Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1913

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Chronique no 1954
14 septembre 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le vœu que nous exprimions il y a quinze jours a été réalisé : la Bulgarie, ne trouvant pas en dehors d’elle les concours, ou plutôt les secours qu’elle avait espérés, a pris le bon parti de négocier directement avec la Porte. Depuis quelque temps déjà, un de ses hommes politiques les plus distingués, M. Natchevitch, était dans la capitale ottomane et, bien qu’on ait beaucoup dit qu’il n’avait pas de mandat précis, il a certainement préparé les voies à la négociation qui commence. M. Natchevitch a toujours été partisan d’une entente entre son pays et la Turquie ; si cela avait dépendu de lui seul, la rupture ne se serait pas produite et on n’en serait pas réduit, soit d’un côté, soit de l’autre, à relever des ruines. Mais le principal négociateur bulgare n’est pas M. Natchevitch, c’est le général Savof. Ce choix a surpris. On affirme même qu’il n’a pas, au premier moment, produit une bonne impression à Constantinople. Le gouvernement ottoman a confié à Talaat bey, ministre de l’Intérieur, la présidence de la conférence. La situation est telle et les obligations qui en résultent sont si fortes que le choix des négociateurs n’a peut-être pas une grande importance. Au surplus, derrière eux, il y a leurs gouvernemens qui savent l’un et l’autre jusqu’où ils sont décidés à aller.

Ils le savent, mais nous l’ignorons, et il est trop tôt pour qu’on puisse avec quelque sécurité émettre des pronostics sur le résultat de la conférence. Les bruits qui viennent de Constantinople sont contradictoires ; ils sont mêlés dans des proportions presque égales d’optimisme et de pessimisme ; cependant, le premier de ces sentimens l’emporte, et on croit généralement que l’accord se fera, peut-être même assez vite, parce qu’on a de part et d’autre intérêt à le faire et que la situation actuelle, incertaine, indéterminée, ne peut pas se prolonger sans danger. La Bulgarie a fait son deuil d’Andrinople, peut-être même de Kirk-Kilissé. La principale discussion semble porter sur la frontière dans la région de la Maritza. Au reste, ce n’est plus contre la Turquie que se tourne aujourd’hui avec le plus d’amertume la rancune de la Bulgarie, mais contre ses alliés d’hier, et plus particulièrement contre la Grèce. Le sentiment auquel elle obéit est peut-être très humain, mais rien n’est moins politique que de l’exprimer publiquement. C’est pourtant ce qu’a fait le général Savof en arrivant à Constantinople. Il n’a pas caché que la paix actuelle n’était qu’une trêve et que la Bulgarie n’aurait de cesse que lorsqu’elle se serait vengée sur les Grecs de ses dernières défaites. Il est notamment impossible, à l’entendre, que Cavalla reste entre leurs mains. Quelques personnes ont cru qu’il y avait plus de finesse qu’on ne l’avait pensé tout d’abord dans cette intempérance de langage du général Savof et que son intention véritable était de préparer une entente entre la Bulgarie et la Porte contre l’ennemi commun ; mais à supposer que tel ait été le but du général, il est douteux qu’il l’atteigne avec un pareil moyen. Par son agression de la fin du mois de juin, la Bulgarie a formé contre elle la coalition de la Grèce, de la Serbie et de la Roumanie ; par son langage actuel, elle la resserre et la consolide. Quant à la Porte, que fera-t-elle au milieu des divisions des pays balkaniques ? Ira-t-elle du côté bulgare ou du côté opposé ? Qui pourrait le dire ? Probablement elle n’en sait encore rien elle-même ; cela dépendra des circonstances ; elle en jouera adroitement, comme elle l’a toujours fait. En tout cas, il doit lui être assez indifférent que Cavalla appartienne à la Bulgarie ou à la Grèce, après l’avoir perdu elle-même. Ceci dit, nous espérons, à force de le souhaiter, que les négociations de Constantinople auront un dénouement heureux et rapide. Les mots sont des mots, et le général Savof garde seul la responsabilité de ceux qu’il a confiés à tous les vents. Les intérêts immédiats ont quelque chose de plus sérieux : les négociateurs s’en inspireront.

Quant à la Grèce, elle jouit de beaucoup de sympathies en Europe, et particulièrement des nôtres qui sont de très ancienne date et sont devenues une tradition de notre politique : le roi Georges mettait d’ailleurs une bonne grâce parfaite à les entretenir. Elles n’ont pas été dans ces derniers temps les dernières à se produire et nous avons eu quelque mérite dans la manière et dans les conditions où nous les avons exprimées, puisque notre attitude à propos de Cavalla a provoqué un court refroidissement à Saint-Pétersbourg, et, à propos des îles de la mer Egée, un mécontentement, qui sera peut-être plus durable, à Rome. Nous n’avons pas été les seuls sans doute à témoigner de bons sentimens à la Grèce : l’Allemagne aussi lui a rendu un incontestable service par l’à-propos avec lequel elle a parlé et agi en sa faveur. Quand tout a été fini, le roi Constantin s’est empressé de se rendre à Berlin ; rien de plus naturel, c’est sans doute ce qu’un autre aurait fait à sa place ; il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’il est le beau-frère de l’empereur Guillaume et que, dans l’occurrence, ses sentimens de famille étaient pleinement d’accord avec ses intérêts politiques. Nouveau feld-maréchal de l’armée allemande, il a assisté à des opérations militaires qui pour lui, venu directement de champs de bataille victorieux, n’étaient pas une simple parade. L’empereur Guillaume a su profiter de l’occasion : « Votre Majesté, a-t-il dit, a eu la bonté d’affirmer publiquement, à différentes reprises, pendant et après la guerre, que les grands succès qu’il lui a été donné de remporter avec l’aide de Dieu sont dus, en même temps qu’au courage héroïque, au dévouement et à l’esprit de sacrifice de toutes les troupes grecques, aux principes éprouvés de la tactique militaire prussienne... Notre armée est fière du jugement prononcé par Votre Majesté, qui constitue un éloge pour les méthodes de notre armée et en même temps prouve de façon concluante que les principes enseignés par notre état-major et suivis par nos troupes garantissent toujours la victoire lorsqu’ils sont suivis exactement. » La recette est infaillible, mais il faut savoir s’en servir ; les Grecs l’ont su, les Turcs non ; on se demande ce qui arriverait si les uns et les autres en usaient avec la même maîtrise. Un pareil discours dictait par avance la réponse à y faire. Le roi de Grèce l’a faite en y mettant plus de chaleur que de nuances. « Je ne puis m’empêcher, s’est-il écrié, de répéter encore une fois bien haut et publiquement, que nous devons nos victoires, en même temps qu’au courage invincible de mes compatriotes, aux principes sur l’art de la guerre que, moi et mes officiers, nous avons appris ici, à Berlin, à ce cher 2e régiment d’infanterie de la Garde, à l’Académie de guerre, et dans nos conversations particulières avec les officiers de l’état-major prussien. » La reconnaissance est une belle vertu ; puisque le roi Constantin l’éprouve à ce degré d’intensité, il est sans doute inutile de lui rappeler d’autres souvenirs sur lesquels il serait ici de mauvais goût d’insister ; mais pourquoi a-t-il paru les avoir momentanément oubliés ? Son discours a produit une fâcheuse impression en France, non pas tant à cause de ses paroles mêmes que par le ton qu’il y a mis et par son affectation à reporter sur l’école militaire allemande seule le mérite de ses succès. Si l’armée grecque a combattu suivant les méthodes allemandes, elle avait été préalablement organisée et exercée suivant les méthodes françaises. Le Roi doit venir prochainement à Paris : peut-être y trouvera-t-il l’occasion, non pas assurément de revenir sur ce qu’il a dit, mais de le compléter. Nous ne voulons pas donner plus d’importance qu’il ne convient à cet incident pénible, mais il y aurait un défaut de dignité en le passant sous silence à ne pas paraître sentir ce qu’il a eu de peu obligeant pour nous. Le roi de Grèce nous donne, à son tour, une leçon qui est déjà vieille, qui nous revient de partout et dont la morale est que nous devons, comme le font si bien les autres, diriger notre politique d’après nos intérêts, et non pas d’après nos sentimens. On se trompe quelquefois sur ses intérêts, mais, combien les sentimens sont une source d’erreurs plus abondante ! Nous n’avons plus à compter, dans ces affaires balkaniques, les déceptions qu’ils nous ont causées.

En dépit des vacances, qui sont d’habitude une période de tout repos, il y a partout en Europe, avec un désir de paix qui a été rarement aussi vif, un malaise qui a plutôt une tendance à s’aggraver qu’à se dissiper. Un symptôme de ce mal apparaît dans les dispositions de l’opinion italienne à notre égard : de l’opinion, disons-nous, car il n’y a aucun motif de croire que le gouvernement y soit pour quelque chose. Mais les faits se multiplient et se répètent. Il y a quinze jours, nous avons dû parler des attaques de la presse italienne contre la nôtre à propos des îles de la mer Egée. Nous aurions voulu n’avoir pas à revenir si vite sur ce sujet ; mais comment faire ? Une interview accordée par M. Barthou à un journaliste italien a mis de nouveau le feu aux poudres. Avons-nous besoin de dire que M. le Président du Conseil s’était exprimé dans les termes, non seulement les plus mesurés, mais les plus amicaux pour l’Italie qu’il admire et qu’il aime ? N’a-t-il pas lui-même, tout récemment, fondé avec M. Pichon une association intitulée : « France-Italie, » dont le but est de resserrer les liens entre les deux pays ? Mais M. Poincaré ? On a créé en Italie la plus étrange et la plus mensongère des légendes, d’après laquelle M. le Président de la République serait animé de sentimens tout différens. Rien de plus absurde que cette calomnie, dont l’origine remonte aux incidens du Carthage et du Manouba. M. Barthou a protesté que M. Poincaré aimait l’Italie comme lui-même et au surplus il a rappelé que la politique de la France était aujourd’hui entre ses mains et celles de M. Pichon. Jusque-là, c’était bien : malheureusement, M. Barthou, et il ne pouvait guère s’en dispenser, a cru devoir, lui aussi, dire un mot de la question des îles et il s’est borné à reprendre à peu près textuellement les déclarations faites par sir Ed. Grey, à savoir que le moment viendrait où l’Italie, conformément à un engagement qu’elle tiendrait sans aucun doute, remettrait les îles à qui ? M. Barthou a dit, assure-t-on, à l’Europe ; les journaux italiens ont déclaré avec la plus fougueuse indignation qu’il aurait fallu dire : à la Porte ; mais, à les lire, on pourrait croire, de plus en plus, qu’ils sont décidés à ne les remettre ni à celle-ci, ni à celle-là. Encore une fois, nous ne parlons que des journaux ! Dans le nombre, la Stampa s’est distinguée par la violence de ses invectives : nous aimons mieux ne pas la citer ; à quoi bon ? il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu. Mais qu’on nous permettre de nous étonner une fois de plus du privilège que nous accorde la presse italienne. Quand les autres disent la même chose que nous, elle n’a pas l’air de s’en apercevoir, ou même elle approuve, à la vérité du bout des lèvres ; mais, de notre part, tout est criminel et déchaîne les plus amères diatribes. La presse italienne finira par nous faire croire qu’elle nous en veut particulièrement, et de quoi ? sinon d’être une très grande Puissance méditerranéenne et d’occuper une trop longue étendue de côtes dabs cette mer où nos propres ambitions sont satisfaites et où les siennes ne le sont pas encore. Nous avons reconnu de bonne amitié son droit de s’y faire une place : que peut-on nous demander de plus ?

Pour en revenir aux îles de la mer Egée, il est parfaitement exact que ce n’est pas à l’Europe, mais à la Porte, que l’Italie a pris l’engagement de les remettre quand l’heure en serait venue. Si on a fait dire autre chose à M. Barthou, c’est sans doute parce qu’on l’a mal compris ; en tout cas, le lapsus était facile à réparer. Mais tâchons de voir les choses de plus près. Au cours des polémiques échangées entre journaux italiens et français, ces derniers ont été amenés à citer quelques textes dont le plus important est la déclaration faite à la Conférence de Londres, le 5 août dernier, par l’ambassadeur d’Italie. La voici : « Le gouvernement de Sa Majesté considère que la question des îles du Dodécanèse, laquelle doit son origine à la guerre italo-turque, est juridiquement réglée par les dispositions du traité de Lausanne. Cela étant, le gouvernement italien répète qu’il rendra ces îles à la Turquie dès que le gouvernement ottoman aura, de son côté, exécuté intégralement les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 2 du traité de Lausanne. Lorsque la restitution de ces îles à la Turquie aura lieu, il va sans dire que le gouvernement italien prendra part avec les autres grandes Puissances aux décisions unanimes qui seront éventuellement discutées et adoptées sur le sort définitif des îles susdites, en corrélation avec le règlement général de toutes les questions pendantes, en tenant compte de l’intérêt général de l’Europe et de l’intégrité et de la sécurité de la Turquie asiatique. » Chaque mot de cette déclaration a été soigneusement pesé et doit être tout aussi soigneusement examiné. Nos journaux, en la reproduisant, l’ont jugée très claire, sans doute parce qu’ils y ont mis la clarté qui était dans leur propre esprit : en réalité, il y a là un nombre remarquable de sous-entendus ou de propositions à double sens.

Les conditions dans lesquelles le traité de Lausanne serait exécuté nous paraissaient déjà d’une réalisation difficile et peut-être assez lointaine lorsqu’il fallait seulement que les troupes ottomanes eussent intégralement évacué la Libye ; mais, cette condition remplie, la remise des îles à la Porte est-elle une conséquence qui va de soi et dont l’exécution sera immédiate ? Nous n’en sommes pas bien sûr. A ce moment, les grandes Puissances, y compris l’Italie, devront prendre des « décisions unanimes, » et avant de savoir ce qui arrivera lorsqu’elles seront prises, on peut se demander ce qui arrivera, ou n’arrivera pas, en attendant qu’elles le soient. Sur quoi porteront ces décisions ? Elles régleront le sort définitif des îles « en corrélation avec le règlement général de toutes les questions pendantes. » Cela pourra être long, étant donnée la complexité de ces questions. Il y a ici, ce nous semble, quelque contradiction avec une autre déclaration de l’ambassadeur d’Italie, qui n’admettait pas que la question des îles fût liée à celle des limites méridionales de l’Albanie : c’est là pourtant une question pendante. Mais passons. La question des îles devra aussi être réglée en tenant compte de l’intérêt général de l’Europe, ce qui est vague, car chacun peut comprendre cet intérêt à sa manière, mais ce qui se précise un peu par l’appel final fait « à l’intégrité et à la sécurité de la Turquie asiatique. » Cela veut dire, en bon français, qu’aux yeux de l’Italie les îles du Dodécanèse, une fois qu’elle les aura rendues à la Porte, devront continuer d’appartenir à celle-ci, car elles intéressent l’intégrité et elles assurent la sécurité de la Turquie d’Asie : or, et ce n’est un secret pour personne, d’autres Puissances estiment que ces îles doivent être attribuées à la Grèce. Les opinions sont encore ici très divergentes et comme le gouvernement italien prend bien soin de faire remarquer que rien ne sera fait avant que les Puissances se soient mises d’accord sur des « décisions unanimes, » il s’en faut de beaucoup que la solution soit facile et prochaine. Faut-il rappeler que sir Edward Grey a déclaré avec force que, si une seule lie restait entre les mains d’une grande Puissance, il en résulterait de très graves difficultés ? Faut-il rappeler aussi qu’il s’est demandé ce que serait la situation, si la Porte prolongeait indéfiniment la présence de quelques-uns de ses soldats en Libye ? Que d’autres prolongations peuvent encore allonger celle-là 1 Nous n’ajouterons qu’un mot : comme il est indubitable que, sous le couvert de l’ « intérêt général de l’Europe, » chacun songera à son intérêt particulier, nous espérons que la France ne négligera pas le sien et qu’elle renoncera une fois pour toutes à la sotte habitude de poursuivre la satisfaction de ses préférences sentimentales. Elle serait la seule à pratiquer ce vieux jeu- : assurément ni la Grèce, ni l’Italie ne lui en donnent l’exemple, l’une en se tournant vers Berlin, et l’autre dans tous les sens.

L’Italie, dans ces derniers mois, s’est particulièrement tournée du côté de l’Autriche : on connaît ses vrais sentimens pour son alliée, mais l’intérêt doit passer avant tout, et l’intérêt des deux Puissances est pour le moment le même sur les côtes de l’Adriatique, comme celui de l’Autriche et de la Prusse était autrefois le même quand M. de Bismarck a emmanché l’affaire des Duchés. Si l’Albanie réussit, dure, se montre viable, elle sera un champ clos où les influences italienne et autrichienne prendront pied pour s’exercer sur les Balkans, soit de concert, soit l’une contre l’autre, suivant l’occurrence ; et si décidément l’Albanie mort-née ne peut pas être rappelée à la vie, ce sera une proie à se partager. Dans les deux hypothèses, il importe qu’elle soit aussi grande que possible, d’autant plus que sa grandeur territoriale ne peut être faite qu’aux dépens de la Serbie, que l’Autriche a pris systématiquement à tâche de diminuer, et de la Grèce, que l’Italie se propose d’empêcher de grandir, aussi bien sur terre que sur mer. L’Europe s’est crue obligée d’accepter cette politique pour échapper au danger d’une guerre générale immédiate, mais cela ne signifie pas qu’elle en ait été émerveillée, ni qu’elle la regarde comme une de ces hautes conceptions qui ont fait autrefois la gloire d’un Richelieu ou d’un Talleyrand : elle y a donné son consentement comme à un pis-aller très empirique, non pas son approbation, ni encore moins son admiration comme à un chef-d’œuvre de l’art. Qu’il y ait là, pour l’avenir, beaucoup de conflits en perspective, on n’en saurait douter ; mais qui regarde au delà de l’horizon le plus prochain ? Nous vivons au jour le jour, et c’est peut-être le plus sage, puisque, si nous voulions résoudre tout de suite toutes les questions au nom de la logique, nous déclancherions la guerre pour le malheur de l’humanité. Quoi qu’il en soit, l’Autriche et l’Italie marchent la main dans la main ; toutefois, par l’effet d’une vieille habitude, elles ne marchent pas sans heurts ni sans soubresauts, et leurs mains se donnent mutuellement des saccades quelque peu violentes. C’est ce qui vient d’arriver à propos d’une affaire médiocre en elle-même et qui n’a d’ailleurs aucune corrélation avec les questions balkaniques. L’incident de Trieste a mis en rumeur toute la presse italienne : elle en a presque oublié, pendant quelques jours, de parler de nous.

On sait que Trieste est une des parties visées par l’irrédentisme italien, et même la partie principale parmi celles que détient l’Autriche. Il y a là une colonie italienne considérable, intelligente, laborieuse et qui, en vertu de ces qualités mêmes, prend une part importante aux affaires ambiantes. Les Italiens sont nombreux dans celles qui intéressent la vie municipale de Trieste : leur activité s’y exerce d’une manière utile. Mais tout le monde n’en juge pas ainsi, ce qui n’est que trop naturel dans un pays où plusieurs races juxtaposées rivalisent les unes contre les autres et se jalousent. A Trieste, les Slovènes surtout éprouvent ces sentimens contre les Italiens et il en résulte des conflits continuels qui laissent peu de repos aux gouvernemens. Les choses étant ainsi, subitement et sans que rien ait fait prévoir le coup, le prince Hohenlohe, statthalter de Trieste, s’appuyant, paraît-il, sur des lois existantes, de ces lois qui dorment longtemps et qu’on réveille quand on veut, a pris un décret en vertu duquel les nationaux seuls, ou ceux qui se feraient naturaliser dans un bref délai, pourraient être employés à l’administration de la ville. La mesure paraissait générale, mais en fait elle n’atteignait que les Italiens parmi lesquels elle a, comme il fallait s’y attendre, produit une grande émotion.

Comment le prince Hohenlohe a-t-il choisi le moment actuel pour prendre une mesure qui devait jeter une telle perturbation dans les rapports des deux pays ? C’est ce que nous avons peine à comprendre. Jamais ces rapports n’avaient été meilleurs, nous avons dit pourquoi, et jamais non plus il n’y avait eu un plus grand intérêt à les maintenir tels. L’acte du statthalter apparaît donc comme inconsidéré ; on a peine à croire qu’il ait été approuvé à Vienne ; il est plus probable que des influences locales l’ont seules déterminé. Une solidarité très intime existe entre les Italiens de Trieste et les Italiens de la péninsule : qui touche aux premiers met inévitablement les seconds en effervescence. C’est ce qui est toujours arrivé et ce qui est arrivé une fois de plus à propos de ce dernier incident. En même temps, un autre a surgi, qui n’avait pas en soi plus d’importance que le premier, qui même en avait beaucoup moins, mais qui est venu en aggraver l’acuité. Le général italien Caneva, ayant été envoyé à Vienne, y a été reçu avec un éclat exceptionnel ; il a été comblé d’attentions et de distinctions, et l’empereur François-Joseph lui a décerné une de ses décorations les plus flatteuses. La manière dont le général Caneva a été accueilli tenait aux circonstances ; elle manifestait les bonnes dispositions actuelles de l’Autriche à l’égard de l’Italie, et comme les dispositions de l’Italie à l’égard de l’Autriche n’étaient pas moins bonnes, le général Caneva, dans la chaleur de ses propos, est allé jusqu’à dire qu’il n’y avait plus d’irrédentisme dans son pays. Une pareille déclaration aurait été déplacée en tout temps, mais elle s’est trouvée l’être particulièrement aujourd’hui : on l’a connue en Italie juste au moment où tous les esprits étaient agités, tous les cœurs émus par l’affaire de Trieste. L’opinion s’est manifestée avec une telle véhémence que le gouvernement a dû s’en inspirer. Le comte d’Avorna, ambassadeur à Vienne, a été chargé d’exprimer au comte Berchtold l’impression pénible qu’on avait ressentie à Rome. Le gouvernement autrichien s’est rendu compte de la faute commise. Déjà le Fremdenblatt, dans une note officieuse, s’était appliqué à réduire l’incident aux proportions d’une simple affaire locale, à laquelle il ne fallait attribuer aucun caractère politique, et le journal officieux ajoutait qu’il serait apporté des adoucissemens à l’application du décret : on prolongerait par exemple le délai accordé aux employés étrangers pour se faire naturaliser. Mais les Italiens entendent rester Italiens et employés publics et ils demandent le retrait pur et simple du décret. On en est là. Nous sommes très éloigné de croire que l’affaire de Trieste influera sur les rapports actuels des deux pays : ils sont déterminés par des causes plus profondes. L’incident montre seulement à quel point, sous la surface politique des choses, les âmes restent sensibles et facilement inflammables. Et peut-être y a-t-il là un motif pour que nous ne donnions pas nous-mêmes une importance exagérée à ces mouvemens de l’opinion italienne qui se tourne parfois contre nous avec tant d’injustice.

Il semble d’ailleurs que, dans toute une partie de l’Europe, les esprits soient montés à un diapason très aigu. Ce n’est pas seulement en Italie que le phénomène se produit, il a lieu aussi en Allemagne. II semble vraiment que, dans ce pays, on tienne à avoir toujours un grief ouvert contre nous et qu’on l’entretienne avec soin, comme si on voulait s’en servir à l’occasion. Quand un est usé, on en invente un autre. Pendant quelque temps, il n’a été question en Allemagne que des persécutions dont les Allemands étaient l’objet chez nous. On se rappelle l’incident de Nancy, qui avait tout juste l’importance d’une brimade dans un café. Encore y avait-il, cette fois, un fait initial qui, bien que grossi démesurément, ne manquait pas d’une base, si frêle qu’elle fût. Depuis on a mis en avant des incidens purement imaginaires dont la presse allemande s’est emparée sans se donner la peine d’en vérifier l’exactitude, avec une fâcheuse légèreté, pour ne pas dire plus. Mais tout cela ne prenait pas corps autour d’un pivot commun : au bout de quelques jours, il n’en restait plus rien, si ce n’est une disposition hargneuse et une tendance à croire les Français capables de tout. Ce pivot commun qui manquait à tant de fables, on a fini par le trouver dans la Légion étrangère. La presse allemande a commencé par raconter des histoires à dormir debout d’atrocités commises dans un endroit qu’on citait, à une date qu’on précisait, dans un régiment dont on donnait le chiffre, de la part d’officiers dont on écrivait les noms en toutes lettres : nous allions au fond des choses et toutes ces allégations, du premier mot au dernier, se trouvaient fausses et mensongères. N’importe, la campagne se poursuivait et recommençait à propos d’autres fables ; les démentis que nous leur donnions, avec des preuves incontestables, ne passaient pas la frontière, de sorte qu’il y a aujourd’hui beaucoup de bonnes gens en Allemagne qui, après avoir lu leur journal, croient de bonne foi que notre Légion étrangère est un musée des horreurs, que nous y recrutons par tous les moyens des malheureux abusés ou subornés et qu’après avoir réussi à opérer ces captures, nous exerçons sur nos victimes les plus épouvantables tortures. D’où on conclut qu’il faut mettre la France au ban de l’humanité, menace qui nous laisse d’ailleurs absolument indifférens. Nous pourrions nous émouvoir si les calomnies allemandes tarissaient le recrutement de la Légion étrangère ; mais, par un effet bizarre, plus les journaux déclament, plus les volontaires, sans que nous soyons jamais allés les chercher, se présentent nombreux ou empressés à la porte de la Légion. Dans un siècle de publicité à outrance, où tout se sait, où les moindres faits sont passés au crible de la discussion, la vérité finit par l’emporter. Nous rendons d’ailleurs justice à d’assez nombreux anciens légionnaires allemands qui, libérés du service et rentrés dans leur pays, protestent loyalement contre des allégations dont ils connaissent et dont ils dénoncent le mal fondé. Ils disent ce qu’est la Légion étrangère, la discipline rigoureuse qui y règne, l’humanité des chefs, le bien-être des soldats. S’il en était autrement, comment expliquerait-on un fait qui s’est produit à plus d’une reprise ? La règle, lorsqu’un homme se présente pour entrer dans la Légion étrangère, est de ne lui demander ni sa nationalité, ni son nom, ni son âge : il en dit ce qu’il veut. Aussi, plus d’une fois, un mineur s’est-il engagé et a-t-il été réclamé par des ayans droit auxquels, vérification faite, il a été toujours immédiatement restitué : mais quand ce légionnaire prématuré a eu atteint l’âge de la majorité, sachant fort bien où il allait, il est rentré dans la Légion. Nous laissons aux journaux allemands le soin de rechercher et de dire pourquoi.

A notre avis, c’est que la Légion étrangère n’est pas ce qu’on dit de l’autre côté de la frontière. Sans doute, et par suite de sa constitution même, la composition en est mêlée. A côté de nombreux aventuriers, il y a des hommes qui, ayant dans leur vie quelque chose à cacher, à faire oublier, à oublier eux-mêmes, poursuivent une réhabilitation qu’ils ne trouveraient pas ailleurs et font ce qu’il faut pour y atteindre. Pourquoi ne pas dire aussi, — et c’est peut-être ce qui déplaît le plus à l’Allemagne, — qu’il y a là des Alsaciens-Lorrains qui aiment mieux servir sous le drapeau français que sous le drapeau impérial et qui composent l’élément le plus sain de la Légion. Mélange, avons-nous dit, mais si ce mélange n’avait pas en fin de compte de hautes qualités morales, d’où lui viendrait son héroïsme sur les champs de bataille ? Partout ailleurs, les hommes qui ont une mauvaise nature font de mauvais soldats : les légionnaires sont presque tous des soldats excellens. En quoi donc serait-il immoral et contraire au respect dû à la dignité humaine, même dans sa déchéance, d’ouvrir à des hommes qui y viennent de leur plein gré un refuge où l’inspiration qui domine est celle de l’honneur militaire ? S’il y a des erreurs, des abus, — il peut y en avoir partout, — qu’on veuille bien prendre la peine de les constater sérieusement et qu’on nous les signale : nous y porterons remède. Mais la Légion étrangère est une vieille institution, qui a toujours bien rempli sa fonction dans notre armée et y a été quelquefois glorieuse : ce n’est pas en la calomniant qu’on nous fera douter de son mérite. Nous avons lu dans les journaux allemands des conversations d’hommes politiques, de membres du Reichstag, et qui même ne sont pas les premiers venus, empreintes d’une violence de sentimens et d’une brutalité d’expressions sans aucune mesure. On annonce des interpellations parlementaires. Aurons-nous vraiment le spectacle inconvenant d’une discussion, dans un parlement étranger, d’une institution militaire française ? Le gouvernement impérial s’y prêtera-t-il ? Nous espérons bien, en tout cas, que le nôtre n’accepterait jamais une conversation sur un pareil thème. On ne pourrait nous y inviter que si on nous cherchait une querelle et, si on nous cherchait une querelle, à défaut de ce sujet, on en trouverait un autre. En tout cas, nous garderions notre honneur sauf.

Mais nous sommes loin de croire à de pareilles intentions de la part du gouvernement impérial. Il a su plus d’une fois, comme nous l’avons su nous-mêmes, résister à l’opinion dans ses emportemens, ménager la dignité d’autrui et conserver son sang-froid. Malgré tout, ce grondement continuel venu de l’autre côté de la frontière crée un énervement qui n’est pas sans danger, et le fait que les susceptibilités et les animosités sont aujourd’hui à peu près générales n’est pas fait pour en diminuer le sentiment. Tantôt c’est l’opinion italienne qui nous prend à partie parce que M. Barthou lui a adressé de bonnes paroles ; tantôt c’est la même opinion italienne qui se tourne contre l’Autriche pour une imprudence commise à Trieste ; tantôt c’est l’Allemagne qui découvre notre Légion étrangère après trois quarts de siècle d’existence et qui la dénonce à la vindicte du genre humain outragé. Il semble que la mauvaise humeur soit le sentiment qui domine en Europe. Les prétextes qui lui donnent naissance ont une si faible consistance que nous n’y prendrions pas garde, si l’état du monde était normal. Mais il a suffi de jeter un coup d’œil sur l’Orient pour constater combien nous étions encore loin du moment où, après une perturbation profonde, les États balkaniques auront enfin retrouvé l’équilibre stable qui nous donnera à nous-mêmes un peu de repos.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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