Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1908

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Chronique n° 1834
14 septembre 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le gouvernement allemand vient de donner une nouvelle alerte à l’Europe, à propos des affaires marocaines. Personne ne s’y attendait. Depuis quelque temps, la diplomatie impériale semblait regarder comme naturelle et légitime la marche que les événemens avaient prise. A la vérité, ses manifestations étaient devenues rares ; mais si elle se taisait, l’Empereur parlait et on recueillait ses paroles avec satisfaction. A Metz et à Strasbourg, il avait prononcé des discours dont l’intention était évidemment pacifique, et dont les conséquences pouvaient être pacifiantes. Il avait dit en termes formels que rien en ce moment ne menaçait la paix de l’Europe et protesté contre les tracasseries inutiles. Tout était donc au calme et à la sérénité. Mais les discours de l’empereur Guillaume, qui sont le plus souvent des œuvres d’art parfaites, n’ont pas dans la politique générale l’importance effective qu’on serait tenté de leur attribuer, soit en bien, soit en mal. Ils ont tantôt effrayé et tantôt rassuré également à tort. Les Allemands, grands philosophes, ont séparé la raison pure, où ils aiment à se livrer à des spéculations infinies, de la raison pratique où ils restent terre à terre : la première n’a chez eux aucune influence sur la seconde. Il semble que l’Empereur ait séparé, pour son compte, l’éloquence de la politique. Nous devrions le savoir depuis assez longtemps déjà ; mais, avec nos habitudes de logique, ce n’est jamais sans quelque surprise que nous constatons le fait une fois de plus.

Deux actes simultanés ont donné à la politique allemande une allure imprévue : le départ de M, Vassel pour Fez et la démarche faite auprès des puissances pour provoquer la reconnaissance immédiate de Moulaï Hafid. La simultanéité même de ces deux actes, et la manière dont le premier s’est produit, ne laissent aucun doute sur le but qu’ils poursuivent. Les explications données par la suite n’en ont pas atténué le premier effet, qui a été très vif : il n’en reste pas moins qu’aux yeux de tous, l’Allemagne a voulu et continue de vouloir faire au Maroc autrement que les autres puissances, ce qui diminue la force que l’Europe aurait pu trouver dans une union plus complète..

M. Vassel, consul d’Allemagne à Fez, n’est pas un inconnu pour le monde diplomatique : il a été le conseiller, l’inspirateur, le protecteur d’Abd-el-Aziz, au moment où le malheureux sultan suivait avec docilité les suggestions allemandes, croyant y trouver son salut. Dès le premier jour où la politique française s’est dessinée au Maroc dans un sens qui aurait pu en faire plus vite un pays civilisé, M. Vassel s’est appliqué à exciter les appréhensions du Sultan et l’a déterminé à se jeter dans ses bras. Il ne faut pas oublier, en effet, que si Abd-el-Aziz a pu passer dans ces derniers temps pour jouir des préférences françaises, il avait commencé par être contre nous le favori et même le champion de l’Allemagne : mais celle-ci l’a lâché au bon moment, avec la facile désinvolture qu’elle apporte dans ce genre d’opérations. Les événemens se sont depuis compliqués, précipités, assombris. L’exaltation du fanatisme musulman est devenu un péril pour tous les Européens au Maroc : ils ont dû quitter les villes et se réfugier dans les ports, notamment à Tanger. C’est là que M. Vassel a passé de longs mois, attendant, comme ses collègues, des circonstances plus heureuses pour rejoindre son poste. Il a jugé, ou plutôt on a jugé à Berlin que le moment était venu pour lui de le faire et il a pris le chemin de Fez, sans attendre la reconnaissance du nouveau sultan, en vertu d’un proprio motu que rien n’avait fait prévoir. Bien plus ! il est parti la nuit, en secret, en donnant à son départ les allures mystérieuses d’une conspiration. Tant de précautions devaient être suspectes : l’opinion européenne s’en est préoccupée. Alors les journaux allemands, qui sont très ferrés sur les principes du droit public, ont expliqué qu’un consul n’était pas un agent politique : M. Vassel n’était allé à Fez que pour veiller aux intérêts commerciaux de ses compatriotes, intérêts qui avaient gravement périclité depuis une année et avaient besoin d’être relevés par une main exercée, habile et prompte. Il ne fallait pas voir autre chose dans sa mission. On aurait voulu le croire, et pourtant personne ne l’a cru. Un consul n’est pas un agent politique, cela est vrai, mais il le devient quelquefois par la force des circonstances, et les cas de ce genre abondent dans toutes les mémoires. Au reste, il n’y en a pas de plus probant que celui de M. Vassel lui-même dans le rôle qu’il a joué autrefois auprès d’Abd-el-Aziz : ce rôle a été politique au premier chef. Toutes les dépêches racontent que, le long de sa route, il a tenu des propos qui ne sentaient pas du tout le consul, mais bien le ministre, ou même l’ambassadeur. Ce sont ceux qu’il tient maintenant à Moulaï Hafid, et celui-ci pourrait lui répondre : — Vous avez dit la même chose à mon frère ; où cela l’a-t-il mené ? Vous l’avez abandonné ; qui me prouve que vous ne m’abandonnerez pas à mon tour quand vous n’aurez plus besoin de moi ? — Il y aurait un grand intérêt pour l’observateur philosophe à assister aux conversations de Moulaï Hafid et de M. Vassel. On dit que les murs ont des oreilles : s’ils avaient aussi une langue, ils pourraient terminer les phrases que commence le consul allemand, car ils les ont déjà entendues.

Au moment même où il envoyait M. Vassel rejoindre son poste à Fez, le gouvernement impérial a fait une seconde démarche, non moins significative, non moins importante : ses représentans auprès des puissances ont été chargés d’aller voir les ministres des Affaires étrangères des gouvernemens auprès desquels ils sont accrédités, et de leur dire que, dans sa pensée, il serait utile, en vue de la pacification du Maroc, de reconnaître Moulaï Hafid le plus promptement possible. Le gouvernement impérial ne s’est pas contenté d’adresser cette suggestion aux puissances, il en a saisi en même temps l’opinion, et la Gazette de l’Allemagne du Nord, dans une note officieuse, pour ne pas dire officielle, a indiqué le sens et reproduit à peu près les termes de la communication qui venait de leur être faite. Un énorme moellon tombant au milieu d’une eau tranquille ne produit pas plus d’effet : on s’est demandé partout, avec étonnement, ce que voulait l’Allemagne. Allait-elle, reculant de plusieurs mois, de plusieurs années même en arrière, et remontant au delà de la conférence d’Algésiras, reprendre l’attitude qui avait si longtemps et si vivement inquiété l’Europe ? Les apparences pouvaient le faire craindre, car elles sont aujourd’hui à peu près les mêmes qu’autrefois.

L’Allemagne n’ignorait pas, en 1905, les arrangemens qui avaient été pris entre la France, l’Espagne, l’Angleterre et l’Italie, en vue des affaires marocaines ; elle pouvait d’autant moins les ignorer que communication lui en avait été faite ; et cependant, l’empereur Guillaume, prenant tout d’un coup une initiative isolée, a fait à Tanger le voyage dont personne n’a perdu le souvenir. Il pouvait se plaindre peut-être, en tout cas il le faisait, de n’avoir pas été mêlé assez intimement à une affaire dans laquelle il croyait avoir un mot à dire et un rôle à jouer, pour y entrer, il a exigé qu’elle fût européanisée et portée devant la conférence. Satisfaction lui a été donnée ; on peut dire que c’est lui qui a posé et fait accepter le principe que toutes les puissances ont au Maroc des droits égaux. Il a toutefois reconnu, avec les autres, que toutes n’y avaient pas les mêmes intérêts, et que la France et l’Espagne en avaient de particuliers. Ces principes une fois fixés, la conséquence était que toutes les puissances devaient marcher d’accord dans leurs relations politiques avec le Maroc, et que deux d’entre elles étaient spécialement désignées pour proposer les initiatives à prendre. On dira peut-être que cette dernière conséquence ne découle pas nécessairement du principe ; en tout cas, elle en découle naturellement, et ne saurait provoquer aucune objection de la part de gouvernemens amis, désireux de ne pas provoquer entre, eux les tracasseries que l’empereur Guillaume a répudiées à Strasbourg. Avant les derniers événemens ottomans, aucun mandat spécial n’avait chargé l’Autriche et la Russie de prendre des initiatives analogues au sujet des questions balkaniques : tout le monde cependant a approuvé qu’elles les prissent, et pourquoi ? parce qu’elles avaient, elles aussi, des intérêts spéciaux dans les Balkans et que les gouvernemens amis trouvaient juste de leur, reconnaître des droits correspondans. Cette situation a duré aussi longtemps qu’elles ont été d’accord. Ne devait-il pas en être de même pour la France et pour l’Espagne au Maroc ? On l’a cru, la France et l’Espagne ne l’ont pas mis en doute, et elles ont fait savoir qu’elles préparaient des propositions qui seraient ultérieurement soumises à l’approbation générale. Cette manière de procéder a paru correcte : l’Allemagne, pour son propre compte, n’y a fait aucune objection. Elle savait donc fort bien que la France et que l’Espagne travaillaient à la rédaction d’une note commune, lorsqu’elle a fait elle-même la démarche soudaine dont nous avons indiqué plus haut le caractère. Une fois de plus elle se séparait des autres puissances ; elle faisait bande à part ; elle prenait à l’égard du Maroc une attitude particulière, oubliant que l’acte d’Algésiras avait établi la solidarité de l’Europe. Et à quel moment l’oubliait-elle ? Au moment où, un nouveau souverain étant monté sur le trône, l’Europe, quelque disposée qu’elle fût à le reconnaître, avait quelques questions à lui poser et quelques garanties à lui demander. — Commencez par reconnaître le Sultan, disait la Gazette de l’Allemagne du Nord ; vous lui poserez ensuite toutes les questions et vous lui demanderez toutes les garanties que vous voudrez. — Et la Correspondance de l’Allemagne du Sud ajoutait qu’on ne pouvait rien lui demander avant de l’avoir reconnu, parce qu’il n’aurait alors aucune autorité pour répondre. Étrange sophisme qui laisse la raison confondue ! Mais les puissances ne l’entendent pas ainsi.

Dès que la démarche allemande a été connue, il y a eu, on nous permettra de le dire, une explosion dans le monde entier. Le gouvernement impérial avait voulu faire appel à l’opinion par l’intermédiaire de la Gazette de l’Allemagne du Nord ; l’opinion lui a répondu avec une netteté, une fermeté, une unanimité qui n’ont pu lui laisser aucun doute sur ses sentimens. — Eh quoi ! a-t-on dit, l’Allemagne se plaint sans cesse que de mauvais génies travaillent à son isolement, pour aboutir à son encerclement ; elle reproduit sur ce thème des variations de plus en plus amères, qui se renouvellent sans fin ; et lorsque l’occasion se présente à elle de marcher avec les autres, elle leur fausse compagnie de la manière la plus brusque, et va prendre loin d’eux une situation qu’elle juge probablement plus favorable à ses intérêts. Ses intérêts sont respectables sans doute, mais les autres ont les leurs qui ne le sont pas moins et qu’ils n’entendent pas sacrifier non plus. Il y a pour les puissances deux manières de veiller à leurs intérêts : ou d’en faire un bloc et de les défendre en commun ; ou d’adopter le principe : Chacun son droit, chacun pour soi. Mais il faut choisir. L’Allemagne veut s’assurer le bénéfice des deux systèmes en même temps, ce qui n’est pas de jeu. Pour fortifier sa situation, elle affaiblit celle de l’Europe. elle agit en mauvaise Européenne. Elle prétend rester dans l’accord des puissances et flirter en tête à tête avec le Maroc. Elle est d’ailleurs coutumière du fait. On se rappelle peut-être que, il y a quelques années, le concert européen s’était formé au sujet des affaires de Crète, l’Allemagne s’en est tout d’un coup retirée : elle voulait ménager le sultan de Constantinople dans l’espoir d’obtenir de lui des avantages privilégiés, qu’elle en a obtenus en effet. Encouragée par ce premier succès, elle recommence la même tactique avec le sultan de Fez ; mais la situation n’est pas la même, et la diversion qu’elle opère est beaucoup plus dangereuse. Si l’Allemagne veut reconnaître Moulaï Hafid seule, qu’elle le fasse, c’est son droit : Moulaï Hafid pourra apprécier alors ce que vaut pour lui la reconnaissance de l’Allemagne isolée. Quant aux autres puissances, et notamment à la France et à l’Espagne, elles sont toutes disposées à reconnaître le nouveau sultan ; seulement, elles y mettent des conditions, et rien ne les fera dévier de la marche prudente qu’elles ont adoptée. Il n’est pas certain du tout qu’une reconnaissance hâtive de Moulaï Hafid contribuerait à l’apaisement intérieur du Maroc ; mais quand même il en serait ainsi, l’apaisement immédiat du Maroc, très désirable, n’est pas le seul intérêt qui soit en cause, et peut-être en est-il encore de plus précieux. — Tel est, à peu de chose près, le langage qui a été tenu partout. Les journaux autrichiens et italiens y ont mis plus de réserve dans la forme, mais non moins d’énergie dans le fond. Ils ont affecté d’éprouver de l’étonnement de l’initiative allemande, tandis que les journaux des autres pays ont exprimé un sentiment plus vif. L’Angleterre, qui a son franc parler, ne s’est nullement gênée pour dire son opinion, et la presse allemande a jugé qu’elle y avait apporté plus d’amertume que nos propres journaux. N’oublions pas la presse américaine : elle s’est montrée, comme toujours animée du bon sens robuste qui lui est propre et a jugé les choses avec cette équité supérieure que donne l’éloignement. Nous l’avons lue avec un grand plaisir. Il n’y a pas eu une voix discordante, ou du moins il n’y a eu de désaccord qu’entre les journaux allemands. Les pangermanistes ont montré une joie exubérante ; ils ont approuvé sans retenue l’attitude du gouvernement impérial et déclaré brutalement que, si la France en était mécontente, cela leur était bien égal ! Mais les autres ont montré plus de discrétion, même lorsqu’ils ont cru devoir suivre leur gouvernement, puisqu’il avait pris parti. A lire entre leurs lignes, on sentait bien qu’ils le suivaient sans grand enthousiasme : ils comprenaient que l’affaire était mauvaise et mal engagée.

Sur le fond des choses, telle a été l’opinion générale : sur l’attitude de notre gouvernement, l’approbation n’a pas été moins unanime. Si la démarche du gouvernement allemand n’était pas particulièrement dirigée contre nous, elle nous atteignait néanmoins plus que d’autres, soit à cause de notre situation spéciale au Maroc, soit parce que nous étions aux prises dans le Sud-Oranais avec des difficultés qui n’étaient pas encore résolues, et dont l’origine incontestable était dans l’anarchie marocaine. Le fait même que nous avions pendant quelque temps paru incliner du côté d’Abd-el-Aziz abandonné par l’Allemagne, pendant que celle-ci inclinait du côté de Moulaï Hafid, donnait un caractère peu obligeant à la précipitation avec laquelle on nous poussait à reconnaître ce dernier. On nous mettait vraiment l’épée dans les reins. Malgré cela, nous sommes restés très calmes, et notre gouvernement n’a pas perdu une minute son sang-froid. Il fallait répondre à la communication verbale qui nous avait été faite. Notre chargé d’affaires à Berlin a reçu pour instruction de dire au ministre allemand des Affaires étrangères, ou à son représentant, que nous étions occupés à rédiger, avec l’Espagne, des propositions qui lui seraient soumises dès qu’elles seraient arrêtées, et qu’il ne nous semblait pas que Moulaï Hafid dût être reconnu auparavant. Cette réponse, qui remettait les choses au point, était si naturelle qu’elle a été faite par les autres puissances, à peu près, semble-t-il, dans les mêmes termes : toutes ont fait savoir au gouvernement allemand qu’elles attendaient la note franco-espagnole avant de se prononcer. Quelque diligence que nous y ayons mise, la rédaction de cette note a pris plusieurs jours. Le gouvernement espagnol tenait, comme nous, à honneur de ne pas présenter à l’Europe des propositions improvisées ; il a voulu en peser tous les termes, et il l’a fait avec l’attention la plus minutieuse ; notre collaboration, malgré la bonne volonté que nous y avons mise de part et d’autre, n’a pas pu aboutir du premier coup. Enfin l’accord a été réalisé : nous espérons qu’il amènera à brève échéance une entente générale. Le gouvernement allemand a paru vouloir dissiper les impressions qu’avait fait naître sa première démarche, impression qui venait, disait-il, d’un malentendu : jamais il n’avait voulu se séparer des autres puissances par une reconnaissance anticipée et isolée du nouveau sultan ; il n’avait pas eu d’autre but que d’appeler leur attention sur l’utilité qu’il y avait à opérer cette reconnaissance en commun, mais le plus tôt possible. Si ce sont là ses dispositions, elles sont excellentes, et il importe peu qu’il leur ait donné au début une forme sur laquelle on a pu se tromper. Nous souhaitons qu’il y persiste, car nous croyons comme lui qu’il y a utilité à reconnaître rapidement Moulaï Hafid. Que faut-il pour cela ? Que l’Allemagne, se ralliant aux propositions franco-espagnoles, lui en conseille la prompte acceptation. Mais le fera-t-elle ?

Tout le monde est disposé à reconnaître Moulaï Hafid, et même désireux de pouvoir le faire. Un des motifs qui donnaient à la démarche allemande un caractère peu obligeant est qu’elle semblait dire que nous n’éprouvions aucun empressement à régulariser la situation marocaine, et que, tout entiers à nos regrets de l’échec d’Abd-el-Aziz, nous risquions de nous immobiliser dans cette attitude négative, en attendant du ciel un miracle impossible. Rien n’était plus loin de notre pensée. Il est bien vrai que, voyant dans Abd-el-Aziz le sultan légal du Maroc, celui que toutes les puissances avaient reconnu et avec lequel elles avaient traité, nous avons mis moins de rapidité que l’Allemagne à l’abandonner. Nous avons attendu que le sort des armes eût prononcé entre son frère et lui, puisque le sort des armes représente au Maroc la volonté de Dieu, et que celle-ci détermine la volonté du peuple lui-même. C’est la victoire qui désigne le sultan ; il fallait donc qu’elle eût prononcé ; mais, quand elle l’a eu fait, il aurait été absurde de ne pas accepter son verdict. Que nous importe, en somme, que le sultan du Maroc se nomme Abd-el-Aziz ou Moulaï Hafid ? Nous n’avions personnellement qu’une crainte, à savoir que la victoire restât longtemps incertaine entre les deux compétiteurs, ce qui aurait indéfiniment prolongé l’anarchie. Heureusement, celle de Moulaï Hafid a été complète. Elle n’a pas été brillante, militairement parlant ; ce n’est pas un de ces exploits dont celui qui en profite a le droit de se glorifier ; elle est due surtout à la trahison et à la panique. Si les destinées tiennent parfois à peu de chose dans le reste du monde, elles tiennent à moins encore au Maroc. Mais, quelque modeste qu’elle ait été, la victoire a été décisive. Notre parti a été pris tout de suite. S’obstiner dans la cause vaincue aurait été un de ces actes de chevalerie qui ont illustré autrefois don Quichotte : nous n’en devions pas tant à Abd-el-Aziz que nous avions recueilli y a quelques mois, sortant tout moulu des mains de l’Allemagne, et qui n’avait cherché un concours auprès de nous que parce qu’il n’en trouvait plus ailleurs. Il ne pouvait plus rien faire pour nous et nous ne pouvions plus rien faire pour lui, sinon lui montrer les égards qui étaient dus à son infortune et, autant que possible, en adoucir pour lui les suites. Il ne serait digne en effet, ni de la France, ni de l’Europe, de se désintéresser de son sort. Heureusement il n’y a aucune haine entre les deux frères : c’est un trait honorable de leur caractère. On obtiendra, sans doute, assez facilement de Moulaï Hafid qu’il assure à Abd-el-Aziz une existence décente : il n’a voulu lui prendre que la couronne.

Il l’a, et ce n’est pas nous qui ferons obstacle à ce qu’il la garde ; nous souhaitons, au contraire, qu’il la porte haut et ferme ; mais sa reconnaissance officielle par l’Europe et par nous est un fait d’une autre nature que celui qui lui a donné la couronne. Nous n’avons pas seulement le droit, nous avons le devoir d’y mettre des conditions. Le changement de souverain dans un État civilisé, quelle qu’en soit la cause, ne change en rien la situation internationale de cet État : tous les traités qui la constituent subsistent, jusqu’au jour où ils ont été modifiés d’un consentement commun. Il doit en être au Maroc comme ailleurs : néanmoins, comme nous avons affaire à un pays qui ne ressemble pas à tous les autres, et à un souverain que nous connaissons mal et qui est le produit d’une révolution provoquée surtout par la haine de l’étranger, la plus élémentaire prudence conseille de nous assurer de leurs dispositions. Quelles sont-elles ? Nous aurons à le demander à Moulaï Hafid avant de le reconnaître. Nos exigences sont très simples : elles se bornent à obtenir de lui l’assurance qu’il respectera tous les traités, conventions et arrangemens contractés par ses prédécesseurs, et non seulement l’Acte d’Algésiras, qui est le dernier de ces traités et le plus solennel, mais tous sans exception. Cette promesse une fois faite, cet engagement une fois pris par le nouveau sultan, chaque puissance veillera, en ce qui la concerne, à ce qu’ils soient tenus.

Il semble que. sur ce point, il ne puisse y avoir aucune difficulté ; on ne voit même pas comment un désaccord pourrait se produire entre les puissances ; s’il se produisait, tout l’édifice du droit des gens en serait ébranlé. Mais nous le savons bien, — et, si nous ne l’avions pas su, la lecture des journaux allemands nous l’aurait suffisamment appris depuis quelques jours, — il y a un autre point particulier à la France, sur lequel on cherchera peut-être à équivoquer : nous voulons parler de l’indemnité qui nous est due pour l’expédition de la Chaouïa. Cette question ne peut pas se régler en vertu d’un traité. Sans doute l’Acte d’Algésiras a chargé l’Espagne et nous d’organiser la police à Casablanca, et ce sera finalement une œuvre de police que nous y aurons faite et que nous y laisserons ; mais dire que nous n’y avons pas fait autre chose serait abuser des mots et les détourner de leur sens restreint et précis. Nous avons été entraînés peu à peu à faire dans la Chaouïa une campagne, dont l’objet initial était de venger des Français et des Italiens odieusement massacrés, et dont le résultat final a été d’avoir assuré l’ordre et la sécurité dans une grande province marocaine. Que toute l’Europe soit appelée à bénéficier de ce résultat, il est difficile de le contester : cependant les journaux allemands le contestent, ou du moins ils ne veulent voir que les souffrances qu’ont éprouvées, au premier moment, leurs nationaux à Casablanca. Il est dû aux commerçans allemands une indemnité pour les pertes qu’ils ont subies, soit ; mais il nous en est dû une autre pour les dépenses que nous avons faites. Le droit public ne se compose pas seulement de traités ; il se compose aussi de précédens auxquels tous les publicistes attachent la valeur d’une règle internationale. Le dernier de ces précédens, et l’un des plus connus, est celui qui s’est produit à l’occasion du bombardement d’Alexandrie et du débarquement qui l’a suivi : on devra s’en inspirer, pour le règlement de la situation que des circonstances analogues ont créée au Maroc. La note franco-espagnole n’est pas encore connue, et nous ne sommes pas dans le secret de notre gouvernement ; mais il ne paraît pas possible que cette question ait été négligée au cours des pourparlers qui ont eu lieu entre Paris et Madrid. Nous demandons que notre droit soit reconnu : ce sera ensuite à nous de trouver, toujours en nous inspirant des précédens, les modalités les plus propres à en assurer pratiquement le respect.

Y a-t-il là, de notre part, des prétentions excessives ? Non, certes. L’accord un peu laborieux que nous avons établi avec l’Espagne nous en est d’ailleurs une garantie. Quant à l’Allemagne, si nous avons reproduit plus haut les impressions que sa première attitude a fait naître, nous devons la croire sincère lorsqu’elle assure qu’on s’est mépris sur ses intentions et qu’elle n’a jamais voulu se séparer des autres puissances. Mais elle a voulu s’en distinguer, et c’était déjà trop. Elle a voulu faire du zèle au profit de Moulaï Hafid, dans l’espoir que celui-ci ne l’oublierait pas et lui en saurait gré d’une manière durable ; elle a voulu donner une secousse à la diplomatie européenne de manière à hâter la reconnaissance du nouveau sultan, se réservant de faire valoir auprès de lui ce service. Son excuse est que, après avoir fait sa mise sur Moulaï Hafid au moment où le conflit s’est élevé entre les deux frères, elle a pensé avoir le droit, puisque son candidat avait gagné la partie, de réaliser un bénéfice personnel, et même de le grossir dans toute la mesure possible. Ce sentiment est humain, mais il est mesquin, et ce n’est pas par ces petits calculs qu’on mène une grande politique. On n’aboutit qu’à lui donner une apparence équivoque et louche, qui réveille les défiances au moment où elles commençaient à se dissiper. Les puissances ne demanderaient pas mieux de s’entendre une bonne fois avec l’Allemagne, et de trouver dans cet accord une nouvelle garantie pour la paix. Nous en serions particulièrement heureux, nous qui sommes les voisins de l’Allemagne, et qui avons un si grand intérêt à entretenir avec elle des rapports corrects et courtois. Mais comment faire ? Les autres gouvernemens ont une politique dont les données sont connues ; il est relativement facile d’en prévoir les applications probables au milieu des événemens qui se succèdent ; seule, ou peu s’en faut, l’Allemagne a une politique contradictoire, décousue, qui échappe à toute prévision, déconcerte, trouble, heurte, et ne saurait inspirer à personne confiance ni sécurité. C’est pour cela qu’on s’en éloigne. Il n’en a pas toujours été ainsi. L’Allemagne, autrefois, groupait les puissances autour d’elle, parce qu’on savait ce qu’elle voulait et où elle allait. On se groupe aujourd’hui en dehors d’elle, parce que c’est ailleurs qu’on aperçoit une volonté claire et une orientation définie.

Nous avons dit quelles semblaient être les conditions à mettre à la reconnaissance de Moulaï Hafid. Quelques journaux fiançais y en ajoutaient une de plus : ils auraient voulu que Moulaï Hafid usât de son autorité pour disperser la harka qui, partie du Tafilalet, menaçait le Sud-Oranais. Ce vœu marquait quelque simplicité. Sans doute l’état troublé du Maroc, et l’explosion de fanatisme qui s’y est produite, étaient pour quelque chose dans l’ébranlement dont nous ressentions le contre-coup sur nos frontières ; mais il n’est pas prouvé que Moulaï Hafid ait été l’auteur personnel et responsable de la menace dont nous étions l’objet ; et, s’il l’avait été, il aurait été bien en peine, après avoir déchaîné le mouvement, de l’arrêter subitement par une sorte de quos ego ! Lui demander cela aurait été lui demander l’impossible, et au surplus les choses ont tourné de telle sorte que nous aurions été désolés qu’il nous rendît ce prétendu service. C’est à nous qu’il appartient de protéger notre frontière, à nous seuls ; et nous n’avons jamais douté que nous fussions à même de le faire. L’événement a justifié notre confiance. La fameuse harka de 20 000 hommes qui s’était transportée dans le voisinage de notre poste de Bou Denib a été dispersée aussitôt qu’elle a été attaquée ; elle paraît avoir éprouvé des pertes énormes et avoir été mise dans l’impossibilité absolue de recommencer. Grâces en soient rendues à nos officiers et au nos soldats, dont les premiers ont pris les mesures les plus propres à atteindre le but, tandis que les seconds les ont vaillamment exécutées ! Il y a eu deux combats : l’un défensif, l’autre offensif, et c’est naturellement le dernier qui a été décisif. Lorsque le premier nous a été livré, le colonel Alix n’était pas encore arrivé avec la colonne de 5 000 hommes qu’il commande ; nous ne pouvions donc pas manœuvrer autour de Bou Denib et nous nous sommes contentés de repousser les assauts de l’ennemi. Dès qu’il a été à Bou Denib, le colonel Alix n’y a pas attendu les Marocains ; il a marché contre eux et l’affaire n’a pas été longue ; nos soldats ont été admirables de courage et d’entrain ; mais en réalité, nos canons ont tout fait, et le combat n’a guère été qu’un tir d’artillerie. Les Marocains, qui s’étaient avancés avec audace, ont été accueillis par une pluie de fer qui n’a pas tardé à les mettre en déroute : la harka a pris la fuite, abandonnant son camp et, ce qui indique un désarroi encore plus grand, la plupart de ses morts et de ses blessés. Tout avait été préparé avec précision par nos généraux ; l’exécution n’a pas été moins sûre de la part du colonel Alix. Ils méritent également notre reconnaissance.

Et qui sait s’ils ne méritent pas un peu celle de Moulaï Hafid ? Nous nous plaçons dans l’hypothèse où le nouveau sultan voudrait sincèrement s’entendre avec l’Europe et avec nous ; l’hypothèse est peut-être gratuite ; mais, à supposer qu’elle ne le soit pas, c’est une question de savoir si Moulaï Hafid pourra réaliser ses intentions. Ne sera-t-il pas débordé par le fanatisme dont il est le produit ? Il était bon de démontrer que le fanatisme, quelque violent qu’il soit, ne suffit pas contre l’artillerie européenne : la démonstration avait commencé dans la Chaouïa, elle vient de se terminer à Bou Denib. Si Moulaï Hafid a quelque esprit politique, il y trouvera de la force contre les exigences et les impatiences du parti qui l’a porté au pouvoir. Mais que savons-nous de lui ? Rien, ou peu de chose, et peut-être y aurait-il quelque imprudence à ajouter foi aux nouvelles diverses et souvent contradictoires que les dépêches nous apportent. Il est certain toutefois que, depuis sa proclamation à Tanger et dans les autres ports, Moulaï Hafid aurait eu le temps de donner signe de vie, c’est-à-dire de notifier son avènement à l’Europe et de lui demander de le reconnaître. Il n’en rien fait, il se tait, il attend, il réfléchit. Quel sera le résultat de ses réflexions ? Suivra-t-il les suggestions que M. Vassel lui apporte peut-être ? En trouvera-t-il d’autres dans sa propre intelligence ? Marchera-t-il dans le large sillon qui a été ouvert par l’Europe à Algésiras ? Se laissera-t-il tenter par l’esprit d’aventure ? Nous le saurons bientôt.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.