Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1877

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Chronique n° 1090
14 septembre 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1877.

La mort a ses proies illustres et prend quelquefois à l’improviste un rôle cruellement étrange dans la politique. Elle vient de choisir parmi nous une de ces victimes d’élite dont la disparition eût été toujours et est plus que jamais à l’heure présente un événement douloureux. M. Thiers n’est plus de ce monde, dont il a été la lumière, l’honneur et le charme.

Il y a quelques jours à peine, même parmi ceux qui ne pouvaient se défendre d’une secrète et vague inquiétude, personne n’avait l’idée qu’il dût finir sitôt, tant il semblait nécessaire ; aujourd’hui il est déjà enseveli, il est entré brusquement dans l’histoire, ayant pour suprême cortège l’émotion religieuse de son pays et les hommages spontanés de l’Europe. L’âge inexorable était là sans doute, les années s’accumulaient sur la tête blanche et fine du glorieux octogénaire ; mais il portait si vertement le fardeau, il était si animé, si vivant, il s’intéressait si bien à tout, à la politique, aux arts, aux lettres, à la diplomatie, aux affaires de l’Orient et de l’Europe, surtout aux affaires de la France, qu’il n’y avait pas moyen de croire qu’étant là aujourd’hui il n’y serait pas demain. Il donnait lui-même l’exemple de la confiance, et, loin de se laisser refroidir, il ne songeait qu’à réparer ses forces pour se tenir prêt à tout. Il était allé pendant l’été à Dieppe chercher l’air salubre de la mer. Plus récemment il avait choisi Saint-Germain pour les jours d’automne ; il était allé camper et se reposer un instant sur cette terrasse d’où il pouvait contempler Paris dans le lointain, à l’extrémité de l’horizon. C’est là que la mort est venue le surprendre le 3 de ce mois, et, faut-il le dire ? la destinée qui l’a si souvent favorisé lui a été propice jusque dans sa dernière heure en lui envoyant cette fin instantanée, à la fois cruelle et tristement bienfaisante. On ne peut imaginer M. Thiers n’étant plus M. Thiers, condamné à traîner une vieillesse affaiblie et inutile, assistant, sans pouvoir s’y mêler, aux crises de son pays. La mort, en le frappant d’un seul coup, en pleine activité, lui a épargné cette épreuve. Il est tombé comme un vieux combattant, et s’il nous est enlevé, il disparaît du moins ne laissant après lui que le souvenir intact d’un éminent esprit dans tout son éclat, d’une grande existence sans déclin, d’une carrière qui, après s’être confondue pendant soixante ans avec la vie de la France, a pu sembler jusqu’au bout n’être point achevée.

Être soi-même l’ouvrier de sa propre fortune et d’une fortune toujours grandissante dans un siècle où tant de fortunes ont péri ; sortir de l’obscurité pour être à trente-cinq ans ministre, avant quarante ans président du conseil, écrire en même temps des œuvres comme l’Histoire de la révolution française, comme l’Histoire du consulat et de l’empire, se trouver mêlé à toutes les affaires de son pays et de son époque, soit par les luttes de la presse, soit dans les parlemens, soit au pouvoir, devenir enfin au soir de la vie le mandataire presque souverain d’une nation en détresse et un des premiers personnages de l’Europe, c’est la prodigieuse destinée de celui qui vient de disparaître, qui n’a cessé de s’élever par la puissance de l’esprit. C’est là ce que contient cette vie à peine éteinte.

Lorsqu’il y a près de soixante ans, au mois de septembre 1821, M. Thiers arrivait à Paris en pleine restauration, avec un compagnon digne de lui, qui ne l’a jamais quitté depuis, M. Mignet, il n’était qu’un jeune homme qui venait d’obtenir une couronne dans une académie de province pour son spirituel et brillant éloge de Vauvenargues. Il n’était rien ; mais il avait en lui-même un incomparable ressort, le feu de la jeunesse, des études suffisantes, tous les dons de l’esprit, l’instinct libéral, avec une activité impatiente de se déployer. À peine arrivé à Paris, il entrait en familiarité avec les chefs libéraux, avec Manuel, avec Etienne, qui dirigeait le Constitutionnel, il séduisait Lafitte et bien d’autres. Presque aussitôt, avec un collaborateur maintenant oublié, il se mettait à l’Histoire de la révolution française, et à la faveur de ces premiers éclats de talent il agrandissait ses relations. Il s’ouvrait les portes d’un monde où il était destiné à briller et il s’instruisait en homme qui avait le goût de tout, qui se sentait fait pour tout, pénétrant dans la diplomatie avec Talleyrand, étudiant les finances avec le baron Louis, parlant de guerre avec le général Foy et Jomini. Différant en cela de la jeunesse de la restauration, qu’il jugeait trop portée à se perdre dans l’analyse des émotions intimes, à cultiver, selon son mot piquant, le genre impressif, M. Thiers, lui, aimait les faits ; il avait, avec la passion libérale qui dominait tout, le goût de la netteté et de la simplicité, le sens pratique, l’instinct de l’action. C’est lui qui, dans un article supérieur de ce temps sur Gouvion-Saint-Cyr, disait : « L’univers est une vaste action, l’homme est né pour agir. » C’est lui aussi qui disait dès lors à M. de Rémusat, avec qui il nouait une amitié durable : « Nous sommes la jeune garde ! » Et Sainte-Beuve a raconté qu’il ne s’étonnait pas du tout un jour que son modeste collaborateur des premiers volumes de l’Histoire de la révolution, Félix Bodin, lui avait dit en l’entendant parler : « Mais savez-vous que vous serez ministre ? » Quand on veut embrasser cette merveilleuse destinée, il faut se souvenir que dans ces débuts, qu’on pourrait appeler la période consulaire de M. Thiers, tout est déjà en germe, la passion de l’histoire nationale, la vocation du politique, la confiance, le sens pratique des choses, le génie de l’universalité.

Que fallait-il pour que tous ces dons pussent se déployer ? C’est par la révolution de 1830 que la prédiction de Félix Bodin s’est réalisée, et à partir de ce moment en effet le jeune journaliste signataire de la protestation contre les ordonnances de Charles X, le jeune historien de la révolution devenu à son tour un des fondateurs d’une monarchie nouvelle, M. Thiers appartient à cette vie de parlement et de pouvoir où il a trouvé, non pas toujours la popularité, mais l’ascendant d’un esprit supérieur et d’une raison persuasive. Dès 1830, il entre, pour n’en plus sortir, dans cette carrière presque indéfinie où pendant cinquante ans il ne cesse de grandir à travers les révolutions, et au bout de laquelle il nous est apparu un jour comme une personnification de notre histoire, comme le survivant de trois ou quatre régimes, de tous les naufrages. De tous ceux avec qui il est parti et dont il a été tour à tour le collègue, l’émule ou l’antagoniste, les uns sont morts avant lui, les autres se sont arrêtés en chemin ou ont cherché le repos dans l’étude, loin des affaires publiques. M. Thiers, lui, a aimé l’action, comme il le disait, il a vécu sur la brèche, quelquefois vaincu, toujours prompt à se relever ; il a offert le spectacle d’un homme infatigable, prenant part à tous les événemens de son siècle, passant du gouvernement à l’opposition ou de l’opposition au gouvernement, poursuivant entre deux campagnes politiques ou entre deux disgrâces son œuvre d’historien, et se retrouvant sans effort, avec une autorité croissante, à la hauteur de toutes les entreprises, de toutes les épreuves. C’est la grande vie d’un homme public, qui était fait pour le premier rang, et qui, une fois engagé dans l’action, ne s’est plus jamais désintéressé des affaires de son temps, ni sous la monarchie de 1830, qu’il aimait, ni sous la république de 1848, qu’il n’avait pas appelée, ni sous le second empire, qu’il avait appelé encore moins, quoiqu’il l’eût peut-être aidé à naître en popularisant les gloires napoléoniennes.

Ce que M. Thiers a voulu sous le régime de 1830 est simple et clair. Avec Casimir Perier, avec des hommes comme le duc de Broglie, M. Molé, M. Guizot, il a voulu l’affermissement de cette monarchie nouvelle qu’il servait, dont il a été un des plus éminens ministres, et nul certes ne s’est porté plus intrépidement à sa défense lorsqu’il s’agissait de marcher sur les insurrections républicaines de Paris ou de Lyon ; mais cet affermissement qu’il désirait avec une sincérité absolue, il l’a voulu à sa manière, avec ses ambitions d’esprit si l’on veut, dans tous les cas avec des idées qui ont fini par faire de lui un chef d’opposition redoutable, l’adversaire de quelques-uns de ceux dont il avait été le collègue, surtout du dernier ministère personnifié en M. Guizot. — Ce que M. Thiers a été sous la république de 1848 n’est pas moins évident. Témoin de la chute d’un régime dont il aurait souhaité la durée et d’une explosion d’anarchie qui le désolait en déconcertant un moment toutes ses idées, il a été un des premiers, un des plus énergiques défenseurs de l’ordre social menacé, un des chefs de la réaction conservatrice ; mais en saisissant les dangers de la république, surtout de la république telle qu’on l’organisait, il aurait voulu du moins sauver le principe et les garanties parlementaires de cette réaction qui allait bientôt prendre un nom. — Ce que M. Thiers a été sous le dernier empire, après la grande déception de 1848, c’est l’histoire d’hier. Il a été un proscrit de la première heure, avant d’être appelé « l’historien national » dans une harangue impériale ; il a été l’insoumis de tous les instans dans sa retraite occupée et féconde, puis dans le corps législatif le juge impitoyable, quoique toujours mesuré, des fautes commises, le censeur pénétrant, sévère, indépendant et malheureusement aussi inutile qu’indépendant. Et ce qu’il y a de caractéristique, c’est qu’à toutes ces époques de sa vie, qui sont des étapes de notre histoire, homme de pouvoir ou chef d’opposition, ami ou adversaire, M. Thiers se plie avec une étonnante flexibilité à tout ce que les circonstances permettent ou imposent, sans abdiquer ses opinions, mais sans faire de la politique en théoricien de l’absolu. Il se préoccupe de ce qui est nécessaire et de ce qui est possible. Au fond, quels que soient les gouvernemens, quelles que soient les situations, il reste ce qu’il est, un parlementaire impénitent, à la fois libéral et conservateur. Il a l’air de jouer des rôles différens, il ne change pas, il ne s’aliène pas, et si dans cette prodigieuse carrière M. Thiers, en dehors de toute position officielle, a pris par degrés une puissance si réelle sur le pays, c’est que malgré tout, plus qu’aucun autre de ses contemporains, il a répondu à des goûts, à des instincts, même si l’on veut à des faiblesses de la France.

L’ascendant de M. Thiers s’expliquerait sans doute par la supériorité de l’esprit, par cet art avec lequel il a su toujours parler au pays de ses intérêts, de ses affaires, de ses finances, de sa diplomatie, de son armée. Il a été le séducteur de la nation comme il l’était si aisément avec ceux qui l’approchaient ; mais le charme de l’esprit et de la parole ne suffit pas, même lorsqu’il devient plus profond et plus touchant avec l’âge. La vérité est que M. Thiers n’a été ce qu’il était hier encore que parce qu’il répondait plus que tout autre aux instincts les plus vivaces de la France. On sentait en lui l’enfant de la société moderne, de la société de 1789, et le patriote, l’homme du pays.

Il était né de la révolution française, il le savait, il s’en honorait, il en avait l’orgueil, et ce qu’il disait il n’y a pas bien des années lorsqu’il s’appelait lui-même un « petit bourgeois, » il avait commencé par le dire dès sa jeunesse lorsqu’il écrivait sur M. de Montlosier. Il aimait la révolution, non certes dans ses crimes et dans la terreur, dont il s’indignait, mais dans l’assemblée constituante, dans le code civil, dans le concordat, dans tout ce qu’elle a produit de conséquences libérales et bienfaisantes. Dès qu’il croyait la voir menacée, ne fût-ce que par un fantôme d’ancien régime, il sentait renaître son vieil instinct ; il était avec les ombrages populaires, avec la révolution qu’il voulait d’ailleurs régulière, sagement coordonnée, pacifique, en homme de gouvernement qu’il était, en conservateur résolu jusqu’à employer les armes s’il le fallait. Il n’avait en politique d’autre dogme invariable que la souveraineté nationale mise au monde en 1789, organisée dans des institutions libres, et en cela il vivait certainement de la vie de la France nouvelle ; mais ce qu’il y avait chez lui de plus puissant que tout le reste, c’était le sentiment national, la passion de la patrie française. Patriote, il l’était simplement, naïvement ; il l’était aussi sans doute avec réflexion, avec une connaissance profonde des traditions et des intérêts de la France, de son rôle dans le monde, il était surtout patriote instinctivement. M. Thiers est peut-être le seul de nos contemporains pour qui ce simple mot « le pays » n’ait pas ressemblé à une abstraction. Pour lui c’était un être vivant, toujours présent, qu’il aimait, non-seulement depuis la révolution, mais dans son passé, dans ses gloires anciennes, dans Vauban et Turenne comme dans Ney et Davout. Lorsqu’il avait écrit l’Histoire du consulat et de l’empire, il avait visiblement cédé au charme de tant de grandeurs que la main puissante de Napoléon donnait à la France et que la France devait si cruellement expier. Victorieux ou vaincu, c’était toujours le pays. Sentiment d’un fils reconnaissant de la révolution française et passion patriotique, c’est là tout le secret de l’originalité morale, de la séduisante puissance de ce grand magicien ; c’est ce qui a fait qu’au lieu de s’amoindrir dans les révolutions, M. Thiers n’a cessé de s’élever jusqu’à devenir comme un conseiller national écouté et respecté, une sorte de personnage public préparé d’avance pour l’épreuve la plus imprévue et la plus effroyable.

Lorsque M. Thiers, après dix années de silence, entrait dans le corps législatif de l’empire, il avait déjà quelque chose de ce rôle de conseiller supérieur et indépendant. Sa réapparition dans une assemblée était un événement, le signe d’un réveil d’opinion. Pour lui, malgré ses admirations pour Napoléon et quoiqu’il eût été solennellement appelé « l’historien national, » l’empire n’était pas le gouvernement de son choix ; mais c’était le gouvernement de la France, il n’avait pas à le contester, il n’avait qu’à l’avertir, en avertissant le pays. Il n’était pas de ceux qui conspirent ou qui font stérilement une guerre systématique, il n’était pas non plus de ceux qui se taisent après avoir reçu un mandat pour parler. Replacé par une élection en présence d’une situation déjà menacée de toutes parts, compromise sous des dehors trompeurs, il ne pouvait que signaler les méprises de politique extérieure, le danger des expéditions ruineuses, les témérités aventureuses de l’administration financière et dévoiler la cause profonde du mal. C’est ce qu’il faisait en relevant devant une assemblée, devant l’opinion, le drapeau des « libertés nécessaires. » Sans entrevoir encore la ruine prochaine de l’empire, il ne pouvait se défendre d’un pressentiment inquiet qu’il avait exprimé lorsque, après 1866, il avait dit qu’il n’y avait plus une faute à commettre. Il ne songeait guère à un intérêt de parti, et celui que de vulgaires sycophantes ont représenté depuis comme ayant contrarié les armemens de l’empire ne s’inquiétait que du décousu de l’administration militaire, des illusions qu’on se faisait sur l’organisation de l’armée, sur la solidité de nos forces ; il défendait au besoin presque contre le gouvernement le contingent militaire. S’il croyait encore à la puissance française dans un duel avec la Prusse, il voyait le péril d’un conflit mal engagé ; jusqu’au bout, il ne cessait de le montrer, et certes, s’il est une journée faite pour illustrer sa mémoire, c’est bien cette journée du 15 juillet 1870 où le gouvernement venait de porter au corps législatif la déclaration de guerre à la Prusse, où M. Thiers, presque seul, tenait tête aux passions frémissantes, s’élevant à une vraie grandeur par la prévoyance, par une sorte d’illumination du patriotisme. Vainement, dans l’impatience de déchaîner la guerre, on lui criait : « Allez à Coblentz !… — Vous êtes un prophète de malheur !… Vous faites plus de mal à votre pays que bien des bataillons prussiens !… » M. Thiers ne se laissait ni troubler ni décourager, il résistait jusqu’à l’épuisement de ses forces, répondant à toutes les clameurs : « Si vous ne comprenez pas que dans ce moment je remplis un devoir, et le plus pénible de ma vie, je vous plains… Quant à moi, je suis tranquille pour ma mémoire, je suis sûr de ce qui lui est réservé pour l’acte auquel je me livre en ce moment ; mais pour vous, je suis certain qu’il y aura des jours où vous regretterez votre précipitation… Offensez-moi, insultez-moi, je suis prêt à tout subir pour défendre le sang de mes concitoyens que vous êtes prêts à verser si imprudemment… » C’était le cri du patriotisme alarmé avant l’événement, et par un jeu cruel de la destinée, c’est celui qui parlait ainsi le 15 juillet 1870, c’est celui-là même qui avant deux mois allait être obligé de parcourir l’Europe au nom de la France vaincue, qui six mois plus tard devait être réduit à signer la paix la plus dure pour limiter au moins les malheurs d’une guerre qu’il avait tout fait pour conjurer ! C’est l’historien du Consulat et de l’empire, l’homme toujours accusé de flatter l’orgueil français, qui avait à signer le démembrement de son pays ! Nous nous souvenons de ce jour de février 1871 où, revenu de Versailles au ministère des affaires étrangères et prêt à partir pour Bordeaux, il dévorait l’amertume de cet acte qui accablait sa vieillesse et qu’une dernière prévoyance de patriotisme l’avait pourtant condamné à subir : toute la tristesse d’une nation malheureuse éclatait sur ce visage baigné de larmes.

Voilà ce que rien ne peut effacer. Ce qu’on ne peut oublier non plus, c’est, le lendemain de la défaite, cette situation tragique où M. Thiers, élevé au pouvoir par l’assemblée de Bordeaux, se trouvait tout à coup, ayant les Prussiens à éloigner ou à contenir, la plus effroyable insurrection à dompter, Paris à reprendre sur des forcenés, des milliards à payer, et tout cela avec une armée dissoute, une administration désorganisée, des partis impatiens, un trésor tari. Le mérite de M. Thiers est d’avoir mis sa foi dans le pays et d’avoir inspiré la confiance autour de lui, d’avoir demandé, presque imposé aux partis une trêve momentanée qui pût permettre de refaire une armée, de réorganiser la France, de préparer la libération du sol. Ce n’était pas aussi facile qu’on le pense aujourd’hui, et il faut se souvenir qu’à ce premier moment des financiers, même des financiers expérimentés déclaraient absolument impossible l’acquittement de l’indemnité de cinq milliards ; ils ne cachaient pas qu’à leurs yeux il n’y avait aucun moyen de réaliser, surtout dans les termes voulus, cette opération sans exemple. M. Thiers n’a désespéré ni de la fortune ni de la bonne volonté de la France, il a donné un signal qui a été entendu, qui a décidé du succès ; non-seulement il a fait honneur à des engagemens démesurés, il a même réussi à devancer les termes et il a pu hâter la libération du territoire. Il y a sans doute quelques fortes têtes de partis qui ont découvert que M. Thiers n’avait pas payé avec son argent et que par conséquent il n’avait pas eu beaucoup de mérite à se servir de l’argent que la France et l’Europe lui ont donné. Effectivement M. Thiers n’a pas payé sur sa cassette cinq milliards à l’Allemagne. Il a tout simplement, par son opiniâtreté, par sa prévoyance supérieure, soutenu le crédit qui donne l’argent, et ce qu’il y a eu de plus extraordinaire, ce n’est pas même cet emprunt qui dépassait toutes les espérances, c’est cette série d’opérations multiples, infinies, insaisissables, combinées de façon à épargner au pays jusqu’à une crise monétaire un peu sérieuse. C’est là peut-être que M. Thiers a déployé sa science la plus ingénieuse, comme il a mis tout son art, sa sollicitude de tous les instans à reconstituer une armée, à remonter les ressorts de l’administration, à remettre la France en mouvement. C’est l’œuvre de deux années accomplie avec le concours de l’assemblée de Versailles, rien n’est plus certain, mais dirigée surtout par un homme qui, au milieu des difficultés les plus cruelles, a mis toujours une sorte de point d’honneur à ne rien faire que par la persuasion, par la parole, par l’intervention personnelle, au risque de froissemens et de chocs incessans dans une assemblée divisée et agitée.

Réorganisateur de la France au lendemain de la guerre étrangère et de la guerre civile, pacificateur patient et plein de ressources, M. Thiers aurait voulu aller plus loin ; il avait l’ambition de compléter cette réorganisation, de donner un gouvernement, des institutions au pays en faisant, de ce qui n’était encore qu’un régime provisoire un régime définitif sous le nom de la république. C’était la grande question réservée par le « pacte de Bordeaux, » perpétuellement sous-entendue ; ce fut l’objet du message du 11 novembre 1872, œuvre de hardiesse et de mesure, de raison politique et de dextérité, qui ne tranchait pas la question, qui saisissait simplement l’assemblée et le pays en exposant la vérité d’une situation.

M. Thiers ne s’était point assurément décidé sans de profondes réflexions, sans s’être livré à une étude attentive de l’état moral de la France, du morcellement des opinions à la suite de trop nombreuses révolutions, des compétitions de dynasties. Il n’admettait pas même un instant la chance d’une résurrection de l’empire deux ans après Sedan ; il avait vu, d’un autre côté, la monarchie devenue impossible par la scission des élémens monarchiques, par la fatalité des divisions de famille, et même, dans le cas d’un rapprochement, par une incompatibilité trop visible entre le naïf mysticisme du chef de la maison de Bourbon et la France moderne, la France sortie de la révolution de 1789. Il n’y avait dès lors pour lui que la république possible ; mais cette république il la voulait naturellement sage, libérale, équitable, dégagée, comme il le disait, des mains de certains républicains, de tous les préjugés et de tous les procédés républicains : il proposait à l’assemblée de l’organiser elle-même sans la proclamer, de l’environner de garanties conservatrices. M. Thiers ne se faisait aucune illusion sur la difficulté de cette œuvre de médiation supérieure où lui, vieux serviteur de la monarchie constitutionnelle, s’élevant au-dessus des partis, il avait à proposer aux uns et aux autres, aux hommes sensés, modérés de toutes les opinions un pacte de Bordeaux renouvelé et plus durable, sous le nom et dans le cadre d’une république fortement organisée. Il avait pris sa résolution parce qu’il sentait tous les jours qu’un provisoire indéfini serait mortel, que sans un régime définitif la France ne pouvait avoir ni fixité intérieure, ni action extérieure. Malheureusement c’était demander à des partis passionnés un acte de raison, et à la majorité d’une assemblée qui croyait avoir été envoyée à Bordeaux et à Versailles pour rétablir la monarchie, l’abandon de ses espérances. C’était courir pour un moment la chance de ces banales accusations de connivences radicales auxquelles certains républicains, par une élection aussi coupable que puérile, ne manquaient pas bientôt de donner un nouveau prétexte,. Le 24 mai 1873 est là tout entier ! Devant cet acte de souveraineté parlementaire du 24 mai, M. Thiers se retirait spontanément, volontairement, pour avoir cru que la république était seule possible dans la situation créée à la France par quatre-vingts ans de révolutions.

Était-ce une illusion ? était-ce un excès de susceptibilité de la part d’un homme qui, au moment même où il comparaissait devant l’assemblée, pouvait dire que « dans cinq semaines l’étranger aurait quitté notre sol ? » Ce qu’il y a d’étrange, c’est que cette chute, cette éclipse, à laquelle M. Thiers se résignait avec une dignité si simple, est précisément ce qui lui a donné raison, et lorsqu’un peu plus tard on lui disait qu’il s’était trop hâté, que, nommé président de la république pour la durée de l’assemblée, il aurait pu rester, il répondait vivement, familièrement : « vous vous trompez ; d’abord l’assemblée était ma souveraine, et moi, vieux parlementaire, je devais m’incliner, je devais lui laisser toute liberté. Et de plus, si j’étais resté président, on n’aurait pas manqué de dire que c’était moi, vieil entêté, qui avais empêché la restauration de la monarchie. Les illusions auraient été possibles. Je ne suis plus là, je n’ai rien empêché, et vous voyez ce qui en est. » Ce qui est arrivé en effet est singulièrement significatif. On a essayé de rétablir la monarchie, et on n’a pas réussi, même dans les conditions qui semblaient les plus favorables. Cette république qu’on repoussait avec dédain, elle est devenue le régime régulier et légal de la France, avec le consentement de l’assemblée elle-même. Ces lois constitutionnelles qui ont été votées, ce sont précisément ou à peu près celles que M. Thiers demandait dans son message de 1872, que M. Dufaure proposait à la veille du 24 mai. Ces quatre années qui viennent de passer ont été en bien des points la justification involontaire de la clairvoyance de l’ancien président. M. Thiers n’avait pas besoin d’être au pouvoir pour rester un guide ; il servait les intérêts publics par sa seule présence, par sa supériorité, par la confiance qu’il inspirait, et jusqu’au bout il a pu dire ce qu’il disait avec une juste fierté le jour du 24 mai 1873 : « Je n’entends pas paraître au tribunal des partis, — devant eux je fais défaut, — je ne fais pas défaut devant l’histoire, et je mérite de comparaître devant elle. » Il mérite en effet de rester un personnage de l’histoire, celui qui dans une carrière si agitée a pu se tromper quelquefois sans doute comme d’autres, mais qui pendant cinquante ans a été l’honneur de son temps, qui a aimé son pays, qui l’a servi passionnément dans ses plus cruelles épreuves, et qui, le jour où il a disparu, n’a plus été, ne devait plus être pour tous qu’une image consacrée de l’expérience et du patriotisme.

Et maintenant, que la mort de M. Thiers ait été un deuil public, qu’elle ait été ressentie avec une vivacité douloureuse dans le pays tout entier, mieux encore dans l’Europe entière, c’était tout simple : M. Thiers était un personnage européen en même temps que national. C’est notre dernière gloire universelle. Paris, en accompagnant de son émotion et de son respect l’ancien président dans son dernier voyage à la ville des morts, a fait ce qu’il devait. Par son empressement et son recueillement attendri, il s’est montré digne de celui qui aurait seul suffi pour le représenter dans les assemblées. Si dans la manière dont ces funérailles se sont accomplies il y a eu des méprises, des malentendus, nous ne voulons pas le chercher. Le gouvernement avait spontanément et honorablement offert de rendre les honneurs publics à celui qui a été le premier serviteur du pays. À la nouvelle de la mort de M. Thiers, M. le maréchal de Mac-Mahon, éloigné de Paris, a témoigné aussitôt les sentimens qu’on devait attendre de lui. Au dernier moment cependant l’intervention de l’état a disparu, les négociations qui ont été engagées n’ont pu arriver à un dénoûment propre à tout concilier. S’il n’y a eu là que l’inspiration d’un grand deuil intime, si l’amitié et le dévoûment qui, depuis si longtemps, entouraient M. Thiers ont cru que cela devait être ainsi, il faut s’incliner. Si à ces préoccupations touchantes de ceux qui avaient le droit de les éprouver, d’autres préoccupations sont venues se mêler pour imprimer à ces funérailles nationales un caractère déterminé, il faudrait le regretter. Est-ce qu’il ne suffit pas que la politique divise les vivans tant qu’ils sont debout ? Serait-ce trop qu’il y eût une heure, une seule heure, où la trêve du respect pût être acceptée devant un tombeau illustre ? Qu’on y songe bien, M. Thiers n’était pas un homme de banale popularité, cherchant les ovations ; c’était un personnage d’état, digne des hommages de l’état, et sa mémoire ne se serait pas trouvée offensée sous le dôme des Invalides ; elle n’aurait pas été mal à l’aise au milieu de ces représentans de l’administration que l’ancien président avait conduits, qu’il aimait à consulter, au milieu de ces généraux qu’il accueillait, qu’il attirait si cordialement en 1871. Il aurait eu ainsi tout à la fois les obsèques officielles dues à son titre d’ancien président de la république, et les obsèques populaires qui l’attendaient.

Ce serait une singulière erreur des républicains de croire qu’ils peuvent s’emparer de ce grand nom et lui donner une signification exclusive. M. Thiers était une de ces renommées qui ne peuvent être confisquées ni par un gouvernement offrant de remplir le plus simple devoir ni par les partis dans un intérêt du moment. Il reste ce qu’il est, l’homme de soixante ans d’histoire, non de trois ou quatre années ou d’un groupe de députés. Il avait le juste sentiment de lui-même, et il n’eût certainement pas admis que devant lui, au nom de son passé, on eût l’air de présenter ses excuses à la postérité en disant que « sans doute » il avait servi un roi. C’est M. Jules Simon qui a parlé ainsi dans un discours d’ailleurs profondément ému. Il y a seulement un mot de trop qui ressemble à un palliatif dont M. Thiers n’avait pas besoin, car il ne songeait pas à voiler une partie de sa vie. Et comme si cela ne suffisait pas, l’ancien président de la chambre, M. Jules Grévy, à son tour, a cru devoir démontrer dans son discours comment la monarchie constitutionnelle propre à l’Angleterre ne pouvait être qu’un anachronisme dans un pays comme la France, — comment aussi M. Thiers, après avoir eu cette fascination de jeunesse, avait fini par ouvrir les yeux à la lumière de la république. Cet honnête et sérieux esprit nous permettra de croire que ce n’était pas le lieu de se livrer à ces douteuses théories devant le tombeau de M. Thiers, et ce n’était pas non plus très diplomatique, car si la monarchie constitutionnelle n’est possible qu’en Angleterre, qu’est-elle donc en Belgique, en Italie, en Hollande, dans tous ces pays qui n’ont pas plus d’élémens aristocratiques que la France, et dont les représentans pouvaient écouter l’autre jour M. Jules Grévy ? Ce n’était vraiment pas la peine d’aller reprendre pour cette triste occasion un vieux discours que M. Grévy a déjà fait, ou à peu près, en 1848.

Tout cela démontre le danger de ces manifestations de parti en présence d’une grande mémoire. M. Thiers avait accepté la république, sans se sentir illuminé de toutes ces lumières dont parle M. Jules Grévy, sans rien abdiquer de son passé constitutionnel, lui qui répétait souvent qu’il était un vieux monarchiste, et qui dans la dernière assemblée de Versailles disait encore : « Je trouve qu’on est libre, noblement, grandement libre à Washington, et qu’on y fait de très grandes choses ; mais je trouve aussi qu’on est également libre à Londres et, qu’on me permette de le dire, plus libre peut-être qu’à Washington. » C’est ainsi qu’il parlait. Oui sans doute, M. Thiers s’est rallié à la république, moins parce qu’il la préférait à la monarchie constitutionnelle que parce qu’il la voyait seule possible, parce qu’il avait au suprême degré, selon la juste remarque de M. Jules Simon, le sens du possible pour la vérité et pour la patrie ; mais cette république, dans sa pensée, elle n’était durable, viable, que si elle respectait les traditions, les intérêts nationaux, si elle ne se mettait pas à tout bouleverser, si elle était, en un mot, profondément conservatrice. Il le répétait quelques jours encore avant sa mort à Saint-Germain. Il ne faut pas séparer toutes ces parties d’une politique. C’est l’héritage indissoluble de ce sage et patriotique esprit. Si les républicains acceptent cet héritage dans toute son intégrité, avec la résolution de se conformer en tout à cette pensée de souveraine prudence, ils ont le droit d’invoquer la mémoire de l’ancien président. Si de l’héritage ils n’acceptent que ce qui leur plaît, l’adhésion des dernières années à la république, en se réservant d’oublier le reste, ils sont libres, mais ils n’ont plus le droit de se servir de ce grand nom. Pour tous ceux qui ont été accoutumés à respecter M. Thiers vivant, qui le respectent dans la mort, ils ne font point deux parts dans cette destinée, ils ne séparent point toutes ces choses qui se complétaient dans la politique de l’ancien président. Ils acceptent l’héritage de cette politique qui tendait à faire la république avec les garanties de la monarchie constitutionnelle, qui en déterminait prudemment les conditions en répétant à tous : « La république sera conservatrice ou elle ne sera pas ! » C’est la lumineuse signification de cet événement douloureux devant lequel tout s’efface aujourd’hui et qui doit être un enseignement pour tout le monde, pour le gouvernement comme pour les partis, dans les élections qui se préparent, qui avant un mois sans doute auront dit le dernier mot de l’opinion du pays.

CH. DE MAZADE.


Le Ciel, simples notions d’astronomie à l’usage des gens du monde, par M. Amédée Guillemin, 5e édition. Paris 1877. Hachette.

Parmi les bons livres que tout le monde peut lire avec fruit, le traité d’astronomie populaire de M. Amédée Guillemin a depuis longtemps sa place marquée. La clarté, la précision du langage, l’exactitude des renseignements, en constituent le mérite principal ; mais sans doute les nombreuses gravures et les belles planches coloriées qui l’accompagnent n’ont pas peu contribué à un succès qui s’est traduit par une série d’éditions successives. Depuis quinze ou vingt ans, l’application de la photographie à l’étude des corps célestes, et les étonnantes découvertes que nous devons à l’analyse spectrale, ont en quelque sorte renouvelé l’astronomie physique : grâce à ces puissans moyens d’investigation, on voit s’ouvrir sans cesse de nouveaux horizons. Le livre de M. Amédée Guillemin porte la trace de ce continuel progrès : à chaque édition nouvelle, il s’est enrichi de faits curieux et de certitudes inespérées. La publication de la cinquième édition de ce magnifique inventaire pittoresque du ciel s’achevait au moment où une découverte des plus inattendues venait grossir la liste des corps qui font partie du cortège de notre soleil. Un astronome américain, M. Asaph Hall, qui dispose aujourd’hui de la plus puissante lunette que l’on ait encore construite, a constaté l’existence de deux satellites de la planète Mars. Ce sont, il est vrai, des corps d’une excessive petitesse, — « on pourrait, a dit un autre astronome, en faire le tour entre deux repas, » — et nous ne les verrons que rarement, aux époques où Mars s’approche beaucoup de la terre. Mais la découverte de ces deux lunes n’en est pas moins importante pour l’achèvement de la théorie du système solaire. C’est ainsi que, périodiquement, quelque extension nouvelle du domaine de nos connaissances vient réveiller l’attention de la foule, et prouver que l’astronomie n’est pas plus que les autres sciences arrivée au terme de son développement. R. R.


Le directeur-gérant, C. Buloz.