos corps, à la tête de nos soldats, des hommes intelligens, instruits, dévorés du désir de bien faire, et rien ne le prouve mieux que cette laborieuse et modeste « réunion des officiers » qui s’est formée sans protection, qui continue son œuvre sans bruit, se tient au courant de ce que font les armées étrangères, et publie souvent les travaux les plus sérieux. Ce qui se manifeste de bonne volonté est immense. Il y a aussi en haut et en bas, il faut bien le dire, ceux qui se figurent qu’après les dernières épreuves infligées à notre puissance il n’y a rien de mieux à faire que de reprendre la vie d’autrefois et de revenir aux éternelles routines, aux vieilles habitudes d’indolence ou de méthodique vulgarité. C’est avec cette tradition qu’il faut rompre, et c’est à ceux qui ont un commandement, une influence, de donner l’exemple de cette intelligente activité, de ce réveil d’esprit militaire, qui seul peut aider à vaincre toutes les difficultés en donnant une vive et féconde impulsion à notre réorganisation. Si les grandes manœuvres qu’on poursuit en ce moment favorisent et encouragent ce réveil, elles sont certes tout ce qu’il y a de plus utile.

Qu’on ne s’y trompe pas : l’armée est plus que jamais l’objet des prédilections et des espérances du pays. Là-dessus, il n’y a plus d’opinions opposées, il n’y a qu’un sentiment. On ne refusera rien, on est prêt à tout donner, honneurs, distinctions, argent, moyens de discipline. Il y a surtout un point sur lequel tout le monde est d’accord, c’est que cette armée doit rester en dehors de toute politique, parce que la politique a été peut-être un des plus actifs dissolvans de l’esprit militaire. Le meilleur moyen est de ne faire absolument aucune exception. L’autre jour, lorsque dans la commission de permanence on a signalé au gouvernement un officier qui serait un des chefs d’une certaine propagande et qui dans une réunion récente en Vendée aurait prononcé des paroles un peu vives, M. le ministre de l’intérieur a répondu que ce « militaire distingué » était doué « d’une grande éloquence qu’il consentait à mettre à la disposition des paysans et des ouvriers, » que, s’il y avait eu des paroles blâmables, il aviserait. M, le ministre de l’intérieur y at-il bien songé ? La question n’est nullement de savoir s’il y a eu des paroles plus ou moins ardentes ni même quel est le caractère des discours qui ont été prononcés. Le danger est dans cette intervention autorisée d’un officier, dans cette interversion de tous les rôles. Un officier n’a point évidemment la mission de « se consacrer à l’éducation populaire, » Ce qu’on permet à l’un, le permettra-t-on ou l’interdira-t-on à l’autre ? Où en sera-t-on alors ? que devient l’esprit militaire exposé à ces tentations ou à ces conflits ? Un officier appartient non à une opinion, mais à l’armée du pays, et à l’armée seule il doit son intelligence, son activité, son dévoûment et son zèle. M. le maréchal de Mac-Mahon, dans son dernier voyage en Bretagne, donnait à tous le plus sérieux exemple d’esprit militaire en interdisant aux soldats toute acclamation, même en sa faveur. On peut avec honneur et avec profit s’inspirer de cet exemple du premier soldat de l’armée, qui, tout en étant chef de l’état, ne fait à coup sûr que la politique qu’il ne peut pas s’empêcher de faire, et qui aime mieux encore sans doute voir comment se conduisent sur le terrain les divisions du général Clinchant.

C’est la saison des manœuvres militaires, c’est aussi la saison des congrès, des conférences, des réunions de toute sorte. Après cela, on peut bien le dire, il y a congrès et congrès. Il y a ceux qui ont un certain caractère sérieux, et il y a ceux qui servent de spectacle à la galerie européenne dans les temps d’automne. Il y a eu le congrès de Stockholm, le congrès de « l’association pour l’avancement des sciences » à Lille, le congrès diplomatique de Bruxelles, qui a terminé ses travaux, qui a rédigé de son mieux le code des lois et des usages de la guerre pour faire honneur à l’initiative de l’empereur Alexandre de Russie ; il y a eu aussi à Fribourg en Brisgau un congrès des vieux-catholiques qui ne semble pas promettre les destinées les plus brillantes à l’église nouvelle, puis, à Genève, le congrès de la paix et de la liberté, qui n’aura pas cette fois M. Victor Hugo, qui est obligé de se contenter d’une lettre-homélie, et enfin le congrès des travailleurs socialistes, internationalistes, collectivistes, qui vient de se réunir à Bruxelles. Pour ce dernier, c’est l’exhibition la plus récente et la plus fraîche de l’Internationale, dont on n’avait pas entendu parler depuis quelque temps. Que devient donc cette association fameuse dont les plus fières victoires sont écrites sur les monumens de Paris incendiés, sur des murs encore en ruines ? Ce n’est pas la bonne volonté qui lui manque non plus que la haine de tout ce qui existe, non plus que le fanatisme de destruction. Elle recommencerait, si elle pouvait ; elle referait ce qu’elle a fait à Paris, ce qu’elle a fait à Carthagène, à Valence et dans d’autres villes d’Espagne, ce qu’elle vient d’essayer en Italie, dans cette échauffourée de la Romagne, où elle s’est montrée tout juste assez pour se disperser devant quelques carabiniers. Malgré tout, ceux qui parlent pour elle sont obligés de l’avouer, elle ne fait pas fortune pour le moment ; elle est poursuivie ou délaissée, et la lumière du jour ne lui est pas propice. En Belgique, elle est livrée à des querelles de ménage qui affaiblissent sa propagande. En Angleterre, elle ne mord pas sur le bon sens populaire ; les grèves, les agitations ouvrières, ont un caractère propre qui échappe à son action. La Suisse, c’est un délégué de la « fédération jurassienne, » M. Schwitzguebel, qui le déclare, la Suisse offre un mauvais terrain, elle ne donne pas d’espérances jusqu’ici. Tous les calculs de la secte sont déjoués par un certain état où le travail est organisé assez simplement et procure des salaires suflisans, où il n’y a point antagonisme de classes et d’intérêts, où les ouvriers ont les mœurs bourgeoises et n’aspirent qu’à être des bourgeois à leur tour. Qu’est-ce à dire ? Est-ce que cela peut durer ainsi ? Il faut évidemment que la Suisse entre dans le progrès, qu’elle ait bientôt un prolétariat tout exprès pour donner une armée à la secte. Qui sait ? une conflagration générale secouera peut-être l’apathie des ouvriers suisses : il ne faut désespérer de rien ! Jusque-là toutes ces belles choses, le collectivisme, le communisme ou l’anarchisme, ne fleurissent guère en Suisse. En Allemagne, l’Internationale est traquée par les gouvernemens et compte depuis quelque temps bon nombre de mois de prison. Au-delà des Pyrénées, elle a vu s’évanouir les beaux jours des incendies de Carthagène et d’Alcoy ; elle est réduite à se cacher, elle compte encore pourtant quelques « fédérations » qui résistent. La France n’a plus pour l’instant l’initiative révolutionnaire, elle garde néanmoins, on veut bien nous l’assurer, son organisation clandestine. Quant à l’Italie, on s’était trompé, on s’était organisé au grand jour, on était tombé naïvement dans le piège des « libertés du statut. » Il s’agit maintenant de revenir aux bonnes traditions de la conspiration secrète, de discipliner le prolétariat italien, sans nulle immixtion bourgeoise, pour préparer la prochaine révolution sociale.

Voilà donc une fois de plus le bilan de l’Internationale. Quant au programme, à travers toutes ses métamorphoses, à travers toutes les luttes intimes entre collectivistes et individualistes, entre anarchistes et communistes, il ne change guère ; il a pour objet la « destruclion complète de l’état et de toutes ses institutions malfaisantes, l’anéantissement de toute espèce d’autorité, la prise de possession, par les masses soulevées, de tous les instrumens de travail, machines et matières premières, y compris la terre et toute la richesse. » L’idéal est toujours la destruction universelle ; il s’agit de tout réduire en poussière et en ruine. Comment se propose-t-on de reconstruire ? C’est ce qu’un ancien ouvrier, maintenant médecin et jeune encore, M. César de Paepe, s’est fait un devoir d’exposer dans le congrès de Bruxelles en examinant avec le plus imperturbable sérieux « ce que le prolétariat aura à faire le lendemain de son triomphe pour assurer l’existence des services publics locaux et généraux. » Il y a bien d’autres modèles nuancés et variés, quoique procédant invariablement de la même pensée de haine et de destruction ; le modèle de M. Paepe est de l’ordre collectiviste, un mélange assez complet d’anarchie et de communisme. Les Belges laissent tout dire sans s’émouvoir, et ce qu’il y a de mieux, c’est que toutes ces divagations se produisaient l’autre jour dans une brasserie, à une tribune directement placée sous un buste du roi Léopold II ! On règle en quelques phrases les affaires du monde, de la société, de l’Europe, du prolétariat, des bourgeois, et voilà ce dont s’occupent ces maniaques de révolution qui se prennent quelquefois au piège de leurs propres déclamations en troublant les cerveaux faibles. Les populations ouvrières seraient bien plus avancées, si on parlait un peu moins de la révolution sociale, du triomphe du prolétariat, de l’organisation « des services locaux et généraux, » et si on s’occupait sérieusement, sincèrement, d’améliorer leur condition, sans commencer par déclarer la guerre à la société universelle et à la civilisation.

L’Espagne s’est arrachée à cette tourbe socialiste et incendiaire qui l’avait un moment envahie, et c’est à coup sûr la plus profitable victoire qu’elle ait gagnée depuis depuis deux ans, depuis qu’elle s’est trouvée rejetée dans les révolutions violentes et la guerre civile. Va-t-elle maintenant revenir à des conditions plus régulières où elle pourra compléter par la défaite des carlistes cette sorte de reprise de possession d’ellemême qu’elle a commencée par la défaite des insurrections communalistes ? La voilà du moins aujourd’hui rentrée d’une certaine façon dans l’ordre européen ! Le gouvernement qui existe à Madrid et qui jusqu’ici n’avait d’autre titre que d’être né d’un coup d’état soldatesque, ce gouvernement est reconnu par presque toutes les puissances de l’Europe. Les représentans de l’Allemagne et de l’Autriche viennent d’arriver à Madrid, non sans peine, non sans avoir couru quelques dangers, à ce qu’il paraît, et ils ont été aussitôt reçus solennellement par le général Serrano. L’ambassadeur d’Espagne à Paris, le marquis de La Vega Armigo, a eu récemment son audience de M. le maréchal de Mac-Mahon, tandis qu’un ambassadeur français, M. de Chaudordy, qui passe de Berne à Madrid, se dispose à partir pour l’Espagne. L’Angleterre n’a pas encore envoyé son ministre, peut-être attend-elle le règlement définitif de quelques questions financières ; la reconnaissance diplomatique n’est pas moins acquise, la Russie seule s’abstient jusqu’ici, elle ne voit pas clair dans la situation de la Péninsule, elle n’a pas de grands intérêts au-delà des Pyrénées et elle reste provisoirement dans l’expectative, mais sans manifester une répugnance de principe ou des dispositions hostiles à l’égard du gouvernement de Madrid. C’est donc à peu près fait. Assurément, dans ces malheureuses affaires d’Espagne il y a toujours de l’imprévu, et les derniers incidens qui ont précédé la reconnaissance du gouvernement de Madrid n’ont pas manqué d’une certaine apparence d’inattendu. Il n’est point douteux que l’Allemagne a joué dans cet imbroglio un rôle particulier. Elle a eu l’air de conduire toute cette affaire ; elle a montré pour le général Serrano et pour son pouvoir des attentions, un empressement peut-être un peu compromettans. Encore aujourd’hui elle appuie l’envoi de son ambassadeur à Madrid de quelques canonnières occupées à brûler un peu de poudre avec les carlistes sur les côtes de Biscaye.

Est-ce à dire que l’Europe se soit laissé conduire par M, de Bismarck, qu’elle n’ait fait qu’obéir à une pression plus ou moins intéressée de l’Allemagne en nouant des rapports réguliers avec le gouvernement du général Serrano ? Pour la France particulièrement, c’est une étrange manière de comprendre le patriotisme, ou plutôt c’est une singulière faiblesse de l’esprit de parti que de montrer partout la main de M. de Bismarck, de ne voir dans l’acte récent du cabinet de notre pays qu’une prudente résignation devant une prépotence étrangère. Que la politique allemande ait ses vues, des vues intéressées au-delà des Pyrénées, c’est peut-être vrai ; dans tous les cas, si elle voulait les pousser jusqu’au bout, elle rencontrerait des difficultés qui ne seraient peut-être pas de nature à l’encourager, et si elle pouvait se faire un complice du général Serrano, ce serait probablement le meilleur moyen de le ruiner dans l’esprit national, sans compter que le pouvoir de Madrid ne resterait pas longtemps maître de se prêter à ce qu’on lui demanderait. Quant à la France, elle n’a pas de vues intéressées au-delà des Pyrénées, mais elle a des intérêts permanens, incessans, traditionnels, particulièrement graves dans les circonstances présentes, et si nous ne nous trompons, elle n’avait pas attendu les suggestions de l’Allemagne pour s’en préoccuper. Dès la délivrance de Bilbao, elle avait elle-même proposé à l’Angleterre de reconnaître le gouvernement espagnol. L’Angleterre hésitait, et les choses en étaient restées là, lorsque le cabinet de Berlin est intervenu. Évidemment ce n’est pas parce que l’Allemagne le lui demandait que la France pouvait reculer devant une politique qu’elle avait proposée à l’Angleterre, Ce qu’elle a fait, elle était déjà disposée à le faire, parce que c’était dans ses intérêts, dans les convenances de sa situation. Le gouvernement français n’avait sûrement pas besoin de l’influence allemande pour savoir ce qu’il devait penser de la cause carliste, et l’acte auquel il s’est décidé n’était nullement, sous ce rapport, l’expression d’une politique nouvelle. À vrai dire, la reconnaissance du gouvernement de Madrid n’a été que la transformation des relations officieuses qui existaient déjà en relations officielles et régularisées.

Maintenant quelle est la portée réelle de cette reconnaissance ? Quelle en est la signification politique ? Il n’y a rien à exagérer. C’est une marque de sympathie pour l’Espagne libérale dans la lutte qu’elle soutient contre les carlistes ; ce n’est en aucune façon un acte d’intervention dans les affaires intérieures de la Péninsule, et sur ce point jusqu’ici l’Allemagne ne semble pas aller plus loin que la France. Aujourd’hui comme hier la situation reste la même. C’est à l’Espagne de poursuivre la pacification des provinces du nord, de se donner un gouvernement définitif. Qu’elle y réussisse avec la force nouvelle que vient de lui donner la reconnaissance diplomatique de l’Europe, c’est tout ce qu’on peut demander de mieux. Malheureusement le plus difficile est encore à faire ; il y a toujours à trouver une armée suffisante pour l’opposer aux carlistes. La question militaire reste entière ; elle est assez grave pour que l’Espagne n’ait pas épuisé l’imprévu, pour que toutes les péripéties puissent encore se produire.

S’il y a pour les hommes publics un moment où tous les bruits, toutes les contradictions de la politique doivent se taire, c’est le moment où ils disparaissent après avoir rempli la scène de l’éclat de leurs œuvres. Cette heure a sonné pour un de nos plus illustres contemporains, pour M. Guizot, qui est mort hier au Val-Richer, comblé d’années, exempt d’infirmités, vaincu seulement par l’âge. Cette saine et vigoureuse organisation n’a pas succombé sous l’atteinte d’une de ces maladies qui brisent une existence, elle a vu lentement, gravement, venir la mort qui l’envahissait peu à peu. Jusqu’au bout, M, Guizot a gardé la plénitude de ses facultés, jusqu’au bout il est resté l’homme de travail, occupant ses derniers jours à écrire cette Histoire de France qu’il dédiait à ses petits-enfans, qui en réalité est pour l’instruction de tout le monde. M. Guizot avait vu se dérouler sous ses yeux la série de gouvernemens, de révolutions, de guerres, de prospérités passagères, de déceptions, de malheurs qui se sont succédé depuis cette époque du premier empire où il entrait dans la vie publique, dans sa vie d’écrivain et de politique. Comme écrivain, comme professeur, M. Guizot avait été un des rénovateurs de l’histoire ; il avait illustré la Sorbonne de l’éclat de sa science et de son éloquence. Comme politique, il avait eu son plus grand rôle sous la monarchie de juillet ; il avait été mêlé à toutes les luttes parlementaires et pendant sept ans il était resté le chef réel du dernier ministère du roi Louis-Philippe. Au lendemain de la chute de la monarchie de 1830, il rentrait dans la retraite pour n’en plus sortir, il redevenait l’historien, le philosophe, le penseur, consacrant au travail sa verte et infatigable vieillesse. De quelque façon qu’on juge le rôle politique de M. Guizot, dans son passage aux affaires, il aura été un des plus puissans athlètes du régime constitutionnel, une des lumières de son temps. Grande intelligence qui vient de s’éteindre ! grande carrière qui vient de se clore dans la sérénité d’une calme retraite !

ch. de mazade.


REVUE MUSICALE.

Les ouvrages de Meyerbeer n’ont jamais eu grand agrément à se produire sur la scène de l’Opéra-Comique. Quand le Pardon de Ploërmel fut représenté pour la première fois, le public jugea cette musique trop savante ; on la reprend aujourd’hui, et il la trouve vieillie. « Musique savante ! écrivions-nous ici même à ce sujet en 1859, que veut dire cela ? Mais toute musique digne de ce nom est savante, et il y a autant de science musicale proprement dite dans les Diamans de la couronne qu’il peut y en avoir dans le Pardon de Ploërmel. Seulement, pour le public de l’endroit, le motif galant et dansant de M. Auber a sur la phrase de M. Meyerbeer le rare avantage de pouvoir aisément être retenu. — Lorsque je donne trois heures de mon temps à l’audition d’un opéra, nous disait au sortir de cette première représentation un illustre personnage, je prétends en savoir le fond tout de suite et ne pas être obligé d’y revenir. — Musique savante ! À quels purs chefs-d’œuvre d’inspiration n’ai-je pas entendu appliquer cet anathème ridicule, quand je pense que cela s’est dit de la symphonie pastorale et de l’ouverture d’Obéron ! »

Rien ne serait donc plus facile que de réfuter cette double erreur, et de démontrer que le public d’aujourd’hui se trompe comme se trompait celui d’alors ; j’aime mieux donner tous les torts à Meyerbeer, lequel n’a que ce qu’il mérite. Qu’allait donc faire à l’Opéra-Comique l’auteur des Huguenots et du Prophète ? C’est une chose reconnue qu’en France l’art se divise et se subdivise à l’infini ; les Italiens, les Allemands, s’en tiennent à l’espèce, nous cultivons, nous, les variétés. Chacun de nos théâtres a son genre, chaque genre son public. Ce qui caractérise le public italien, c’est d’être un public dans la pleine acception du mot ; ce que lui apportent ses compositeurs et ses exécutans s’adresse à la population tout entière, qui de bas en haut approuve, critique ou condamne. On n’écrit point en Italie des opéras pour telle ou telle catégorie de spectateurs ; qu’il s’agisse de Semiramide ou de Cenerentola, du trovatore ou de la Traviata c’est le même monde qui juge, en d’autres termes tout le monde. Ici nous avons nos classifications, ici la musique a ses départemens. Vous aurez beau vous appeler Meyerbeer, si vous venez à l’Opéra-Comique et négligez de vous soumettre aux conditions spéciales du genre, qui sont l’esprit, la vive allure, une certaine frivolité piquante et cette façon de glisser sans appuyer particulière aux habitudes de la maison, si vous négligez surtout d’apporter une pièce bien imaginée et d’un intérêt soutenu, vous serez déclaré ennuyeux au premier chef, et votre œuvre courra grand risque de ne s’acclimater jamais,

La musique du Pardon de Ploërmel n’a point changé, point vieilli, nous la retrouvons après quatorze ans ce qu’elle était à son origine ; c’est l’œuvre vigoureuse d’un puissant génie parvenu au sommet de sa production, de son expérience. Considéré dans ce cadre un peu étroit, le tableau, je l’avoue, manque de proportion ; élargissez l’espace, donnez de l’air à cette musique, et, cessant de vous placer au point de vue d’un public d’opéra comique, prenez l’œuvre en elle-même et l’envisagez simplement dans ses rapports avec les autres partitions du maître. Étudié ainsi, le Pardon de Ploërmel ressaisira son avantage. Meyerbeer a pu s’élever plus haut dans la passion et le drame, nulle part son style n’a laissé voir plus de cohésion, de caractère et d’unité. Si toutes ses partitions devaient périr, si de ce magnifique répertoire il ne devait rester qu’un seul ouvrage, c’est celui-là qu’il faudrait choisir pour instruire l’avenir de ce qu’était à notre époque la science de l’orchestration dramatique et des sonorités. L’instrumentation moderne ne possède rien qui ne soit dans cette ouverture, véritable thésaurus linguæ, véritable somme, comme on disait au moyen âge, de toutes les acquisitions des temps nouveaux. Quelle intensité de coloris dans le second acte : la légende chantée par Dinorah, le trio final et ces voix persistantes de la symphonie, — ouragan, pluie et tempête, au travers desquels l’action chemine haletante comme ce voyageur du Roi des Aulnes ! Vous êtes en pleine sorcellerie et dans une de ces nuits d’enchantement dont Weber a surpris et rendu si puissamment les mystérieuses épouvantes. Dirai-je maintenant qu’une préoccupation trop marquée du Freischütz se trahit chez l’auteur à chaque instant, et que la sinistre figure du Casper allemand a fourni la note dominante du caractère d’Hoël ? L’air de l’amant de Dinorah au premier acte vous sonne aux oreilles comme un écho lointain du monologue de l’infernal chasseur ; mais là n’est point le côté le plus vulnérable de cette partition, assez riche en beautés de toute sorte pour pouvoir supporter qu’on s’attaque à ses défauts sans ménagement.

Meyerbeer avait un démon qui ne le quittait pas et l’a tourmenté jusqu’à son dernier jour ; je veux parler de ce besoin de frapper les imaginations, d’éveiller sans cesse et partout la curiosité. Non content de pourvoir aux grandes situations, il lui fallait inventer mille détails piquans, mille accessoires qui, dans sa pensée, devaient, encore mieux que sa musique, décider le succès. Nous ne rechercherons pas jusqu’à quel point ces raffinemens ont aidé jadis au succès, mais ce que nous savons, c’est qu’ils constituent aujourd’hui la partie vraiment caduque de ses ouvrages. À nous en tenir au Pardon, les ingrédiens dont se compose la mixture sont d’un luxe incroyable : cette figure de Dinorah, une pauvre insensée qui ne recouvre un éclair de raison qu’au dénoûment, semblé mise là tout exprès pour motiver d’autres extravagances : une chèvre qui va et vient sur le pont du torrent avec sa clochette argentine dont le tintement pittoresque se répercute dans l’orchestre, ces vocalises chorégraphiques où la lumière électrique rehausse d’un amusant prestige les mignardises de la prima donna, enfin ce singulier personnel épisodique, chasseurs ambulans, pâtres et pastoures en vacances, moissonneurs en chambre, qu’on dirait sortis d’un recueil de mélodies de Schubert ! Meyerbeer, résolu à se passer toutes ses fantaisies, avait prudemment cette fois écarté Scribe. Jamais en effet son collaborateur ordinaire n’eût permis de pareilles écoles buissonnières. Tout en ne demandant pas mieux que de se conformer aux exigences du grand musicien, Scribe cependant maintenait ses droits ; il voulait bien aller par momens jusqu’à l’absurde, mais non le dépasser. Le maître, voyant cela, choisit des librettistes plus commodes et qui, n’ayant aucuns précédens à sauvegarder, s’estimeraient trop heureux d’écrire un scenario sous sa dictée.

Étonnons-nous ensuite que le Pardon de Ploërmel ait tant de mal à se naturaliser à l’Opéra-Comique. À cette plante vigoureuse et de large envergure, ce sol léger ne convient pas ; rien de ceci n’empêche que la partition soit un chef-d’œuvre. Chaque fois qu’on l’exécutera, les amateurs accourront, et nous entendrons se ranimer de vives discussions toutes à la gloire de Meyerbeer ; mais il ne s’agit là que d’un monde à part, le gros public se montrera toujours réfractaire, et quand vous lui vanterez les beautés de cette musique, il vous dira que ces beautés sont d’un ordre supérieur à son entendement, qu’il y a place pour elles à l’Opéra, mais que l’Opéra-Comique veut un régime moins substantiel et moins riche, et qu’à cet aimable théâtre, quoi qu’on fasse, il en sera toujours des opéras de Boïeldieu, d’Hérold et d’Auber comme du café, du vin de Champagne et de l’esprit français, lesquels, en dépit des prédictions, ne passeront jamais. Je crains un peu que l’administration actuelle n’ait bientôt à regretter de ne pas avoir adopté cette opinion, qui est la bonne ; il peut convenir aux Sévigné de se déclarer contre Racine, un directeur de théâtre ne doit point afficher de ces partis-pris.

En arrivant à l’Opéra-Comique, M. Du Locle avait déjà son siège fait. Il s’était dit qu’il chasserait les dieux de la maison, et s’est tenu parole. Au lieu de ménager, de cultiver un répertoire qui forme, avec celui de la Comédie-Française, le plus beau terrain d’exploitation qu’un directeur puisse rêver, il l’a gaspillé, ravagé, portant toutes ses préférences sur des œuvres conçues dans le style du grand opéra. Monter Roméo et Juliette, reprendre le Pardon de Ploërmel, il n’y avait rien en cela que d’excellent, rien même qui ne fût dans les traditions d’une scène où la Médée et les Deux Journées de Cherubini, le Joseph de Méhul, alternaient jadis avec le Calife de Bagdad, Maison à vendre et l’Irato. Ce que je blâme, c’est le système ; il fallait élargir sans exclure. Qui pourrait en vouloir à M. Du Locle d’aimer la grande musique ? S’il nous a été donné d’entendre à Paris la messe de Verdi, c’est à son goût et à son initiative d’artiste que nous le devons. On n’en regrette que davantage de voir chez lui l’artiste, le dilettante, pousser ainsi le directeur vers une fausse voie. Cette reprise du Pardon de Ploërmel me fait l’effet d’être encore œuvre d’amateur, et j’estime que le théâtre en retirera plus d’honneur que d’argent. L’exécution va son train jusqu’au bout sans trop d’éclat, mais sans encombre. Les chœurs marchent droit et juste, l’ouverture est vaillamment rendue, on sent là l’étude et le soin, c’est compris, nuancé, fixé. L’hymne religieux, revenant sur les dernières mesures, en toute puissance et résonnance, enflé et suivi de l’appel des cuivres en fanfare, produit l’effet d’une explosion. Beethoven a certainement composé de plus belles ouvertures, mais comme tableau symphonique, comme page sui generis, cette préface du Pardon de Ploërmel reste un chef-d’œuvre à part. Le personnage d’Hoël, que représentait jadis M. Faure, a pour interprète aujourd’hui M. Bouhy. Autant dire que rien n’est changé, car deux chanteurs ne sauraient se ressembler davantage, c’est la même période abondante et phraseuse, la même voix lymphatique et se prêtant plus volontiers au spianato qu’à l’inflexion dramatique. Aussi devait-on peu compter sur lui pour l’air du premier acte qui réclame une grande bravoure d’organe et d’accent. M. Faure, si l’on s’en souvient, n’y brilla jamais que d’un lustre assez mince, portant tous ses efforts sur le délicieux cantabile et négligeant les beautés vibrantes auxquelles il ne pouvait atteindre. En revanche. M. Bouhy excelle à rendre la romance du troisième acte, qu’il dit avec une expression pleine de charme et de pathétique. Cette romance, merveille de mélodieux et tendre épanchement, nous l’avons en quelque sorte vue naître sous nos yeux ; il s’agissait d’en remplacer une autre qui n’avait point su plaire au chanteur, et Meyerbeer, au feu de ses répétitions, l’écrivit comme il avait, nombre d’années auparavant, écrit en des circonstances semblables l’immortel duo de Valentine et de Raoul dans les Huguenots, également venu du soir au lendemain, d’inspiration et d’un seul jet.

Avez-vous entendu la Patti dans ce rôle de Dinorah ? Elle le joue en actrice médiocre et sans l’ombre d’intention caractéristique. La Patti n’est et ne sera jamais qu’un gosier. Elle a le geste étroit, saccadé, incorrect, la physionomie ondoyante et diverse, marche mal, et c’est toujours le même personnage de keepsake qu’elle interprète, mais aussi quels trilles et quels points d’orgue quand arrive le quart d’heure de la virtuosité ! Dans l’Étoile du Nord, la flûte concertait avec la voix de femme ; dans le Pardon de Ploërmel, nous avons la cornemuse, ou, pour mieux dire, la clarinette contrefaisant la cornemuse, et cet assaut puéril se prolonge indéfiniment : roulades sur roulades, échos sur échos, la clarinette dans l’orchestre propose ses passages les plus brillans, et la cantatrice répond sur la scène à cette agacerie par les plus extravagantes vocalises. Que de cadences, de staccatti, d’arabesques, de fioritures, et penser qu’un si grand maître se donne ainsi pour tâche d’enfiler des perles ! Mme Cabel, qui florissait en 1859 à l’Opéra-Comique, appartenait à cette famille d’oiseaux rares, et Meyerbeer, le plus curieux des hommes de génie, se laissa prendre à la tentation d’écrire pour ses gazouillemens. Ce fut elle qui créa le Pardon de Ploërmel, et de toutes les Dinorah que j’ai connues, elle était la meilleure. Seule, Mme Cabel posséda la leçon du maître, qui l’avait assidûment dressée, stylée et serinée. Nulle n’a dit comme elle la berceuse de l’introduction et la célèbre valse de l’Ombre ; et puis ces afféteries musicales étaient dans sa nature même ; elle jouait le personnage, ce que négligent trop de faire la plupart de ces cantatrices voyageuses habituées à ne vous débiter que leurs éternelles ritournelles de concert. Après de si fameux exemples, c’est un nom bien modeste à citer que celui de Mlle Zina Dalti, la Dinorah de l’heure actuelle, Mlle Dalti débutait il y a quelques années dans un mauvais ouvrage de M. Jules Cohen, intitulé Déa, et qui ne tarda point à disparaître de l’affiche, la jeune cantatrice fit de même. Elle nous revient toujours jolie, mais avec une voix mal posée et chevrotante ; le timbre a de l’éclat, une certaine crânerie, et le public applaudit de confiance à toute sorte de tours de force qu’il croit réussis, car toutes les vocalises se ressemblent ; entre les bonnes et les mauvaises, il n’existe que des différences dont la foule est incapable de se rendre compte, et presque toujours c’est l’audace qu’elle récompense, A la figure légèrement tragique et poussée au noir de l’amant de Dinorah, Meyerbeer a voulu opposer celle de Corentin, le Raimbault de cette espèce de Robert le Diable villageois. Les lazzis du joueur de cornemuse, sans être bien nouveaux, amusaient assez la galerie grâce à la verve comique de M. Sainte-Foy, auquel succède à présent M. Lhérie. Le rôle a perdu et gagné au change. Dramatiquement c’est peut-être moins drôle, mais dans l’ensemble musical cette voix d’un ténor accoutumé à se prendre au sérieux me paraît mieux convenir. On évite ainsi d’ailleurs les distractions inopportunes. Ce rôle de Corentin, quand c’était M. Sainte-Foy qui le jouait, vous rappelait à chaque instant le fermier Dickson de la Dame blanche. Avec M. Lhérie du moins, cet ennui-là ne se produit plus, et vous pouvez suivre le beau trio qui termine le premier acte sans craindre d’involontaires réminiscences évoquées par l’analogie des situations. Somme toute, nous n’oserions affirmer que cette interprétation du Pardon de Ploërmel soit très brillante ; telle qu’elle est cependant, on peut s’en contenter, car elle rend l’œuvre du maître : effort puissant d’un génie chercheur et tourmenté, qui, même alors qu’il ne réussit pas complètement, vous remue et vous intéresse. Un grand peintre, beaucoup trop oublié de nos jours, Léopold Robert, essaya aussi d’élever le genre à la hauteur du tableau d’histoire. Les deux opéras comiques de Meyerbeer ont cette tendance, et vous retrouvez dans l’Étoile du Nord et le Pardon de Ploërmel la trace de ce besoin inquiet d’un mieux esthétique qui, en d’autres temps et dans un autre art, posséda l’auteur des Moissonneurs et du Départ pour la pêche.

Que dire maintenant de cette reprise de Robert le Diable qu’on vient de faire à l’Opéra ! L’œuvre est entièrement méconnaissable, vous croiriez assister à la parodie ; pas un mouvement n’est respecté, chacun tire à soi, prend ses aises ; l’un chante au-dessous du ton, l’autre au-dessus ; l’orchestre oublie la mesure, le chœur néglige ses entrées, les plus fantasques intonations se croisent dans l’air. Le public, qui pourrait se fâcher, se contente de rire, tant lui paraît divertissant ce feu d’artifice roulant de fausses notes, de surcharges et d’ornementations invraisemblables. M. Sylva succombe sous le poids d’un rôle qui l’écrase ; sa voix, toute de médium, se refuse à monter à l’assaut des notes élevées qui couronnent la plupart des morceaux, et vous le voyez se traîner d’un pas lourd, emphatique ; il change tous les traits, multiplie outrageusement les variantes, ralentit, défigure cette musique pour la mettre à son point, chantant sans cesse avec la pleine émission de l’organe. Encore doit-on lui rendre cette justice de reconnaître qu’il est à son affaire, tandis que les autres ne tiennent même pas la scène ; Mlle Belval par exemple ne nous montre qu’indifférence et froideur ; on sent que les soucis de la princesse Isabelle ne sauraient troubler un seul instant l’inaltérable paix de son âme. Au quatrième acte, dans le duo tragique avec Robert, elle consent à donner la réplique au ténor, mais ses regards distraits vous avertissent que sa pensée est ailleurs ; puis, lorsque vient l’air de Grâce, elle s’agenouille avec précaution, pose la voix, renfle et diminue le son, arrondit sa phrase, tout cela proprement, décemment, et sans l’ombre d’émotion ni de conviction. M. Vergnet, qui débutait dans Raimbault, est une réputation du Conservatoire. Au théâtre, il en faudra rabattre ; la voix a de la solidité, du velouté, le médium est excellent, mais les notes élevées sortent mal, de là un effort continuel, comme si le volume était la seule qualité à mettre en relief. Il est à regretter que M. Vergnet soit réduit à chanter les rôles de demi-caractère, car ses moyens seraient ceux d’un ténor de force ; malheureusement la gaucherie de son jeu, compliquée d’une physionomie toute monacale, l’empêchera de se hausser au rang des héros. Inutile de parler du style : voilà un bon jeune homme à peine échappé des bancs de l’école qui déjà se guindé, se manière, et, content de lui-même, imperturbable d’assurance, vous décoche des traits du goût le plus détestable.

Autrefois il y avait à l’Opéra des maîtres dont la surveillance ne s’endormait pas ; ces chefs du chant, — Hérold, Halévy, Gevaërt, — avaient pour tâche de maintenir la tradition et de sauvegarder l’intégrité des chefs-d’œuvre du répertoire ; avec eux, des représentations comme celles auxquelles nous assistons n’eussent jamais été possibles. Aujourd’hui tous les grands services sont désorganisés ; nous venons de voir où en est le chant ; sait-on ce que devient la danse, et quels sujets, quel corps de ballet, représentent cet art charmant, une des gloires de notre Académie dans le passé ? On a la Sangalli, qui figure sur les cadres et qui danse à Vienne en vertu d’incessans trafics dont l’administration bénéficie aux dépens du public, condamné à faire de Coppelia son régal unique. Partout le vide, la routine, et c’est ainsi qu’on se prépare à prendre possession de la nouvelle salle. Chaque jour apporte son contingent de petits bruits destinés à leurrer la badauderie parisienne. Au Palais de l’Industrie, vingt ateliers fonctionnent en permanence sous les yeux d’autant de commissions occupées du matin au soir à s’extasier devant des prodiges de maquettes et des merveilles de décorations ; c’est ensuite la Patti arrivant tout exprès des bains de mer pour venir mesurer de sa voix les conditions locales d’acoustique. On nous entretient aussi des fréquentes visites de M. le ministre des beaux-arts et de sa famille ; mais ce ministre, si curieux de parcourir les moindres recoins de la maison, n’éprouve-t-il pas le besoin d’en connaître un peu d’avance le personnel ? On lui dit : Nous avons la Nilsson, et peut-être s’imagine-t-il naïvement qu’il s’agit là d’un bel et bon engagement de quatre ou six années, bien en forme, bien en règle et digne en tout point d’un théâtre qui coûte à l’état de tels millions. Ne laissons pas ainsi se propager les illusions, éclairons ce ministre abusé ; Mlle Nilsson sera de la fête, rien de plus vrai, mais pour combien de temps ? Nous l’aurons pendant quelques semaines à la représentation, au cachet ; la célèbre Suédoise vient ouvrir l’Opéra, comme on irait ouvrir la chasse, pour repartir le lendemain. Triste chose d’en être réduit à de semblables expédiens, et de voir cette scène qui compte dans le passé de si grands artistes, et dont le répertoire abonde en chefs-d’œuvre, inaugurer l’avenir avec une musique de M. Thomas à laquelle une cantatrice de passage condescend à prêter son gracieux secours ! Quoi, parmi tous ces héros qui figurent sur le fronton du temple, n’y en avait-il donc pas un à choisir de préférence ? Ecartons Meyerbeer tant qu’il vous plaira, oublions qu’il a écrit tous ses grands ouvrages pour la France, et que toute musique écrite pour la France est française, négligeons Auber et la Muette, il est de mode aujourd’hui de passer sa gloire sous silence, de ne plus même prononcer son nom dans les discours officiels récités par le ministre des beaux-arts au Conservatoire ; mais Gluck, ce grand ancêtre, ce classique, proscrirons-nous aussi sa nationalité ? Un parti était à prendre : monter Armide. En pareille occasion, le Théâtre-Français n’eût certes point manqué de se mettre sous l’invocation de Corneille ou de Molière.

Il fallait s’adresser au maître de la tragédie lyrique, faire à son chef-d’œuvre les honneurs magnifiques de cette première soirée. Les convenances, la question d’art, tout l’ordonnait, mais pour réaliser ce beau programme, une troupe ayant de l’ensemble, des traditions, était indispensable. Tout cela réclamait des chefs du chant expérimentés, un corps de ballet, des services largement rétribués et fonctionnant sous une main d’artiste autorisée et ferme, tandis qu’avec des étoiles on n’a plus à s’embarrasser de rien, et les grosses recettes, qui sont en définitive le seul et unique objectif, se font sans qu’on y pense. Vous connaissez le marquis de la Critique de l’Ecole des femmes et son exclamation qui répond à toutes les objections, c’est absolument la même histoire : tarte à la crème ! « De quoi vous plaignez-vous, quand vous allez revoir Ophélie pendant six semaines ? vous malmenez ma prétendue troupe de province, comme si les Falcon et les Cruvelli couraient aujourd’hui les cafés-chantans. En citeriez-vous beaucoup de cantatrices capables de chanter Valentine et dona Anna ? Peut-être bien me parlerez-vous de Teresa Stolz et de la Waldmann, que l’opinion a voulu m’imposer à l’occasion d’une certaine messe de Verdi, mais on ne cède pas ainsi à l’opinion, et d’ailleurs il sera toujours temps de lier partie avec ces virtuoses à prétentions exorbitantes. Si je n’ai pas de grand ténor, j’ai M. Faure, et l’expérience nous apprend que, dans un opéra, pourvu que l’un des rôles soit brillamment tenu, le reste importe peu. Voyez ce qui se passe à Lyon, à Marseille, à Bordeaux : est-ce que, lorsqu’un artiste de haut vol y vient donner des représentations, la troupe ordinaire déménage ? Que fait le public ? Il accourt en masse et donne son argent. Pourquoi n’en serait-il pas de même à Paris ? J’aurai demain la Nilsson, qui vous dit que l’année prochaine je ne m’arrangerai pas de manière à vous offrir la Patti également pour quelques représentations et que je ne monterai point à cet effet la Lucie avec Sylva et Caron ? Vous me parlez d’un général en chef du chant et des études musicales, d’un de ces hommes absolus faisant suite à la dynastie des Hérold, des Halévy, des Gevaërt, je n’en veux pas. Un véritable directeur de l’Opéra se suffit à lui-même, il voit tout, entend tout, est partout, comme le solitaire. D’ailleurs si j’avais besoin d’un conseil, M. Faure ne me le refuserait pas ; M. Faure n’est pas seulement un chanteur de premier ordre, c’est aussi un grand musicien, il a écrit les Rameaux, et comme compositeur il vaudra toujours bien M. Gevaërt, tandis que votre Gevaërt ne le vaudra jamais comme baryton. Quant à la question d’art, cessons cette plaisanterie ! Jouer des opéras nouveaux, mettre en scène des ballets inédits, allons donc ! qui diantre voudrait encourir de pareils frais, alors qu’on n’a pour s’enrichir qu’à montrer pendant un an la nouvelle salle au monde entier ? »

Il semble en effet que la vogue ait déjà commencé, tout ce qui se rattache à cette nouvelle salle attire le public, émeut la discussion. Si vous passez devant le Palais des Beaux-Arts où sont exposées les peintures décoratives de M. Paul Baudry, le seul courant vous forcera d’entrer, et comme chacun sait qu’il n’y a personne à Paris en ce moment, vous rencontrerez là tout le monde. Les critiques viendront toujours assez tôt, nous n’en sommes encore qu’aux louanges ; vous n’entendez autour de vous que propos flatteurs et joyeux murmures. Le fait est qu’on n’imagine pas spectacle plus charmant : une variété de sujets prestigieuse, éblouissante, la fable et l’histoire, Homère et les livres sacrés ; volontiers vous vous écririez : Quoi ? tout cela pour un seul théâtre ? Partagez au moins avec l’église, et laissez-lui cette sainte Cécile si doucement extasiée en son rêve mystique ! Du talent, de l’invention, je n’en parle pas, il y en a partout à profusion. Sur le chapitre de la couleur, on ne saurait que se montrer fort discret du moins jusqu’à nouvel ordre ; songeons qu’il s’agit ici d’une peinture exécutée dans des conditions spéciales, qui ne rendra bien ce qu’elle veut rendre et ne dira son dernier mot qu’au feu des lustres. Assurément ceux-là qui se font une fête d’admirer au Louvre le plafond d’Apollon goûteront peu cette gamme effacée, d’un gris tendre ; mais il importe de se défier et d’attendre les révélations qui nous sont réservées pour le soir où le gaz flamboiera.

Ces peintures forment les différens cycles d’un poème racontant et célébrant les caractères et les effets de la musique et de la danse. Parcourons ce foyer tel qu’il sera au jour de l’ouverture. Au-dessus des portes sont placés dix médaillons représentant les attributs de la musique chez les peuples antiques et modernes, et le long des murs latéraux se déploient dix grandes compositions que séparent des intervalles dont chacun est occupé par une grande figure détachée ; saluez, ce sont les muses : Euterpe, Uranie, Érato, Clio, Melpomène, Thalie, Terpsichore, Calliope. En les nommant, je m’aperçois qu’elles ne sont que huit, une manque en effet à l’appel, ainsi l’ont voulu les dispositions de la salle, et c’est la muse même de ces lieux : Polymnie, en maîtresse de maison bien apprise, s’est courtoisement effacée. D’ailleurs la musique ne pose-t-elle point là devant nos yeux sous toutes ses formes : charmant Saül avec la harpe de David, entraînant les guerriers à l’assaut, rhythmant le menuet lascif de Salomé ? Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango, je m’attendais à la voir quelque part, sous les traits d’une sainte Elisabeth, ensevelir les morts : le sujet, bien qu’un peu lugubre, n’eût pas été moins déplacé que la légende de saint Jean-Baptiste, et puis, à force de talent et d’esprit, on se tire de tout joyeusement, témoin ce grand gaillard tout nu que M. Baudry campe devant un orgue dans son médaillon intitulé Germania, sans aucun doute pour représenter la musique éminemment folâtre et bachique des corybantes Beethoven et Mendelssohn. Les anciens adoraient le nu, nous autres nous raffolons des nudités, et les honnêtes gens qui fréquentent le foyer de l’Opéra pourront librement s’en passer le régal. Jamais on n’étala devant « la Grèce assemblée » un si merveilleux fouillis de carnations ; notez que presque toutes ces filles d’Eve sont vues de dos et dans des postures accentuant cette amusante ligne serpentine qu’affectent les danseuses du groupe de Carpeaux. Le talent, ai-je besoin de le répéter, éclate et vous émerveille, tout cela est senti, composé, enlevé de verve, mais quel malheur que l’artiste n’ait point voulu s’isoler assez de son temps ! À ces maîtres dans la confidence desquels il a vécu en Italie, M, Paul Baudry semble n’avoir demandé que leurs ressources techniques, les secrets du métier. L’idéal, voilà sa plaie sensible ; ce n’est certes pas de lui qu’on dira qu’il ennuie son monde, à Dieu ne plaise, il l’intéresse au contraire et l’amuse, mais à quel prix ! ses types relèvent de la vie du jour. Au lieu d’interpréter la nature, il la copie telle qu’il l’a sous sa main. C’est assez pour lui d’être ingénieux, spirituel et piquant, alors qu’il faudrait montrer de l’élévation et du style. Ses déesses vous ont des minois à croquer, elles parient aux courses dans l’enceinte du pesage et ne manquent pas une première des Variétés ou du Gymnase. Est-ce bien par exemple une muse, cette Érato qui d’un geste fripon cache un billet galant dans son corsage, une muse ? En vérité, non, vous jureriez plutôt que c’est Mlle Croizette. J’ignore si, comme l’a dit Musset, la vraie science serait d’oublier ce qu’on sait, mais je crois qu’un artiste ne doit pas se laisser envahir par le réalisme du milieu social où il vit : « les belles formes faisant défaut, écrivait Raphaël, je me sers d’une certaine idée qui me vient à l’esprit. » Ces quelques mots sont un programme. Négliger, oublier les détails de physionomie, suppléer à ce que la nature a d’imparfait, éliminer, choisir, compléter, interpréter, là est le secret des maîtres, et toute œuvre d’art vraiment grande contient l’idée platonique du sujet qu’elle représente en l’individualisant.


F. DE LAGENEVAIS.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.